Aller au contenu

La Princesse des airs/IV/6

La bibliothèque libre.
La Princesse des airs : Au pays des Bouddhas
A.-L. Guyot (4p. 137-161).

CHAPITRE VI

fantasmagories


Le premier soin du docteur Rabican fut d’expliquer au lama, avec plus de détails qu’il n’avait pu le faire au cours de leurs relations antérieures, le départ et le désastre de la Princesse des Airs, la conduite de Jonathan, enfin la façon dont ils avaient été miraculeusement informés de la présence des naufragés sur une des cimes de l’Asie centrale.

Okou écoutait avec une extrême attention, se faisait expliquer minutieusement tout ce qui avait trait aux choses scientifiques.

Quand le docteur eut fini, il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir.

— Dans quelques années, dit-il gravement, quand on aura construit beaucoup d’aéroscaphes du genre de votre Princesse des Airs nos solitudes jusqu’ici inviolées, notre « Territoire interdit » seront envahis par les soldats et les commerçants du Vieux-Monde. Il nous faudra soutenir des luttes, pour défendre nos prérogatives et notre pouvoir jusqu’ici demeuré intact, dans cette région de montagnes glacées et de déserts.

— Rassurez-vous, répondit le docteur en souriant. Il se passera encore bien des années avant que votre terrible Plateau Central soit doté de chemins de fer, de télégraphes, et surtout de navires aériens. Mais, ajouta-t-il, j’espère que la mauvaise opinion que vous avez de notre civilisation occidentale ne vous empêchera pas de nous aider à retrouver nos amis et la merveilleuse machine grâce à laquelle ils ont pu parvenir jusqu’ici ?

— Nullement, répartit Okou. Le motif qui vous guide est trop louable, et je vous ai trop d’obligation pour ne pas me mettre entièrement à votre disposition. Ne sais-je pas, d’ailleurs, qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, nos prêtres devront devenir des savants, s’ils veulent conserver leur place dans l’univers nouveau qui s’édifie autour de nous !… Quelques-uns, d’ailleurs, s’y préparent déjà.

Le regard du docteur, suivant la direction de celui de son interlocuteur, rencontra sur la table de travail des traités de chimie et de mathématiques, ce qui ne laissa pas de le surprendre.

Okou secoua la tête modestement.

— Je ne sais pas grand-chose, fit-il. Je tâche seulement de n’être pas plus ignorant que les enfants de vos écoles d’Occident.

Le lama semblait réfléchir.

— Je vais vous faire voir, dit-il enfin avec un sourire de triomphe au docteur et à ses amis, une merveille que votre science de l’Occident est incapable de produire et qu’elle n’est même pas encore arrivée à expliquer. D’ailleurs ce spectacle ne sera pas seulement une inutile distraction. L’homme qui produit les phénomènes merveilleux dont vous allez être témoins est un de ceux qui sont le plus capables de vous fournir des renseignements utiles sur ceux que vous cherchez.

Le lama s’était levé.

Le docteur Rabican et ses amis l’imitèrent, en proie à la plus vive curiosité.

À la suite de leur hôte, ils pénétrèrent dans une salle plus vaste que celle qu’ils venaient de quitter, et qui semblait une sorte d’oratoire.

Le sol en était seulement recouvert d’une natte de paille ; et l’on n’y voyait, pour tout ornement, que quatre grosses lanternes de corne et quatre grandes cassolettes.

Pendant qu’un religieux allumait les lanternes et jetait des parfums sur les cassolettes, le professeur Van der Schoppen, très intrigué par ces préparatifs, demanda au lama ce qui allait se passer.

— Je vais, répondit Okou, vous présenter un de nos religieux, célèbre par sa piété et par ses miracles. Tout jeune, il a visité les monastères de l’Ile Sainte[1], les ruines de l’Indoustan couvertes d’inscriptions sacrées, et les cryptes secrètes d’Angkor. Du reste le voici.

Les voyageurs furent étrangement impressionnés par la figure du nouvel arrivant.

Sa face était si desséchée que l’on distinguait, à travers son épiderme mince et diaphane, les moindres détails de son ossature crânienne. Dans sa figure, les yeux seuls semblaient vivre, des yeux immenses, liquides et sombres, véritablement effrayants, des prunelles de médium dans une face de squelette. Le corps était aussi d’une maigreur extraordinaire.

— Regardez, ne put s’empêcher de dire Van der Schoppen au docteur Rabican, il n’y a plus en cet homme que des os et des nerfs. La graisse a disparu, les muscles ne sont plus que de maigres cordes que l’on pourrait compter.

Okou imposa silence à Van der Schoppen, d’un coup d’œil. Le religieux, après s’être incliné légèrement, s’était dépouillé de sa robe.

Il apparaissait maintenant entièrement nu, d’une maigreur si effrayante, que le docteur Rabican et ses amis en demeurèrent saisis.

Ils se trouvaient véritablement en face d’un cadavre ambulant.

Okou dit en souriant :

— Vous voyez qu’aucune supercherie ne sera possible de cette façon.

Personne ne répondit. Chacun commençait à éprouver un indéfinissable malaise.

Instinctivement, on s’était écarté du nouveau venu qui, après avoir déposé à ses pieds un panier de cuir tressé, s’était assis sur les talons et avait tracé autour de lui un grand cercle blanc.

— Que personne ne dise un mot, et surtout que personne ne franchisse le cercle, ordonna brièvement Okou, qui s’était assis sur une natte et avait fait signe à ses hôtes d’en faire autant.

Tous prirent place en silence.

Les cassolettes lançaient des trombes de parfums. Une atmosphère spéciale, à la fois lumineuse et lourde, avait envahi la salle, qui paraissait maintenant beaucoup plus vaste.

En pleine lumière, au milieu du cercle qu’il avait tracé, le thaumaturge semblait se recueillir en lui-même. On eût dit qu’il avait oublié la présence des assistants.

Bientôt pourtant il se leva, ouvrit son panier, et montra qu’il ne renfermait autre chose qu’une flûte de bambou et une sorte de loque racornie qui paraissait être une peau de serpent.

Laissant le panier entrouvert, le thaumaturge y remit la peau qu’il en avait tirée, et commença à jouer de la flûte. Il joua d’abord un air lent et doux, mais dont la cadence allait en s’accélérant.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que, dans le panier de cuir tressé, ce qui avait para n’être qu’une peau desséchée se mit à s’agiter comme une chose vivante. Cela s’enfla, se tordit, grossit, s’allongea.

Les spectateurs se trouvèrent en présence d’un épouvantable monstre, qui semblait grossir encore, à mesure que le musicien précipitait le rythme de son air.

C’était un lézard gigantesque qui parut d’abord n’avoir que deux pattes, mais deux pattes énormes et terminées par des griffes pareilles à celles d’un oiseau de proie. Les deux autres pattes, réduites à l’état de moignons, semblaient n’être qu’ébauchées. La gueule du monstre était armée de dents fines et acérées, et sa tête recouverte d’une crête écailleuse.

Affaissés à côté d’Okou, qui essayait de les soutenir de son regard et de son sourire, les voyageurs étaient devenus pâles de terreur.

Ils ne savaient plus s’ils étaient véritablement éveillés, ou s’ils traversaient quelque terrible cauchemar.

Cependant, ils finirent par se rassurer. Van der Schoppen, le premier, remarqua que le monstre, dans ses mouvements, ne dépassait jamais le cercle tracé par la main de celui qui l’avait évoqué.

M. Bouldu fit une remarque plus extraordinaire encore. Il lui fallut faire appel à toute sa force de caractère pour ne pas, immédiatement, en faire part à ses compagnons.

Le fameux reptile qu’il avait devant les yeux n’était autre qu’un animal antédiluvien, le « lœlaps à griffes d’aigle » bien connu des savants qui s’occupent de préhistoire.

La surprise du météorologiste, en face de cette découverte, fut telle qu’il en oublia son effroi.

Cependant, le reptile avait grandi, jusqu’à toucher presque le plafond de la salle. Ses petits yeux, surmontés de crêtes, étaient injectés de sang.

Tout en évitant de s’approcher du thaumaturge, qui continuait impassiblement à jouer de la flûte, il faisait des efforts désespérés, et s’agitait lourdement, pour sortir du cercle où il était enfermé.

Les spectateurs haletaient, dans l’attente de ce qui allait se produire.

Brusquement, la musique changea de rythme.

L’air vif et précipité du début fit place à un air mélancolique et lent, d’une monotonie funèbre.

Aussitôt le « lœlaps », dont les voyageurs entendaient le sifflement sourd, dont ils pouvaient voir à quelques pas d’eux les griffes acérées et compter les multiples écailles, parut éprouver un singulier sentiment de malaise.

Il s’assit sur son arrière-train, flaira avec inquiétude le panier d’où il était sorti, et peu à peu s’engourdit, se rapetissa, et parut ressentir de cruelles douleurs.

Il jetait des regards expirants vers les spectateurs, comme si sa force et sa férocité eussent diminué en même temps que sa grosseur.

Bientôt, ce ne fut plus qu’un inoffensif reptile qui se traîna, moribond, vers son panier, et s’y étendit.

Quelques secondes après, le musicien, dont la cadence était devenue de plus en plus monotone, cessait tout d’un coup de jouer.

Okou dit rapidement au docteur Rabican, qui se trouvait le plus près de lui [2] :

— Vous pouvez maintenant entrer dans le cercle et voir par vous-même qu’aucune supercherie n’est possible.

Le charme était rompu. Les spectateurs, Van der Schoppen en tête, se précipitèrent.

Il n’y avait plus, dans le cercle, que le thaumaturge avec, à ses pieds, la flûte et le panier tressé qui contenait le fragment de peau desséchée d’où était sorti le « lœlaps ».

Van der Schoppen examina curieusement cette peau ; mais il finit par la laisser retomber avec un sentiment d’horreur, en croyant s’apercevoir qu’elle gardait une sorte de frissonnement de la vie momentanée dont la mystérieuse incantation l’avait animée.

Le thaumaturge avait repris sa robe et son panier et s’était retiré, après la même salutation impassible qu’il avait faite en entrant.

Toute la société abandonna la salle, où les fumées exhalées des cassolettes menaçaient de rendre l’air tout à fait irrespirable ; et l’on rentra dans le cabinet de travail où l’on avait pris le thé.

Leur première stupeur un peu dissipée, les voyageurs discutèrent sur la merveilleuse résurrection dont ils venaient d’être témoins.

— Comment expliquez-vous cela ? demanda malicieusement Okou au professeur Van der Schoppen.

— Je ne l’explique pas. Je crois seulement que, de même que quelques solitaires de l’Inde, le religieux ou le thaumaturge que vous venez de nous faire voir a reçu, par tradition, certains secrets naturels que la science moderne n’est pas arrivée à deviner, mais qu’elle s’appropriera un jour. Les rayons Rœntgen, qui permettent de voir à travers les murailles les plus épaisses, de deviner même ce qui se passe dans l’intérieur du corps humain, sont tout aussi surprenants.

Le lama en convint.

— Pour moi, dit le docteur Rabican, je risque une explication. N’est-il pas possible que les parfums des cassolettes ne renferment quelque drogue hallucinatoire dont la puissance, combinée avec le pouvoir de suggestion très réel du thaumaturge, a suffi pour évoquer à nos yeux l’horrible apparition de tout à l’heure.

— D’accord, objecta M. Bouldu. Mais, comment se fait-il que l’on nous ait précisément suggéré la vision d’un monstre antédiluvien, parfaitement catalogué par la science et dont le thaumaturge lui-même ignore, à coup sûr, l’existence ?

— Voilà qui n’infirme en rien mon opinion, répliqua le docteur. J’ai lu, dans un livre de voyage, qu’il pousse au Pôle sud une variété de ciguë qui, prise en décoction, produit des hallucinations, à peu près toujours les mêmes, et au cours desquelles apparaissent des monstres préhistoriques.

— Voilà qui est curieux, dit Yvon. Mais, pour mon compte, je crois parfaitement à la réalité de l’apparition.

— Vous avez raison, répondit Okou. Le pouvoir de la volonté est infini. Vous venez d’assister à ce que nous appelons un phénomène « d’emprunt de matière ». D’ailleurs, le religieux, qui vous a tant émerveillés, vous fournira bientôt d’autres preuves de sa puissance. C’est grâce à lui que j’espère pouvoir vous donner des nouvelles de vos amis. Il va venir nous rejoindre dans un instant.

Le thaumaturge ne tarda pas, en effet, à rentrer et, les yeux baissés, se tint respectueusement debout devant son supérieur, attendant ses ordres.

— Il faut, dit Okou au docteur Rabican, que vous consentiez à ce que ce sage religieux vous regarde fixement et lise dans votre pensée. Ensuite il nous dira, sans doute, où se trouve votre fils.

En proie à la plus violente émotion, le docteur se prêta à l’expérience.

Sur l’ordre d’Okou, le thaumaturge s’approcha du docteur, lui prit les mains entre ses longs doigts de squelette, et lui planta son regard aigu jusqu’au fond des prunelles.

Van der Schoppen, M. Bouldu et Yvon regardaient ce spectacle avec une vive anxiété.

Sous le sombre regard du magnétiseur, le docteur n’avait pu réprimer un frisson de saisissement. Il lui semblait qu’une partie de sa conscience lui faisait brusquement défaut. Sa volonté se retirait de lui, et il avait la désagréable sensation de sentir son « moi » évincé par un autre « moi » plus puissant, qui prenait sa place et commandait à sa mémoire et à son imagination.

Soumis à cette prestigieuse influence, le docteur s’aperçut que, malgré lui, il concentrait sur son fils et sur Alban tout le pouvoir de son attention.

Il assista par la pensée à toutes les scènes qui avaient précédé le départ de la Princesse des Airs, et son souvenir évoqua la mâle et énergique physionomie d’Alban, l’intelligente et fine silhouette de Ludovic, les physionomies plus effacées de Mme Ismérie et d’Armandine.

Le docteur sentait, avec un tremblement d’épouvante, que ce n’était pas volontairement qu’il se remémorait tout le passé, et que le thaumaturge lisait dans sa mémoire comme dans un livre ouvert.

Au bout de quelques minutes, le liseur de pensées abandonna les mains du docteur, qui sentit se dissiper graduellement le lourd prestige qui pesait sur sa volonté.

Un silence profond régnait dans la salle.

Le docteur reprenait peu à peu ses esprits et passait la main sur son front, comme un dormeur qui s’éveille.

— Jamais, s’écria-t-il enfin, je n’aurais cru chose pareille. J’ai éprouvé, pendant les quelques minutes qui viennent de s’écouler, des sensations à la fois si vertigineuses et si déplaisantes, que je ne voudrais, pour rien au monde, être obligé de recommencer une semblable expérience. Il m’a semblé que ma volonté était aspirée par une autre volonté plus puissante, de même qu’une goutte d’eau est bue par le soleil de l’équateur.

Ses amis interrogèrent curieusement le docteur, pendant que le thaumaturge, les lèvres serrées et les mains crispées, semblait faire un effort désespéré pour entrevoir, à travers le temps et l’espace, ceux qu’on lui avait commandé de découvrir.

Un quart d’heure s’écoula sans qu’il ouvrît la bouche.

Les spectateurs de cette scène osaient à peine respirer dans la crainte de le troubler.

Enfin, d’une voix faible, il prononça, tout d’une traite, plusieurs phrases dans une langue qu’Okou fut seul à comprendre, et retomba, épuisé de fatigue, sur la natte qui couvrait le sol.

Presque aussitôt, deux lamas l’emportèrent inanimé.

— Qu’a-t-il dit ? interrogea le docteur avidement. Vous a-t-il révélé où était mon fils ?

— Oui, répondit Okou. Lui et ses compagnons sont en bonne santé, à peu de distance de vous. Ils ont abordé au centre d’un massif montagneux nommé le Kysulty qui ne se trouve qu’à deux journées de marche d’ici.

— Mais, demanda Van der Schoppen, il est étonnant que, dans ce monastère, vous n’ayez pas connu leur présence plus tôt ?

— Vous en serez moins surpris, quand vous saurez que le Kysulty est un immense massif rendu inaccessible de tous côtés par des précipices. C’est, pour ainsi dire, un gigantesque globe de glace, d’où tombent des torrents. Les Kirghiz eux-mêmes, supposant qu’il ne s’y trouve aucun vallon fertile, ont renoncé à l’escalader. Il faut vraiment que vos amis aient possédé une machine aussi merveilleuse que celle dont vous m’avez fait la description, pour parvenir à atteindre cette solitude impraticable. Je m’étonne même qu’ils aient pu trouver à y subsister si longtemps.

— Ils avaient des vivres, dit le docteur avec agitation. Mais que font-ils ? Ils doivent courir de terribles dangers.

— Le voyant les a aperçus en effet, cernés par les glaces. Ils ont failli périr, écrasés par des avalanches.

— Et leur navire aérien, demanda à son tour M. Bouldu ?

— Il a été fortement endommagé dans la chute qu’ils ont faite au milieu des rochers ; mais, ils se sont mis courageusement à l’œuvre, et il est maintenant presque entièrement réparé.

— Tant mieux, s’écria joyeusement Yvon.

— Tant mieux, certainement, grommela Van der Schoppen. Seulement, je m’aperçois d’une chose, c’est que nous ne les retrouverons probablement pas. Du moment que l’aéroscaphe est remis en état, Alban va certainement s’en servir pour retourner en Europe, étant donné surtout qu’il doit se trouver fort mal sur le sommet de cette montagne glacée.

Le docteur Rabican réfléchissait.

— Le professeur Van der Schoppen a raison, dit-il. Nous sommes exposés à trouver mon fils et Alban déjà en route pour l’Europe. Mais, il y a peut-être encore un moyen d’arriver à temps. Ce serait de nous mettre en route dès demain matin, et puisque notre ami Okou dit que leurs préparatifs ne sont pas encore tout à fait terminés, nous les surprendrions.

— Vous oubliez, fit observer gravement Van der Schoppen, qu’on nous a décrit le massif rocheux du Kysulty comme absolument inaccessible ; nous perdrons beaucoup de temps à le gravir, si même nous y réussissons.

— Eh bien, nous ne le gravirons pas, voilà tout, dit Yvon.

— Comment ferons-nous alors ? Je ne vous comprends pas.

— Nous ferons des signaux avec des fusées. Ludovic et Alban qui doivent, au fond, compter sur nous, comprendront que nous sommes là.

— L’idée est excellente, approuva le docteur Rabican. Et, puisque le massif du Kysulty n’est pas à plus de deux jours de marche, que ce couvent est construit sur un point culminant, nous pourrions commencer à lancer quelques fusées dès ce soir.

Okou accéda de grand cœur à cette demande. Avant de se séparer de lui, le docteur lui posa encore quelques questions sur la géographie du Kysulty et sur les paroles exactes qu’avait prononcées le thaumaturge.

Mais, le lama ne put que lui répéter ce qu’il avait déjà dit ; et les voyageurs durent se retirer, pour s’occuper du lancement des fusées.

Le lama, très curieux de pyrotechnie, conduisit lui-même, M. Bouldu, Van der Schoppen et Yvon sur la plus haute terrasse du monastère.

— Je suis enchanté, dit-il, de ce feu d’artifice. Quoique j’en aie vu pendant mon voyage en Europe, je ne serai pas fâché d’en revoir.

— Sans compter, dit Yvon en plaisantant, que ces fusées, aperçues de loin par les tribus kirghiz, vont beaucoup ajouter à la réputation de sainteté du monastère de Balkouch-Tassa. On va penser qu’il s’y produit quelque chose de miraculeux.

Le lama ne jugea pas nécessaire de répondre à l’irrévérencieuse réflexion du jeune homme.

Le docteur Rabican prit, pour quelque temps, congé de ses amis, et se rendit dans la chambre qu’occupaient Mme Rabican et Alberte, sous la garde du vigilant Chady-Nouka.

Depuis son arrivée au monastère bouddhique, le tartare menait une vie de fainéantise et, grâce à son bon appétit, il avait rapidement conquis l’amitié des bonzes cuisiniers.

Le docteur trouva les deux femmes fort inquiètes.

La soirée était très avancée ; et elles se demandaient avec anxiété, depuis bientôt deux longues heures, ce qu’étaient devenus leurs amis.

Elles en étaient à se dire que le bon accueil des lamas n’avait peut-être été qu’un piège pour endormir plus sûrement la vigilance des Européens et s’emparer, sans coup férir, de leurs personnes et de leurs bagages.

À la vue du docteur, sur la physionomie duquel s’épanouissait un franc sourire, les deux femmes poussèrent une exclamation de joie.

— Je parie, dit Alberte, que tu nous apportes de bonnes nouvelles.

— Excellentes, répondit le docteur, en embrassant le front de la jeune fille. Je crois que cette fois nous approchons du but. Seulement, ajouta-t-il, nous serons sans doute obligés de nous mettre en route dès demain matin. Et je ne sais trop s’il n’est pas imprudent de ma part, d’exposer des convalescentes comme vous à de nouvelles fatigues.

Une fois mises au courant des événements de la soirée, Mme Rabican et sa fille déclarèrent d’une même voix qu’elles ne se sentaient plus la moindre lassitude.

— Jamais je ne me suis aussi bien portée, fit Alberte.

— Ni moi, ajouta sa mère. Je me mettrais volontiers en route à l’instant même. Puisqu’il n’y a pas un instant à perdre, pourquoi ne partirions-nous pas ce soir ?

— Ma chère amie, il faut être raisonnable ; il est indispensable que nous dormions quelques heures, pendant que Chady-Nouka s’occupera des préparatifs.

Quelques instants après, M. Bouldu, son fils et Van der Schoppen revinrent.

Ils étaient chargés des remerciements du lama pour le feu d’artifice.

Il avait même prié le professeur Van der Schoppen de lui laisser la recette de certaines fusées vertes, qu’il avait particulièrement admirées.

Le docteur mit le comble à ses vœux en lui faisant cadeau d’une boîte de feux de Bengale.

— Mais, demanda tout à coup Chady-Nouka, qu’est devenu Jonathan ? Il faudrait le prévenir de notre départ matinal.

— Mon brave, répondit gravement Yvon, Jonathan ne nous accompagnera pas. Il demeurera au monastère.

— Et pour longtemps ! ajouta M. Bouldu en serrant les poings.

— Oui, continua Yvon, Jonathan est un misérable qui a essayé de nous trahir. Mais, le supérieur de ce monastère est un saint homme, aux regards de qui rien n’échappe. Il a démasqué le traître et, pour le punir, l’a fait enfermer dans les cryptes de la pagode.

Chady-Nouka qui, on le sait, détestait d’instinct le Yankee, se montra ravi d’en être débarrassé. Il apprit avec moins d’enthousiasme le départ matinal du lendemain. Il s’était déjà fait à l’idée de passer une semaine ou deux en compagnie de ses amis les bonzes des cuisines, et il avait pris beaucoup de goût pour le vin de riz.

M. Bouldu le consola de ce léger ennui, en lui offrant un rouble d’argent, et le bon tartare se mit aussitôt en devoir de passer en revue les bagages, d’équiper les yacks, de façon que tout fût prêt au premier signal.

Ce fut avec un entrain qu’ils n’avaient pas eu depuis longtemps, que les voyageurs se mirent en route, après avoir pris congé d’Okou, qui refusa d’accepter aucune rémunération pour les dépenses occasionnées dans son couvent par la caravane. Ce fut même à grand peine que le docteur put faire accepter au jeune lama To-Chi, une petite somme d’argent.

Okou, d’ailleurs, promit d’écrire au docteur et à ses amis, qui s’engagèrent à le tenir au courant de tout ce qui se ferait d’intéressant en Europe.

Il poussa l’amabilité jusqu’à donner pour guide et pour conseiller à ses hôtes, le thaumaturge qui les avait tant émerveillés la veille au soir.

Les deux femmes furent un peu effrayées, d’abord, de la maigreur squelettique et de l’air sévère de ce personnage.

Mais, quand le docteur les eut renseignées, elles changèrent complètement d’avis, persuadées qu’en la compagnie et sous la protection d’un aussi puissant magicien, il ne pourrait leur arriver aucun malheur.

Le temps était doux. Un brouillard épais couvrait le flanc de la montagne au sommet de laquelle est bâti le couvent de Balkouch-Tassa qui, maintenant, avec ses toits couverts de neige, planait dans la brume comme un château fantastique.

Les voyageurs descendaient lentement, au trot lourd de leurs yacks, la pente abrupte du sentier, lorsque M. Bouldu, qui trottinait à côté du professeur Van der Schoppen, fit un mouvement qui le précipita en bas de sa monture.

Il faillit rouler dans le précipice.

Il se releva, légèrement contusionné, en pestant contre tout le monde, contre son yack, contre lui-même, contre les Kirghiz, et même contre l’innocent Van der Schoppen, qui avait eu l’imprudence de lui proposer une séance de kinésithérapie pour rétablir la circulation du sang. Mais, il s’emporta surtout contre Jonathan.

— C’est de la faute de ce coquin, s’écriait-il. S’il n’avait pas limé les tringles des planeurs, l’aéroscaphe n’eut pas été entraîné dans ces affreux déserts. Je regrette seulement qu’il soit tombé entre les mains des prêtres bouddhistes, qui vont le traiter avec beaucoup trop de ménagements.

Van der Schoppen s’amusa fort de la colère de son ami, qu’il finit par calmer par de bonnes paroles. Et tous deux rejoignirent la caravane dont ils s’étaient séparés un instant.

Il y avait déjà une heure que le sage Okou, après avoir, du haut de la terrasse extérieure du monastère, vu s’effacer dans le lointain les dernières silhouettes de ses amis, avait regagné son cabinet de travail, lorsque Jonathan Alcott s’éveilla dans son cachot, et s’aperçut, avec satisfaction, qu’on avait oublié de lui enlever ses armes et son argent.

— Je ne sais pas ce qu’ils ont dessein de faire de moi, réfléchit-il ; mais, pour mon salut aussi bien que pour ma vengeance, il faut que je sorte d’ici au plus vite. Ils paieront cher la sottise qu’ils ont faite de m’épargner encore une fois.

S’échapper, Jonathan en parlait à son aise.

Mais, quand il eut sondé de nouveau la profondeur du précipice, et considéré l’épaisseur de la porte, il se montra un peu moins affirmatif dans ses espérances.

— Comment faire ? se demandait-il avec désespoir.

Il conclut d’abord que le mieux serait de se précipiter sur le lama chargé de lui apporter sa nourriture, de l’assommer sans bruit, puis de gagner la porte extérieure, le revolver au poing, en tirant sur tous ceux qui s’opposeraient à sa sortie.

Un moment de réflexion suffit à lui faire abandonner cette idée qui, en cas d’insuccès, l’exposait à des représailles terribles.

Il eut heureusement, peu après, une meilleure inspiration. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? La porte de sa cellule était épaisse, il est vrai ; mais n’avait-il pas son couteau ?

Il s’aperçut avec joie qu’au lieu d’être en chêne ou en quelque autre bois très dur, la porte était en une sorte d’aubier, facile à entamer. Et il se mit fébrilement à la besogne.

Au bout d’un quart d’heure de travail, il avait pratiqué, dans l’épaisseur des planches, un trou assez grand pour y passer la main.

De l’autre côté, ses doigts trouvèrent aisément la barre du loquet extérieur, et la porte s’ouvrit sans difficulté.

Jonathan ne pouvait croire à un succès si rapide. Pour bien se prouver à lui-même qu’il était libre, il courut aussitôt jusqu’à l’extrémité du couloir, où il apercevait les premières marches de l’escalier qui menait aux étages supérieurs.

Parvenu sur le second palier, il n’eut que le temps de se rejeter brusquement en arrière.

Il venait d’apercevoir la silhouette du jeune lama To-Chi, sans doute placé en faction dans le couloir pour déjouer toute tentative d’évasion.

Jonathan hésita un instant, toujours dans la crainte de s’exposer à de terribles tortures, s’il assassinait un prêtre bouddhiste.

Il aurait voulu, sans lui faire beaucoup de mal, mettre To-Chi hors d’état de lui nuire.

Pour parvenir à ce résultat, il s’avança tout doucement, et profitant d’un instant où le jeune lama lui tournait le dos. Il le saisit à la gorge, et l’étrangla à moitié avant qu’il eût pu pousser un cri.

Prenant ensuite, à bras le corps, le jeune homme inanimé, il le traîna, plutôt qu’il ne le porta, par les corridors et les escaliers qu’il venait de franchir, jusqu’à sa cellule où il l’enferma.

— Je ne dois pas l’avoir tout à fait étranglé, songeait-il. La fraîcheur de mon cachot le remettra ; mais, alors, je serai déjà assez loin, je l’espère, pour n’avoir plus rien à craindre.

Jonathan remonta, encouragé par ce premier succès et parvint heureusement jusqu’à la porte extérieure du monastère.

Il eut la chance de n’être vu de personne, et grâce à l’épais brouillard qui couvrait les flancs du rocher de Balkouch-Tassa, il put, après avoir marché quelques instants, se croire tout à fait en sûreté.

Mais, il ne fut complètement rassuré que lorsqu’il fut arrivé au bas du sentier qui conduisait au monastère. Alors, il respira plus librement et, se penchant vers le sol, il examina les pas que les yacks de la caravane avaient imprimés sur le sol détrempé par le dégel.

— Voilà des empreintes toutes fraîches, réfléchit-il, et qui n’ont pu être laissées que par les sabots de plusieurs yacks. Cependant, il n’est pas possible que la caravane soit déjà partie. Je sais que leur résolution était de demeurer huit ou quinze jours à Balkouch-Tassa. Il faut pourtant que je suive ces traces. Ce n’est qu’ainsi que je pourrai parvenir, dans ces solitudes inhospitalières, à trouver des hommes qui puissent me porter secours. Il serait très imprudent à moi de rester dans le voisinage de ce rocher maudit. Ma foi, je me ferai Kirghiz, en attendant mieux. Pourquoi pas ?

Après avoir pris cette résolution, Jonathan se remit en marche, plein d’espoir, en suivant fidèlement la piste qu’il tenait et qui, pensait-il, le conduirait sans doute à quelque campement de nomades, où il pourrait demander qu’on lui fît accueil.

Il avança ainsi pendant un espace de cinq à six cents mètres. Mais alors, quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir à terre un tronçon d’allumette chimique. Il s’arrêta, frappé de stuppeur.

— Ceci, murmura-t-il, en examinant le bois à demi carbonisé de l’allumette, ne peut provenir que d’un fumeur européen. Alors ce serait eux, que je suivrais, depuis Balkouch-Tassa ? Ce serait courir à ma perte !… C’est impossible !… Vraiment je n’y comprends rien.

Le Yankee était donc dans un état d’agitation extrême. Il ne savait à quel parti se résoudre.

Tout autour de lui, des rocs couverts de glace, entre les fentes desquels poussaient de maigres tamaris. Derrière lui, le monastère de Balkouch-Tassa. À l’horizon, qu’elles obstruaient de leurs énormes masses blanches, les cimes glacées du massif de Kysulty.

Ne sachant à quoi se résoudre, Jonathan continua sa route, après avoir fait réflexion que l’allumette qu’il avait trouvée pouvait fort bien provenir d’un convoi de marchands de thé ou de fourrures, comme il s’en rencontre fréquemment dans ces parages, à cette époque de l’année.

Il poursuivit donc son chemin, rassuré par cette idée, mais commençant à ressentir un appétit que la marche et l’air vif des montagnes augmentaient d’instant en instant.

Bientôt il découvrit, sous une espèce de portique naturel formé par deux rocs, les vestiges d’un campement. Un reste de feu brûlait encore.

Il s’approcha dans l’espoir de trouver quelque chose à ronger parmi les os et des détritus qui jonchaient le sol.

Au cours de ses recherches, il fit une découverte désagréable.

Il venait d’apercevoir un bouchon de liège estampillé d’une marque française, des fragments de journaux français et d’autres indices qui ne lui laissaient aucun doute sur la présence de ses ennemis à quelques centaines de mètres peut-être en avant de lui.

— Ce sont eux ! s’écria-t-il avec un formidable juron.

Jonathan était tout à fait découragé.

Il se décida pourtant à poursuivre sa route après avoir sucé la moelle des os, et dévoré gloutonnement les moindres reliefs.

— Il faut bien que je les suive, si je ne veux pas mourir de faim, songeait-il. Il faut, ce soir, que j’aie le courage, quand ils seront endormis, de m’approcher de leur campement qui ne peut être bien éloigné. Je tâcherai de leur dérober quelques provisions… ou peut-être…

Jonathan n’acheva pas d’exprimer sa pensée.

Il se remit en marche en grommelant et en roulant dans sa tête mille sinistres projets. Mais, il avait à peine fait cent pas depuis l’endroit où les voyageurs avaient déjeuné, qu’il poussa un cri de joyeuse surprise.

Ces traces, qu’il suivait depuis le matin, étaient coupées à angle droit par d’autres traces nombreuses, pressées et toutes récentes.

En dépit des menaces et des fanfaronnades auxquelles il se livrait, la minute d’auparavant, Jonathan abandonna immédiatement l’ancienne piste pour la nouvelle.

Après avoir suivi, pendant une demi-heure, un sentier en pente, il se trouva à l’entrée d’un ravin bien abrité, au fond duquel étaient dressées une douzaine de tentes de feutre.

Il alla immédiatement demander l’hospitalité au chef de la horde, dont il gagna tout à fait les bonnes grâces par le cadeau d’une pièce d’argent.

Un quart d’heure après, attablé devant un énorme quartier de mouton et une tasse pleine de koumis, il racontait à son hôte, le Kirghiz, la série des malheurs immérités qui l’avaient accablé.

  1. L’île de Ceylan.
  2. Un grand nombre de faits du même genre ont été scientifiquement constatés. M. Postel, ancien magistrat à Saigon, a été témoin oculaire d’une de ces résurrections miraculeuses et la raconte dans son livre sur l’Extrême-Orient.