La Princesse des airs/IV/5

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V


LE YANKEE ET LE LAMA



Le monastère de Balkouch-Tassa était bâti dans un site singulièrement sauvage et pittoresque.

De trois côtés, il était abrité contre les vents, par trois montagnes aux cimes escarpées. La quatrième face donnait sur un précipice abrupt, au fond duquel on entendait gronder un torrent.

Nul paysage n’eût pu être mieux choisi que cette chartreuse bouddhique, pour le recueillement et la méditation.

On n’y accédait que par un seul sentier, qui courait en lacets à travers les ravines.

L’escorte kirghiz prit congé de la caravane à l’entrée du sentier. Les explorateurs se trouvèrent de nouveau livrés à leurs propres ressources.

Au milieu de ce grandiose décor de vallées et de rocs neigeux, ils apercevaient, à une centaine de mètres au-dessus de leurs têtes, les bâtiments bas et longs du monastère.

À la porte, ils furent reçus par un jeune lama à la mine intelligente et rusée qui les conduisit, avec force politesses, dans la partie du monastère destinée à recevoir les étrangers.

Les bâtiments étaient vastes, séparés entre eux par de grandes cours carrées où, malgré la rigueur du climat, végétaient quelques arbustes.

Les chambres, qui furent assignées aux voyageurs, étaient au nombre de trois. Elles étaient meublées avec une simplicité qui n’excluait pas entièrement le confortable. De grands poêles de brique, à la mode russe, y entretenaient une douce chaleur. Il y avait des tables et des bancs, des plats en fer et des écuelles, enfin d’autres objets qui prouvaient que les lamas du couvent s’étaient trouvés en rapport avec les nations de l’Occident.

Le jeune lama invita ses « illustres hôtes » à se reposer. Il les assura qu’on prendrait grand soin de leurs montures, et que leurs bagages seraient soigneusement déposés dans leurs chambres sans qu’ils eussent à s’en occuper.

Peu d’instants après, deux vieux bonzes, vêtus de robes gris cendré, et à qui leur crâne rasé et leurs larges oreilles donnaient un air de niaiserie béate, apportèrent, sur un vaste plateau de bois, les aliments destinés aux hôtes.

Bien que les Bouddhistes fassent profession de respecter la vie des animaux, et d’être végétariens, le repas comprenait un excellent pilaw de mouton, accommodé au riz et au safran.

Il y avait aussi des petits pains d’avoine, des bouteilles de vin de riz, certainement importées de Chine, et de grosses théières de cuir cerclées de métal et remplies d’un excellent thé vert, bien supérieur à l’amer et désagréable thé en brique, le seul que l’on trouve sous les tentes des Tartares nomades.

On n’avait même pas oublié le tabac.

Un grand pot de porcelaine en était rempli ; et des pipes chinoises, en racine de bambou, furent apportées par le jeune lama à la fin du repas.

Les voyageurs avaient mangé de grand appétit.

Pour la première fois depuis des jours, ils se trouvaient en sûreté dans un endroit ou l’hospitalité semblait aussi large que recherchée.

Le docteur Rabican était presque joyeux. Alberte et sa mère avaient assez bien supporté la dernière étape.

Il espérait qu’après quelques jours de repos et de bons soins, leur guérison serait complète.

De plus, le docteur avait l’espoir que le supérieur du monastère pourrait lui donner des nouvelles des naufragés de la Princesse des Airs.

Il savait que les lamas, dont tous les couvents sont en fréquents rapports entre eux, sont admirablement informés de tout ce qui se passe entre l’Inde et la Sibérie. Il n’ignorait pas que beaucoup de prêtres bouddhistes sont d’esprit très large et de mœurs douces.

Il ne désespérait pas d’intéresser quelqu’un d’entre eux au but de l’expédition. Au besoin il citerait le nom d’Okou, parlerait du service qu’il lui avait rendu en le guérissant, et du précieux passeport qui en avait été la récompense.

Après le repas, le docteur Rabican, par l’intermédiaire de Chady-Nouka, entra en conversation avec le jeune lama qui leur avait servi d’introducteur.

— Soyez assuré, lui dit-il, de notre reconnaissance, pour votre généreuse hospitalité. Nous savons que ceux de votre religion sont charitables envers tous les hommes ; mais, comme nous ne sommes pas des voyageurs dépourvus de ressources, nous tenons à ne pas être entièrement à votre charge, pendant le temps que la nécessité de nous reposer va nous forcer de passer dans votre monastère.

Le jeune lama fit le meilleur accueil à la proposition du docteur.

— Vous avez parlé, dit-il, en homme plein de prudence et de charité. Il est raisonnable que les plus riches paient pour les plus pauvres. Cependant, comme ce monastère n’est pas une hôtellerie, il ne m’appartient pas de vous fixer un prix. Vous laisserez l’offrande qu’il vous conviendra.

Le docteur Rabican offrit cinq roubles d’argent pour chaque journée de séjour, ce dont le lama se montra excessivement satisfait.

— Ne pourrais-je, demanda le docteur, être présenté à votre supérieur ? Je serais heureux de m’entretenir avec lui.

— Pour le moment, cela est impossible. Il est en méditation pour plusieurs jours, et il a déclaré ne vouloir être troublé par personne ; mais vous le verrez plus tard. En attendant, vous n’aurez qu’à vous adresser à moi pour obtenir ce qui vous sera nécessaire.

La conversation roula ensuite sur les choses de l’Europe et sur celles de l’Empire chinois ; et le docteur fut très surpris de trouver, au fond de ce désert, un interlocuteur très au courant de la politique russe et anglaise dans l’Asie centrale, et même des plus récentes découvertes scientifiques.

— Vous m’étonnez, dit le docteur. Comment êtes-vous si bien informé de toutes ces choses ?

Le jeune lama sourit avec une certaine fatuité.

— Ici, fit-il, nous sommes en relations suivies, d’une part avec H’Lassa, notre capitale religieuse, d’autre part avec les Khans de la plupart des peuplades nomades de la steppe. Enfin, il passe souvent par ici des caravanes chinoises ou russes, qui nous permettent de communiquer avec les nombreux coreligionnaires que nous avons dans l’Inde, la Chine, le Japon, l’Indochine et même la Malaisie.

Le docteur Rabican marchait de surprise en surprise.

Il n’en revenait pas de trouver de la politesse, de l’instruction, là où il s’était attendu à rencontrer ignorance, abrutissement et fanatisme.

Le jeune lama, qui se nommait To-Chi, et le docteur se quittèrent enchantés l’un et l’autre, en se promettant d’avoir ensemble de fréquents entretiens.

Environ une heure après le repas, qui avait eu lieu à midi, To-Chi vint de nouveau trouver ses hôtes et leur proposa de visiter le monastère. Sa proposition fut acceptée avec joie.

La partie la plus remarquable en était le temple, dont le vestibule était orné de gigantesques colonnes de granit aux chapiteaux formés par des feuillages de lotus. Dans le temple proprement dit, dont la nef, dallée de larges tables de granit, était recouverte d’une natte de fils d’argent tressés, siégeaient, tout au fond du sanctuaire, trois statues de Bouddha entièrement dorées et d’au moins cinq mètres de haut.

— Pourquoi, demanda Yvon, le Bouddha du milieu a-t-il les mains croisées et gravement entrelacées sur l’abdomen, tandis que celui de droite a le bras et la main levés, et celui de gauche la main droite seulement étendue ?

— Ces trois Bouddhas, répondit To-Chi, représentent le passé, le présent et l’avenir. Le passé, c’est le Bouddah central, à qui l’Action est devenue étrangère et qui joint ses mains dans la sereine béatitude, dans la quiétude inaltérable à laquelle il est parvenu. Le Bouddha de droite, c’est le Présent, dont le bras et la main droite sont levés pour agir. L’avenir est symbolisé par le Bouddha de gauche ; et le geste seulement ébauché de la main droite montre qu’éternellement il se prépare à l’action.

Le plafond du temple était orné d’une profusion de lanternes, les unes en papier peint et de provenance chinoise, les autres en corne fondue et en cuir fumé devenu diaphane, sans doute de fabrication tartare. Les murs étaient tapissés de bandes de cuir colorié et de satin rouge, couvertes de sentences. Devant les idoles s’étendait un autel chargé de vases à offrandes et de cassolettes en bronze où brûlaient des bâtons de parfum.

Les visiteurs traversèrent ensuite de longs couloirs, bordés à droite et à gauche par les cellules des lamas.

Dans celle d’un vieux religieux qui paraissait au moins centenaire, To-Chi fit voir à ses hôtes un « kouroudou » ou moulin à prières. Ce curieux instrument, dont l’usage commence à disparaître, se compose d’un essieu de fer reposant sur deux petits pivots de bois, assujettis perpendiculairement sur une planchette. Le cylindre est recouvert d’une pièce d’étoffe où sont tracées des formules de prières. Il suffit de mettre en marche l’appareil pour que les oraisons inscrites sur le rouleau s’élèvent jusqu’à la divinité.

La jeune génération bouddhique n’ajoute plus grande créance à ces oraisons, mais on trouve encore au fond du Thibet de vieux lamas fanatiques, qui passent leur journées à faire tourner leur moulin. Dans certaines communautés, on a même construit de ces moulins d’une très grande dimension et mus par une chute d’eau.

Grâce à cette invention ingénieuse, toute une communauté remplit ses devoirs religieux sans fatigue et sans même avoir à s’en occuper.

To-Chi fit aussi visiter à ses hôtes la bibliothèque. Elle renfermait une dizaine de mille de volumes imprimés sur papier de riz et proprement reliés en taffetas rouge.

À part une trentaine d’ouvrages anglais et français, que To-Chi montra avec orgueil, tous ces livres appartenaient exclusivement à la théologie bouddhique. Ils étaient imprimés en chinois ou en sanscrit.

Le docteur Rabican et le professeur Van der Schoppen se réservèrent de les examiner à loisir, et de faire recopier ceux qui pourraient avoir trait à la médecine.

La visite de ce monastère, dont le luxe intérieur contrastait si singulièrement avec le désert glacial et désolé au milieu duquel il était bâti, se trouvait entièrement terminée. Les voyageurs avaient tout vu, tout examiné en détail, sauf cependant l’aile des bâtiments où se trouvaient les appartements du supérieur du monastère.

Le jeune lama reconduisit ses hôtes aux chambres qu’ils occupaient, non sans les avoir prévenus obligeamment qu’il leur suffirait de frapper sur un gong disposé à cet effet, pour le voir accourir, prêt à leur fournir tout ce dont ils auraient besoin. Les explorateurs étaient enchantés.

— Décidément, s’écria M. Bouldu d’une voix joyeuse, notre séjour dans ce couvent répond de tout point à nos espérances.

— En effet, approuva le docteur, aucune hospitalité ne pourrait être plus large et plus délicate.

— Nous allons repartir d’ici, dit Van der Schoppen, non seulement reposés, mais engraissés.

— Le fait est, reprit le docteur Rabican, que nous avons véritablement de la chance. Non seulement ma femme et ma fille vont recouvrer, dans peu de jours, leur énergie et leur santé ; mais je vais avoir des renseignements sur mon fils et sur Alban Molifer.

— Vous croyez ? demanda anxieusement Yvon.

— J’en suis sûr, répondit le docteur, ou du moins, presque sûr. D’après la façon amicale dont nous sommes reçus, il est impossible que le supérieur de ce couvent, qui doit être un homme humain et intelligent, ne se mette pas à ma disposition. S’il veut s’en donner la peine, il nous indiquera où sont nos amis. Il ne peut l’ignorer. Dans ce pays, les prêtres bouddhistes commandent en souverains absolus. Nulle police n’est mieux faite que la leur. L’arrivée et le naufrage de la Princesse des Airs n’ont pu leur échapper.

Van der Schoppen réfléchissait.

— D’ailleurs, dit-il enfin, en admettant que le lama de ce couvent n’ait jamais entendu parler de la Princesse des Airs, il pourra toujours nous indiquer la montagne escarpée, inaccessible même aux Kirghiz, que les dépêches d’Alban nous désignent.

Pendant que le docteur et ses amis s’abandonnaient tout entiers à leurs espérances, Jonathan Alcott, toujours soucieux de ne pas attirer l’attention sur lui, s’était retiré dans la cellule qui lui avait été désignée.

Il était plongé dans une profonde méditation.

— C’est ici, songeait-il, que ma vengeance doit être satisfaite, que le drame doit avoir son dénouement. Le moment est venu, ou jamais, de faire usage du fameux document que j’ai dérobé au docteur et qui porte, paraît-il, le sceau du grand Lama. Je connais maintenant suffisamment les dialectes tartares, pour expliquer au supérieur de ce couvent que les gens qu’il accueille si généreusement sont des espions de la Russie et de la France, qui ne se sont aventurés à travers les montagnes que pour reconnaître les points importants et préparer, dans l’avenir, l’envahissement du « Territoire interdit » et l’établissement du chemin de fer franco-sibérien qui doit rejoindre, dans un proche avenir, l’Indochine française et les possessions de la Russie en Asie.

Jonathan se croyait sûr du succès. Il savait avec quelle jalousie les lamas défendent leurs prérogatives. Sa dénonciation avait donc les plus grandes chances d’être accueillie favorablement.

Le moins qu’il pourrait arriver au docteur Rabican et à ses amis c’était d’être claquemurés, pendant quelques années, dans les cellules d’une prison, ou d’être livrés aux bouddhistes fanatiques des montagnes qui les massacreraient.

Dans les deux derniers cas, le but du perfide Yankee serait atteint.

Après y avoir mûrement réfléchi, Jonathan se décida à agir sans perdre de temps. Le soir même, quand tous ses compagnons furent endormis, il se glissa, à travers les couloirs déserts du couvent, jusqu’à la cellule de To-Chi.

La jeune lama ne dormait pas encore. La tête dans ses mains, il déchiffrait un livre européen qu’il ferma en entendant frapper.

— Vous avez besoin de quelque chose ? demanda le jeune homme.

— Je voudrais parler à votre supérieur, et cela immédiatement.

— Je vous ai déjà expliqué qu’il était impossible de le déranger.

— Il s’agit d’une affaire de la plus haute gravité, dit Jonathan avec insistance.

Comme To-Chi ne paraissait nullement disposé à céder, Jonathan, pour le convaincre, tira de son portefeuille le mystérieux sauf-conduit.

Le jeune lama n’y eut pas plutôt jeté un coup d’œil qu’il s’inclina respectueusement.

— Du moment, dit-il, que vous avez de telles lettres de présentation, je n’ai plus de raisons de ne pas vous conduire en présence de notre vénéré supérieur.

Et il précéda Jonathan, enchanté de voir la bonne tournure que prenaient les événements.

Arrivés à l’autre extrémité du monastère, ils firent halte devant une porte incrustée d’ivoire, à la mode tartare. To-Chi frappa doucement, dit quelques mots à l’oreille du vieux lama qui vint ouvrir, et se retira pendant que Jonathan était introduit dans les appartements privés du supérieur.

À la suite de son nouveau guide, un vieillard au chef branlant et aux manières obséquieuses, Jonathan traversa plusieurs pièces ornées de cassolettes de bronze et de grands Bouddhas en bois doré.

Il se trouva enfin dans une vaste pièce, qui tenait à la fois du temple et du cabinet de travail.

Des meubles chinois et russes, des armes, des idoles et des livres, y étaient entassés dans un désordre pittoresque.

Devant une table couverte de papiers, un homme au maintien grave, à la face rasée, écrivait à la lueur d’une lampe.

Il était vêtu d’une somptueuse robe de soie noire, et coiffé d’une calotte également en soie noire. Ses doigts maigres, armés d’un pinceau de bambou trempé dans de l’encre de Chine, couraient avec dextérité sur une large feuille de papier de riz, sur lequel il traçait les caractères compliqués de l’écriture chinoise.

À la vue du visiteur qui lui arrivait, il leva les yeux et son visage refléta une profonde surprise.

D’un mouvement rapide et que le Yankee ne remarqua pas, il se recula hors du cercle de lumière projeté par la lampe. De cette façon, ses traits étaient à demi-plongés dans l’ombre.

Le vieux lama qui avait servi d’introducteur, après avoir prononcé quelques paroles à voix basse, était demeuré immobile dans un angle de la pièce, à quelques pas de son supérieur.

— Que désirez-vous ? demanda enfin celui-ci à Jonathan.

Sans s’expliquer pourquoi, le Yankee commençait à être désagréablement impressionné par le silence et la gravité de son interlocuteur. Cette voix, basse et profonde, l’avait fait tressaillir. Il lui semblait confusément l’avoir entendue déjà.

Mais, attribuant son propre trouble à l’importance de la démarche qu’il tentait, l’Américain retrouva promptement son aplomb et, s’inclinant jusqu’à terre, répondit avec l’accent de l’indignation et de la sincérité :

— J’ai la hardiesse de vous troubler dans vos méditations pour vous sauver d’un grand péril. Bien que je ne partage pas vos croyances, je suis indigné de l’odieuse trahison que ceux que vous avez accueillis comme des hôtes préparent contre vous. J’ai cru que ma conscience m’ordonnait de vous prévenir. Je ne suis qu’un domestique au service des Européens qui sont ici. Je ne suis point leur complice, je ne veux pas l’être, et le hasard seul m’a mis en possession de leurs secrets.

Jonathan attendait avec hésitation l’effet de ces paroles. D’un geste plein d’autorité, le lama lui fit signe de continuer.

Enhardi par cet accueil, Jonathan raconta, en l’entourant de tous les détails vraisemblables qu’il put imaginer, l’histoire d’espionnage qu’il avait inventée.

Le lama demeurait impassible.

Ses yeux seuls, arrêtés sur ceux de Jonathan avec une inquiétante fixité, le fouillaient jusqu’à l’âme, le jetaient dans un trouble étrange.

Le Yankee sentait que ses paroles sonnaient faux, qu’il se trouvait en face d’une puissance supérieure à laquelle il ne lui serait pas possible d’en imposer.

Quand il fut arrivé à la fin de sa dénonciation, il était devenu d’une pâleur mortelle.

Le lama demeurait silencieux et paraissait réfléchir. Cependant il ne quittait pas des yeux son interlocuteur. À la fin, il dit :

— Avez-vous encore la lettre grâce à laquelle vous avez pu être introduit près de moi ?

Jonathan eut l’idée de la refuser. Il sentait maintenant, mais trop tard, que s’il remettait au lama le sauf-conduit dérobé au docteur Rabican, il était perdu.

Mais, il se trouvait à la merci d’une puissance supérieure. En dépit de sa volonté, sans pouvoir désobéir à l’ordre irrésistible qui lui était intimé, il ouvrit son portefeuille et donna la lettre.

En avançant la main pour la prendre, le lama était entré dans le cercle lumineux de la lampe. Jonathan ne put retenir un cri de surprise et d’épouvante.

Il venait de reconnaître, dans le supérieur du monastère de Balkouch-Tassa, Okou, l’énigmatique passager à qui le docteur Rabican avait donné ses soins pendant la traversée de Constantinople à Poti, celui-là même qui avait écrit et scellé de son sceau tout-puissant de plénipotentiaire du Dalaï-Lama, le sauf-conduit que Jonathan venait de livrer si imprudemment.

Le Yankee était devenu blême.

Instinctivement, il avait fait un pas vers la porte ; mais il recula bien vite, en voyant que de ce côté la retraite lui était barrée par une demi-douzaine de vigoureux prêtres qui, pendant qu’il parlait, étaient entrés sans bruit et attendaient, immobiles et respectueux, les ordres de leur supérieur.

Cinq minutes s’écoulèrent, qui parurent à Jonathan longues comme des siècles.

Il aurait voulu parler, expliquer, s’excuser.

Sa voix s’arrêta dans son gosier. Il ne put que balbutier en tremblant des paroles inintelligibles.

Dans la pénombre de la vaste salle, le placide sourire des Bouddhas de porcelaine et de bois doré, devenait un rictus diabolique.

Okou, toujours silencieux et sévère, semblait attendre.

Jonathan, tout en maudissant à part soi son imprudence et sa maladresse, se demandait avec un frisson, quelle terrible torture lui était réservée. Il se rappelait d’épouvantables histoires de supplices chinois : des prisonniers brûlés à petit feu avec tant de lenteur que leurs tourments duraient plusieurs jours, d’autres dévorés tout vifs par des rats affamés.

L’histoire d’un missionnaire, surtout, lui revenait à la mémoire avec une atroce netteté de détails. Ce missionnaire avait eu les mains fermées, puis étroitement cousues dans des gantelets de cuir mouillé. Le cuir en séchant, en se rétrécissant, avait fait pénétrer de force les ongles dans la paume. Les ongles, dans leur croissance, avaient traversé lentement toute la main ; et le malheureux était mort de la gangrène, après des semaines de souffrances.

Jonathan fut bientôt tiré de cette sinistre rêverie et ramené au souci de la réalité.

Le docteur Rabican venait d’entrer, suivi de M. Bouldu, de Van der Schoppen et d’Yvon.

Les voyageurs étaient assez surpris d’avoir été dérangés à une heure aussi indue, et brusquement convoqués par le supérieur du monastère.

Ils n’étaient pas, au fond, sans quelque inquiétude, quoiqu’ils ne pussent se persuader qu’on les eût si bien accueillis, pour leur faire subir ensuite quelque vexations.

Le docteur Rabican, qui marchait le premier, eut une vague intuition de la vérité, à la vue de Jonathan qui, pâle et tremblant, s’offrit d’abord à ses regards.

D’un second coup d’œil, le docteur reconnut son ancien client, qui l’accueillait d’un sourire.

Il aperçut en même temps, sur la table, le précieux sauf-conduit qu’il avait si longtemps et si inutilement cherché.

Brusquement, le docteur comprit tout.

Son intéressant malade était le supérieur du couvent de Balkouch-Tassa, et venait sans doute de découvrir une nouvelle trahison de Jonathan.

Complètement rassuré, il s’avança vers Okou qui, après avoir énergiquement serré la main de son médecin, lui avait fait signe de s’asseoir, ainsi que ses compagnons.

— Mon cher docteur, commença gracieusement le lama – qui s’exprimait en latin – je ne savais pas avoir le bonheur de vous avoir pour hôte. Je suis heureux que l’infidélité de votre serviteur m’ait permis d’apprendre votre présence.

— L’infidélité de notre serviteur ! s’écria le docteur Rabican, en jetant du côté de Jonathan un regard sévère. Cet homme seul, ajouta-t-il, était en effet capable de nous trahir.

— Il l’a essayé, dit le lama. Par malheur pour lui, il ne se doutait guère à qui il allait raconter ses mensonges ; et pour me persuader que vous étiez les espions de je ne sais quel gouvernement européen, il a eu la sottise de se servir du sauf-conduit que je vous avais donné, et qui est de mon écriture. Il vous l’avait dérobé, mais le voici ; je vous le rends avec l’espoir qu’il pourra encore vous être utile.

Le docteur, au comble de la surprise et de l’émotion, reprit le précieux sauf-conduit et remercia son hôte avec effusion.

Pendant toute cette scène, Jonathan n’avait pas dit un mot, pas fait un geste. Son sang-froid et sa résolution habituels lui faisaient absolument défaut. Il avait la tête perdue et se sentait mal à l’aise sous le regard inflexible et glacial du lama.

Cependant, de jeunes religieux avaient apporté un grand plateau de laque chargé de théières, de bouteilles de vin de riz, de confitures chinoises. Ils avaient disposé cette collation improvisée sur un guéridon de porcelaine, en face des Européens.

Les lamas qui entouraient Jonathan Alcott, s’étaient lentement rapprochés de lui.

— Voulez-vous, demanda Okou, que je remette ce misérable entre vos mains ?

— Je vous l’abandonne, fit le docteur Rabican, avec un geste de dégoût.

Quant à M. Bouldu, il montrait le poing à son ancien préparateur, d’un air féroce.

— Qu’on le décapite ! Qu’on le pende ! La ciguë ! le pilori ! le pal ! seront encore des supplices trop doux pour un pareil coquin !… s’écriait-il dans un latin mélangé de barbarismes.

Le lama ne put s’empêcher de sourire. Yvon se taisait, de même que Van der Schoppen, à qui le sort de Jonathan semblait être une chose profondément indifférente.

Okou crut devoir donner une explication.

— Il ne sera point fait de mal à cet homme, dit-il. Bouddha recommande la pitié envers tous les êtres. Je vais seulement le mettre hors d’état de nuire. Il va être enfermé dans une des cellules dont nous nous servons pour amender, par la solitude, ceux des religieux qui ont commis quelque faute.

— Mais, objecta M. Bouldu, ne craignez-vous pas qu’il s’échappe, qu’il ne commette de nouveaux méfaits !

Okou eut un étrange sourire.

— Ce n’est pas à craindre, fit-il. Nous ne lui rendrons la liberté que quand il sera entièrement amendé, ce qui demandera, j’en ai peur, beaucoup de temps. En tout cas, il ne sortira d’ici que lorsque je serai sûr que vous et vos amis êtes en sûreté en France.

L’angoisse de Jonathan était à son comble. Pendant que les lamas l’entraînaient, il essaya une dernière fois d’attendrir M. Bouldu.

— Mon cher maître, s’écria-t-il d’une voix déchirante, une dernière fois, ayez pitié de moi ! Livrez-moi si vous voulez à la justice française, mais ne me laissez pas entre les mains de ces gens qui vont me torturer, me brûler vif, me faire endurer mille supplices.

Jonathan Alcott ne parlait pas le latin.

Il n’avait, par conséquent, rien compris à la conversation qui avait eu lieu entre Okou et ses hôtes.

Il s’était seulement rendu compte d’une chose, c’est que le docteur Rabican l’abandonnait à la justice bouddhique.

Dans la terreur qu’il éprouvait, il essayait de faire appel une dernière fois au bon cœur de M. Bouldu, qu’il savait aussi prompt à s’apitoyer qu’à se mettre en colère.

Cette fois encore, il faillit réussir.

L’impressionnable météorologiste eut la vision d’un Jonathan écorché tout vif, abreuvé de plomb fondu, et il ne put s’empêcher de murmurer à l’oreille d’Yvon :

— Après tout, on pourrait peut-être remettre ce coquin à la justice française ; et cela dans un but de pure humanité. Je sais bien qu’il n’est guère intéressant ; mais ces prêtres, avec leurs physionomies impassibles et rusées, doivent être féroces.

— Par exemple, mon père, répondit Yvon, vous êtes d’une faiblesse et d’une bonté vraiment incroyables ! Vous mériteriez de devenir de nouveau la victime de ce misérable ! Nous avons la chance d’en être débarrassés juste au moment où il vient d’échouer dans un nouveau complot contre nous, et vous voudriez que nous nous en chargions de nouveau ! Lui pardonner ! Vraiment ce serait tenter la Providence !

— Je vous affirme, dit d’un ton de bonhommie Van der Schoppen, qui avait entendu la conversation du père et du fils, que pour mon compte, si ce Jonathan, après la dernière tentative qu’il vient de commettre, se trouve de nouveau en ma présence, je lui brûle la cervelle avant toute autre explication.

— Vous aurez raison, approuva Yvon, et j’en ferais autant.

— Après tout, déclara M. Bouldu, sur qui l’opinion de Van der Schoppen et de son fils avait fait impression, ce Jonathan est une canaille. Je l’abandonne à son triste sort.

Pendant ce colloque, celui qui en était l’objet avait, malgré ses exclamations et sa résistance, été entraîné hors de la salle par les prêtres.

Okou et le docteur Rabican s’entretenaient à voix basse, et un jeune lama versait dans les tasses un thé si parfumé que l’atmosphère de toute la pièce s’en trouva embaumée.

Entre ses gardiens, qu’il n’avait pas même la ressource d’apitoyer en leur racontant son histoire, Jonathan Alcott descendit un long couloir en pente raide, qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de la terre comme la galerie d’une mine.

Au bout du corridor, il y avait un escalier d’une vingtaine de marches, puis un autre corridor, puis un autre escalier.

— Ils me conduisent à la salle de torture, songea le Yankee en claquant des dents.

Au bout du quatrième corridor, un des prêtres prit à sa ceinture une clef monumentale, et poussa le prisonnier dans une cellule meublée seulement d’un monceau de paille et d’une couverture de feutre.

Puis, Jonathan entendit la porte se refermer, ses geôliers s’éloigner et, malgré son inquiétude, il finit par s’endormir sur son grabat, en rêvant qu’il était condamné à tous les supplices de l’enfer chinois.

Il s’éveilla, le lendemain matin, tout surpris de se trouver en pareil lieu. Puis il rassembla ses idées, reprit conscience de sa situation, et fit le tour de son cachot.

Les murailles, taillées dans le roc vif, étaient d’une épaisseur considérable. Par une étroite meurtrière, il entrevit, à une profondeur vertigineuse, au-dessous de lui, le fond du précipice sur lequel le monastère de Balkouch-Tassa était bâti.

La porte était d’une épaisseur à défier toute tentative d’effraction. Au pied du grabat se trouvait une jatte de farine d’avoine.

Jonathan, qui avait repris un peu de courage, mangea de bon appétit.

— Puisqu’ils me donnent à manger, s’écria-t-il, c’est donc qu’ils ne veulent pas encore me faire mourir !

Cette réflexion lui rendit quelque espérance.

Il était tout étonné qu’on ne l’eût pas déjà mis à mort.

Mais tout, d’un coup, il se releva, comme s’il eut ressenti une secousse électrique et, sans réfléchir qu’on pouvait l’entendre, il s’écria joyeusement :

— Ils m’ont emprisonné, c’est vrai, mais ils ont oublié de me fouiller. J’ai conservé mon argent, mon couteau et mon revolver ; rien n’est encore perdu !



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