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La Prisonnière/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Gallimard, 1923 (Tome 11 : La Prisonnière, pp. 239-254),
Gallimard, 1923 (Tome 12 : La Prisonnière, pp. 7-154).


CHAPITRE DEUXIÈME

Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.


Après le dîner, je dis à Albertine que j’avais envie de profiter de ce que j’étais levé pour aller voir des amis, Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller, les Verdurin. Je lui demandai si elle ne voulait pas venir avec moi. Elle allégua qu’elle n’avait pas de robe. « Et puis, je suis si mal coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette coiffure ? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu’elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu’elle n’avait plus jamais eue depuis. Ce mouvement oublié refit du corps qu’il anima celui de cette Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine, cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son inconnu, et jusqu’à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune fille que je n’avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n’étais plus au bord de la mer. « Ma tante trouve que cela me vieillit », ajouta-t-elle d’un air maussade. « Puisse sa tante dire vrai ! » pensai-je. Qu’Albertine, en ayant l’air d’une enfant, fasse paraître Mme Bontemps plus jeune, c’est tout ce que celle-ci demande, et qu’Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour où, en m’épousant, elle lui rapportera. Mais qu’Albertine parût moins jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà ce que moi, au contraire, je souhaitais. Car la vieillesse d’une duègne ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle qu’il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais demandé d’adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d’Albertine, de m’attacher à elle comme un lien.

Je dis à Albertine, peu en train, m’avait-elle dit, pour m’accompagner chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j’irais, et partis chez les Verdurin. Au moment où la pensée du concert que j’y entendrais me rappela la scène de l’après-midi : « grand pied de grue, grand pied de grue » — scène d’amour déçu, d’amour jaloux peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire à une femme un ourang-outang qui en est, si l’on peut dire, épris ; — au moment où, dans la rue, j’allais appeler un fiacre, j’entendis des sanglots qu’un homme, qui était assis sur une borne, cherchait à réprimer. Je m’approchai : l’homme, qui avait la tête dans ses mains, avait l’air d’un jeune homme, et je fus surpris de voir, à la blancheur qui sortait du manteau, qu’il était en habit et en cravate blanche. En m’entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt, m’ayant reconnu, le détourna. C’était Morel. Il comprit que je l’avais reconnu et, tâchant d’arrêter ses larmes, il me dit qu’il s’était arrêté un instant, tant il souffrait. « J’ai grossièrement insulté aujourd’hui même, me dit-il, une personne pour qui j’ai eu de très grands sentiments. C’est d’un lâche car elle m’aime. — Avec le temps elle oubliera peut-être », répondis-je, sans penser qu’en parlant ainsi j’avais l’air d’avoir entendu la scène de l’après-midi. Mais il était si absorbé dans son chagrin qu’il n’eut même pas l’idée que je pusse savoir quelque chose. « Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais moi je ne pourrai pas oublier. J’ai le sentiment de ma honte, j’ai un dégoût de moi ! Mais enfin c’est dit, rien ne peut faire que ce n’ait pas été dit. Quand on me met en colère, je ne sais plus ce que je fais. Et c’est si malsain pour moi, j’ai les nerfs tout entrecroisés les uns dans les autres », car, comme tous les neurasthéniques, il avait un grand souci de sa santé. Si, dans l’après-midi, j’avais vu la colère amoureuse d’un animal furieux, ce soir, en quelques heures, des siècles avaient passé, et un sentiment nouveau, un sentiment de honte, de regret et de chagrin, montrait qu’une grande étape avait été franchie dans l’évolution de la bête destinée à se transformer en créature humaine. Malgré tout j’entendais toujours « grand pied de grue » et je craignais une prochaine récurrence à l’état sauvage. Je comprenais, d’ailleurs, très mal ce qui s’était passé, et c’est d’autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l’état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait, le mois précédent, poussé aussi vite qu’il avait pu, beaucoup plus lentement qu’il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu’il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d’autres jeunes filles qu’elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l’avaient exaspéré. Du coup (soit qu’elle eût été trop chaste, ou, au contraire, se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral, quoique vicieux, il avait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux et, avant d’annoncer la rupture, de « fout’le camp » pour une destination inconnue.

Bien que la conduite qu’il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu’ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu’elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces, et qu’il n’avait pas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, au contraire, vraiment « fout’ le camp » pour une chose aussi simple lui paraissait beaucoup. C’était quitter le baron qui, sans doute, serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée que c’était inévitable lui donnait des crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine avec prudence. Puis tout à coup s’était trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que l’alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n’était peut-être pas forcée. Perdre tout l’argent du baron était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu’ils devaient s’estimer heureux d’en être quittes à si bon marché. Il trouvait, en somme, que la jeune fille était dans son tort d’avoir été si maladroite, de n’avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune fille depuis qu’ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d’un valet de chambre qui venait tous les mois apporter son « livre » à mon oncle. Car livre au singulier, qui signifie ouvrage imprimé, pour le commun des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes ; pour les premières le registre où on s’inscrit. (À Balbec, un jour où la princesse de Luxembourg m’avait dit qu’elle n’avait pas emporté de livre, j’allais lui prêter Pêcheur d’Islande et Tartarin de Tarascon, quand je compris ce qu’elle avait voulu dire : non qu’elle passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle.)

Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a deux mois, quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d’augmenter chez lui l’état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène de l’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien passionné d’automobilisme cesse de conduire quand il a à opérer. C’est ce qui m’explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses doigts l’un après l’autre afin de voir s’ils avaient repris leur souplesse. Un froncement de sourcils s’ébaucha qui semblait signifier qu’il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais, pour ne pas l’accroître, il déplissait son visage, comme on s’empêche de s’énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme, de peur que la phobie elle-même retarde encore l’instant du sommeil ou du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d’être comme d’habitude tout à ce qu’il jouerait chez les Verdurin, et désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ m’était un soulagement. J’avais tremblé qu’allant dans la même maison, à quelques minutes d’intervalle, il ne me demandât de le conduire, et je me rappelais trop la scène de l’après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est très possible que l’amour, puis l’indifférence ou la haine de Morel à l’égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement ce n’était pas la première fois qu’il agissait ainsi, qu’il « plaquait » brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de l’aimer toujours, allant jusqu’à lui montrer un revolver chargé en lui disant qu’il se ferait sauter la cervelle s’il était assez lâche pour l’abandonner. Il ne l’abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n’était pas la première fois qu’il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles — de jeunes filles moins oublieuses de lui qu’il n’était d’elles — souffrirent — comme souffrit longtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le méprisant — souffrirent, prêtes à éclater sous l’élancement d’une douleur interne, parce qu’en chacune d’elles — comme le fragment d’une sculpture grecque — un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre et beau comme l’antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu’on ne pouvait pas opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser jusqu’à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n’en bougent plus ; on ne sent plus leur présence : c’est l’oubli, ou le souvenir indifférent.

J’avais en moi deux produits de ma journée. C’était, d’une part, grâce au calme apporté par la docilité d’Albertine, la possibilité et, en conséquence, la résolution de rompre avec elle. C’était, d’autre part, fruit de mes réflexions pendant le temps que je l’avais attendue, assis devant mon piano, l’idée que l’Art, auquel je tâcherais de consacrer ma liberté reconquise, n’était pas quelque chose qui valût la peine d’un sacrifice, quelque chose d’en dehors de la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant, l’apparence d’individualité réelle obtenue dans les œuvres n’étant due qu’au trompe-l’œil de l’habileté technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d’autres résidus, plus profonds peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils n’allaient pas être durables ; car, dès cette soirée même, mes idées sur l’art allaient se relever de la diminution qu’elles avaient éprouvée l’après-midi, tandis qu’en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer à lui, allait m’être de nouveau retiré.

Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. J’allai à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté — aussi richement qu’un laboratoire — de lunettes nouvelles puissantes et compliquées qui, comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses yeux ; il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j’aperçus, minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement subventionnés pour les besognes qu’on y fait, on place une insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus perfectionnés. J’offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. « Ce n’est plus cette fois près du grand Cherbourg que nous nous rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque », phrase qui me parut fort ennuyeuse, car je ne compris pas ce qu’elle voulait dire ; et cependant je n’osai pas le demander à Brichot, par crainte moins encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que j’étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette. « Comment, vous connaissez ces vieilles histoires ? me dit-il. Il y a pourtant de cela jusqu’à la mort de Swann ce que le poète appelle à bon droit : grande spatium mortalis œvi. »

La mort de Swann m’avait à l’époque bouleversé. La mort de Swann ! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d’un simple génitif. J’entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant à toute vitesse, dans toutes les directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite poser un cancer au flanc d’un Swann, puis repartent pour d’autres besognes, ne revenant que quand, l’opération des chirurgiens ayant eu lieu, il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on lit dans le Gaulois que la santé de Swann a inspiré des inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de guérison. Alors, quelques minutes avant le dernier souffle, la mort, comme une religieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vient assister à vos derniers instants, couronne d’une auréole suprême l’être à jamais glacé dont le cœur a cessé de battre. Et c’est cette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la couleur de leur fatale écharpe qui donnent quelque chose de si impressionnant aux lignes des journaux :

« Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé hier à Paris, dans son hôtel, des suites d’une douloureuse maladie. Parisien dont l’esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimement regretté, aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires, où la finesse avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous, qu’au Jockey-Club dont il était l’un des membres les plus anciens et les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l’Union et au Cercle Agricole. Il avait donné depuis peu sa démission de membre du Cercle de la rue Royale. Sa physionomie spirituelle comme sa notoriété marquante ne laissaient pas d’exciter la curiosité du public dans tout great event de la musique et de la peinture, et notamment aux « vernissages », dont il avait été l’habitué fidèle jusqu’à ces dernières années, où il n’était plus sorti que rarement de sa demeure. Les obsèques auront lieu, etc. »

À ce point de vue, si l’on n’est pas « quelqu’un », l’absence de titre connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. Sans doute c’est d’une façon anonyme, sans distinction d’individualité, qu’on demeure le duc d’Uzès. Mais la couronne ducale en tient quelque temps ensemble les éléments, comme ceux de ces glaces aux formes bien dessinées qu’appréciait Albertine, tandis que les noms de bourgeois ultra-mondains, aussitôt qu’ils sont morts, se désagrègent et fondent, « démoulés ». Nous avons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme du meilleur ami du duc de La Trémoïlle, comme d’un homme très recherché dans les milieux aristocratiques. Pour la génération suivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu’on le grandirait presque en l’apparentant au bijoutier Cartier, avec lequel il eût souri que des ignorants pussent le confondre ! Swann était, au contraire, une remarquable personnalité intellectuelle et artistique ; et bien qu’il n’eût rien « produit » il eut la chance de durer un peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann.

Pour revenir à des réalités plus générales, c’est de cette mort prédite et pourtant imprévue de Swann que je l’avais entendu parler lui-même à la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu la fête chez la cousine de celle-ci. C’est la même mort dont j’avais retrouvé l’étrangeté spécifique et saisissante, un soir où j’avais parcouru le journal et où son annonce m’avait arrêté net, comme tracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Elles avaient suffi à faire d’un vivant quelqu’un qui ne peut plus répondre à ce qu’on lui dit, qu’un nom, un nom écrit, passé tout à coup du monde réel dans le royaume du silence. C’étaient elles qui me donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n’était pas seulement quelques lettres passées dans un journal, avait si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu’une autre, bien que ces motifs n’eussent pas trait à l’étrangeté individuelle de sa mort) que je n’étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis chez la princesse de Guermantes ; qu’il ne m’avait pas appris cette « autre raison » à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pour laquelle il m’avait choisi comme confident de son entretien avec le prince ; que mille questions me revenaient (comme des bulles montant du fond de l’eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates : sur Ver Meer, sur M. de Mouchy, sur lui-même, sur une tapisserie de Boucher, sur Combray, questions sans doute peu pressantes puisque je les avais remises de jour en jour, mais qui me semblaient capitales depuis que, ses lèvres s’étant scellées, la réponse ne viendrait plus.

« Mais non, reprit Brichot, ce n’était pas ici que Swann rencontrait sa future femme, ou du moins ce ne fut ici que dans les tout à fait derniers temps, après le sinistre qui détruisit partiellement la première habitation de Madame Verdurin. »

Malheureusement, dans la crainte d’étaler aux yeux de Brichot un luxe qui me semblait déplacé puisque l’universitaire n’en prenait pas sa part, j’étais descendu trop précipitamment de la voiture, et le cocher n’avait pas compris ce que je lui avais jeté à toute vitesse pour avoir le temps de m’éloigner de lui avant que Brichot m’aperçût. La conséquence fut que le cocher vint nous accoster et me demanda s’il devait venir me reprendre ; je lui dis en hâte que oui et redoublai d’autant plus de respect à l’égard de l’universitaire venu en omnibus.

« Ah ! vous étiez en voiture, me dit-il d’un air grave. — Mon Dieu, par le plus grand des hasards ; cela ne m’arrive jamais. Je suis toujours en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans cette guimbarde ; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si bienveillant pour moi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à cause d’Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps que l’après-midi quand, au piano, je savais qu’elle allait revenir du Trocadéro, et que je n’étais pas pressé de la revoir. Mais enfin, comme l’après-midi aussi, je sentais que j’avais une femme et qu’en rentrant je ne connaîtrais pas l’exaltation fortifiante de la solitude. « J’accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l’époque à laquelle vous faites allusion nos amis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant je préfère à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise. » Brichot m’apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti » (c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la » musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu’au temps ancien dont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent, pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des farces d’Elstir (ce qu’il appelait de « pures pantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d’hôtel extra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises à l’oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d’effroi et de colère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d’eau, d’où, quand on était sorti de table, il était émergé tout nu en poussant des jurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot, revoyant dans sa pensée le salon d’alors, avec ses grandes fenêtres, ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu’il avait fallu remplacer, déclarait pourtant qu’il le préférait à celui d’aujourd’hui. Certes, je comprenais bien que par « salon » Brichot entendait — comme le mot église ne signifie pas seulement l’édifice religieux mais la communauté des fidèles — non pas seulement l’entresol, mais les gens qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu’ils venaient chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l’après-midi, on attendait qu’elle fût prête, cependant que les fleurs des marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dans des vases, semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur, que traduisait la souriante bienvenue de ces couleurs roses, épier fixement la venue tardive de la maîtresse de maison. Mais si le salon lui semblait supérieur à l’actuel, c’était peut-être parce que notre esprit est le vieux Protée, qui ne peut rester esclave d’aucune forme, et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d’un salon arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour préférer un salon moins brillant, comme les photographies « retouchées » qu’Odette avait fait faire chez Otto, où, élégante, elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne plaisaient pas tant à Swann qu’une petite « carte album » faite à Nice, où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant un chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir, de vingt ans plus jeune (les femmes ayant généralement l’air d’autant plus vieux que les photographies sont plus anciennes), elle avait l’air d’une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaîtrais pas, à me montrer qu’il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir ? Il y réussissait, du reste, car rien qu’en citant les noms de deux ou trois personnes qui n’existaient plus et à chacune desquelles il donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d’en parler, de ces intimités délicieuses je me demandais ce qu’il avait pu être ; je sentais que tout ce qu’on m’avait raconté des Verdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, que j’avais connu, je me reprochais de ne pas avoir fait assez attention à lui, de n’y avoir pas fait attention avec assez de désintéressement, de ne pas l’avoir bien écouté quand il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu’il me montrait de belles choses, maintenant que je savais qu’il était comparable à l’un des plus beaux causeurs d’autrefois. Au moment d’arriver chez Mme Verdurin, j’aperçus M. de Charlus naviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était, bien malgré lui, toujours escorté quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin contrastant tellement avec l’étranger hautain de la première année de Balbec, à l’aspect sévère, à l’affectation de virilité, qu’il me sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout autre période de sa révolution et qu’on commence à voir dans son plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n’était, il y a quelques années, qu’un léger bouton qu’il dissimulait aisément et dont on ne soupçonnait pas la gravité. Bien que l’opération qu’avait subie Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu’il avait cru perdre pour jamais, je ne sais s’il avait aperçu le voyou attaché aux pas du baron. Il importait peu, du reste, car depuis la Raspelière, et malgré l’amitié que l’universitaire avait pour lui, la présence de M. de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme la vie de tout autre prolonge, dans l’obscurité, des sentiers qu’on ne soupçonne pas. Le mensonge, pourtant, si souvent trompeur, et dont toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un sentiment d’inimitié, ou d’intérêt, ou une visite qu’on veut avoir l’air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d’un jour et qu’on veut cacher à sa femme, qu’une bonne réputation ne recouvre — à ne pas les laisser deviner — des mœurs mauvaises. Elles peuvent être ignorées toute la vie ; le hasard d’une rencontre sur une jetée, le soir, les révèle ; encore ce hasard est-il souvent mal compris, et il faut qu’un tiers averti vous fournisse l’introuvable mot que chacun ignore. Mais, sues, elles effrayent parce qu’on y sent affluer la folie, bien plus que par moralité. Mme de Surgis n’avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n’importe quoi qu’eût avili et expliqué l’intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d’horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à le leur faire pincer l’un l’autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de bons rapports n’est pas atteint d’anthropophagie et aux questions répétées du baron : « Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes gens ? » elle répondit, sachant les foudres qu’elle accumulait sur elle, qu’ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d’un voyage, etc. L’irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoi qu’on en dise. Landru, à supposer qu’il ait réellement tué ses femmes, s’il l’a fait par intérêt, à quoi l’on peut résister, peut être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.




Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le baron, avaient fait place chez lui, dès qu’il s’était agi non plus de débiter des lieux communs, mais de comprendre, à un sentiment pénible que voilait la gaîté. Il se rassurait en récitant des pages de Platon, des vers de Virgile, parce qu’aveugle d’esprit aussi, il ne comprenait pas qu’alors aimer un jeune homme était comme aujourd’hui (les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus lui-même ne l’eût pas compris, lui qui confondait sa manie avec l’amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que, depuis dix-neuf cents ans (« un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée sous un prince athée », a dit La Bruyère), toute l’homosexualité de coutume — celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile — a disparu, que seule surnage et se multiplie l’involontaire, la nerveuse, celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même. Et M. de Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie païenne. En échange d’un peu de beauté plastique, que de supériorité morale ! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune garçon, plus tard n’aura aucune raison d’être moins dur de cœur, et d’esprit plus fin, que l’autre berger dont la flûte résonne pour Amaryllis. Car le premier n’est pas atteint d’un mal, il obéit aux modes du temps. C’est l’homosexualité survivante malgré les obstacles, honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare légère d’un sens, qui expliquent que l’univers des poètes et des musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s’entr’ouvre pour M. de Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d’une ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas ; mais l’étroite brèche qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse ! Cela ne dispense pas les gens sains d’avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème, leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu’il est enfermé par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d’intervenir auprès du directeur de l’asile, gémissant sur les promiscuités qu’on lui impose, conclut ainsi : « Tenez, celui qui va venir me parler dans le préau, dont je suis obligé de subir le contact, croit qu’il est Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on m’enferme, il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ c’est moi ! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer l’erreur au médecin aliéniste. Sur ses derniers mots, et même si on pense à l’admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme on s’éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s’éloignaient de M. de Charlus, non qu’il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe d’invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète est à plaindre, et qui n’est guidé par aucun Virgile, d’avoir à traverser les cercles d’un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome ! Aucun charme dans son œuvre ; la même sévérité dans sa vie qu’aux défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu’on ne puisse pas attribuer à autre chose qu’à la perte d’une croyance d’avoir quitté la soutane.

Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards, ou traversait la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs se comptaient par douzaines qui, dans l’espoir d’avoir une thune, ne le lâchaient pas) et de peur que l’autre ne s’enhardît à lui parler, le baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses joues poudrerizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l’air d’un prêtre interdit, diverses compromissions auxquelles l’avait obligé la nécessité d’exercer son goût et d’en protéger le secret ayant eu pour effet d’amener à la surface du visage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la déchéance morale. Celle-ci, en effet, quelle qu’en soit la cause, se lit aisément, car elle ne tarde pas à se matérialiser, et prolifère sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux, aussi physiquement que s’y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce n’était pas, d’ailleurs, seulement dans les joues, ou mieux les bajoues de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l’embonpoint, que surnageait maintenant, étalé comme de l’huile, le vice jadis si intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il débordait maintenant dans ses propos.

« C’est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau jeune homme, dit-il en nous abordant, cependant que le voyou désappointé s’éloignait. C’est du beau. On le dira à vos petits élèves de la Sorbonne que vous n’êtes pas plus sérieux que cela. Du reste, la compagnie de la jeunesse vous réussit, Monsieur le Professeur, vous êtes frais comme une petite rose. Je vous ai dérangés, vous aviez l’air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n’aviez pas besoin d’une vieille grand’maman rabat-joie comme moi. Je n’irai pas à confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés. » Le baron était d’humeur d’autant plus gaie qu’il ignorait entièrement la scène de l’après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce contre un retour offensif que d’aller prévenir M. de Charlus. Aussi celui-ci croyait-il toujours au mariage et s’en réjouissait-il. On dirait que c’est une consolation pour ces grands solitaires que de donner à leur célibat tragique l’adoucissement d’une paternité fictive. « Mais, ma parole, Brichot, ajouta-t-il, en se tournant en riant vers nous, j’ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous aviez l’air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc, Brichot, vous en prenez des libertés ! » Fallait-il attribuer pour cause à de telles paroles le vieillissement d’une telle pensée, moins maîtresse que jadis de ses réflexes, et qui, dans des instants d’automatisme, laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant quarante ans ? Ou bien était-ce dédain pour l’opinion des roturiers qu’avaient au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc, présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le voir, il se faisait la barbe en chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre ? M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de Doncières à Doville, la dangereuse habitude de se mettre à l’aise et, comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir son énorme front, de desserrer, au début, pour quelques instants seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à son vrai visage ? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel auraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues. Mais il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs qu’offre son vice l’avait lassé. Il avait instinctivement cherché de nouvelles performances, et après s’être fatigué des inconnus qu’il rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu’il avait cru qu’il détesterait toujours, à l’imitation d’un « ménage » ou d’une « paternité ». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme de la même façon qu’un homme normal peut, une fois dans sa vie, avoir voulu coucher avec un garçon, par une curiosité semblable, inverse, et dans les deux cas également malsaine. L’existence de « fidèle » du baron, ne vivant, à cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les efforts qu’il avait faits longtemps pour garder des apparences menteuses, la même influence qu’un voyage d’exploration ou un séjour aux colonies chez certains Européens, qui y perdent les principes directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution interne d’un esprit, ignorant au début de l’anomalie qu’il portait en soi, puis épouvanté devant elle quand il l’avait reconnue, et enfin s’étant familiarisé avec elle jusqu’à ne plus s’apercevoir qu’on ne pouvait sans danger avouer aux autres ce qu’on avait fini par s’avouer sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore, pour détacher M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé chez les Verdurin. Il n’est pas, en effet, d’exil au pôle Sud, ou au sommet du Mont-Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu’un séjour prolongé au sein d’un vice intérieur, c’est-à-dire d’une pensée différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire d’un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer, à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour le champion du catholicisme, non pas probablement avec l’espoir d’être pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l’attente des rieurs bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises mœurs dans le petit clan, comme il eût contrefait l’anglais ou imité Mounet-Sully, sans attendre qu’on l’en priât, et pour payer son écot avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d’amateur ; de sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne qu’il se promenait maintenant avec des jeunes gens de la même façon que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la « fille aînée de l’Église » et du « Sacré-Cœur de Jésus », c’est-à-dire sans ombre de tartuferie, mais avec une pointe de cabotinage. Ce n’est pas seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de celles qu’il se permettait autrefois, qu’il serait curieux de chercher l’explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les gestes, qui les uns et les autres ressemblaient singulièrement maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement autrefois ; il poussait maintenant, involontairement, presque les mêmes petits cris (chez lui involontaires et d’autant plus profonds) que jettent, volontairement, eux, les invertis qui s’interpellent en s’appelant « ma chère » ; comme si ce « chichi » voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contrepied, n’était en effet qu’une géniale et fidèle imitation des manières qu’arrivent à prendre, quoi qu’ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En réalité — et c’est ce que ce chichi tout intérieur révélait — il n’y avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en brosse, que j’avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de bijoux, que cette différence purement apparente qu’il y a entre une personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme l’autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares. Du reste, on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout différents, comme l’extension extraordinaire qu’avaient prise dans sa conversation certaines expressions qui avaient proliféré et qui revenaient maintenant à tout moment (par exemple : « l’enchaînement des circonstances ») et auxquelles la parole du baron s’appuyait de phrase en phrase comme à un tuteur nécessaire. « Est-ce que Charlie est déjà arrivé ? » demanda Brichot à M. de Charlus comme nous apercevions la porte de l’hôtel. « Ah ! je ne sais pas », dit le baron en levant les mains et en fermant à demi les yeux, de l’air d’une personne qui ne veut pas qu’on l’accuse d’indiscrétion, d’autant plus qu’il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses qu’il avait dites et que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant M. de Charlus aussi volontiers qu’il se parait de lui, avait cru graves quoique en réalité insignifiantes. « Vous savez que je ne sais rien de ce qu’il fait. » Si des conversations de deux personnes qui ont entre elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas moins naturellement dans les conversations qu’un tiers a avec un amant au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit, d’ailleurs, le sexe de cette personne.

« Il y a longtemps que vous l’avez vu ? » demandai-je à M. de Charlus, pour avoir l’air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et de ne pas croire qu’il vivait complètement avec lui. « Il est venu par hasard cinq minutes ce matin, pendant que j’étais encore à demi endormi, s’asseoir sur le coin de mon lit, comme s’il voulait me violer. » J’eus aussitôt l’idée que M. de Charlus avait vu Charlie il y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu l’homme qu’on sait — et qu’elle suppose peut-être qu’on croit — être son amant, si elle a goûté avec lui, elle répond : « Je l’ai vu un instant avant déjeuner. » Entre ces deux faits la seule différence est que l’un est mensonger et l’autre vrai, mais l’un est aussi innocent, ou, si l’on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait mensonger, si l’on ne savait pas que les réponses sont déterminées, à l’insu de la personne qui les fait, par un nombre de facteurs qui semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu’on s’excuse d’en faire état. Mais pour un physicien la place qu’occupe la plus petite balle de sureau s’explique par la concordance d’action, le conflit ou l’équilibre, de lois d’attraction ou de répulsion qui gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d’ostentation, le besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu’on est aimé, une pénétration de ce que sait ou suppose — et ne dit pas — l’interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de la sienne, le fait tantôt sur- et tantôt sous-estimer le désir involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du feu. Tout autant de lois différentes, agissant en sens contraire, dictent les réponses plus générales touchant l’innocence, le « platonisme », ou, au contraire, la réalité charnelle des relations qu’on a avec la personne qu’on dit avoir vue le matin quand on l’a vue le soir. Toutefois, d’une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré l’aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler, à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails compromettants, cherchait, pendant cette période de sa vie, à affirmer que Charlie n’était pas de la même sorte d’homme que lui, Charlus, et qu’il n’existait entre eux que de l’amitié. Cela n’empêchait pas (et bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme pour l’heure où il l’avait vu en dernier lieu), soit qu’il dît alors, en s’oubliant, la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d’égarer l’interlocuteur. « Vous savez qu’il est pour moi, continua le baron, un bon petit camarade, pour qui j’ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en doutait-il donc, qu’il éprouvât le besoin de dire qu’il en était sûr ?) qu’il a pour moi, mais il n’y a entre nous rien d’autre, pas ça, vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s’il avait parlé d’une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les pieds. Il sait pourtant que je déteste qu’on me voie couché. Pas vous ? Oh ! c’est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais bien que je n’ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière, mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »

Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel comme d’un bon petit camarade, et qu’il dît la vérité plus encore qu’il ne croyait en disant : « Je ne sais pas ce qu’il fait, je ne connais pas sa vie. »

En effet, disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit, que nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la demeure de Mme Verdurin), disons que, peu de temps avant cette soirée, le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une lettre qu’il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette lettre, laquelle devait, par contre-coup, me causer de cruels chagrins, était écrite par l’actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif qu’elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le plus passionné. Sa grossièreté empêche qu’elle soit reproduite ici, mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu’au féminin en lui disant : « grande sale, va ! », « ma belle chérie, toi tu en es au moins, etc. ». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa. D’autre part, la moquerie de Morel à l’égard de M. de Charlus, et de Léa à l’égard d’un officier qui l’entretenait et dont elle disait : « Il me supplie dans ses lettres d’être sage ! Tu parles ! mon petit chat blanc », ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins insoupçonnée de lui que n’étaient les rapports si particuliers de Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots « en être ». Après l’avoir d’abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps bien long déjà, appris que lui-même « en était ». Or voici que cette notion qu’il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il avait découvert qu’il « en était » il avait cru par là apprendre que son goût, comme dit Saint-Simon, n’était pas celui des femmes. Or voici que, pour Morel, cette expression « en être » prenait une extension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d’après cette lettre, qu’il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M. de Charlus n’avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s’étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les êtres qui « en étaient » n’étaient pas seulement ceux qu’il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de femmes que d’hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d’un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l’intelligence autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la fois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisance soudaine d’une définition.

M. de Charlus n’avait jamais été, dans la vie, qu’un amateur. C’est dire que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d’aucune utilité. Il faisait dériver l’impression pénible qu’il en pouvait ressentir, en scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues sournoises. Mais pour un être de la valeur d’un Bergotte, par exemple, ils eussent pu être précieux. C’est même peut-être ce qui explique en partie (puisque nous agissons à l’aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à l’imagination de l’écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en rien la nature de sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les mensonges poussés au delà et surtout dans une direction différente de ce qu’on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge, le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle action formulé par nous d’une façon toute différente, le mensonge sur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons à l’égard de l’être qui nous aime, et qui croit nous avoir façonné semblable à lui parce qu’il nous embrasse toute la journée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur de l’inconnu, qui puisse éveiller en nous des sens endormis pour la contemplation d’univers que nous n’aurions jamais connus. Il faut dire, pour ce qui concerne M. de Charlus, que, s’il fut stupéfait d’apprendre, relativement à Morel, un certain nombre de choses que celui-ci lui avait soigneusement cachées, il eut tort d’en conclure que c’est une erreur de se lier avec des gens du peuple. On verra, en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M. de Charlus lui-même en train de faire des choses qui eussent encore plus stupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n’avait pu faire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui avait été le plus pénible avait été celle d’un voyage que Morel avait fait avec Léa, alors qu’il avait assuré à M. de Charlus qu’il était en ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s’était servi, pour échafauder son mensonge, de personnes bénévoles à qui il avait envoyé ses lettres en Allemagne, d’où on les réexpédiait à M. de Charlus qui, d’ailleurs, était tellement convaincu que Morel y était qu’il n’eût même pas regardé le timbre de la poste.) Mais il est temps de rattraper le baron qui s’avance, avec Brichot et moi, vers la porte des Verdurin.

« Et qu’est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami hébreu que nous voyions à Doville ? J’avais pensé que si cela vous faisait plaisir on pourrait peut-être l’inviter un soir. » En effet, M. de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et les gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La surveillance qu’il chargeait un vieux domestique de faire exercer par une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se croyaient filés et qu’une femme de chambre ne vivait plus, n’osait plus sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses. « Elle peut bien faire ce qu’elle veut ! On irait perdre son temps et son argent à la pister ! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque chose ! » s’écriait ironiquement le vieux serviteur, car il était si passionnément attaché à son maître que, bien que ne partageant nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s’ils étaient siens. « C’est la crème des braves gens », disait de ce vieux serviteur M. de Charlus, car on n’apprécie jamais personne autant que ceux qui joignent à de grandes vertus celle de les mettre sans compter à la disposition de nos vices. C’était, d’ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capable d’éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C’est d’ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L’amour de l’homme qu’ils aiment pour une femme est quelque chose d’autre, qui se passe dans une autre espèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois, il est vrai, chez ceux qui font de l’inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s’y être livré, non comme d’une trahison, mais comme d’une déchéance. Un Charlus, autre que n’était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avec une femme, comme il l’eût été de lire sur une affiche que lui, l’interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C’est, d’ailleurs, pour cela que les jeunes gens qui, par intérêt, condescendent à l’amour des Charlus leur affirment que les femmes ne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu’ils ne prennent jamais d’alcool et n’aiment que l’eau de source. Mais M. de Charlus, sur ce point, s’écartait un peu de la règle habituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins ne lui portaient pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à l’écarté. « Mais, mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. « Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vue n’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dans le métro qu’au théâtre. C’en est embêtant ! Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte les billets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des jolies encore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je le comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’une espèce de Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais si M. de Charlus aimait à montrer qu’il aimait Morel, il aimait à persuader les autres, peut-être à se persuader lui-même, qu’il en était aimé. Il mettait à l’avoir tout le temps auprès de lui (et malgré le tort que ce petit jeune homme pouvait faire à la situation mondaine du baron) une sorte d’amour-propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et snobs, qui, par vanité, brisent toutes leurs relations pour être vus partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu’on ne reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d’être lié) il était arrivé à ce point où l’amour-propre met toute sa persévérance à détruire les buts qu’il a atteints, soit que, sous l’influence de l’amour, on trouve un prestige, qu’on est seul à percevoir, à des relations ostentatoires avec ce qu’on aime, soit que, par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes et la marée montante des curiosités ancillaires, d’autant plus absorbantes qu’elles sont plus platoniques, celles-ci n’eussent pas seulement atteint mais dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.

Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu’à son goût pour eux l’existence de Morel n’était pas un obstacle, et que même sa réputation éclatante de violoniste ou sa notoriété naissante de compositeur et de journaliste pourrait, dans certains cas, leur être un appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure agréable, c’était dans les talents de Morel qu’il cherchait l’occasion de faire une politesse au nouveau venu. « Vous devriez, lui disait-il, m’apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon ! C’est une aubaine que d’en trouver de nouvelle. Et les étrangers apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que d’amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations), comme Bloch avait avoué qu’il était un peu poète, « à ses heures », avait-il ajouté, avec le rire sarcastique dont il accompagnait une banalité quand il ne pouvait pas trouver une parole originale, M. de Charlus me dit : « Dites donc à ce jeune Israélite, puisqu’il fait des vers, qu’il devrait bien m’en apporter pour Morel. Pour un compositeur c’est toujours l’écueil, trouver quelque chose de joli à mettre en musique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pas inintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite du poète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstances auxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient la première place, car il compose beaucoup maintenant et il écrit aussi et très joliment, je vais vous en parler. Quant à son talent d’exécutant (là vous savez qu’il est tout à fait un maître déjà), vous allez voir ce soir comme ce gosse joue bien la musique de Vinteuil ; il me renverse ; à son âge, avoir une compréhension pareille tout en restant si gamin, si potache ! Oh ! ce n’est ce soir qu’une petite répétition. La grande machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus élégant aujourd’hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu, dit-il — en employant ce nous, sans doute parce que le Roi dit : nous voulons. À cause du magnifique programme, j’ai conseillé à Mme Verdurin d’avoir deux fêtes : l’une dans quelques jours, où elle aura toutes ses relations ; l’autre ce soir, où la Patronne est, comme on dit en termes de justice, dessaisie. C’est moi qui ai fait les invitations et j’ai convoqué quelques personnes d’un autre milieu, qui peuvent être utiles à Charlie et qu’il sera agréable pour les Verdurin de connaître. N’est-ce pas, c’est très bien de faire jouer les choses les plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la mercière d’en face et de l’épicier du coin. Vous savez ce que je pense du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les événements publics à la presse et qui est d’être un organe de divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire ; j’ai, par exemple, invité ma belle-sœur Oriane ; il n’est pas certain qu’elle vienne, mais il est certain en revanche, si elle vient, qu’elle ne comprendra absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est au-dessus de ses moyens, mais de parler ce qui y est approprié admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence : dès demain, au lieu du silence de la mercière et de l’épicier, conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu’elle a entendu des choses merveilleuses, qu’un certain Morel, etc., rage indescriptible des personnes non conviées qui diront : « Palamède avait sans doute jugé que nous étions indignes ; d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que ces gens chez qui la chose se passait », contre-partie aussi utile que les louanges d’Oriane, parce que le nom de Morel revient tout le temps et finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu’on relit dix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de circonstances qui peut avoir son prix pour l’artiste, pour la maîtresse de maison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestation qui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça en vaut la peine ; vous verrez les progrès qu’a faits Charlie. Et, d’ailleurs, on lui a découvert un nouveau talent, mon cher, il écrit comme un ange. Comme un ange je vous dis. » M. de Charlus négligeait de dire que depuis quelque temps il faisait faire à Morel, comme ces grands seigneurs du xviie siècle qui dédaignaient de signer et même d’écrire leurs libelles, des petits entrefilets bassement calomniateurs et dirigés contre la comtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux qui les lisaient, combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme, qui retrouvait, si adroitement glissés que personne d’autre qu’elle n’y voyait goutte, des passages de lettres d’elle, textuellement cités, mais pris dans un sens où ils pouvaient l’affoler comme la plus cruelle vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tous les jours à Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plus terrible que l’autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant la puissance d’un Charlus devenu démodé et, bien au-dessus de lui, érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et croit-elle de bonne foi au néant d’un génial Charlus, à l’incontestable autorité d’un stupide Morel. Le baron était moins innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin amer de la bouche, dont l’envahissement semblait donner aux joues la jaunisse quand il était en colère. « Vous qui connaissiez Bergotte, reprit M. de Charlus, j’avais jadis pensé que vous auriez pu peut-être, en lui rafraîchissant la mémoire au sujet des proses du jouvenceau, collaborer en somme avec moi, m’aider à favoriser un talent double, de musicien et d’écrivain, qui peut un jour acquérir le prestige de celui de Berlioz. Vous savez, les Illustres ont souvent autre chose à penser, ils sont adulés, ils ne s’intéressent guère qu’à eux-mêmes. Mais Bergotte, qui était vraiment simple et serviable, m’avait promis de faire passer au Gaulois, ou je ne sais plus où, ces petites chroniques, moitié d’un humoriste et d’un musicien, qui sont maintenant très jolies, et je suis vraiment très content que Charlie ajoute à son violon ce petit brin de plume d’Ingres. Je sais bien que j’exagère facilement, quand il s’agit de lui, comme toutes les vieilles mamans-gâteau du Conservatoire. Comment, mon cher, vous ne le saviez pas ? Mais c’est que vous ne connaissez pas mon côté gobeur. Je fais le pied de grue pendant des heures à la porte des jurys d’examen. Je m’amuse comme une reine. Quant à la prose de Charlie, Bergotte m’avait assuré que c’était vraiment tout à fait très bien. »

M. de Charlus, qui l’avait connu depuis longtemps par Swann, était en effet allé voir Bergotte quelques jours avant sa mort et lui demander qu’il obtînt pour Morel d’écrire dans un journal des sortes de chroniques, en partie humoristiques, sur la musique. En y allant, M. de Charlus avait un certain remords, car grand admirateur de Bergotte, il s’était rendu compte qu’il n’allait jamais le voir pour lui-même, mais pour, grâce à la considération mi-intellectuelle, mi-sociale que Bergotte avait pour lui, pouvoir faire une grande politesse à Morel, ou à tel autre de ses amis. Qu’il ne se servît plus du monde que pour cela ne choquait pas M. de Charlus, mais de Bergotte cela lui avait paru plus mal, parce qu’il sentait que Bergotte n’était pas utilitaire comme les gens du monde et méritait mieux. Seulement sa vie était prise et il ne trouvait du temps de libre que quand il avait très envie d’une chose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, très intelligent, la conversation d’un homme intelligent lui était assez indifférente, surtout celle de Bergotte, qui était trop homme de lettres pour son goût et d’un autre clan, ne se plaçant pas à son point de vue. Quant à Bergotte, il s’était rendu compte de cet utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en avait pas voulu, car il avait été toute sa vie incapable d’une bonté suivie, mais désireux de faire plaisir, compréhensif, insensible au plaisir de donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus, il ne l’avait partagé à aucun degré, mais y avait trouvé plutôt un élément de couleur dans le personnage, le « fas et nefas », pour un artiste, consistant non dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de Platon ou de Sodome. « Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti. Vous n’en abusez pas ! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine. « Voyez-vous ça ! ça sort avec sa cousine, comme c’est pur ! » dit M. de Charlus à Brichot. Et s’adressant de nouveau à moi : « Mais nous ne vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfant. Vous êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement de ne pas y avoir de part. Du reste, vous avez très bon goût, elle est charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête farcie à Doville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être aussi bien fait de ne pas l’amener. C’est admirable, la musique de Vinteuil. Mais j’ai appris qu’il devait y avoir la fille de l’auteur et son amie, qui sont deux personnes d’une terrible réputation. C’est toujours embêtant pour une jeune fille. Elles seront là, à moins que ces deux demoiselles n’aient pas pu venir, car elles devaient sans faute être tout l’après-midi à une répétition d’études que Mme Verdurin donnait tantôt et où elle n’avait convié que les raseurs, la famille, les gens qu’il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l’heure, avant le dîner, Charlie nous a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles Vinteuil, absolument attendues, n’étaient pas venues. » Malgré l’affreuse douleur que j’avais à rapprocher subitement de l’effet, seul connu d’abord, la cause, enfin découverte, de l’envie d’Albertine de venir tantôt, la présence annoncée (mais que j’avais ignorée) de Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d’esprit de noter que M. de Charlus, qui nous avait dit, il y avait quelques minutes, n’avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l’avoir vu avant dîner. Ma souffrance devenait visible : « Mais qu’est-ce que vous avez ? me dit le baron, vous êtes vert ; allons, entrons, vous prenez froid, vous avez mauvaise mine. » Ce n’était pas mon doute relatif à la vertu d’Albertine que les paroles de M. de Charlus venaient d’éveiller en moi. Beaucoup d’autres y avaient déjà pénétré ; à chaque nouveau doute on croit que la mesure est comble, qu’on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la place, et une fois qu’il est introduit dans notre milieu vital, il y entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de raisons d’oublier, qu’assez vite on s’en accommode, on finit par ne plus s’occuper de lui. Il reste seulement comme une douleur à demi guérie, une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre que lui, et comme lui devenu centre de nos pensées, irradie en elles, à des distances infinies, de subtiles tristesses, comme le désir des plaisirs d’une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut s’associer à l’idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se réveille quand un doute nouveau entre en nous ; on a beau se dire presque tout de suite : « Je m’arrangerai, il y aura un système pour ne pas souffrir, ça ne doit pas être vrai », pourtant il y a eu un premier instant où on a souffert comme si on croyait. Si nous n’avions que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait supportable ; malheureusement nous portons en nous ce petit organe que nous appelons cœur, lequel est sujet à certaines maladies au cours desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne la vie d’une certaine personne et où un mensonge — cette chose inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allégrement, qu’il soit fait par nous-même ou par les autres — venu de cette personne, donne à ce petit cœur, qu’on devrait pouvoir nous retirer chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau, car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle ne les modifie pas plus que notre attention une rage de dents. Il est vrai que cette personne est coupable de nous avoir menti, car elle nous avait juré de nous dire toujours la vérité. Mais nous savons par nous-même, pour les autres, ce que valent les serments. Et nous avons voulu y ajouter foi quand ils venaient d’elle, qui avait justement tout intérêt à nous mentir et n’a pas été choisie par nous, d’autre part, pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n’aurait presque plus besoin de nous mentir — justement quand le cœur sera devenu indifférent au mensonge — parce que nous ne nous intéresserons plus à sa vie. Nous le savons, et malgré cela nous sacrifions volontiers la nôtre, soit que nous nous tuions pour cette personne, soit que nous nous fassions condamner à mort en l’assassinant, soit simplement que nous dépensions en quelques soirées pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige à nous tuer ensuite parce que nous n’avons plus rien. D’ailleurs, si tranquille qu’on se croie quand on aime, on a toujours l’amour dans son cœur en état d’équilibre instable. Un rien suffit pour le mettre dans la position du bonheur ; on rayonne, on couvre de tendresses non point celle qu’on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux, qui l’ont gardée contre toute tentation mauvaise ; on se croit tranquille, et il suffit d’un mot : « Gilberte ne viendra pas », « Mademoiselle Vinteuil est invitée », pour que tout le bonheur préparé vers lequel on s’élançait s’écroule, pour que le soleil se cache, pour que tourne la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à laquelle, un jour, on ne sera plus capable de résister. Ce jour-là, le jour où le cœur est devenu si fragile, des amis qui nous admirent souffrent que de tels néants, que certains êtres puissent nous faire du mal, nous faire mourir. Mais qu’y peuvent-ils ? Si un poète est mourant d’une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant au pneumocoque que ce poète a du talent et qu’il devrait le laisser guérir ? Le doute, en tant qu’il avait trait à Mlle Vinteuil, n’était pas absolument nouveau. Mais, même dans cette mesure, ma jalousie de l’après-midi, excitée par Léa et ses amies, l’avait aboli. Une fois ce danger du Trocadéro écarté, j’avais éprouvé, j’avais cru avoir reconquis à jamais une paix complète. Mais ce qui était surtout nouveau pour moi, c’était une certaine promenade où Andrée m’avait dit : « Nous sommes allées ici et là, nous n’avons rencontré personne », et où, au contraire, Mlle Vinteuil avait évidemment donné rendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenant j’eusse laissé volontiers Albertine sortir seule, aller partout où elle voudrait, pourvu que j’eusse pu chambrer quelque part Mlle Vinteuil et son amie et être certain qu’Albertine ne les vît pas. C’est que la jalousie est généralement partielle, à localisations intermittentes, soit parce qu’elle est le prolongement douloureux d’une anxiété qui est provoquée tantôt par une personne, tantôt par une autre que notre amie pourrait aimer, soit par l’exiguïté de notre pensée, qui ne peut réaliser que ce qu’elle se représente et laisse le reste dans un vague dont on ne peut relativement souffrir.

Au moment où nous allions sonner à la porte de l’hôtel, nous fûmes rattrapés par Saniette qui nous apprit que la princesse Sherbatoff était morte à six heures et nous dit qu’il ne nous avait pas reconnus tout de suite. « Je vous envisageais pourtant depuis un moment, nous dit-il d’une voix essoufflée. Est-ce pas curieux que j’aie hésité ? » « N’est-il pas curieux » lui eût semblé une faute et il devenait avec les formes anciennes du langage d’une exaspérante familiarité. « Vous êtes pourtant gens qu’on peut avouer pour ses amis. » Sa mine grisâtre semblait éclairée par le reflet plombé d’un orage. Son essoufflement, qui ne se produisait, cet été encore, que quand M. Verdurin l’« engueulait », était maintenant constant. « Je sais qu’une œuvre inédite de Vinteuil va être exécutée par d’excellents artistes, et singulièrement par Morel. — Pourquoi singulièrement ? » demanda le baron, qui vit dans cet adverbe une critique. « Notre ami Saniette, se hâta d’expliquer Brichot qui joua le rôle d’interprète, parle volontiers, en excellent lettré qu’il est, le langage d’un temps où « singulièrement » équivaut à notre « tout particulièrement ».

Comme nous entrions dans l’antichambre de Madame Verdurin, M. de Charlus me demanda si je travaillais, et comme je lui disais que non, mais que je m’intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d’argenterie et de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux que chez les Verdurin ; que, d’ailleurs, j’avais pu les voir à la Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis, ils faisaient la folie de tout emporter avec eux ; que ce serait moins commode de tout me sortir un jour de soirée, mais que pourtant il demanderait qu’on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n’en rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau, et je vis que le sommet de sa tête s’argentait maintenant par places. Mais tel un arbuste précieux que non seulement l’automne colore mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d’ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs placés à sa cime qu’un bariolage de plus venant s’ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches d’expressions différentes, de fards et d’hypocrisie, qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu’il me paraissait crier. J’étais presque gêné par ses yeux où j’avais peur qu’il ne me surprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons, avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par ces êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles. Les personnes qui apprenaient la vérité par l’un ou l’autre, par les Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant qu’elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Son visage, loin de répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions l’identifier avec les traits familiers d’une personne de connaissance. Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais au génie d’une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à l’Opéra.

M. de Charlus était en train de donner son pardessus avec des recommandations d’habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait était un nouveau, tout jeune. Or M. de Charlus perdait souvent maintenant ce qu’on appelle « le Nord » et ne se rendait plus compte de ce qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu’il avait, à Balbec, de montrer que certains sujets ne l’effrayaient pas, de ne pas avoir peur de déclarer à propos de quelqu’un : « Il est joli garçon », de dire, en un mot, les mêmes choses qu’aurait pu dire quelqu’un qui n’aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce désir en disant, au contraire, des choses que n’aurait jamais pu dire quelqu’un qui n’aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son esprit était si constamment fixé qu’il en oubliait qu’elles ne font pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi, regardant le nouveau valet de pied, il leva l’index en l’air d’un air menaçant, et croyant faire une excellente plaisanterie : « Vous, je vous défends de me faire de l’œil comme ça », dit le baron, et se tournant vers Brichot : « Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez amusant », et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis, ne pouvant plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et lui toucha le bout du nez en disant : « Pif ». « Quelle drôle de boîte », se dit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron était farce ou marteau. « Ce sont des manières qu’il a comme ça, lui répondit le maître d’hôtel (qui le croyait un peu « piqué », un peu « dingo »), mais c’est un des amis de Madame que j’ai toujours le mieux estimé, c’est un bon cœur. »

« Est-ce que vous retournerez, cette année, à Incarville ? me demanda Brichot. Je crois que notre Patronne a reloué la Raspelière, bien qu’elle ait eu maille à partir avec ses propriétaires. Mais tout cela n’est rien, ce sont nuages qui se dissipent », ajouta-t-il, du même ton optimiste que les journaux qui disent : « Il y a eu des fautes de commises, c’est entendu, mais qui ne commet des fautes ? » Or je me rappelais dans quel état de souffrance j’avais quitté Balbec, et je ne désirais nullement y retourner. Je remettais toujours au lendemain mes projets avec Albertine. « Mais bien sûr qu’il y reviendra, nous le voulons, il nous est indispensable », déclara M. de Charlus avec l’égoïsme autoritaire et incompréhensif de l’amabilité.

À ce moment M. Verdurin vint à notre rencontre. M. Verdurin, à qui nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff, nous dit : « Oui, je sais qu’elle est très mal. — Mais non, elle est morte à six heures », s’écria Saniette. « Vous, vous exagérez toujours », dit brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n’étant pas décommandée, préférait l’hypothèse de la maladie, imitant ainsi sans le savoir le prince de Guermantes. Saniette, non sans craindre d’avoir froid, car la porte extérieure s’ouvrait constamment, attendait avec résignation qu’on lui prît ses affaires. « Qu’est-ce que vous faites là, dans cette pose de chien couchant ? lui demanda M. Verdurin. — J’attendais qu’une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. — Qu’est-ce que vous dites ? demanda d’un air sévère M. Verdurin : « qui surveillent aux vêtements ». Est-ce que vous devenez gâteux ? on dit : « surveiller les vêtements », s’il vous faut apprendre le français comme aux gens qui ont eu une attaque. — Surveiller à quelque chose est la vraie forme, murmura Saniette d’une voix entrecoupée ; l’abbé Le Batteux… — Vous m’agacez, vous, cria M. Verdurin d’une voix terrible. Comme vous soufflez ! Est-ce que vous venez de monter six étages ? » La grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire firent passer d’autres personnes avant Saniette et, quand il voulut tendre ses affaires, lui répondirent : « Chacun son tour, monsieur, ne soyez pas si pressé. » « Voilà des hommes d’ordre, voilà des compétences. Très bien, mes braves », dit, avec un sourire de sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions à faire passer Saniette après tout le monde. « Venez, dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d’air. Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements ! reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile ! — Il donne dans la préciosité, ce n’est pas un mauvais garçon, dit Brichot. — Je n’ai pas dit que c’était un mauvais garçon, j’ai dit que c’était un imbécile », riposta avec aigreur M. Verdurin.

Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski. Morel venait de refuser (parce que M. de Charlus ne pouvait s’y rendre) une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à l’heure en voir s’ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force grâce à une habitude propre, en général, aux milieux oisifs, mais tout particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait, entre un nouveau et un fidèle, un mot dit à mi-voix et pouvant faire supposer qu’ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier (« Alors, à vendredi chez les un Tel » ou : « Venez à l’atelier le jour que vous voudrez, j’y suis toujours jusqu’à cinq heures, vous me ferez vraiment plaisir »), agitée, supposant au nouveau une « situation » qui pouvait faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la Patronne, tout en faisant semblant de n’avoir rien entendu et en conservant à son beau regard, cerné par l’habitude de Debussy plus que n’aurait fait celle de la cocaïne, l’air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la musique, n’en roulait pas moins, sous son front magnifique, bombé par tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui n’étaient pas exclusivement polyphoniques, et, n’y tenant plus, ne pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en désignant le fidèle : « Vous ne voulez pas venir dîner avec lui, samedi par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils ? N’en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette tourbe » (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau, dédaigné momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d’espérances).

Mais ce besoin de s’engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa contre-partie. L’assiduité aux mercredis faisait naître chez les Verdurin une disposition opposée. C’était le désir de brouiller, d’éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les mois passés à la Raspelière, où l’on se voyait du matin au soir. M. Verdurin s’y ingéniait à prendre quelqu’un en faute, à tendre des toiles où il pût passer à l’araignée sa compagne quelque mouche innocente. Faute de griefs, on inventait des ridicules. Dès qu’un fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les autres, on feignait d’être surpris qu’ils n’eussent pas remarqué combien il avait toujours les dents sales, ou, au contraire, qu’il les brossât, par manie, vingt fois par jour. Si l’un se permettait d’ouvrir la fenêtre, ce manque d’éducation faisait que le Patron et la Patronne échangeaient un regard révolté. Au bout d’un instant, Mme Verdurin demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire, d’un air furieux : « Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande qu’est-ce qui s’est permis de l’ouvrir », devant le coupable, qui rougissait jusqu’aux oreilles. On vous reprochait indirectement la quantité de vin qu’on avait bue. « Ça ne vous fait pas mal ? C’est bon pour un ouvrier. » Les promenades ensemble de deux fidèles qui n’avaient pas préalablement demandé son autorisation à la Patronne avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l’étaient pas. Seul le fait que le baron n’habitait pas la Raspelière (à cause de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.

Mme Verdurin était furieuse et décidée à « éclairer » Morel sur le rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus. « J’ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir à quelqu’un une reconnaissance qui allait lui peser, et ne pouvait le tuer pour la peine, lui découvrait un défaut grave qui dispensait honnêtement de la lui témoigner), j’ajoute qu’il se donne des airs chez moi qui ne me plaisent pas. » C’est qu’en effet Mme Verdurin avait encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de ses amis d’en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de l’honneur qu’il faisait à la Patronne en amenant quai Conti des gens qui, en effet, n’y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu’on pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive, sur un ton péremptoire où se mêlait à l’orgueil rancunier du grand seigneur quinteux, le dogmatisme de l’artiste expert en matière de fêtes et qui retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de condescendre à des concessions qui, selon lui, compromettraient le résultat d’ensemble. M. de Charlus n’avait donné son permis, en l’entourant de réserves, qu’à Saintine, à l’égard duquel, pour ne pas s’encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d’une intimité quotidienne, à une cessation complète des relations, mais que M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c’est dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde est très riche seulement, et apparenté à une aristocratie que la grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du milieu Guermantes, était allé chercher fortune, et, croyait-il, point d’appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari (car c’est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous donne l’impression de la hauteur et non ce qui nous est presque invisible tant cela se perd dans le ciel), crut devoir justifier une invitation pour Saintine en faisant valoir qu’il connaissait beaucoup de monde, « ayant épousé Mlle *** ». L’ignorance dont cette assertion, exactement contraire à la réalité, témoignait chez Mme Verdurin, fit s’épanouir en un rire d’indulgent mépris et de large compréhension les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement, mais comme il échafaudait volontiers, en matière mondaine, des théories où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations : « Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il ; il y a une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j’en suis peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune discussion, il était clair qu’en faisant le mariage qu’il a fait, il s’attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie sociale était finie. Je le lui aurais expliqué, et il m’aurait compris car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait tout ce qu’il fallait pour avoir une situation élevée, dominante, universelle ; seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l’ai aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l’amarre, et maintenant elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la toute-puissance qu’elle me doit ; il a peut-être fallu un peu de volonté, mais quelle récompense elle a ! On est ainsi soi-même, quand on sait m’écouter, l’accoucheur de son destin. » Il était trop évident que M. de Charlus n’avait pas su agir sur le sien ; agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser, même avec ingéniosité. « Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui assiste avec curiosité aux réactions sociales que j’ai prédites, mais n’y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine, qui a toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J’ai même dîné chez lui, dans sa nouvelle demeure, où on s’assomme autant, au milieu du plus grand luxe, qu’on s’amusait jadis quand, tirant le diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit grenier. Vous pouvez donc l’inviter, j’autorise, mais je frappe de mon veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez, car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui soulèvent une réunion, lui donnent de l’essor, de la hauteur ; et je sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces exclusions de M. de Charlus n’étaient pas toujours fondées sur des ressentiments de toqué ou des raffinements d’artiste, mais sur des habiletés d’acteur. Quand il tenait sur quelqu’un, sur quelque chose, un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas admettre, dans la seconde fournée, des invités de la première qui eussent pu constater que le morceau n’avait pas changé. Il refaisait sa salle à nouveau, justement parce qu’il ne renouvelait pas son affiche, et quand il tenait, dans la conversation, un succès, il eût au besoin organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi qu’il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin, qui sentait atteinte son autorité de Patronne, elles lui causaient encore un grand tort mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus, plus susceptible encore que Jupien, se brouillait, sans qu’on sût même pourquoi, avec les personnes le mieux faites pour être de ses amies. Naturellement, une des premières punitions qu’on pouvait leur infliger était de ne pas les laisser inviter à une fête qu’il donnait chez les Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu’on appelle « le haut du pavé », mais qui, pour M. de Charlus, avaient cessé de le tenir du jour qu’il avait été brouillé avec eux. Car son imagination, autant qu’à supposer des torts aux gens pour se brouiller avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu’ils n’étaient plus ses amis. Si, par exemple, le coupable était un homme d’une famille extrêmement ancienne mais dont le duché ne date que du xixe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui comptait pour M. de Charlus c’était l’ancienneté du duché, la famille n’était rien. « Ils ne sont même pas ducs, s’écriait-il. C’est le titre de l’abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il n’y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoïlle, les Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est 12e duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent d’une ancienne famille, qu’est-ce que ça prouverait, même si c’était prouvé ? Ils descendent tellement qu’ils sont dans le quatorzième dessous. » Était-il brouillé, au contraire, avec un gentilhomme possesseur d’un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances, apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par exemple, tout était changé, la famille seule comptait. « Je vous demande un peu, Monsieur Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII. Qu’est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient permis d’entasser des duchés auxquels ils n’avaient aucun droit ? » De plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause de cette disposition propre aux Guermantes d’exiger de la conversation, de l’amitié, ce qu’elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique d’être l’objet de médisances. Et la chute était d’autant plus profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n’en avait joui auprès du baron d’une pareille à celle qu’il avait ostensiblement marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d’indifférence montra-t-elle, un beau jour, qu’elle en avait été indigne ? La comtesse déclara toujours qu’elle n’avait jamais pu arriver à le découvrir. Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable, et qui fondait, on va le voir, de grands espoirs sur elle et s’était réjouie à l’avance de l’idée que la comtesse verrait chez elle les gens les plus nobles, comme la Patronne disait, « de France et de Navarre », proposa tout de suite d’inviter « Madame de Molé ». « Ah ! mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de Charlus, et si vous avez, Madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet, Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois, dès les premiers mots, que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms de l’aristocratie et que vous me citez le plus obscur des noms de gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu’elles reprennent, une octave au-dessous, les manières de ma belle-sœur Guermantes, à la façon du geai qui croit imiter le paon. J’ajoute qu’il y aurait une espèce d’indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j’ai retranchée à bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu’elle est capable de jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et la princesse de Guermantes c’est juste le contraire. C’est comme une personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah Bernhardt. En tous cas, même si ce n’était pas contradictoire, ce serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois des exagérations de l’une et m’attrister des limites de l’autre, c’est mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s’enfler pour égaler les deux grandes dames qui, en tous cas, laissent toujours paraître l’incomparable distinction de la race, c’est, comme on dit, faire rire les poules. La Molé ! Voilà un nom qu’il ne faut plus prononcer, ou bien je n’ai qu’à me retirer », ajouta-t-il avec un sourire, sur le ton d’un médecin qui, voulant le bien de son malade malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la collaboration d’un homéopathe. D’autre part, certaines personnes, jugées négligeables par M. de Charlus, pouvaient en effet l’être pour lui et non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se passer des gens les plus élégants dont l’assemblée eût fait du salon de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à trouver qu’elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans compter l’énorme retard que l’erreur mondaine de l’affaire Dreyfus lui avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j’ai dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des personnes de son monde qui, subordonnant tout à l’Affaire, excluaient des femmes élégantes et en recevaient qui ne l’étaient pas, pour cause de révisionnisme ou d’antirévisionnisme, puis avait été critiquée à son tour, par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie ; pourrais-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se rappelle plus, après tant d’entretiens, si on a pensé ou trouvé l’occasion de le mettre au courant d’une certaine chose ? Que je l’aie fait ou non, l’attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes peut facilement être imaginée, et même, si on se reporte ensuite à une période ultérieure, sembler, du point de vue mondain, parfaitement juste. M. de Cambremer considérait l’affaire Dreyfus comme une machine étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à briser la discipline, à affaiblir l’armée, à diviser les Français, à préparer l’invasion. La littérature étant, hors quelques fables de La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin d’établir que la littérature, cruellement observatrice, en créant l’irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach et M. Hervieu sont « de mèche », disait-elle. On n’accusera pas l’affaire Dreyfus d’avoir prémédité d’aussi noirs desseins à l’encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les mondains qui ne veulent pas laisser la politique s’introduire dans le monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas laisser la politique pénétrer dans l’armée. Il en est du monde comme du goût sexuel, où l’on ne sait pas jusqu’à quelles perversions il peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter son choix. La raison qu’elles étaient nationalistes donna au faubourg Saint-Germain l’habitude de recevoir des dames d’une autre société ; la raison disparut avec le nationalisme, l’habitude subsista. Mme Verdurin, à la faveur du dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de valeur qui, momentanément, ne lui furent d’aucun usage mondain parce qu’ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées change, éprouve des passions politiques qui, n’étant pas exactement calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des exclus, la cause de l’exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se soucièrent plus, pendant l’affaire Dreyfus, que quelqu’un eût été républicain, voire radical, voire anticlérical, s’il était antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre, le patriotisme prendrait une autre forme, et d’un écrivain chauvin on ne s’occuperait même pas s’il avait été ou non dreyfusard. C’est ainsi que, à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme Verdurin avait arraché petit à petit, comme l’oiseau fait son nid, les bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un jour son salon. L’affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui restait. La force de Mme Verdurin, c’était l’amour sincère qu’elle avait de l’art, la peine qu’elle se donnait pour les fidèles, les merveilleux dîners qu’elle donnait pour eux seuls, sans qu’il y eût des gens du monde conviés. Chacun d’eux était traité chez elle comme Bergotte l’avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre devenait, un beau jour, un homme illustre que le monde désire voir, sa présence chez une Mme Verdurin n’avait rien du côté factice, frelaté, d’une cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne faite par Potel et Chabot, mais tout au contraire d’un délicieux ordinaire qu’on eût trouvé aussi parfait un jour où il n’y aurait pas eu de monde. Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût de celui-ci se détournait de l’art raisonnable et français d’un Bergotte et s’éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique, mais peut-être aussi vive que l’affaire Dreyfus. Là encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait être au premier rang. Comme on l’avait vue à côté de Mme Zola, tout au pied du tribunal, aux séances de la Cour d’assises, quand l’humanité nouvelle, acclamatrice des ballets russes, se pressa à l’Opéra, ornée d’aigrettes inconnues, toujours on vit dans une première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletief. Et comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori, et surtout apprendre les dernières nouvelles, savoir ce qu’on pouvait espérer de Zurlinden, de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à aller se coucher après l’enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou les danses du prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidés par la princesse Yourbeletief et par la Patronne, des soupers exquis réunissaient, chaque soir, les danseurs, qui n’avaient pas dîné pour être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable, autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus grandes dames de Paris et les Altesses étrangères ne dédaignèrent pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession d’avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus « fin » que celle de Shéhérazade, qu’ils n’étaient pas loin de faire relever de l’art nègre, étaient enchantés de voir de près les grands rénovateurs du goût du théâtre, qui, dans un art peut-être un peu plus factice que la peinture, firent une révolution aussi profonde que l’impressionnisme.

Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n’eût pas trop souffert s’il n’avait mis à l’index que la comtesse Molé, et Mme Bontemps, qu’elle avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et qui, pendant l’affaire Dreyfus, était venue quelquefois dîner avec son mari, que Mme Verdurin appelait un tiède, parce qu’il n’introduisait pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent, et heureux de se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de montrer son indépendance en dînant avec Labori, qu’il écoutait sans rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron avait également proscrit quelques dames de l’aristocratie avec lesquelles Mme Verdurin était, à l’occasion de solennités musicales, de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui, quoi que M. de Charlus pût penser d’elles, eussent été, beaucoup plus que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement compté sur cette fête, où M. de Charlus lui amènerait des femmes du même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies, et avait joui d’avance de la surprise qu’elles auraient à rencontrer quai Conti leurs amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte. Celle-ci ne serait pas trop grave si, du moins, les invitées de M. de Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin qu’elles deviendraient pour elle les amies d’avenir. Dans ce cas, il n’y aurait que demi-mal, et un jour prochain, ces deux moitiés du grand monde, que le baron avait voulu tenir isolées, on les réunirait, quitte à ne pas l’avoir, lui, ce soir-là. Mme Verdurin attendait donc les invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n’allait pas tarder à savoir l’état d’esprit où elles venaient et les relations que la Patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin se consultait avec les fidèles, mais, voyant M. de Charlus qui entrait avec Brichot et moi, elle s’arrêta net. À notre grand étonnement, quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était si mal, Mme Verdurin répondit : « Écoutez, je suis obligée d’avouer que de tristesse je n’en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les sentiments qu’on ne ressent pas. » Sans doute elle parlait ainsi par manque d’énergie, parce qu’elle était fatiguée à l’idée de se faire un visage triste pour toute sa réception ; par orgueil, pour ne pas avoir l’air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé celle-ci ; par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s’il devait être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée, envers la princesse, plutôt qu’à une insensibilité universelle, et parce qu’on ne pouvait s’empêcher d’être désarmé par une sincérité qu’il n’était pas question de mettre en doute. Si Mme Verdurin n’avait pas été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle été, pour expliquer qu’elle reçût, s’accuser d’une faute bien plus grave ? D’ailleurs, on oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même temps que son chagrin, qu’elle n’avait pas eu le courage de renoncer à un plaisir ; or la dureté de l’amie était quelque chose de plus choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de plus facile à avouer que la frivolité de la maîtresse de maison. En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c’est l’intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c’est l’amour-propre. Soit que, trouvant sans doute bien usé le prétexte des gens qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de plaisirs, vont répétant qu’il leur semble vain de porter extérieurement un deuil qu’ils ont dans le cœur, Mme Verdurin préférât imiter ces coupables intelligents, à qui répugnent les clichés de l’innocence, et dont la défense — demi-aveu sans qu’ils s’en doutent — consiste à dire qu’ils n’auraient vu aucun mal à commettre ce qui leur est reproché et que par hasard, du reste, ils n’ont pas eu l’occasion de faire ; soit qu’ayant adopté, pour expliquer sa conduite, la thèse de l’indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente de son mauvais sentiment, qu’il y avait quelque originalité à l’éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un certain « culot » à le proclamer, ainsi Mme Verdurin tint à insister sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction orgueilleuse de psychologue paradoxal et de dramaturge hardi. « Oui, c’est très drôle, dit-elle, ça ne m’a presque rien fait. Mon Dieu, je ne peux pas dire que je n’aurais pas mieux aimé qu’elle vécût, ce n’était pas une mauvaise personne. — Si, interrompit M. Verdurin. — Ah ! lui ne l’aime pas parce qu’il trouvait que cela me faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par ça. — Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n’ai jamais approuvé cette fréquentation. Je t’ai toujours dit qu’elle avait mauvaise réputation. — Mais je ne l’ai jamais entendu dire, protesta Saniette. — Mais comment ? s’écria Mme Verdurin, c’était universellement connu ; pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non, mais ce n’est pas à cause de cela. Je ne saurais pas moi-même expliquer mon sentiment ; je ne la détestais pas, mais elle m’était tellement indifférente que, quand nous avons appris qu’elle était très mal, mon mari lui-même a été étonné et m’a dit : « On dirait que cela ne te fait rien. » Mais tenez, ce soir, il m’avait offert de décommander la répétition, et j’ai tenu, au contraire, à la donner, parce que j’aurais trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n’éprouve pas. » Elle disait cela parce qu’elle trouvait que c’était curieusement théâtre libre, et aussi que c’était joliment commode ; car l’insensibilité ou l’immoralité avouée simplifie autant la vie que la morale facile ; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on n’a plus alors besoin de chercher d’excuses, un devoir de sincérité. Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec le mélange d’admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes et d’une observation pénible causaient parfois ; et tout en s’émerveillant de voir leur chère Patronne donner une forme nouvelle de sa droiture et de son indépendance, plus d’un, tout en se disant qu’après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre mort et se demandait si, le jour qu’elle surviendrait, on pleurerait ou on donnerait une fête quai Conti. « Je suis bien content que la soirée n’ait pas été décommandée, à cause de mes invités », dit M. de Charlus, qui ne se rendait pas compte qu’en s’exprimant ainsi il froissait Mme Verdurin. Cependant j’étais frappé, comme chaque personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme Verdurin n’exprimait jamais ses émotions artistiques d’une façon morale, mais physique, pour qu’elles semblassent plus inévitables et plus profondes. Or, si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa préférée, elle restait indifférente, comme si elle n’en attendait aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile, presque distrait, sur un ton précis, pratique, presque peu poli (comme si elle vous avait dit : « Cela me serait égal que vous fumiez mais c’est à cause du tapis, il est très beau — ce qui me serait encore égal — mais il est très inflammable, j’ai très peur du feu et je ne voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal éteinte que vous auriez laissé tomber par terre »), elle vous répondait : « Je n’ai rien contre Vinteuil ; à mon sens, c’est le plus grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement « pleurer » d’un air pathétique, elle aurait dit d’un air aussi naturel « dormir » ; certaines méchantes langues prétendaient même que ce dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant, du reste, décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains, et certains bruits ronfleurs pouvaient, après tout, être des sanglots). Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu’on voudra, seulement ça me fiche, après, des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse, et quarante-huit heures après, j’ai l’air d’une vieille poivrote et, pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées d’inhalation. Enfin un élève de Cottard, un être délicieux, m’a soignée pour ça. Il professe un axiome assez original : « Mieux vaut prévenir que guérir. » Et il me graisse le nez avant que la musique commence. C’est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume. Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c’est tout. L’efficacité est absolue. Sans cela je n’aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je ne faisais plus que tomber d’une bronchite dans une autre. » Je ne pus plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. « Est-ce que la fille de l’auteur n’est pas là, demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu’une de ses amies ? — Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me dit évasivement Mme Verdurin ; elles ont été obligées de rester à la campagne. » J’eus un instant l’espérance qu’il n’avait peut-être jamais été question qu’elles la quittassent, et que Mme Verdurin n’avait annoncé ces représentants de l’auteur que pour impressionner favorablement les interprètes et le public. « Comment, alors, elles ne sont même pas venues à la répétition de tantôt ? » dit avec une fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie. Celui-ci vint me dire bonjour. Je l’interrogeai à l’oreille, relativement à Mlle Vinteuil ; il me sembla fort peu au courant. Je lui fis signe de ne pas parler haut et l’avertis que nous en recauserions. Il s’inclina en me promettant qu’il serait trop heureux d’être à ma disposition entière. Je remarquai qu’il était beaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu’autrefois. Je fis compliment de lui — de lui qui pourrait peut-être m’aider à éclaircir mes soupçons — à M. de Charlus, qui me répondit : « Il ne fait que ce qu’il doit, ce ne serait pas la peine qu’il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Aussi, quand Charlie, revenant de faire une tournée en province ou à l’étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci, s’il n’y avait pas trop de monde, l’embrassait sans façon sur les deux joues, peut-être un peu pour ôter, par tant d’ostentation de sa tendresse, toute idée qu’elle pût être coupable, peut-être pour ne pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature, pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et comme il aurait protesté contre le style munichois ou le modern style en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand’mère, opposant au flegme britannique la tendresse d’un père sensible du XVIIIe siècle qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une pointe d’inceste, dans cette affection paternelle ? Il est plus probable que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice, et sur laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements, ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la mort de sa femme ; toujours est-il qu’après avoir songé plusieurs fois à se remarier, il était travaillé maintenant d’une maniaque envie d’adopter. On disait qu’il allait adopter Morel, et ce n’est pas extraordinaire. L’inverti qui n’a pu nourrir sa passion qu’avec une littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisant les Nuits de Musset, éprouve le besoin d’entrer de même dans toutes les fonctions sociales de l’homme qui n’est pas inverti, d’entretenir un amant, comme le vieil habitué de l’Opéra des danseuses, d’être rangé, d’épouser ou de se coller, d’être père.

M. de Charlus s’éloigna avec Morel, sous prétexte de se faire expliquer ce qu’on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur intimité secrète. Pendant ce temps-là j’étais charmé. Car, bien que le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal, par compensation, les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs, et de fort belles, que je connaissais. Elles m’envoyaient de loin un sourire de bienvenue. L’air était ainsi décoré de moment en moment d’un beau sourire de jeune fille. C’est l’ornement multiple et épars des soirées, comme des jours. On se souvient d’une atmosphère parce que des jeunes filles y ont souri.

On eût été bien étonné si l’on avait noté les propos furtifs que M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient été : « À propos, avez-vous vu le valet de pied ? je parle du petit qui monte sur la voiture. Et chez notre cousine Guermantes, vous ne connaissez rien ? — Actuellement non. — Dites donc, devant la porte d’entrée aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en culotte courte, qui m’a semblé tout à fait sympathique. Elle m’a appelé très gracieusement ma voiture, j’aurais volontiers prolongé la conversation. — Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis ça fait des façons ; vous qui aimez que les choses réussissent du premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste, je sais qu’il n’y a rien à faire, un de mes amis a essayé. — C’est regrettable, j’avais trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. — Vraiment, vous trouvez ça si bien que ça ? Je crois que si vous l’aviez vue un peu plus, vous auriez été désillusionné. Non, c’est au buffet qu’il y a encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça. Mais c’est parti pour la Pologne. — Ah ! c’est un peu loin. — Qui sait ? ça reviendra peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n’y a pas de grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort sensés, ont de très bonnes manières, et ne montreraient pas qu’ils sont fous s’ils ne vous glissaient à l’oreille, en vous montrant un vieux monsieur qui passe : « C’est Jeanne d’Arc. »

« Je trouve que ce serait de notre devoir de l’éclairer, dit Mme Verdurin à Brichot. Ce que je fais n’est pas contre Charlus ; au contraire. Il est agréable, et quant à sa réputation, je vous dirai qu’elle est d’un genre qui ne peut pas me nuire ! Même moi, qui pour notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts, les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n’avais pas à craindre ce qui m’est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant d’autres. Avec lui j’étais tranquille, il arrivait là à mes dîners, il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la conversation générale n’était pas troublée par des flirts, des chuchotements. Charlus c’est à part, on est tranquille, c’est comme un prêtre. Seulement, il ne faut pas qu’il se permette de régenter les jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit noyau, sans cela ce sera encore pire qu’un homme à femmes. » Et Mme Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le principe d’autorité, nuire à l’orthodoxie, modifier l’antique credo, dans sa petite Église. « Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition parce qu’il n’y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement sérieux, j’espère que cela lui suffira, sans cela il n’aura qu’à prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il en est certaines, pas habituelles, que tel sujet particulier, telle circonstance donnée font affluer presque nécessairement à la mémoire du causeur, qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta : « On ne peut plus voir Morel sans qu’il soit affublé de ce grand escogriffe, de cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d’emmener un instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque chose. Mme Verdurin craignit qu’il ne fût ensuite troublé et jouât mal. « Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu’après celle des morceaux. Et peut-être même jusqu’à une autre fois. » Car Mme Verdurin avait beau tenir à la délicieuse émotion qu’elle éprouverait quand elle saurait son mari en train d’éclairer Charlie dans une pièce voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu’il ne se fâchât et lâchât le 16.

Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation — si fréquente dans ce monde — des personnes qu’il avait invitées et qui commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil, chaque duchesse allait droit au baron, comme si c’était lui qui avait reçu, et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout : « Montrez-moi où est la mère Verdurin ; croyez-vous que ce soit indispensable que je me fasse présenter ? J’espère, au moins, qu’elle ne fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me brouiller avec tous les miens. Comment ! comment, c’est cette femme à cheveux blancs ? mais elle n’a pas trop mauvaise façon. » Entendant parler de Mlle Vinteuil, d’ailleurs absente, plus d’une disait : « Ah ! la fille de la Sonate ? Montrez-moi-la » et, retrouvant beaucoup d’amies, elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité ironique, l’entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer du doigt la coiffure un peu singulière d’une personne qui, quelques années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde, et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi dissemblable de ceux qu’elles connaissaient, qu’elles avaient espéré, éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans la boîte à Bruant dans l’espoir d’être engueulés par le chansonnier, se seraient vus, à leur entrée, accueillis par un salut correct au lieu du refrain attendu : « Ah ! voyez c’te gueule, c’te binette. Ah ! voyez c’te gueule qu’elle a. »

M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la fortune inespérée, l’irrémédiable disgrâce de son mari. Les souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le roi Théodose et la reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme de Vaugoubert qu’elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes des Ministres, s’était détournée de celles-ci pour faire bande à part avec l’Ambassadrice. Celle-ci, croyant sa position hors de toute atteinte — M. de Vaugoubert étant l’auteur de l’alliance entre le roi Théodose et la France — avait conçu, de la préférence que lui marquait la Reine, une satisfaction d’orgueil, mais nulle inquiétude du danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en l’événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus, commentant dans le « tortillard » la chute de son ami d’enfance, s’étonnait qu’une femme intelligente n’eût pas, en pareille circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à obtenir d’eux qu’elle parût n’en posséder aucune, et à leur faire reporter sur les femmes du Président de la République et des Ministres une amabilité dont elles eussent été d’autant plus flattées, c’est-à-dire dont elles eussent été plus près, dans leur contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu’elles eussent cru que cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus, pendant que ses invités se frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier comme s’il avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire quelques mots à Mme Verdurin. Seule la reine de Naples, en qui vivait le même noble sang qu’en ses sœurs l’impératrice Élisabeth et la duchesse d’Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la Patronne, ne tarit pas sur l’envie qu’elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance, la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le prince Albert de Belgique), et qui regretterait tant ! Elle se tut en voyant les musiciens s’installer sur l’estrade et se fit montrer Morel. Elle ne devait guère se faire d’illusion sur les motifs qui portaient M. de Charlus à vouloir qu’on entourât le jeune virtuose de tant de gloire. Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les plus nobles de l’histoire, les plus riches d’expérience, de scepticisme et d’orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables des gens qu’elle aimait le mieux, comme son cousin Charlus (fils comme elle d’une duchesse de Bavière), comme des infortunes qui leur rendaient plus précieux l’appui qu’ils pouvaient trouver en elle et faisaient, en conséquence, qu’elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir. Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu’elle se fût dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu’elle s’était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat, avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète, toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant Mme Verdurin seule et délaissée, et qui ignorait, d’ailleurs, qu’elle n’eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour elle, reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif qui l’avait fait venir c’était Mme Verdurin. Elle s’excusa sur ce qu’elle ne pourrait pas rester jusqu’à la fin, devant, quoiqu’elle ne sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout, quand elle s’en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi Mme Verdurin quitte d’honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu’on avait à lui rendre.

Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que, s’il oublia entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu’au scandale, par les gens « de son monde » à lui qu’il avait invités, il comprit, en revanche, qu’il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la « manifestation musicale » elle-même, les mauvaises façons dont ils usaient à l’égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur l’estrade, les artistes se groupaient, que l’on entendait encore des conversations, voire des rires, des « il paraît qu’il faut être initié pour comprendre ». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j’avais vu, tout à l’heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une expression de prophète et regarda l’assemblée avec un sérieux qui signifiait que ce n’était pas le moment de rire, et dont on vit rougir brusquement le visage de plus d’une invitée prise en faute, comme une élève par son professeur, en pleine classe. Pour moi, l’attitude, si noble d’ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique ; car tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin de leur indiquer comme un vade mecum le religieux silence qu’il convenait d’observer, le détachement de toute préoccupation mondaine, il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de gravité, presque déjà d’extase, sans répondre aux saluts des retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l’heure était maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés ; on n’osa plus proférer un son, bouger une chaise ; le respect pour la musique — de par le prestige de Palamède — avait été subitement inculqué à une foule aussi mal élevée qu’élégante.

En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un pianiste, mais d’autres instrumentistes, je crus qu’on commençait par des œuvres d’autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu’on ne possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.

Mme Verdurin s’assit à part, les hémisphères de son front blanc et légèrement rosé magnifiquement bombés, les cheveux écartés, moitié en imitation d’un portrait du xviiie siècle, moitié par besoin de fraîcheur d’une fiévreuse qu’une pudeur empêche de dire son état, isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique, évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle allait dédaigner plus encore que de coutume d’exprimer des impressions en entendant une musique qu’elle connaissait mieux qu’eux. Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu’on jouait, je me trouvais en pays inconnu. Où le situer ? Dans l’œuvre de quel auteur étais-je ? J’aurais bien voulu le savoir et, n’ayant près de moi personne à qui le demander, j’aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une Nuits que je relisais sans cesse et où, dans les moments d’incertitude, surgit soudain un génie ou une adolescente d’une ravissante beauté, invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé, à qui elle révèle exactement ce qu’il désire savoir. Or, à ce moment, je fus précisément favorisé d’une telle apparition magique. Comme, dans un pays qu’on ne croit pas connaître et qu’en effet on a abordé par un côté nouveau, lorsque, après avoir tourné un chemin, on se trouve tout d’un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont familiers, mais seulement où on n’avait pas l’habitude d’arriver par là, on se dit : « Mais c’est le petit chemin qui mène à la petite porte du jardin de mes amis X… ; je suis à deux minutes de chez eux », et leur fille est en effet là qui est venue vous dire bonjour au passage ; ainsi, tout d’un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et, plus merveilleuse qu’une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie de l’avoir retrouvée s’accroissait de l’accent si amicalement connu qu’elle prenait pour s’adresser à moi, si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification, d’ailleurs, n’était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n’était pas celui de la sonate, car c’était une œuvre inédite de Vinteuil où il s’était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un mot du programme, qu’on aurait dû avoir en même temps sous les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu ; mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux que je n’avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés, car quand, fatigué de la sonate, qui était un univers épuisé pour moi, j’essayais d’en imaginer d’autres aussi beaux mais différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur prétendu paradis de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait éprouver autant de joie qu’aurait fait la sonate si je ne l’avais pas connue ; par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que la sonate s’ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa candeur légère pour se suspendre à l’emmêlement léger et pourtant consistant d’un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums blancs, c’était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d’orage déjà tout empourpré, commençait, au milieu d’un aigre silence, dans un vide infini, l’œuvre nouvelle, et c’est dans un rose d’aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate, teignait tout le ciel, comme l’aurore, d’un espoir mystérieux. Et un chant perçait déjà l’air, chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent de tout ce que j’eusse jamais imaginé, de tout ce que j’eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l’air, aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé, quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable, mais suraigu, de l’éternel matin. L’atmosphère froide, lavée de pluie, électrique — d’une qualité si différente, à des pressions tout autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de végétaux, de la sonate — changeait à tout instant, effaçant la promesse empourprée de l’Aurore. À midi pourtant, dans un ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s’accomplir en un bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui incendiaient de chaleur la place de l’église à Combray, et que Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu’on a à portée de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait pas, je le trouvais presque laid, le rythme s’en traînait si péniblement à terre qu’on aurait pu en imiter presque tout l’essentiel, rien qu’avec des bruits, en frappant d’une certaine manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait manqué là d’inspiration, et, en conséquence, je manquai aussi là un peu de force d’attention.

Je regardai la Patronne, dont l’immobilité farouche semblait protester contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas : « Vous comprenez que je la connais un peu cette musique, et un peu encore ! S’il me fallait exprimer tout ce que je ressens, vous n’en auriez pas fini ! » Elle ne le disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Ils disaient aussi son courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs, qu’elle ne flancherait pas à l’andante, qu’elle ne crierait pas à l’allegro. Je regardai ces musiciens. Le violoncelliste dominait l’instrument qu’il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à laquelle des traits vulgaires donnaient, dans les instants de maniérisme, une expression involontaire de dégoût ; il se penchait sur sa contrebasse, la palpait avec la même patience domestique que s’il eût épluché un chou, tandis que, près de lui, la harpiste (encore enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux du quadrilatère d’or, pareils à ceux qui, dans la chambre magique d’une sibylle, figureraient arbitrairement l’éther selon les formes consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique, dressée devant le treillage d’or de la voûte céleste, elle y aurait cueilli, une à une, des étoiles. Quant à Morel, une mèche, jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure, venait de se détacher et de faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l’air de penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage, ou plutôt que les mains, de Mme Verdurin, car celui-là était entièrement enfoui dans celles-ci.

Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé, dispersé par d’autres, je fus repris par cette musique ; et je me rendais compte que, si, au sein de ce septuor, des éléments différents s’exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres n’avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d’œuvre triomphal et complet qui m’était en ce moment révélé. Et de même encore, je ne pouvais m’empêcher, par comparaison, de me rappeler que j’avais pensé aux autres mondes qu’avait pu créer Vinteuil comme à des univers aussi complètement clos qu’avait été chacun de mes amours ; mais, en réalité, je devais bien m’avouer qu’au sein de mon dernier amour — celui pour Albertine — mes premières velléités de l’aimer (à Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avait couché à l’hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n’avaient été que des appels ; de même, si je considérais maintenant, non plus mon amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n’y avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui préparaient ce plus vaste amour : l’amour pour Albertine. Et je cessai de suivre la musique pour me redemander si Albertine avait vu ou non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une souffrance interne que la distraction vous a fait un moment oublier. Car c’est en moi que se passaient les actions possibles d’Albertine. De tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais habituellement situé à l’horizon de notre imagination, de notre mémoire ; il nous reste relativement extérieur, et ce qu’il a fait ou pu faire ne comporte pas plus, pour nous, d’élément douloureux qu’un objet placé à quelque distance et qui ne nous procure que les sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le percevons d’une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en termes appropriés qui donnent aux autres l’idée de notre bon cœur, nous ne le ressentons pas ; mais depuis ma blessure de Balbec, c’était dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire, qu’était le double d’Albertine. Ce que je voyais d’elle me lésait comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que la vue d’une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une incision en pleine chair. Heureusement que je n’avais pas cédé à la tentation de rompre encore avec Albertine ; cet ennui d’avoir à la retrouver tout à l’heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose auprès de l’anxiété que j’aurais eue si la séparation s’était effectuée à ce moment où j’avais un doute sur elle, avant qu’elle eût eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la représentais ainsi m’attendant à la maison, comme une femme bien aimée trouvant le temps long, s’étant peut-être endormie un instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être — tant tout s’entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure — avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille — de sa fille, cause aujourd’hui de tous mes troubles — quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le même moelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même quand « le Poète parle », on devine que « l’enfant dort ». Endormie, éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer, Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de plus mystérieux que l’amour d’Albertine semblait promis au début de cette œuvre, dans ces premiers cris d’aurore. J’essayai de chasser la pensée de mon amie pour ne plus songer qu’au musicien. Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que, réincarné, l’auteur vivait à jamais dans sa musique ; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l’assortissait aux autres. Car à des dons plus profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de peintres ont possédé, d’user de couleurs non seulement si stables mais si personnelles que, pas plus que le temps n’altère leur fraîcheur, les élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s’assimiler anonymement aux époques suivantes ; elle se déchaîne, elle éclate à nouveau, et seulement quand on rejoue les œuvres du novateur à perpétuité. Chaque timbre se soulignait d’une couleur que toutes les règles du monde, apprises par les musiciens les plus savants, ne pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dans l’évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre la tête dès qu’on jouerait une de ses productions, qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus récents, à ce caractère, en apparence contradictoire et en effet trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil, connue déjà au piano et qu’on entendait à l’orchestre, comme un rayon de jour d’été que le prisme de la fenêtre décompose avant son entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des Mille et une Nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la lumière ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux ? Ce Vinteuil, que j’avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le sens du mot, un bonheur sur lequel l’audition d’une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu’elle lui avait données pour en découvrir d’autres, menaient encore l’auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c’était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant, dans les couleurs qu’il venait de trouver, une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu’elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc d’une étincelle, quand le sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandis qu’il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d’années ; mais, au milieu de ces instruments qu’il avait animés, il lui avait été donné de poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa vie d’homme seulement ? Si l’art n’était vraiment qu’un prolongement de la vie, valait-il de lui rien sacrifier ? n’était-il pas aussi irréel qu’elle-même ? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche sonate ; la timide interrogation, à laquelle répondait la petite phrase, de la supplication haletante pour trouver l’accomplissement de l’étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant, ces phrases si différentes étaient faites des mêmes éléments, car, de même qu’il y avait un certain univers, perceptible pour nous, en ces parcelles dispersées çà et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui était l’univers d’Elstir, celui qu’il voyait, celui où il vivait, de même la musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les colorations inconnues d’un univers inestimable, insoupçonné, fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de son œuvre ; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l’une brisant en courts appels une ligne continue et pure, l’autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars, c’était pourtant, l’une si calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l’autre si pressante, anxieuse, implorante, une même prière, jaillie devant différents levers de soleil intérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de recherches d’art en progrès au cours d’années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses œuvres de Vinteuil, et, d’autre part, qu’on ne trouvait que dans les œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d’autres grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées par le raisonnement que senties par l’impression directe. Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science, l’individuel existait. Et c’était justement quand il cherchait puissamment à être nouveau, qu’on reconnaissait, sous les différences apparentes, les similitudes profondes et les ressemblances voulues qu’il y avait au sein d’une œuvre, quand Vinteuil reprenait à diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s’amusait à changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces ressemblances-là voulues, œuvre de l’intelligence, forcément superficielles, n’arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces ressemblances dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des couleurs différentes, entre les deux chefs-d’œuvre distincts ; car alors Vinteuil, cherchant puissamment à être nouveau, s’interrogeait lui-même ; de toute la puissance de son effort créateur il atteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque question qu’on lui pose, c’est du même accent, le sien propre, qu’elle répond. Un accent, cet accent de Vinteuil, séparé de l’accent des autres musiciens par une différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces animales : par la différence même qu’il y a entre la pensée de ces autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la question qu’il se posait sous tant de formes, son habituelle spéculation, mais aussi débarrassée des formes analytiques du raisonnement que si elle s’exerçait dans le monde des anges, de sorte que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand, évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la mort. Et, même en tenant compte de cette originalité acquise qui m’avait frappé dès l’après-midi, de cette parenté que les musicographes pourraient trouver entre eux, c’est bien un accent unique auquel s’élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l’existence irréductiblement individuelle de l’âme. Que Vinteuil essayât de faire plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce qu’il apercevait se reflétant en beau dans l’esprit du public, Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l’avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie Vinteuil, dans ses dernières œuvres, semblait s’être rapproché. L’atmosphère n’y était plus la même que dans la sonate, les phrases interrogatives s’y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plus mystérieuses ; l’air délavé du matin et du soir semblait y influencer jusqu’aux cordes des instruments. Morel avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quand la vision de l’univers se modifie, s’épure, devient plus adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste, le public le plus intelligent ne s’y trompe pas puisque l’on déclara plus tard les dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme, aucun sujet n’apportait un élément intellectuel de jugement. On devinait donc qu’il s’agissait d’une transposition, dans l’ordre sonore, de la profondeur.

Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n’est qu’en la dédaignant qu’il la trouve quand il entonne, quel que soit le sujet qu’il traite, ce chant singulier dont la monotonie — car quel que soit le sujet traité, il reste identique à soi-même — prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais alors, n’est-ce pas que, de ces éléments, tout le résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. L’andante venait de finir sur une phrase remplie d’une tendresse à laquelle je m’étais donné tout entier ; alors il y eut, avant le mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions. Un duc, pour montrer qu’il s’y connaissait, déclara : « C’est très difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un moment avec moi. Mais qu’étaient leurs paroles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m’entretenir ? J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être — s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées — la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites ; l’humanité s’est engagée en d’autres voies, celle du langage parlé et écrit. Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant, qu’au sortir de ce paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j’avais pu, pendant la musique, me souvenir d’eux, les mêler à elle ; ou plutôt à la musique je n’avais guère mêlé le souvenir que d’une seule personne, celui d’Albertine. Et la phrase qui finissait l’andante me semblait si sublime que je me disais qu’il était malheureux qu’Albertine ne sût pas, et, si elle avait su, n’eût pas compris quel honneur c’était pour elle d’être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades. On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de temps en temps un domestique : « Comment allez-vous ? Avez-vous reçu mon pneumatique ? Viendrez-vous ? » Sans doute il y avait, dans ces interpellations, la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis : « C’est un brave petit, c’est une bonne nature, je l’emploie souvent chez moi. » Mais ses habiletés tournaient contre le baron, car on trouvait extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des valets de pied. Ceux-ci en étaient, d’ailleurs, moins flattés que gênés pour leurs camarades. Cependant le septuor, qui avait recommencé, avançait vers sa fin ; à plusieurs reprises telle ou telle phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme renaissent les choses dans la vie ; et c’était une de ces phrases qui, sans qu’on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure unique et nécessaire le passé d’un certain musicien, ne se trouvent que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont elles sont les fées, les dryades, les divinités familières ; j’en avais d’abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me rappelaient la sonate. Bientôt — baignée dans le brouillard violet qui s’élevait, surtout dans la dernière période de l’œuvre de Vinteuil, si bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle restait captive dans une opale — j’aperçus une autre phrase de la sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine ; hésitante, elle s’approcha, disparut comme effarouchée, puis revint, s’enlaça à d’autres, venues, comme je le sus plus tard, d’autres œuvres, en appela d’autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu’elles étaient apprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels, n’ayant devant eux qu’un voile épais au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement d’exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir. Puis elles s’éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu’à cinq et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente — comme sans doute la petite phrase de la sonate pour Swann — de ce qu’aucune femme m’avait jamais fait désirer, que cette phrase-là, qui m’offrait, d’une voix si douce, un bonheur qu’il eût vraiment valu la peine d’obtenir, c’est peut-être — cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien — la seule Inconnue qu’il m’ait été jamais donné de rencontrer. Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une phrase d’un caractère douloureux s’opposa à lui, mais si profonde, si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu’on ne savait pas, à chacune de ses reprises si c’était celles d’un thème ou d’une névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps où parfois l’un disparaissait entièrement, où ensuite on n’apercevait plus qu’un morceau de l’autre. Corps à corps d’énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres s’affrontaient, c’était débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des noms et du particulier, pour s’intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta triomphant ; ce n’était plus un appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide, c’était une joie ineffable qui semblait venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que, d’un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être, vêtu d’une robe écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans un buccin. Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre, je ne l’oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d’autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser — comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible — ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la construction d’une vie véritable : l’impression éprouvée devant les clochers de Martainville, devant une rangée d’arbres près de Balbec. En tous cas, pour en revenir à l’accent particulier de cette phrase, comme il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce qu’assigne la vie terre à terre, l’approximation la plus hardie des allégresses de l’au-delà se fussent justement matérialisés dans le triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray ! Mais, surtout, comment se faisait-il que cette révélation, la plus étrange que j’eusse encore reçue, d’un type inconnu de joie, j’eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort il n’avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en d’indéchiffrables notations ? Indéchiffrables, mais qui pourtant avaient fini par être déchiffrées, à force de patience, d’intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de travailler, pour deviner ses indications d’orchestre : l’amie de Mlle Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la fille le culte que celle-ci avait pour son père. C’est à cause de ce culte que, dans ces moments où l’on va à l’opposé de ses inclinations véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir dément aux profanations qui ont été racontées. (L’adoration pour son père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute, la volupté de ce sacrilège, elles eussent dû se la refuser, mais celle-ci ne les exprimait pas tout entières.) Et d’ailleurs, elles étaient allées se raréfiant jusqu’à disparaître tout à fait, au fur et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et fumeux embrasement avait fait place à la flamme d’une amitié haute et pure. L’amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par l’importune pensée qu’elle avait peut-être précipité la mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnus, l’amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d’assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui naissent du mariage. Sans même s’arrêter à des relations d’une nature aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l’adultère, quand il est fondé sur l’amour véritable, n’ébranle pas le sentiment de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie ? L’adultère introduit l’esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût laissée morte. Une bonne fille qui portera, par simple convenance, le deuil du second mari de sa mère n’aura pas assez de larmes pour pleurer l’homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste, Mlle Vinteuil n’avait agi que par sadisme, ce qui ne l’excusait pas, mais j’eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie la photographie de son père, que tout cela n’était que maladif, de la folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu’elle aurait voulue. Cette idée que c’était une simulation de méchanceté seulement gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard, comme elle avait gâté son plaisir elle a dû diminuer sa souffrance. « Ce n’était pas moi, dut-elle se dire, j’étais aliénée. Moi, je veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. » Seulement il est possible que cette idée, qui s’était certainement présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle dans la souffrance. J’aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j’aurais pu rétablir entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.

Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à jamais ignorées, l’amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers plus illisibles que des papyrus ponctués d’écriture cunéiforme, la formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie inconnue, l’espérance mystique de l’Ange écarlate du matin. Et moi pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été aussi, elle venait d’être ce soir même encore, en réveillant à nouveau ma jalousie d’Albertine, elle devait, surtout dans l’avenir, être cause de tant de souffrances, c’était grâce à elle, par compensation, qu’avait pu venir jusqu’à moi l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre comme la promesse et la preuve qu’il existait autre chose, réalisable par l’art sans doute, que le néant que j’avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli.

Ce qu’elle avait permis, grâce à son labeur, qu’on connût de Vinteuil, c’était à vrai dire toute l’œuvre de Vinteuil. À côté de ce Septuor, certaines phrases de la sonate, que seules le public connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu’on ne pouvait pas comprendre comment elles avaient pu exciter tant d’admiration. C’est ainsi que nous sommes surpris que, pendant des années, des morceaux aussi insignifiants que la Romance à l’Étoile, la Prière d’Élisabeth aient pu soulever, au concert, des amateurs fanatiques qui s’exténuaient à applaudir et à crier bis quand venait de finir ce qui pourtant n’est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l’Or du Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans caractère contenaient déjà cependant, en quantités infinitésimales, et par cela même, peut-être, plus assimilables, quelque chose de l’originalité des chefs-d’œuvre qui rétrospectivement comptent seuls pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés d’être compris ; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs. Toujours est-il que, si elles donnaient un pressentiment confus des beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il en était de même pour Vinteuil ; si, en mourant, il n’avait laissé — en exceptant certaines parties de la sonate — que ce qu’il avait pu terminer, ce qu’on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo, par exemple, s’il était mort après le Pas d’Armes du roi Jean, la Fiancée du Timbalier et Sarah la baigneuse, sans avoir rien écrit de la Légende des siècles et des Contemplations : ce qui est pour nous son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que ces univers jusqu’auxquels notre perception n’atteint pas, dont nous n’aurons jamais une idée.

Au reste, le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices où, comme il était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé, étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme Verdurin, ressemblait à beaucoup d’autres, dont le gros public ignore les ingrédients qui y entrent, et que les journalistes philosophes, s’ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamistes, ou dreyfusardes, sans se douter qu’elles peuvent se voir aussi bien à Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps ; si, en effet, le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, homme véritablement artiste, bien élevé et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche, immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient désirer au baron de donner le plus de retentissement possible aux succès artistiques de sa jeune idole, et d’obtenir pour lui la croix de la Légion d’honneur ; la cause plus lointaine qui avait rendu cette réunion possible était qu’une jeune fille entretenant avec Mlle Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du baron avait mis au jour toute une série d’œuvres géniales et qui avaient été une telle révélation qu’une souscription n’allait pas tarder à être ouverte, sous le patronage du Ministre de l’Instruction publique, en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D’ailleurs, à ces œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie, avaient été utiles celles du baron avec Charlie, sorte de chemin de traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces œuvres sans le détour, sinon d’une incompréhension qui persisterait longtemps, du moins d’une ignorance totale qui eût pu durer des années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la vulgarité d’esprit du journaliste philosophe, c’est-à-dire généralement un événement politique, les journalistes philosophes sont persuadés qu’il y a quelque chose de changé en France, qu’on ne reverra plus de telles soirées, qu’on n’admirera plus Ibsen, Renan, Dostoïevski, d’Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces manifestations officielles pour trouver quelque chose de décadent à l’art qu’elles glorifient, et qui bien souvent est le plus austère de tous. Mais il n’est pas de nom, parmi les plus révérés de ces journalistes philosophes, qui n’ait tout naturellement donné lieu à de telles fêtes étranges, quoique l’étrangeté en fût moins flagrante et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s’y conjuguaient me frappaient à un autre point de vue ; certes, j’étais aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui se rattachaient à Mlle Vinteuil et à son amie, me parlant de Combray me parlaient aussi d’Albertine, c’est-à-dire de Balbec, puisque c’est parce que j’avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j’avais appris l’intimité de son amie avec Albertine, que j’allais tout à l’heure, en rentrant chez moi, trouver, au lieu de la solitude, Albertine qui m’attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de Charlus, en me parlant de Balbec où j’avais vu, sur le quai de Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses deux côtés, car M. de Charlus c’était un de ces Guermantes, comtes de Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre, comme Gilbert le Mauvais dans son vitrail ; enfin Morel était le fils de ce vieux valet de chambre qui m’avait fait connaître la dame en rose et permis, tant d’années après, de reconnaître en elle Mme Swann.

M. de Charlus recommença, au moment où, la musique finie, ses invités prirent congé de lui, la même erreur qu’à leur arrivée. Il ne leur demanda pas d’aller vers la Patronne, de l’associer, elle et son mari, à la reconnaissance qu’on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais un défilé devant le baron seul, et non même sans qu’il s’en rendît compte, car ainsi qu’il me le dit quelques minutes après : « La forme même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté « sacristie » assez amusant. » On prolongeait même les remerciements par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus auprès du baron, pendant que ceux qui ne l’avaient pas encore félicité de la réussite de sa fête stagnaient, piétinaient. Plus d’un mari avait envie de s’en aller ; mais sa femme, snob bien que duchesse, protestait : « Non, non, quand nous devrions attendre une heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s’est donné tant de peine. Il n’y a que lui qui puisse à l’heure actuelle donner des fêtes pareilles. » Personne n’eût plus pensé à se faire présenter à Mme Verdurin qu’à l’ouvreuse d’un théâtre où une grande dame a, pour un soir, amené toute l’aristocratie. « Étiez-vous hier chez Éliane de Montmorency, mon cousin ? demandait Mme de Mortemart, désireuse de prolonger l’entretien. — Eh bien, mon Dieu non ; j’aime bien Éliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je suis un peu bouché sans doute », ajoutait-il avec un large sourire épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu’elle allait avoir la primeur d’une de « Palamède » comme elle en avait souvent d’« Oriane ». « J’ai bien reçu, il y a une quinzaine de jours, une carte de l’agréable Éliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency, il y avait cette aimable invitation : « Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendredi prochain à 9 h. ½. » Au-dessous étaient écrits ces deux mots moins gracieux : « Quatuor Tchèque. » Ils me semblèrent fort inintelligibles, sans plus de rapport, en tous cas, avec la phrase précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l’épistolier en avait commencé une autre par les mots : « Cher ami », la suite manquant, et n’a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie de papier. J’aime bien Éliane : aussi je ne lui en voulus pas, je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés de « quatuor tchèque », et comme je suis un homme d’ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l’invitation de penser à Madame de Montmorency le vendredi à 9 h. ½. Bien que connu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau — et le rire s’épanouit plus largement autour de M. de Charlus, qui savait qu’au contraire on le tenait pour l’homme le plus difficile à vivre — je fus en retard de quelques minutes (le temps d’ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop de remords, pensant que 9 h. ½ était mis pour 10, à dix heures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d’épais chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane comme elle me l’avait demandé, et avec une intensité qui ne commença à décroître qu’à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie, que j’ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu’elle sera contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout ensemble. « Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu’elle avait dépassé, et de beaucoup, le temps qu’on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld ? — Oh ! cela, c’est impossible, ils m’ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus importante à concevoir et à réaliser et qui s’appelle, si j’en crois la carte d’invitation : « Thé dansant. » Je passais pour fort adroit quand j’étais jeune, mais je doute que j’eusse pu, sans manquer à la décence, prendre mon thé en dansant. Or je n’ai jamais aimé manger ni boire d’une façon malpropre. Vous me direz qu’aujourd’hui je n’ai plus à danser. Mais, même assis confortablement à boire du thé — de la qualité duquel, d’ailleurs, je me méfie puisqu’il s’intitule dansant — je craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits peut-être que je n’étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d’omettre dans la conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu’il semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir, qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur leurs jambes à « faire la queue » les amis qui attendaient avec une épuisante patience que leur tour fût venu ; il faisait même des critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était responsable : « Mais, à propos de tasse, qu’est-ce que c’est que ces étranges demi-bols, pareils à ceux où, quand j’étais jeune homme, on faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche ? Quelqu’un m’a dit tout à l’heure que c’était pour du « café glacé ». Mais en fait de café glacé, je n’ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses à destination mal définie ! » Pour dire cela, M. de Charlus avait placé verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi prudemment son regard désignateur, comme s’il craignait d’être entendu et même vu des maîtres de maison. Mais ce n’était qu’une feinte, car dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment. « Et surtout plus de tasses à café glacé ! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu’elle ne les mette pas dans le salon, car on pourrait s’oublier et croire qu’on s’est trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. — Mais mon cousin, disait l’invitée — en baissant elle aussi la voix et en regardant d’un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui — peut-être qu’elle ne sait pas encore tout très bien… — On le lui apprendra. — Oh ! riait l’invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur ! Elle a de la chance ! Avec vous on est sûr qu’il n’y aura pas de fausse note. — En tous cas, il n’y en a pas eu dans la musique. — Oh ! c’était sublime. Ce sont de ces joies qu’on n’oublie pas. À propos de ce violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que M. de Charlus s’intéressait au violon « en soi », en connaissez-vous un que j’ai entendu l’autre jour jouer merveilleusement une sonate de Fauré, il s’appelle Frank… — Oui, c’est une horreur, répondait M. de Charlus, sans se soucier de la grossièreté d’un démenti qui impliquait que sa cousine n’avait aucun goût. En fait de violoniste je vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient recommencer à s’échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois baissés et épieurs, car, rougissante et cherchant par son zèle à réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de donner une soirée pour faire entendre Morel. Or, pour elle, cette soirée n’avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu’elle allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu’une occasion de donner une soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là mêmes que les journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d’appeler « l’élite »), altère aussitôt le regard — et l’écriture — plus profondément que ne ferait la suggestion d’un hypnotiseur. Avant même d’avoir pensé à ce que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la convenance de se taire pendant la musique, personne, en revanche, n’aurait eu l’idée de l’écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de Valcourt ne serait pas des « élues », avait pris, par ce fait même, l’air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu’en-dira-t-on. « N’y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire entendre votre ami ? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui, tout en s’adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s’empêcher, comme fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l’exclue) afin de s’assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas entendre. « Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis », conclut mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel avait eu, en revanche, sur Mme de Valcourt, un effet tout différent de celui qu’il avait pour but : « Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne dois pas faire partie. » « Vous voulez dire mon protégé », rectifiait M. de Charlus, qui n’avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis, sans tenir aucun compte des muettes prières de celle-ci, qui s’excusait elle-même en souriant : « Mais si…, dit-il d’une voix forte et capable d’être entendue de tout le salon, bien qu’il y ait toujours danger à ce genre d’exportation d’une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément subir une déperdition de son pouvoir transcendantal et qui resterait en tout cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-voce, le pianissimo de sa question avaient été peine perdue, après le « gueuloir » par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de Valcourt n’entendit rien, pour la raison qu’elle ne comprit pas un seul mot. Ses inquiétudes diminuèrent, et se fussent rapidement éteintes, si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d’avoir à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la laisser de côté si l’autre savait « avant », n’eût de nouveau levé les paupières dans la direction d’Édith, comme pour ne pas perdre de vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne pas trop s’engager. Elle comptait, le lendemain de la fête, lui écrire une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu’on croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par exemple : « Chère Édith, je m’ennuie après vous, je ne vous attendais pas trop hier soir (comment m’aurait-elle attendue, se serait dit Édith, puisqu’elle ne m’avait pas invitée ?) car je sais que vous n’aimez pas extrêmement ce genre de réunions, qui vous ennuient plutôt. Nous n’en aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de Mortemart n’employait ce terme « honoré », excepté dans les lettres où elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste, vous avez bien fait, car cela a été tout à fait raté, comme toutes les choses improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif lancé sur elle avait fait comprendre à Édith tout ce que cachait le langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort qu’après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et l’intention de cachotterie qu’il contenait rebondirent sur un jeune Péruvien que Mme de Mortemart comptait, au contraire, inviter. Mais, soupçonneux, voyant jusqu’à l’évidence les mystères qu’on faisait, sans prendre garde qu’ils n’étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt, à l’endroit de Mme de Mortemart, une haine atroce et se jura de lui faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer, celui où elle recevrait, une note dans les journaux disant que la fête était remise, et de publier des comptes rendus mensongers des suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes de personnes que, pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir, même pas à se laisser présenter. Mme Mortemart avait tort de se préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de dénaturer, bien davantage que n’eût fait la présence de celle-ci, la fête projetée. « Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du « cadre à approprier », dont son état momentané d’hyperesthésie lui avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me charge très bien de demander à Gilbert de s’occuper de tout. — Non, surtout pas, d’autant plus qu’il ne sera pas invité. Rien ne se fera que par moi. Il s’agit avant tout d’exclure les personnes qui ont des oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus, qui avait compté sur l’attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait dire qu’à la différence de tant de parentes, « elle avait eu Palamède », reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller s’il se mêlait d’exclure et d’inviter. La pensée que le prince de Guermantes (à cause duquel, en partie, elle désirait exclure Mme de Valcourt, qu’il ne recevait pas) ne serait pas convié, l’effrayait. Ses yeux prirent une expression inquiète. « Est-ce que la lumière un peu trop vive vous fait mal ? » demanda M. de Charlus avec un sérieux apparent dont l’ironie foncière ne fut pas comprise. « Non, pas du tout, je songeais à la difficulté, non à cause de moi, naturellement, mais des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j’ai eu une soirée sans l’inviter, lui qui n’a jamais quatre chats sans… — Mais justement, on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient que miauler ; je crois que le bruit des conversations vous a empêchée de comprendre qu’il s’agissait non de faire des politesses grâce à une soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop attendu, mais qu’il ne seyait pas d’exagérer les faveurs faites à celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres « listes » d’invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se tournant vers la personne qui venait immédiatement après. « Bonsoir, Madame de Montesquiou, c’était merveilleux, n’est-ce pas ? Je n’ai pas vu Hélène, dites-lui que toute abstention générale, même la plus noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont éclatantes, comme c’était ce soir le cas. Se montrer rare, c’est bien, mais faire passer avant le rare, qui n’est que négatif, le précieux, c’est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la systématique absence là où ce qui l’attend ne la vaut pas, au contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci sa présence eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une troisième personne, M. d’Argencourt. Je fus très étonné de voir, là, aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu’il était sec avec lui autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu’il espérait qu’il viendrait le voir, M. d’Argencourt, cet homme si terrible pour l’espèce d’hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant entouré. Ce n’était certes pas qu’il fût devenu à cet égard un des pareils de M. de Charlus. Mais, depuis quelque temps, il avait à peu près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu’il adorait. Intelligente, elle lui faisait partager son goût pour les gens intelligents et souhaitait fort d’avoir M. de Charlus chez elle. Mais, surtout, M. d’Argencourt fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu’il satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la préserver et la distraire, ne le pouvait sans danger qu’en l’entourant d’hommes inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens du sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient beaucoup plus intelligent qu’ils n’avaient cru, ce dont sa maîtresse et lui étaient ravis.

Les autres invitées de M. de Charlus s’en allèrent assez rapidement. Beaucoup disaient : « Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit salon où le baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les félicitations, et qu’il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant que Palamède me voie pour qu’il sache que je suis restée jusqu’à la fin. » Aucune ne s’occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me disant de la femme du docteur : « C’est bien Mme Verdurin, n’est-ce pas ? » Mme d’Arpajon me demanda, à portée des oreilles de la maîtresse de maison : « Est-ce qu’il y a seulement jamais eu un M. Verdurin ? » Les duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s’étaient attendues, dans ce lieu qu’elles avaient espéré plus différent de ce qu’elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant des fous rires devant les tableaux d’Elstir ; pour le reste, qu’elles trouvaient plus conforme qu’elles n’avaient cru à ce qu’elles connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en disant : « Comme Palamède sait bien arranger les choses ! il monterait une féerie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n’en serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite d’une soirée dont certaines n’ignoraient pas le ressort secret, sans en être embarrassées d’ailleurs, cette société — par souvenir peut-être de certaines époques de l’histoire où leur famille était déjà arrivée à un degré identique d’impudeur pleinement consciente — poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le respect de l’étiquette. Plusieurs d’entre elles engagèrent sur place Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil, mais aucune n’eut même l’idée d’y convier Mme Verdurin. Celle-ci était au comble de la rage quand M. de Charlus qui, porté sur un nuage, ne pouvait s’en apercevoir, voulut, par décence, inviter la Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant à son goût de littérature qu’à un débordement d’orgueil que ce doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin : « Hé bien, êtes-vous contente ? Je pense qu’on le serait à moins ; vous voyez que, quand je me mêle de donner une fête, cela n’est pas réussi à moitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de mesurer exactement l’importance de la manifestation, le poids que j’ai soulevé, le volume d’air que j’ai déplacé pour vous. Vous avez eu la reine de Naples, le frère du roi de Bavière, les trois plus anciens pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que, pour assister à votre fête, la reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les Deux-Siciles, dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la Reine. C’est un événement historique. Pensez qu’elle n’était peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaète. Il est probable que, dans les dictionnaires, on mettra comme dates culminantes le jour de la prise de Gaète et celui de la soirée Verdurin. L’éventail qu’elle a posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que celui que Mme de Metternich a brisé parce qu’on sifflait Wagner. — Elle l’a même oublié, son éventail », dit Mme Verdurin, momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait témoignée la Reine, et elle montra à M. de Charlus l’éventail sur un fauteuil. « Oh ! comme c’est émouvant ! s’écria M. de Charlus en s’approchant avec vénération de la relique. Il est d’autant plus touchant qu’il est affreux ; la petite violette est incroyable ! » Et des spasmes d’émotion et d’ironie le parcouraient alternativement. « Mon Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann serait simplement mort de convulsions s’il avait vu cela. Je sais bien qu’à quelque prix qu’il doive monter, j’achèterai cet éventail à la vente de la Reine. Car elle sera vendue, comme elle n’a pas le sou », ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le baron de se mêler à la vénération la plus sincère, bien qu’elles partissent de deux natures opposées, mais réunies en lui. Elles pouvaient même se porter tour à tour sur un même fait. Car M. de Charlus qui, du fond de son bien-être d’homme riche, raillait la pauvreté de la Reine, était le même qui souvent exaltait cette pauvreté et qui, quand on parlait de la princesse Murat, reine des Deux-Siciles, répondait : « Je ne sais pas de qui vous voulez parler. Il n’y a qu’une seule reine de Naples, qui est sublime, celle-là, et n’a pas de voiture. Mais de son omnibus elle anéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans la poussière en la voyant passer. » « Je le léguerai à un musée. — En attendant, il faudra le lui rapporter pour qu’elle n’ait pas à payer un fiacre pour le faire chercher. Le plus intelligent, étant donné l’intérêt historique d’un pareil objet, serait de voler cet éventail. Mais cela la gênerait — parce qu’il est probable qu’elle n’en possède pas d’autre ! ajouta-t-il en éclatant de rire. Enfin vous voyez que pour moi elle est venue. Et ce n’est pas le seul miracle que j’aie fait. Je ne crois pas que personne, à l’heure qu’il est, ait le pouvoir de déplacer les gens que j’ai fait venir. Du reste, il faut faire à chacun sa part, Charlie et les autres musiciens ont joué comme des Dieux. Et, ma chère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez eu votre part de rôle dans cette fête. Votre nom n’en sera pas absent. L’histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d’Arc quand elle partit combattre ; en somme, vous avez servi de trait d’union, vous avez permis la fusion entre la musique de Vinteuil et son génial exécutant, vous avez eu l’intelligence de comprendre l’importance capitale de tout l’enchaînement de circonstances qui ferait bénéficier l’exécutant de tout le poids d’une personnalité considérable, et s’il ne s’agissait pas de moi, je dirais providentielle, à qui vous avez eu le bon esprit de demander d’assurer le prestige de la réunion, d’amener devant le violon de Morel les oreilles directement attachées aux langues les plus écoutées ; non, non, ce n’est pas rien. Il n’y a pas de rien dans une réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Duras était merveilleuse. Enfin, tout ; c’est pour cela, conclut-il, comme il aimait à morigéner, que je me suis opposé à ce que vous invitiez de ces personnes-diviseurs qui, devant les êtres prépondérants que je vous amenais, eussent joué le rôle de virgules dans un chiffre, les autres réduites à n’être que de simples dixièmes. J’ai le sentiment très juste de ces choses-là. Vous comprenez, il faut éviter les gaffes quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son génial interprète, de vous, et, j’ose le dire, de moi. Vous auriez invité la Molé que tout était raté. C’était la petite goutte contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu. L’électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas arrivés à temps, l’orangeade aurait donné la colique à tout le monde. C’était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans une féerie, aucun son ne serait sorti des cuivres ; la flûte et le hautbois auraient été pris d’une extinction de voix subite. Morel lui-même, même s’il était parvenu à donner quelques sons, n’aurait plus été en mesure, et au lieu du septuor de Vinteuil, vous auriez eu sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois beaucoup à l’influence des personnes, j’ai très bien senti, dans l’épanouissement de certain largo, qui s’ouvrait jusqu’au fond comme une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n’était pas seulement allegro mais incomparablement allègre, que l’absence de la Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu’aux instruments de musique eux-mêmes. D’ailleurs, le jour où on reçoit les souverains on n’invite pas sa concierge. » En l’appelant la Molé (comme il disait, d’ailleurs très sympathiquement, la Duras), M. de Charlus lui faisait justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde, et il est vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la comtesse Molé n’était pas égale à l’extraordinaire réputation d’intelligence qu’on lui faisait, et qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi lesquels aucun artiste supérieur n’est capable de montrer ce qu’est le vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui, existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la comprendre. Dans le cas de Mme Molé, il est préférable, sinon entièrement exact, de s’arrêter à cette première explication. Le monde étant le royaume du néant, il n’y a, entre les mérites des différentes femmes du monde, que des degrés insignifiants, que peuvent seulement follement majorer les rancunes ou l’imagination de M. de Charlus. Et certes, s’il parlait, comme il venait de le faire, dans ce langage qui était un ambigu précieux des choses de l’art et du monde, c’est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain ne fournissaient à l’éloquence véritable qui était la sienne que des thèmes insignifiants. Le monde des différences n’existant pas à la surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception uniformise, à plus forte raison n’existe-t-il pas dans le « monde ». Existe-t-il, d’ailleurs, quelque part ? Le septuor de Vinteuil avait semblé me dire que oui. Mais où ? Comme M. de Charlus aimait aussi à répéter de l’un à l’autre, cherchant à brouiller, à diviser pour régner, il ajouta : « Vous avez, en ne l’invitant pas, enlevé à Mme Molé l’occasion de dire : « Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin m’a invitée. Je ne sais pas ce que c’est que ces gens-là, je ne les connais pas. » Elle a déjà dit l’an passé que vous la fatiguiez de vos avances. C’est une sotte, ne l’invitez plus. En somme, elle n’est pas une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans faire d’histoires puisque j’y viens bien. En somme, conclut-il, il me semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché, c’était parfait. La duchesse de Guermantes n’est pas venue, mais on ne sait pas, c’était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois ; d’ailleurs on ne peut pas ne pas se souvenir d’elle, ses yeux mêmes nous disent : ne m’oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis (et je pensais à part moi combien il fallait que l’esprit des Guermantes — la décision d’aller ici et pas là — fût fort pour l’avoir emporté chez la duchesse sur la crainte de Palamède). Devant une réussite aussi complète, on est tenté, comme Bernardin de Saint-Pierre, de voir partout la main de la Providence. La duchesse de Duras était enchantée. Elle m’a même chargé de vous le dire », ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots, comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva nécessaire, pour être cru, de dire : « Parfaitement », emporté par la démence de ceux que Jupiter veut perdre. « Elle a engagé Morel chez elle où on redonnera le même programme, et je pense même à demander une invitation pour M. Verdurin. » Cette politesse au mari seul était, sans que M. de Charlus en eût même l’idée, le plus sanglant outrage pour l’épouse, laquelle se croyant, à l’égard de l’exécutant, en vertu d’une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la soirée de Mme de Duras.

Rien qu’en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme Verdurin, qui n’aimait pas qu’on fît bande à part dans leur petit clan. Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le baron parler sans cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans l’ensemble concertant du clan, s’était-elle écriée, en montrant le baron : « Quelle tapette il a ! Quelle tapette ! Ah ! pour une tapette, c’est une fameuse tapette ! » Mais cette fois c’était bien pis. Enivré de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu’en raccourcissant le rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d’étroites frontières, il déchaînait ce sentiment haineux qui n’était chez elle qu’une forme particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait tout à leur Patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui permettent qu’on les trompe, mais sous leur toit et même sous leurs yeux, c’est-à-dire qu’on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes d’avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n’eût aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se perpétuât à l’abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d’Odette auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps tout aparté entre Morel et le baron ; elle trouvait à ses chagrins une seule consolation, qui était de défaire le bonheur des autres. Elle n’eût pu supporter longtemps celui du baron. Voici que cet imprudent précipitait la catastrophe en ayant l’air de restreindre la place de la Patronne dans son propre petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le monde sans elle, sous l’égide du baron. Il n’y avait qu’un remède, donner à choisir à Morel entre le baron et elle, et, profitant de l’ascendant qu’elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux d’une clairvoyance extraordinaire, grâce à des rapports qu’elle se faisait faire, à des mensonges qu’elle inventait, et qu’elle lui servait, les uns et les autres, comme corroborant ce qu’il était porté à croire lui-même, et ce qu’il allait voir à l’évidence, grâce aux panneaux qu’elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet ascendant, la faire choisir, elle, de préférence au baron. Quant aux femmes du monde qui étaient là et qui ne s’étaient même pas fait présenter, dès qu’elle avait compris leurs hésitations ou leur sans-gêne, elle avait dit : « Ah ! je vois ce que c’est, c’est un genre de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu’on avait été moins aimable avec elle qu’elle n’avait espéré. « Ah ! mon cher général », s’écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme Verdurin parce qu’il apercevait le général Deltour, secrétaire de la Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un conseil à Cottard, s’éclipsait rapidement : « Bonsoir, cher et charmant ami. Hé bien, c’est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me dire adieu », dit le baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance, car il savait bien qu’on était toujours content de lui parler un moment de plus. Et comme, dans l’état d’exaltation où il était, il faisait à lui tout seul, sur un ton suraigu, les demandes et les réponses : « Eh bien, êtes-vous content ? N’est-ce pas que c’était bien beau ? L’andante, n’est-ce pas ? C’est ce qu’on a jamais écrit de plus touchant. Je défie de l’écouter jusqu’au bout sans avoir les larmes aux yeux. Vous êtes charmant d’être venu. Dites-moi, j’ai reçu ce matin un télégramme parfait de Froberville, qui m’annonce que, du côté de la Grande Chancellerie, les difficultés sont aplanies, comme on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s’élever, aussi perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d’un avocat, qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène d’amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse, analogue à celle qui, dans les dîners qu’elle donnait, montait à un diapason si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. « Je comptais vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon enthousiasme, en attendant que je puisse vous l’exprimer de vive voix, mais vous étiez si entouré ! L’appui de Froberville sera loin d’être à dédaigner, mais, de mon côté, j’ai la promesse du Ministre, dit le général. — Ah ! parfait. Du reste, vous avez vu que c’est bien ce que mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n’ai pas pu voir l’Ambassadrice ; était-elle contente ? Qui ne l’aurait pas été, excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait rien, du moment qu’ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que le baron s’était éloigné pour parler au général, Mme Verdurin fit signe à Brichot. Celui-ci, qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait lui dire, voulut l’amuser et, sans se douter combien il me faisait souffrir, dit à la Patronne : « Le baron est enchanté que Mlle Vinteuil et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n’imaginez pas comme le baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. » Contrairement à l’attente de Brichot, Mme Verdurin ne s’égaya pas : « Il est immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer une cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans que le Charlus s’en aperçoive, et l’éclaire sur l’abîme où il roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. « Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu’il a eu de sales histoires et que la police l’a à l’œil. » Et comme elle avait un certain don d’improvisation quand la malveillance l’inspirait, Mme Verdurin ne s’arrêta pas là : « Il paraît qu’il a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l’ont dit. Je sais, du reste, par quelqu’un qui demeure dans sa rue, qu’on n’a pas idée des bandits qu’il fait venir chez lui. » Et comme Brichot, qui allait souvent chez le baron, protestait, Mme Verdurin, s’animant, s’écria : « Mais je vous en réponds ! c’est moi qui vous le dis », expression par laquelle elle cherchait d’habitude à étayer une assertion jetée un peu au hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l’autre, comme tous ses pareils d’ailleurs. Il n’ira peut-être même pas jusque-là parce qu’il est dans les griffes de ce Jupien, qu’il a eu le toupet de m’envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d’effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu’un qui les a vues et qui m’a dit : « Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C’est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout l’argent qu’il veut. J’aimerais mille fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. En tous cas, si la famille de Morel se décide à porter plainte contre lui, je n’ai pas envie d’être accusée de complicité. S’il continue, ce sera à ses risques et périls, mais j’aurai fait mon devoir. Qu’est-ce que vous voulez. Ce n’est pas toujours folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l’attente de la conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin me dit : « Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades.  » (Elle faisait allusion aux circonstances dans lesquelles elle l’avait, juste à temps, brouillé avec sa blanchisseuse d’abord, avec Mme de Cambremer ensuite, brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). « Une amie incomparable, perspicace et vaillante », répondit l’universitaire avec une émotion naïve. « Mme Verdurin m’a empêché de commettre une grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle n’hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste, comme dit notre ami Cottard. J’avoue pourtant que la pensée que le pauvre baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine. Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà un homme qui sera bien malheureux. Du reste, il n’est pas certain qu’elle n’échoue pas. Je crains qu’elle ne réussisse qu’à semer des mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer, n’aboutiront qu’à les brouiller avec elle. » C’était arrivé souvent entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu’en elle le besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu’ils pouvaient avoir les uns pour les autres. L’homosexualité ne lui déplaisait pas, tant qu’elle ne touchait pas à l’orthodoxie, mais, comme l’Église, elle préférait tous les sacrifices à une concession sur l’orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi ne vînt de ce qu’elle avait su que j’avais empêché Albertine d’aller chez elle dans la journée, et qu’elle n’entreprît auprès d’elle, si elle n’avait déjà commencé, le même travail pour la séparer de moi que son mari allait, à l’égard de Charlus, opérer auprès du musicien. « Voyons, allez chercher Charlus, trouvez un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin, et tâchez surtout de ne pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah ! quelle soirée, ajouta Mme Verdurin, qui dévoila ainsi la vraie raison de sa rage. Avoir fait jouer ces chefs-d’œuvre devant ces cruches ! Je ne parle pas de la reine de Naples, elle est intelligente, c’est une femme agréable (lisez : elle a été très aimable avec moi). Mais les autres. Ah ! c’est à vous rendre enragée. Qu’est-ce que vous voulez, moi je n’ai plus vingt ans. Quand j’étais jeune, on me disait qu’il fallait savoir s’ennuyer, je me forçais ; mais maintenant, ah ! non, c’est plus fort que moi, j’ai l’âge de faire ce que je veux, la vie est trop courte ; m’ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l’air de les trouver intelligents ? Ah ! non, je ne peux pas. Allons, voyons, Brichot, il n’y a pas de temps à perdre. — J’y vais, Madame, j’y vais », finit par dire Brichot comme le général Deltour s’éloignait. Mais d’abord l’universitaire me prit un instant à part : « Le devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l’enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d’un mysticisme poméranien. C’est encore le « Banquet », mais donné cette fois à Kœnigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sans gigolos. Il est évident, d’une part, que je ne puis refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu’elle me demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n’y en a pas beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des mots. Mais enfin, n’hésitons pas à avouer que, si les mères de famille avaient part au vote, le baron risquerait d’être lamentablement blackboulé comme professeur de vertu. C’est malheureusement avec le tempérament d’un roué qu’il suit sa vocation de pédagogue ; remarquez que je ne dis pas de mal du baron ; ce doux homme, qui sait découper un rôti comme personne, possède, avec le génie de l’anathème, des trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur, alors qu’avec tel de mes confrères, académicien, s’il vous plaît, je m’ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l’heure. Mais je crains qu’il n’en dépense, à l’égard de Morel, un peu plus que la saine morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste lui impose en manière de mortification, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l’autre, par mansuétude à l’égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions, les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va — en parlant au jeune étourdi sans ambages — lui retirer tout ce qu’il aime, lui porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l’attire comme qui dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant une manière de lâcheté. » Ceci dit, il n’hésita pas à la commettre, et le prenant par le bras : « Allons, baron, si nous allions fumer une cigarette, ce jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l’Hôtel. » Je m’excusai en disant que j’étais obligé de rentrer. « Attendez encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et je n’oublie pas votre promesse. — Vous ne voulez vraiment pas que je vous fasse sortir l’argenterie ? rien ne serait plus simple, me dit M. de Charlus. Comme vous me l’avez promis, pas un mot de la question décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer tout à l’heure, quand on sera un peu parti, bien qu’il dise que ce n’est pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était l’oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir les plus belles pièces ? me dit M. de Charlus. Du reste, vous les connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. » Je n’osai pas lui dire que ce qui eût pu m’intéresser, ce n’était pas le médiocre d’une argenterie bourgeoise, même la plus riche, mais quelque spécimen, fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry. J’étais beaucoup trop préoccupé — et ne l’eussé-je pas été par cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil ? — toujours, dans le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention sur des objets plus ou moins jolis. Elle n’eût pu être fixée que par l’appel de quelque réalité s’adressant à mon imagination, comme eût pu le faire, ce soir, une vue de cette Venise à laquelle j’avais tant pensé l’après-midi, ou quelque élément général, commun à plusieurs apparences et plus vrai qu’elles, qui, de lui-même, éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me donnait une grande joie. Or, comme je sortais du salon appelé salle de théâtre, et traversais, avec Brichot et M. de Charlus, les autres salons, en retrouvant, transposés au milieu d’autres, certains meubles vus à la Raspelière et auxquels je n’avais prêté aucune attention, je saisis, entre l’arrangement de l’hôtel et celui du château, un certain air de famille, une identité permanente, et je compris Brichot quand il me dit en souriant : « Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela du moins peut, à la rigueur, vous donner l’idée de la rue Montalivet il y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu’il revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s’en rendre compte, préférait dans l’ancien salon, plus que les grandes fenêtres, plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c’était cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques similitudes entre la Raspelière et le quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde, n’est que le prolongement ; c’était cette partie devenue purement morale, d’une couleur qui n’existait plus que pour mon vieil interlocuteur, qu’il ne pouvait pas me faire voir, cette partie qui s’est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme, à qui elle donne une plus-value où elle s’est assimilée à sa substance habituelle, s’y muant — maisons détruites, gens d’autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous rappelons — en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur qu’il n’y a que nous qui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces choses passées, qu’ils n’en peuvent avoir une idée, que cela ne ressemble pas à ce qu’ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que c’est de l’existence de notre pensée que dépend pour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l’odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure actuelle des Verdurin. Mais, d’autre part, il ajoutait à celle-ci, pour les yeux du professeur, une beauté qu’elle ne pouvait avoir pour un nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici, en un même arrangement parfois conservé, et que moi-même je retrouvais de la Raspelière, intégraient dans le salon actuel des parties de l’ancien qui, par moments, l’évoquaient jusqu’à l’hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d’évoquer, au sein de la réalité ambiante, des fragments d’un monde détruit qu’on croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que, comme une personne, il avait un passé, une mémoire, gardant dans l’ombre froide du quai Conti le hâle de l’ensoleillement par les fenêtres de la rue Montalivet (dont il connaissait l’heure aussi bien que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de Doville, où on l’avait emmené et où il regardait tout le jour, au delà du jardin fleuri, la profonde vallée, en attendant l’heure où Cottard et le flûtiste feraient ensemble leur partie ; bouquet de violettes et de pensées au pastel, présent d’un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d’une vie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu’il peignait ; incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l’empreinte et la fixité d’un trait de caractère, d’une ligne de la destinée ; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du Premier Janvier ; tous ces objets enfin qu’on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s’ajouter leur double spirituel ; tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel, qu’elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l’atmosphère, les meubles et les tapis, et la poursuivant d’un coussin à un porte-bouquets, d’un tabouret au relent d’un parfum, d’un mode d’éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin. « Nous allons tâcher, me dit Brichot à l’oreille, de mettre le baron sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D’une part, je désirais pouvoir tâcher d’obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D’autre part, je ne voulais pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu’elle pût (incertaine de l’instant de mon retour, et, d’ailleurs, à des heures pareilles où une visite venue pour elle ou bien une sortie d’elle eussent été trop remarquées) faire un mauvais usage de mon absence, mais pour qu’elle ne la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. « Venez tout de même », me dit le baron, dont l’excitation mondaine commençait à tomber, mais qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens, que j’avais déjà remarqué chez la duchesse de Guermantes aussi bien que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille, s’étend, plus généralement, à tous ceux qui, n’offrant à leur intelligence d’autre réalisation que la conversation, c’est-à-dire une réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à l’interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. « Venez, reprit-il, n’est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous les invités sont partis, l’heure de Doña Sol ; espérons que celle-ci finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé probablement d’aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu’on appelle, en style militaire, la critique des opérations. On demanderait à Mme Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin de ne pas l’inviter, et on prierait Charlie — toujours Hernani — de rejouer pour nous seuls le sublime adagio. Est-ce assez beau, cet adagio ! Mais où est-il le jeune violoniste ? je voudrais pourtant le féliciter, c’est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez, Brichot, qu’ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche se détache ? Ah ! bien alors, mon cher, vous n’avez rien vu. On a eu un fa dièze qui peut faire mourir de jalousie Enesco, Capet et Thibaut ; j’ai beau être très calme, je vous avoue qu’à une sonorité pareille, j’avais le cœur tellement serré que je retenais mes sanglots. La salle haletait ; Brichot, mon cher, s’écria le baron en secouant violemment l’universitaire par le bras, c’était sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne le voyait même pas respirer, il avait l’air d’être comme ces choses du monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser mais ne pensent pas. Et alors, tout d’un coup, s’écria M. de Charlus avec emphase et en mimant comme un coup de théâtre, alors… la Mèche ! Et pendant ce temps-là, gracieuse petite contredanse de l’allegro vivace. Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il n’est pas pires sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas entendre, la princesse de Taormine, devant l’évidence de la mèche miraculeuse, a compris que c’était de la musique et qu’on ne jouerait pas au poker. Oh ! ça a été un moment bien solennel. — Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre, dis-je à M. de Charlus pour l’amener au sujet qui m’intéressait, vous me disiez que la fille de l’auteur devait venir. Cela m’aurait beaucoup intéressé. Est-ce que vous êtes certain qu’on comptait sur elle ? — Ah ! je ne sais pas. » M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette consigne universelle qu’on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour se montrer absurdement « bon camarade », par point d’honneur, et la détestât-on, envers celle qui l’excite, soit par méchanceté pour elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l’amour, soit par ce besoin d’être désagréable aux autres, qui consiste à dire la vérité à la plupart des hommes mais, aux jaloux, à la leur taire, l’ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu’on se figure, et, pour faire de la peine aux gens, on se guide d’après ce qu’on croit soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. « Vous savez, reprit-il, ici c’est un peu la maison des exagérations, ce sont des gens charmants, mais enfin on aime bien annoncer des célébrités d’un genre ou d’un autre. Mais vous n’avez pas l’air bien et vous allez avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je vais aller vous chercher votre pelure. Non, n’y allez pas vous-même, vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des imprudences, vous n’avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une vieille bonne comme moi pour vous soigner. — Ne vous dérangez pas baron, j’y vais », dit Brichot, qui s’éloigna aussitôt : ne se rendant peut-être pas exactement compte de l’amitié très vive que M. de Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement, sous le prétexte de demander mon pardessus, à rejoindre Morel et fît manquer ainsi le plan de la Patronne.

Cependant Ski s’était assis au piano, où personne ne lui avait demandé de se mettre, et se composant — avec un froncement souriant des sourcils, un regard lointain et une légère grimace de la bouche — ce qu’il croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que celui-ci jouât quelque chose de Bizet. « Comment, vous n’aimez pas cela, ce côté gosse de la musique de Bizet ? Mais, mon cher, dit-il, avec ce roulement d’r qui lui était particulier, c’est ravissant. » Morel, qui n’aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment incroyable, de l’esprit) Ski, feignant de prendre les diatribes du violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n’était pas, comme celui de M. Verdurin, l’étouffement d’un fumeur. Ski prenait d’abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d’un silence où le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu’on disait, puis une seconde cloche de rire s’ébranlait, et c’était bientôt un hilare angelus.

Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé. « Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde vous aime beaucoup. On disait l’autre jour : mais on ne le voit plus, il s’isole ! D’ailleurs, c’est un si brave homme que Brichot », continua M. de Charlus qui ne se doutait sans doute pas, en voyant la manière affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de morale, qu’en son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. « C’est un homme d’une grande valeur, qui sait énormément, et cela ne l’a pas racorni, n’a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d’autres qui sentent l’encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares chez ses pareils. Parfois, en voyant comme il comprend la vie, comme il sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a pu apprendre tout cela. J’en suis moi-même étonné. » Je l’étais davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd, plaire au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais à ce résultat avaient collaboré entre autres influences, distinctes d’ailleurs, celles en vertu desquelles Swann, d’une part, s’était plu si longtemps dans le petit clan, quand il était amoureux d’Odette, et d’autre part, lorsqu’il fut marié, trouva agréable Mme Bontemps qui, feignant d’adorer le ménage Swann, venait tout le temps voir la femme et se délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne la palme de l’intelligence, non pas à l’homme le plus intelligent, mais au viveur faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d’un homme pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de l’écrivain s’accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui viennent chez elle le moins bête était encore ce vieux beau qui a l’expérience des choses de l’amour, de même M. de Charlus trouvait plus intelligent que ses autres amis, Brichot, qui non seulement était aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs, les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient le goût du baron d’un florilège étrange et charmant. M. de Charlus était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s’entourer surtout de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui admettaient son point de vue sur la vie. « Je le vois beaucoup, ajouta-t-il d’une voix piaillante et cadencée, sans qu’un mouvement de ses lèvres, fît bouger son masque grave et enfariné, sur lequel étaient à demi abaissées ses paupières d’ecclésiastique. Je vais à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents, plus instruits que n’étaient, dans un autre milieu, mes camarades. C’est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce sont de jeunes bourgeois », dit-il en détachant le mot qu’il fit précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d’habitude d’élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans la pensée qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m’inspirait M. de Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant moi), m’amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m’eût pas froissé. Je tenais de ma grand’mère d’être dénué d’amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m’en rendais guère compte, et à force d’avoir entendu, depuis le collège, les plus estimés de mes camarades ne pas souffrir qu’on leur manquât, ne pas pardonner un mauvais procédé, j’avais fini par montrer dans mes paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passait même pour l’être extrêmement, parce que, n’étant nullement peureux, j’avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m’en moquant moi-même, ce qui persuadait aisément qu’ils étaient ridicules ; mais la nature que nous refoulons n’en habite pas moins en nous. C’est ainsi que parfois, si nous lisons le chef-d’œuvre nouveau d’un homme de génie, nous y retrouvons avec plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées, des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de sentiments dédaigné par nous et dont le livre où nous les reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J’avais fini par apprendre, de l’expérience de la vie, qu’il était mal de sourire affectueusement quand quelqu’un se moquait de moi et de ne pas lui en vouloir. Mais cette absence d’amour-propre et de rancune, si j’avais cessé de l’exprimer jusqu’à en être arrivé à ignorer à peu près complètement qu’elle existât chez moi, n’en était pas moins le milieu vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus, le sentiment de la justice m’était inconnu jusqu’à une complète absence de sens moral. J’étais, au fond de mon cœur, tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n’avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l’idée des souffrances qu’on préparait à M. de Charlus m’était intolérable. J’aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire. « La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas », ajouta-t-il en levant la main d’un air de réserve — pour ne pas avoir l’air de se vanter, pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle des étudiants — « mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu’à me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j’ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet amphithéâtre où parle Brichot, mais c’est toujours intéressant. » Quoique le baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles, voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être chez lui à la Sorbonne, au moment où l’appariteur chargé de chaînes le précédait et où s’avançait le maître admiré de la jeunesse, il ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de l’amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné ; pour que l’appariteur le laissât passer, il lui disait, d’une voix factice et d’un air affairé : « Vous me suivez, baron, on vous placera », puis, sans plus s’occuper de lui, pour faire son entrée, s’avançait seul allégrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de jeunes professeurs le saluait ; Brichot, désireux de ne pas avoir l’air de poser pour ces jeunes gens, aux yeux de qui il se savait un grand pontife, leur envoyait mille clins d’œil, mille hochements de tête de connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français donnait l’air d’une sorte d’encouragement cordial d’un vieux grognard qui dit : « Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements des élèves éclataient. Brichot tirait parfois de cette présence de M. de Charlus à ses cours l’occasion de faire un plaisir, presque de rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu’un de ses amis bourgeois : « Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille, je vous préviens que le baron de Charlus, prince d’Agrigente, le descendant des Condé, assistera à mon cours. C’est un souvenir à garder que d’avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie qui ait du type. Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu’il sera placé à côté de ma chaise. D’ailleurs, ce sera le seul, un homme fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille militaire. — Ah ! je vous remercie », disait le père. Et, quoi que sa femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de Condé, tout en s’étonnant qu’il ne portât pas de fraise et ressemblât aux hommes de nos jours. Lui, cependant, n’avait pas d’yeux pour elle ; mais plus d’un étudiant, qui ne savait pas qui il était, s’étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le baron sortait plein de rêves et de mélancolie. « Pardonnez-moi de revenir à mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus en entendant le pas de Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne que je vous l’ai demandé ? » Je ne croyais plus guère qu’elle eût dû venir, mais je voulais ainsi me garer pour l’avenir. « Oui, je ferai ça pour vous, d’abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En n’acceptant pas autrefois ce que je vous avais proposé, vous m’avez, à vos dépens, rendu un immense service, vous m’avez laissé ma liberté. Il est vrai que je l’ai abdiquée d’une autre manière, ajouta-t-il d’un ton mélancolique où perçait le désir de faire des confidences ; il y a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti, à cette minute précise, de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l’homme s’agite et Dieu le mène. Qui sait ? si, le jour où nous sommes sortis ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être bien des choses qui se sont passées depuis n’auraient jamais eu lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m’emparant du nom de Mme de Villeparisis, et je cherchai à savoir de lui, si qualifié à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue à l’écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la postérité, et même, du vivant de la marquise, à l’ignorante roture, n’avait pas paru moins grande tout à fait à l’autre extrémité du monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes. C’était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances, l’importance gardée dans la famille par l’ascendant sur telle ou telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté famille. Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que je n’avais cru. J’avais été frappé en apprenant que le nom de Villeparisis était faux. Mais il est d’autres exemples de grandes dames ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation prépondérante. M. de Charlus commença par m’apprendre que Mme de Villeparisis était la nièce de la fameuse duchesse de ***, la personne la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de Juillet, mais qui n’avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa famille. J’avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse ! Et Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui m’envoyait tant de cadeaux et que j’aurais si facilement pu voir tous les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce, élevée par elle, chez elle, à l’hôtel de ***. « Elle demandait au duc de Doudeauville, me dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs : « Laquelle des trois sœurs préférez-vous ? » Et Doudeauville ayant dit : « Mme de Villeparisis », la duchesse de *** lui répondit : « Cochon ! » Car la duchesse était très spirituelle », dit M. de Charlus en donnant au mot l’importance et la prononciation d’usage chez les Guermantes. Qu’il trouvât d’ailleurs que le mot fût si « spirituel », je ne m’en étonnai pas, ayant, dans bien d’autres occasions, remarqué la tendance centrifuge, objective, des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils goûtent l’esprit des autres, les sévérités qu’ils auraient pour le leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu’ils dédaigneraient de créer. « Mais qu’est-ce qu’il a ? c’est mon pardessus qu’il apporte, dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel résultat. J’aurais mieux fait d’y aller moi-même. Enfin vous allez le mettre sur vos épaules. Savez-vous que c’est très compromettant, mon cher ? c’est comme de boire dans le même verre, je saurai vos pensées. Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire », et tout en me mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait le long du cou, relevait le col, et de sa main frôlait mon menton, en s’excusant. « À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il faut le bichonner ; j’ai manqué ma vocation, Brichot, j’étais né pour être bonne d’enfants. » Je voulais m’en aller, mais M. de Charlus ayant manifesté l’intention d’aller chercher Morel, Brichot nous retint tous les deux. D’ailleurs, la certitude qu’à la maison je retrouverais Albertine, certitude égale à celle que, dans l’après-midi, j’avais qu’Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu d’impatience de la voir que j’avais eu le même jour tandis que j’étais assis au piano, après que Françoise m’eut téléphoné. Et c’est ce calme qui me permit, chaque fois qu’au cours de cette conversation je voulus me lever, d’obéir à l’injonction de Brichot, qui craignait que mon départ empêchât Charlus de rester jusqu’au moment où Mme Verdurin viendrait nous appeler. « Voyons, dit-il au baron, restez un peu avec nous, vous lui donnerez l’accolade tout à l’heure », ajouta Brichot en fixant sur moi son œil presque mort, auquel les nombreuses opérations qu’il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais qui n’avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l’expression oblique de la malignité. « L’accolade, est-il bête ! s’écria le baron, d’un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu’il se croit toujours à une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande s’il ne couche pas avec. — Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets de vous avertir si elle vient, je le saurai par Mme Verdurin », car il prévoyait sans doute que le baron risquait fort d’être, de façon imminente, exclu du petit clan. « Eh bien, vous me croyez donc moins bien que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être renseigné sur la venue de ces personnes d’une terrible réputation. Vous savez que c’est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c’est bon pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À chacune de ces paroles, ma souffrance s’accroissait d’une souffrance nouvelle, changeant de forme. « Certes non pas, je ne me crois pas mieux que vous avec Mme Verdurin », proclama Brichot en ponctuant les mots, car il craignait d’avoir éveillé les soupçons du baron. Et comme il voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l’appât du divertissement promis : « Il y a une chose à quoi le baron me semble ne pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames, c’est qu’une réputation peut être tout à la fois épouvantable et imméritée. Ainsi, par exemple, dans la série plus notoire que j’appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont nombreuses et que l’histoire a enregistré des arrêts de condamnation pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents. La récente découverte d’un grand amour de Michel-Ange pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l’ami de Léon X le bénéfice d’une instance en révision posthume. L’affaire Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et mobiliser la Villette, quand une autre affaire, où l’anarchie fut bien portée et devint le péché à la mode de nos bons dilettantes, mais dont il n’est point permis de prononcer le nom, par crainte de querelles, aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout son visage le genre particulier d’impatience qu’on voit à un expert médical ou militaire quand des gens du monde qui n’y connaissent rien se mettent à dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie. « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M. de Charlus à une interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par curiosité, ou par affection unique pour un ami mort, et celui qui, craignant de s’être trop avancé, si vous lui parlez de la beauté d’un homme vous répond que c’est du chinois pour lui, qu’il ne sait pas plus distinguer un homme beau d’un laid qu’entre deux moteurs d’auto, comme la mécanique n’est pas dans ses cordes. Tout cela c’est des blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu’une réputation mauvaise (ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi) et injustifiée soit une chose absolument impossible. C’est tellement exceptionnel, tellement rare, que pratiquement cela n’existe pas. Cependant, moi qui suis un curieux, un fureteur, j’en ai connu, et qui n’étaient pas des mythes. Oui, au cours de ma vie, j’ai constaté (j’entends scientifiquement constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées. Elles s’établissent d’habitude grâce à une similitude de noms, ou d’après certains signes extérieurs, l’abondance des bagues par exemple, que les gens incompétents s’imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu’un paysan ne dit pas deux mots sans ajouter : jarniguié, ou un Anglais : goddam. C’est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous étonnera, c’est que les réputations injustifiées sont les plus établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire, comme tout le monde, à ce qu’on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu’il « n’en est pas » pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que, si nous y mettions vingt-cinq louis, nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu’à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient, en règle générale, entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c’est au sexe féminin, et en pensant à Albertine, que je reportais les paroles de M. de Charlus. J’étais épouvanté par la statistique, même en tenant compte qu’il devait enfler les chiffres au gré de ce qu’il souhaitait, et aussi d’après les rapports d’êtres cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre désir qui, s’ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute les calculs du baron. « Trois sur dix, s’écria Brichot ! En renversant la proportion, j’aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des coupables. S’il est celui que vous dites, baron, et si vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants d’une vérité que personne ne soupçonnait autour d’eux. C’est ainsi que Barrès a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes qui ont été vérifiées après coup, comme l’existence de la planète de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que j’aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau des Renseignements, dans l’État-Major, des agissements, inspirés, je le crois, par un zèle patriotique, mais qu’enfin je n’imaginais pas. Sur la franc-maçonnerie, l’espionnage allemand, la morphinomanie, Léon Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve être la réalité même. Trois sur dix ! », reprit Brichot stupéfait. Il est vrai de dire que M. de Charlus taxait d’inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu’elles eussent été mêlées d’un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe. C’est ainsi qu’on voit des viveurs, ne croyant pas à l’honneur des femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et dont ils protestent sincèrement et d’un air mystérieux : « Mais non, vous vous trompez, ce n’est pas une fille. » Cette estime inattendue leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls, partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait que, dès qu’on s’approche des êtres, des existences, les étiquettes et les compartiments faits d’avance sont trop simples. « Trois sur dix ! mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l’avenir ratifiera, baron, si vous vouliez présenter à la postérité le tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier. Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser dans l’ombre, on s’indignerait fort dans le camp des belles âmes, et vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principal, sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d’un blackboulage d’outre-tombe. Ça n’en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne ! notre Bossuet. — Je ne travaille pas pour l’histoire, répondit M. de Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme disait le pauvre Swann. — Comment ? Vous avez connu Swann, baron, mais je ne savais pas. Est-ce qu’il avait ces goûts-là ? demanda Brichot d’un air inquiet. — Mais est-il grossier ! Vous croyez donc que je ne connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas », dit Charlus les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant que puisqu’il s’agissait de Swann, dont les tendances si opposées avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu’être inoffensif pour celui qu’il visait et flatteur pour celui qui le laissait échapper dans une insinuation : « Je ne dis pas qu’autrefois, au collège, une fois par hasard », dit le baron comme malgré lui, et comme s’il pensait tout haut, puis se reprenant : « Mais il y a deux cents ans ; comment voulez-vous que je me rappelle ? vous m’embêtez », conclut-il en riant. « En tous cas il n’était pas joli, joli ! » dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les autres laids. « Taisez-vous, dit le baron, vous ne savez pas ce que vous dites ; dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Du reste, il était resté charmant. Il a été follement aimé des femmes. — Mais est-ce que vous avez connu la sienne ? — Mais, voyons, c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant ; j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi qui faisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul n’avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet, le jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et c’est pour les étrangers que le comique des adultères prend la précision de l’histoire, et s’allonge en listes, d’ailleurs indifférentes, et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux, comme j’étais, qui ne peut s’empêcher de comparer son cas à celui dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute, une liste aussi illustre n’existe pas. Mais il n’en peut rien savoir, c’est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l’un à l’autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu’il fait perpétuellement effort pour arracher, sans y réussir, car tout le monde le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et tous par une de ces conventions qu’on appelle principe. « Mais est-ce que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs ? — Mais voyons, quelle horreur ! Raconter cela à Charles ! C’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais, mon cher, il m’aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n’ai avoué à Odette, à qui ça aurait, du reste, été bien égal, que… allons, ne me faites pas dire de bêtises. Et le plus fort c’est que c’est elle qui lui a tiré des coups de revolver que j’ai failli recevoir. Ah ! j’ai eu de l’agrément avec ce ménage-là ; et, naturellement, c’est moi qui ai été obligé d’être son témoin contre d’Osmond, qui ne me l’a jamais pardonné. D’Osmond avait enlevé Odette, et Swann, pour se consoler, avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d’Odette. Enfin, vous n’allez pas commencer à me faire raconter l’histoire de Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça comme personne. C’était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait pas voir Charles. Cela m’embêtait d’autant plus que j’ai un très proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement aucune espèce de droit, mais qu’enfin cela ne charmait pas. Car elle se faisait appeler Odette de Crécy, et le pouvait parfaitement, étant seulement séparée d’un Crécy dont elle était la femme, très authentique celui-là, un monsieur très bien, qu’elle avait ratissé jusqu’au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce Crécy ? je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait d’une toute petite pension que lui faisait Swann ; je me doute bien que, depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement d’être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c’est que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n’ayez pas désiré tout à l’heure que je vous présente à la reine de Naples. En somme, je vois que vous ne vous intéressez pas aux personnes en tant que curiosités, et cela m’étonne toujours de quelqu’un qui a connu Swann, chez qui ce genre d’intérêt était si développé, au point qu’on ne peut pas dire si c’est moi qui ai été à cet égard son initiateur ou lui le mien. Cela m’étonne autant que si je voyais quelqu’un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c’est que le goût. Mon Dieu, c’est surtout pour Morel que c’était important de la connaître, il le désirait, du reste, passionnément, car il est tout ce qu’il y a de plus intelligent. C’est ennuyeux qu’elle soit partie. Mais enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C’est immanquable qu’il la connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or il est à espérer que cela n’arrivera pas. » Tout à coup, Brichot, comme il était resté sous le coup de la proportion de « trois sur dix » que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n’avait pas cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle d’un juge d’instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui, en réalité, était le résultat du désir qu’avait le professeur de paraître perspicace et du trouble qu’il éprouvait à lancer une accusation si grave : « Est-ce que Ski n’est pas comme cela ? » demanda-t-il à M. de Charlus, d’un air sombre. Pour faire admirer ses prétendus dons d’intuition, il avait choisi Ski, se disant que, puisqu’il n’y avait que trois innocents sur dix, il risquait peu de se tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. « Mais pas du tout, s’écria le baron avec une ironie amère, dogmatique et exaspérée. Ce que vous dites est d’un faux, d’un absurde, d’un à côté ! Ski est justement « cela » pour les gens qui n’y connaissent rien ; s’il l’était, il n’en aurait pas tellement l’air, ceci soit dit sans aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même quelque chose de très attachant. — Mais dites-nous donc quelques noms », reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d’un air de morgue : « Ah ! mon cher, moi, vous savez je vis dans l’abstrait, tout cela ne m’intéresse qu’à un point de vue transcendantal », répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse particulière à ses pareils, et l’affectation de grandiloquence qui caractérisait sa conversation. « Moi, vous comprenez, il n’y a que les généralités qui m’intéressent, je vous parle de cela comme de la loi de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée, où le baron cherchait à cacher sa vraie vie, duraient bien peu auprès des heures de progression continue où il la faisait deviner, l’étalait avec une complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus fort que la crainte de la divulgation. « Ce que je voulais dire, reprit-il, c’est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que, si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande difficulté qu’ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux que le vol ou l’assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je, accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur ont donnés des gens qu’a trompés un semblable désir, enfin par l’écart même où ils sont généralement tenus. J’ai vu un homme, assez mal vu à cause de ce goût, dire qu’il supposait qu’un certain homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que cet homme du monde avait été aimable avec lui ! Autant de raisons d’optimisme, dit naïvement le baron, dans la supputation du nombre. Mais la vraie raison de l’écart énorme qu’il y a entre ce nombre calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher aux autres, qui, dépourvus d’aucun moyen d’information, seraient littéralement stupéfaits s’ils apprenaient seulement le quart de la vérité. — Alors, à notre époque, c’est comme chez les Grecs, dit Brichot. — Mais comment ? comme chez les Grecs ? Vous vous figurez que cela n’a pas continué depuis ? Regardez, sous Louis XIV, le petit Vermandois, Molière, le prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais, Boufflers, le Grand Condé, le duc de Brissac. — Je vous arrête, je savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme naturellement et d’ailleurs, bien d’autres. Mais cette vieille peste de Saint-Simon parle souvent du Grand Condé et du prince Louis de Baden et jamais il ne le dit. — C’est tout de même malheureux que ce soit à moi d’apprendre son histoire à un professeur de Sorbonne. Mais, cher maître, vous êtes ignorant comme une carpe. — Vous êtes dur, baron, mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens maintenant d’une chanson de l’époque qu’on fit en latin macaronique sur certain orage qui surprit le Grand Condé comme il descendait le Rhône en compagnie de son ami le marquis de La Moussaye. Condé dit :

Carus Amicus Mussexus,
Ah ! Deus bonus quod tempus
Landerirette
Imbre sumus perituri.

Et La Moussaye le rassure en lui disant :

Securæ sunt nostræ vitæ
Sumus enim Sodomitæ
Igne tantum perituri
Landeriri.

— Je retire ce que j’ai dit, dit Charlus d’une voix aiguë et maniérée, vous êtes un puits de science ; vous me l’écrirez n’est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. — Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne vois rien. Du reste, à cette époque-là, je crois qu’en général l’art militaire… — Quelle bêtise ! Vendôme, Villars, le prince Eugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos héros du Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et « nouvelle génération », je vous étonnerais bien. Ah ! j’en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération, qui a rejeté les vaines complications de ses aînés ! dit M. Bourget. J’ai un petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses admirables… mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au xviie siècle ; vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d’Huxelles, entre tant d’autres : « Voluptueux en débauches grecques, dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu’il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l’armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l’appelaient que « Putain ». Elle en parle assez clairement. Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. C’est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d’après elle la synthèse lyrique de la « Femme d’une Tante ». D’abord hommasse ; généralement la femme d’une Tante est un homme, c’est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vice chez les autres, en femme renseignée et par ce pli que nous avons d’aimer à trouver, dans les familles des autres, les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-même que cela n’a rien d’exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disais que cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré les exemples que j’empruntais au xviie siècle, si mon grand aïeul François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en dire, avec plus de raison que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi : « Les vices sont de tous les temps ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d’Héliogabale ? » Que tout le monde connaît me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait « le boniment » de ses plus célèbres contemporains comme je connais celui des miens. Mais des gens comme cela, il n’y en a pas seulement davantage aujourd’hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de mœurs avait évolué. L’insistance avec laquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet — à l’égard duquel, d’ailleurs, son intelligence, toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine pénétration — avait quelque chose d’assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant qui ne voit rien au delà de sa spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets qu’il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès qu’il s’agit de leurs défauts, s’épanouissent sans s’apercevoir qu’ils déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments, devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminel m’apportaient, d’ailleurs, un certain apaisement. Car, leur faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d’elles des déductions à l’égard d’Albertine et me rappelant l’attitude de celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût pour moi l’un de ces souvenirs, et si mélancolique l’autre, je me disais qu’ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons d’espérer, de la même manière qu’il me les avait fournies, c’est-à-dire sans le savoir. « Oui, dit-il, je n’ai plus vingt-cinq ans et j’ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j’avoue que ce qui a encore le plus changé, c’est ce que les Allemands appellent l’homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui, n’aimant qu’elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n’avaient guère de maîtresses que par couverture. J’aurais eu une fille à marier que c’est parmi eux que j’aurais cherché mon gendre si j’avais voulu être assuré qu’elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m’étais dit : sûrement non, n’avoir pas pu me tromper. Eh bien j’en donne ma langue aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j’aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu’il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l’intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : « Mais pourquoi est-ce que X… ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c’est le nom du cocher) et s’il n’est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d’avances ? » Je ne pus m’empêcher d’imposer silence à Gilbert ; j’étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui, quand elle s’exerce indistinctement, est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X… essayât de se risquer sur la planche pour, si elle était viable, s’y avancer à son tour. — Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d’étonnement et de malaise. — Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c’est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Eh bien, l’année suivante, j’allai à Balbec, et là j’appris, par un matelot qui m’emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d’une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d’enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose itou ». » Ce fut à mon tour de demander si le patron dans lequel j’avais reconnu le Monsieur qui, à Balbec, jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite Société des quatre amis, était comme le prince de Guermantes. « Mais, voyons, c’est connu de tout le monde, il ne s’en cache même pas. — Mais il avait avec lui sa maîtresse. — Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? sont-ils naïfs, ces enfants ? me dit-il d’un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j’extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. — Mais alors ses trois amis sont comme lui. — Mais pas du tout, s’écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si, en jouant d’un instrument, j’avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu’il est à l’autre extrémité. Alors on n’a plus le droit d’avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j’avoue que ce cas, et j’en connais bien d’autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m’embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d’un vieux gallican parlant de certaines formes d’ultramontanisme, d’un royaliste libéral parlant de l’Action Française ou d’un disciple de Claude Monet, des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n’y arrive pas. S’ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c’est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu’ils appellent un môme ? C’est que cela leur représente autre chose. Quoi ? » « Qu’est-ce que la femme peut représenter d’autre à Albertine ? » pensais-je, et c’était bien là en effet ma souffrance. « Décidément, baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des Facultés propose d’ouvrir une chaire d’homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ou plutôt non, un institut de psycho-physiologie spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d’une chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et l’appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur notre corps d’huissiers, que je crois insoupçonnable. — Vous n’en savez rien, répliqua le baron d’un ton dur et tranchant. D’ailleurs vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes. C’est tout le contraire. » Et sans se rendre compte de la contradiction qui existait entre la direction que prenait invariablement sa conversation et le reproche qu’il allait adresser aux autres : « C’est, au contraire, effrayant, dit-il à Brichot d’un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que de cela. C’est une honte, mais c’est comme je vous le dis, mon cher ! Il paraît qu’avant-hier, chez la duchesse d’Agen, on n’a pas parlé d’autre chose pendant deux heures ; vous pensez, si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c’est un véritable scandale ! Ce qu’il y a de plus ignoble c’est qu’elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petit Châtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m’a dit qu’il disait pis que pendre de moi, mais je n’en ai cure ; je pense que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes ne peut retomber que sur lui. Je sais bien que, si j’étais Jane d’Agen, je respecterais assez mon salon pour qu’on n’y traite pas des sujets pareils et qu’on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n’y a plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette. Ah ! mon cher, c’est la fin du monde. Tout le monde est devenu si méchant. C’est à qui dira le plus de mal des autres. C’est une horreur. »

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas le boire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l’exécution de Charlus ait eu lieu. « Il faut absolument que je parte, dis-je à Brichot. — Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l’anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin », conclut le professeur qui se dirigea vers le salon de l’air de quelqu’un qui, aux petits jeux, va voir « si on peut revenir ».

Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions faites, trouvé qu’il était plus sage d’ajourner les révélations à Morel qu’elle ne l’eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui, une fois qu’on les a laissés grandir, exigent d’être satisfaits, quelles que doivent en être les conséquences ; on ne peut plus résister à embrasser une épaule décolletée qu’on regarde depuis trop longtemps et sur laquelle les lèvres tombent comme le serpent sur l’oiseau, à manger un gâteau d’une dent que la fringale fascine, à se refuser l’étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu’on va déchaîner dans une âme par des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait enjoint à son mari d’emmener Morel et de parler coûte que coûte au violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la reine de Naples fût partie sans qu’il eût pu lui être présenté. M. de Charlus lui avait tant répété qu’elle était la sœur de l’impératrice Élisabeth et de la duchesse d’Alençon, que la souveraine avait pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le Patron lui avait expliqué que ce n’était pas pour parler de la reine de Naples qu’ils étaient là, et était entré dans le vif du sujet. « Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps, tenez, si vous voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d’honneur, je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose. Mon avis n’est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec impatience les émotions qu’elle allait savourer en parlant au virtuose, puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et ne cessait de répéter : « Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire ; j’espère au moins qu’Auguste, en le tenant un temps pareil, aura su convenablement le styler », M. Verdurin était redescendu avec Morel, lequel paraissait fort ému. « Il voudrait te demander un conseil », dit M. Verdurin à sa femme, de l’air de quelqu’un qui ne sait pas si sa requête sera exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la passion c’est à Morel que s’adressa Mme Verdurin : « Je suis absolument du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer cela plus longtemps », s’écria-t-elle avec violence, oubliant, comme fiction futile, qu’il avait été convenu entre elle et son mari qu’elle était censée ne rien savoir de ce qu’il avait dit au violoniste. « Comment ? Tolérer quoi ? » balbutia M. Verdurin, qui essayait de feindre l’étonnement et cherchait, avec une maladresse qu’expliquait son trouble, à défendre son mensonge. « Je l’ai deviné, ce que tu lui as dit », répondit Mme Verdurin, sans s’embarrasser du plus ou moins de vraisemblance de l’explication, et se souciant peu de ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la véracité de sa Patronne. « Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri, qui n’est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n’ayant cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu’elle le recevait presque chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c’était l’argument qui porterait le plus ; un mois de plus de cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans le Charlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. — Mais je n’avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis bien reconnaissant », murmura Morel les larmes aux yeux. Mais, obligé à la fois de feindre l’étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s’il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. « Si vous n’avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C’est un Monsieur qui a une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la police l’a à l’œil, et c’est, du reste, ce qui peut lui arriver de plus heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches », ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elle s’enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu’elle faisait au malheureux Charlie et à venger celles qu’elle-même avait reçues ce soir. « Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien, il est entièrement ruiné depuis qu’il est la proie de gens qui le font chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est hypothéqué, hôtel, château, etc. » Morel ajouta d’autant plus aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de valet de chambre, si crapuleux qu’il soit lui-même, professe un sentiment d’horreur égal à son attachement aux idées bonapartistes.

Déjà, dans l’esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison analogue à ce qu’on appela, au xviiie siècle, le renversement des alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous auquel l’ancien giletier n’osa manquer malgré les événements. D’autres, qu’on va voir, s’étant précipités du fait de Morel, quand Jupien en pleurant raconta ses malheurs au baron, celui-ci, non moins malheureux, lui déclara qu’il adoptait la petite abandonnée, qu’elle prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle d’Oléron, lui ferait donner un complément parfait d’instruction et faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien et laissèrent indifférente sa nièce, car elle aimait toujours Morel, lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique quand Jupien était absent. « Qu’est-ce que vous avez, disait-il en riant, avec vos yeux cernés ? Des chagrins d’amour ? Dame, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Après tout, on est bien libre d’essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela n’est pas à votre pied… » Il ne se fâcha qu’une fois parce qu’elle pleura, ce qu’il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas toujours bien les larmes qu’on fait verser.

Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu’après la soirée Verdurin, que nous avons interrompue et qu’il faut reprendre où nous en étions. « Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en réponse à Mme Verdurin. — Naturellement on ne vous le dit pas en face, ça n’empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire, reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu’il ne s’agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux bien croire que vous l’ignorez, et pourtant on ne se gêne guère. Demandez à Ski ce qu’on disait l’autre jour chez Chevillard, à deux pas de nous, quand vous êtes entré dans ma loge. C’est-à-dire qu’on vous montre du doigt. Je vous dirai que, pour moi, je n’y fais pas autrement attention ; ce que je trouve surtout c’est que ça rend un homme prodigieusement ridicule et qu’il est la risée de tous pour toute sa vie. — Je ne sais pas comment vous remercier », dit Charlie du ton dont on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans qu’on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a dit : « Vous ne pouvez pas empocher ça. » « Je pense que vous avez du caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous saurez parler haut et clair, quoiqu’il dise à tout le monde que vous n’oserez pas, qu’il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité d’emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire, pour l’avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt : « Je n’ai pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir je romprai avec M. de Charlus. La reine de Naples est bien partie, n’est-ce pas ?… Sans cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé… — Ce n’est pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin, désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n’y a pas d’inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe, où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez toutes ces pécores, qui sont aimables par devant ; j’aurais voulu que vous entendiez ce qu’elles disaient par derrière. D’ailleurs, n’en ayez pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s’il n’y avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous donnerait un air pas sérieux, une réputation d’amateur, de petit musicien de salon, qui est terrible à votre âge. Je comprends que, pour toutes ces belles dames, c’est très commode de rendre des politesses à leurs amies en vous faisant venir à l’œil, mais c’est votre avenir d’artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous parliez de la reine de Naples — qui est partie, en effet elle avait une soirée — celle-là, c’est une brave femme, et je vous dirai que je crois qu’elle fait peu de cas de Charlus et que c’est surtout pour moi qu’elle venait. Oui, oui, je sais qu’elle avait envie de nous connaître, M. Verdurin et moi. Cela c’est un endroit où vous pourrez jouer. Et puis je vous dirai qu’amené par moi, que les artistes connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils, qu’ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c’est tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d’aller chez Mme de Duras ! N’allez pas faire une boulette pareille ! Je connais des artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Ils savent qu’ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu’elle savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie, à ses yeux un charme approprié, ils viennent comme ça me raconter leurs petites histoires ; ceux qu’on prétend le plus silencieux, ils bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce qu’ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours : « Il n’y a que Mme Verdurin qui sache les faire parler. » Eh bien, vous savez, tous, mais je vous dis sans exception, je les ai vus pleurer d’avoir été jouer chez Mme de Duras. Ce n’est pas seulement les humiliations qu’elle s’amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient plus trouver d’engagement nulle part. Les directeurs disaient : « Ah ! oui, c’est celui qui joue chez Mme de Duras. » C’était fini. Il n’y a rien pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez, les gens du monde ça ne donne pas l’air sérieux, on peut avoir tout le talent qu’on veut, c’est triste à dire, mais il suffit d’une Mme de Duras pour vous donner la réputation d’un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous comprenez que je les connais, depuis quarante ans que je les fréquente, que je les lance, que je m’intéresse à eux, eh bien, vous savez, pour eux, quand ils ont dit « un amateur », ils ont tout dit. Et au fond on commençait à le dire de vous. Ce que de fois j’ai été obligée de me gendarmer, d’assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule ! Savez-vous ce qu’on me répondait : « Mais il sera bien forcé, Charlus ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis. » Quelqu’un a cru lui faire plaisir en lui disant : « Nous admirons beaucoup votre ami Morel. » Savez-vous ce qu’il a répondu, avec cet air insolent que vous connaissez : « Mais comment voulez-vous qu’il soit mon ami, nous ne sommes pas de la même classe, dites qu’il est ma créature, mon protégé. » À ce moment s’agitait sous le front bombé de la Déesse musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas conserver pour elles, un mot qu’il est non seulement abject, mais imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que l’honneur, que la prudence. C’est à ce besoin que, après quelques mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la Patronne : « On a même répété à mon mari qu’il avait dit : « mon domestique », mais cela je ne peux pas l’affirmer », ajouta-t-elle. C’est un besoin pareil qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que personne ne saurait jamais d’où il était sorti, à dire à Mme Verdurin : « C’est le fils d’un valet de chambre. » Un besoin pareil encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de personnes en personnes, qui se le confieraient sous le sceau d’un secret qui serait promis et non gardé comme elles avaient fait elles-mêmes. Ces mots finissaient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin, la brouillant avec l’intéressé, qui aurait fini par l’apprendre. Elle le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue. « Domestique » ne pouvait, d’ailleurs, que froisser Morel. Elle dit pourtant « domestique », et si elle ajouta qu’elle ne pouvait l’affirmer, ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette nuance, et pour montrer de l’impartialité. Cette impartialité qu’elle montrait la toucha elle-même tellement, qu’elle commença à parler tendrement à Charlie : « Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, c’est vrai, mais ce n’est pas sa faute, puisqu’il y roule lui-même, puisqu’il y roule, répéta-t-elle assez fort, émerveillée de la justesse de l’image qui était partie plus vite que son attention ne la rattrapait que maintenant et tâchait de la mettre en valeur. Non, ce que je lui reproche, dit-elle d’un ton tendre — comme une femme ivre de son succès — c’est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des choses qu’on ne dit pas à tout le monde. Ainsi, tout à l’heure, il a parié qu’il allait vous faire rougir de plaisir en vous annonçant (par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher de l’avoir) que vous auriez la croix de la Légion d’honneur. Cela passe encore, quoique je n’aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle d’un air délicat et digne, qu’on dupe ses amis ; mais vous savez, il y a des riens qui nous font de la peine. C’est, par exemple, quand il nous raconte, en se tordant, que, si vous désirez la croix, c’est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. — Il vous a dit cela » s’écria Charlie croyant, d’après ces mots habilement rapportés, à la vérité de tout ce qu’avait dit Mme Verdurin ! Mme Verdurin fut inondée de la joie d’une vieille maîtresse qui, sur le point d’être lâchée par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être n’avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore, une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et préserver son bonheur, à « brouiller les cartes » dans le petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sans qu’elle eût le temps d’en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. « Il nous l’aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu’il faut prendre et laisser de ce qu’il dit, et puis il n’y a pas de sot métier, vous avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez ; mais qu’il aille faire tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès parce qu’elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin), c’est ce qui nous rend malheureux ; mon mari me disait en l’entendant : « j’aurais mieux aimé recevoir une gifle. » Car il vous aime autant que moi, vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s’appelait Gustave). Au fond c’est un sensible. — Mais je ne t’ai jamais dit que je l’aimais, murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C’est le Charlus qui l’aime. — Oh ! non, maintenant je comprends la différence, j’étais trahi par un misérable, et vous, vous êtes bon, s’écria avec sincérité Charlie. — Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa victoire, car elle sentait ses mercredis sauvés, sans en abuser, misérable est trop dire ; il fait du mal, beaucoup de mal, inconsciemment ; vous savez, cette histoire de Légion d’honneur n’a pas duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter tout ce qu’il a dit sur votre famille, dit Mme Verdurin, qui eût été bien embarrassée de le faire. — Oh ! cela a beau n’avoir duré qu’un instant, cela prouve que c’est un traître », s’écria Morel. C’est à ce moment que nous rentrâmes au salon. « Ah ! » s’écria M. de Charlus en voyant que Morel était là et en marchant vers le musicien avec le genre d’allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute la soirée en vue d’un rendez-vous avec une femme, et qui, tout enivrés, ne se doutent guère qu’ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les saisir et, devant tout le monde, les rosser des hommes apostés par le mari : « Eh bien, enfin, ce n’est pas trop tôt ; êtes-vous content, jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d’honneur ? Car bientôt vous pourrez montrer votre croix », dit M. de Charlus à Morel d’un air tendre et triomphant, mais, par ces mots mêmes de décoration, contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité indiscutable à Morel. « Laissez-moi, je vous défends de m’approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez pas être à votre coup d’essai, je ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir ! » Ma seule consolation était de penser que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j’avais essuyé ses colères de fou, personne n’était à l’abri d’elles, un roi ne l’eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d’un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s’était passé que ce qu’il devait répondre. Pourtant M. de Charlus possédait toutes les ressources, non seulement de l’éloquence, mais de l’audace, quand, pris d’une rage qui bouillonnait depuis longtemps contre quelqu’un, il le clouait de désespoir, par les mots les plus sanglants, devant les gens du monde scandalisés et qui n’avaient jamais cru qu’on pût aller si loin. M. de Charlus, dans ces cas-là, brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses, dont tout le monde restait tremblant. Mais c’est que, dans ces cas-là, il avait l’initiative, il attaquait, il disait ce qu’il voulait (comme Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devant lui). Peut-être, ce qui le rendait muet était-ce — en voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne lui porterait secours — la souffrance présente et l’effroi surtout des souffrances à venir ; ou bien que, ne s’étant pas d’avance, par l’imagination, monté la tête et forgé une colère, n’ayant pas de rage toute prête en mains, il avait été saisi et brusquement frappé, au moment où il était sans ses armes (car, sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave ; même, comme je l’avais toujours cru, et ce qui me le rendait assez sympathique, un faux méchant : les gens qu’il haïssait, il les haïssait parce qu’il s’en croyait méprisé ; eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux il les eût embrassés, et il n’avait pas les réactions normales de l’homme d’honneur outragé) ; ou bien que, dans un milieu qui n’était pas le sien, il se sentait moins à l’aise et moins courageux qu’il n’eût été dans le Faubourg. Toujours est-il que, dans ce salon qu’il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n’était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur les roturiers qu’elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devant le Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu’on lui faisait, aussi suppliants qu’interrogateurs. Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce qu’il y a ? » On ne l’entendait même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieux Monsieur, à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l’épouvante des nymphes poursuivies par le Dieu Pan.

L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduit examinent, parfois pendant des mois, l’événement qui a brisé leurs espérances ; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins, disposent de l’analyse ; les malades souffrant d’un mal dont ils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin ; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi, M. de Charlus — pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à laquelle nous allons revenir — ne vit dans l’attitude de Charlie qu’une seule chose claire. Charlie, qui avait souvent menacé le baron de raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le faire de ce qu’il se croyait maintenant suffisamment « arrivé » pour voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter, par pure ingratitude, à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s’était-elle laissé tromper (car le baron, décidé à nier, était déjà persuadé lui-même que les sentiments qu’on lui reprocherait étaient imaginaires) ? Des amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus, les jours suivants, écrivit des lettres terribles à plusieurs « fidèles » entièrement innocents et qui le crurent fou ; puis il alla faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n’eut d’ailleurs nullement l’effet qu’il souhaitait. Car, d’une part, Mme Verdurin répétait au baron : « Vous n’avez qu’à ne plus vous occuper de lui, dédaignez-le, c’est un enfant. » Or le baron ne soupirait qu’après une réconciliation. D’autre part, pour amener celle-ci en supprimant à Charlie tout ce dont il s’était cru assuré, il demandait à Mme Verdurin de ne plus le recevoir ; ce à quoi elle opposa un refus qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus. Allant d’une supposition à l’autre, le baron ne fit jamais la vraie : à savoir, que le coup n’était nullement parti de Morel. Il est vrai qu’il eût pu l’apprendre en lui demandant quelques minutes d’entretien. Mais il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour. Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a, d’ailleurs presque toujours, attachée à l’idée d’un entretien qui pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui, pour quelque raison que ce soit, nous empêche de nous prêter à cet entretien. Celui qui s’est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt circonstances fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule où il serait utile de ne pas s’entêter dans une attitude arrogante et de dissiper une erreur qui va s’enracinant chez l’adversaire faute de démenti. Quant au côté mondain de l’incident, le bruit se répandit que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu’on ne s’étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des fidèles qu’il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait rancune au baron, qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne s’étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût plus saluer le baron.

Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que venait de prononcer Morel et l’attitude de la Patronne, prenait la pose de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin s’étaient retirés vers le premier salon, comme en signe de rupture diplomatique, laissant seul M. de Charlus tandis que, sur l’estrade, Morel enveloppait son violon. « Tu vas nous raconter comment cela s’est passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. — Je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il avait l’air tout ému, dit Ski, il a des larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris : « Je crois que ce que j’ai dit lui a été tout à fait indifférent », dit Mme Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas, du reste, tout le monde, et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait, pleurs qui enivraient la Patronne de trop d’orgueil pour qu’elle voulût risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les ignorât. « Mais non, ce ne lui a pas été indifférent, puisque je voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux », dit le sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en regardant de côté pour s’assurer que Morel était toujours sur l’estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait une personne qui l’entendait et dont la présence, aussitôt qu’on l’aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu’il avait perdues. C’était la reine de Naples, qui, ayant oublié son éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où elle s’était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était entrée tout doucement, comme confuse, s’apprêtant à s’excuser et à faire une courte visite maintenant qu’il n’y avait plus personne. Mais on ne l’avait pas entendue entrer, dans le feu de l’incident, qu’elle avait compris tout de suite et qui l’enflamma d’indignation. « Ski dit qu’il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela ? Je n’ai pas vu de larmes. Ah ! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n’en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s’étaler », dit-elle avec un ricanement sans pitié. À ce moment Morel accourut vers elle : « Est-ce que cette dame n’est pas la reine de Naples ? demanda-t-il (bien qu’il sût que c’était elle) en montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui vient de se passer, je ne peux plus, hélas ! demander au baron de me présenter. — Attendez, je vais le faire », dit Mme Verdurin, et suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous empressâmes d’aller demander nos affaires et de sortir, elle s’avança vers la Reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nous nous représentons l’avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est le résultat, souvent tout prochain, de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n’y avait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pour que Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurin fit une révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n’avait pas l’air de la reconnaître : « Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît pas. — Très bien », dit la Reine en continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d’un air si parfaitement absent que Mme Verdurin douta si c’était à elle que s’adressait ce « très bien » prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. de Charlus, au milieu de sa douleur d’amant, un sourire de reconnaissance expert et friand en matière d’impertinence. Morel, voyant de loin les préparatifs de la présentation, s’était rapproché. La Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était fâchée, mais seulement parce qu’il ne faisait pas face plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de simplicité qu’elle leur avait témoignée, il y a quelques heures, et l’insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux prenaient leur source au même point de son cœur. La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bonté d’abord sous la forme de l’inébranlable attachement aux gens qu’elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu’elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C’était en tant qu’à une femme douée de ces bons instincts qu’elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sans doute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n’aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n’excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d’aujourd’hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j’ai eu l’exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n’ont jamais pu décider à faire partie d’aucune œuvre philanthropique, d’aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu’elle ait eu raison de n’agir que quand son cœur avait d’abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d’amour et de générosité ; mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand’mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mme de Guermantes ou de Cambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n’étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu’Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c’est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D’ailleurs, les extrêmes se rejoignent, puisque l’homme noble, le proche, le parent outragé que la Reine voulait défendre, était M. de Charlus, c’est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu’il avait avec la Reine, quelqu’un dont la vertu s’entourait de beaucoup de vices. « Vous n’avez pas l’air bien, mon cher cousin, dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu’il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. » Puis levant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel) : « Vous savez qu’autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Et c’est ainsi, emmenant à son bras le baron, et sans s’être laissé présenter Morel, que sortit la glorieuse sœur de l’impératrice Élisabeth. On pouvait croire, avec le caractère terrible de M. de Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu’à ses parents, qu’il allait, à la suite de cette soirée, déchaîner sa fureur et exercer des représailles contre les Verdurin. Nous avons vu pourquoi il n’en fut rien tout d’abord. Puis le baron, ayant pris froid à quelque temps de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent très fréquentes alors, fut longtemps jugé par ses médecins, et se jugea lui-même, comme à deux doigts de la mort, et resta plusieurs mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement une métastase physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose, qui l’avait jusque-là fait s’oublier jusque dans des orgies de colère ? Car il est trop simple de croire que, n’ayant jamais pris au sérieux, du point de vue social, les Verdurin, mais ayant fini par comprendre le rôle qu’ils avaient joué, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses pairs ; trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout propos, contre des ennemis imaginaires et inoffensifs, deviennent, au contraire, inoffensifs dès que quelqu’un prend contre eux l’offensive, et qu’on les calme mieux en leur jetant de l’eau froide à la figure qu’en tâchant de leur démontrer l’inanité de leurs griefs. Ce n’est probablement pas dans une métastase qu’il faut chercher l’explication de cette absence de rancune, bien plutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au baron qu’il lui restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d’offensive ; même celles qui n’auront que des effets posthumes requièrent, si on les veut « monter » convenablement, le sacrifice d’une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pour l’activité d’une préparation. On parle souvent d’ennemis mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l’article de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C’est, au contraire, au moment où on n’a plus rien à perdre qu’on ne s’embarrasse pas des risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L’esprit de vengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus souvent — malgré des exceptions qui, au sein d’un même caractère, on le verra, sont d’humaines contradictions — au seuil de la mort. Après avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop fatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien. S’il se taisait souvent ainsi, ce n’est pas qu’il eût perdu son éloquence. Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des violences qu’elle avait ornées si souvent, ce n’était plus qu’une éloquence quasi mystique qu’embellissaient des paroles de douceur, des paraboles de l’Évangile, une apparente résignation à la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s’était transposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie si différent d’Andromaque), faisait l’admiration de ceux qui l’entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes, qui n’auraient pu s’empêcher d’adorer un homme que ses défauts leur avaient fait haïr. Certes, des pensées qui n’avaient de chrétien que l’apparence surnageaient. Il implorait l’Archange Gabriel de venir lui annoncer, comme au prophète, dans combien de temps lui viendrait le Messie. Et s’interrompant d’un doux sourire douloureux, il ajoutait : « Mais il ne faudrait pas que l’Archange me demandât, comme à Daniel, de patienter « sept semaines et soixante-deux semaines », car je serai mort avant. » Celui qu’il attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il aussi à l’Archange Raphaël de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et, mêlant des moyens plus humains (comme les Papes malades qui, tout en faisant dire des messes, ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie, peut-être l’Archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue comme au père de Tobie, ou comme dans la piscine probatique de Bethsaïda. Mais, malgré ces retours humains, la pureté morale des propos de M. de Charlus n’en était pas moins devenue délicieuse. Vanité, médisance, folie de méchanceté et d’orgueil, tout cela avait disparu. Moralement M. de Charlus s’était élevé bien au-dessus du niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la réalité duquel son art oratoire était, du reste, capable de tromper quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais l’attitude des Verdurin envers lui n’était déjà plus qu’un souvenir un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se raviver.

Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, quand les maîtres de maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme : « Tu sais où est allé Cottard ? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se rattraper a échoué. En arrivant chez lui tout à l’heure, après nous avoir quittés, en apprenant qu’il n’avait plus un franc et qu’il avait près d’un million de dettes, Saniette a eu une attaque. — Mais aussi pourquoi a-t-il joué, c’est idiot, il est l’être le moins fait pour ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes, et lui était destiné à se laisser rouler par tout le monde. — Mais, bien entendu, il y a longtemps que nous savons qu’il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère ; ses parents ne l’aiment pas, ce n’est pas Forcheville qui fera quelque chose pour lui. Alors j’avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu’il ne s’aperçoive pas trop de sa ruine, qu’il puisse se soigner chez lui. — Je suis tout à fait de ton avis, c’est très bien de ta part d’y avoir pensé. Mais tu dis « chez lui » ; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n’est plus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deux pièces. Je crois qu’actuellement il a encore un appartement de six à sept mille francs. — Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoup à son chez lui. En somme, il a eu une première attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions, par exemple, cette année, au lieu de relouer la Raspelière, prendre quelque chose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble que sacrifier chaque année dix mille francs pendant trois ans ce n’est pas impossible. — Soit, seulement l’ennui c’est que ça se saura, ça obligera à le faire pour d’autres. — Tu peux croire que j’y ai pensé. Je ne le ferai qu’à la condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n’ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie ! Ce qu’on pourrait faire, c’est de lui dire que cela lui a été laissé par la princesse Sherbatoff. — Mais le croira-t-il ? Elle a consulté Cottard pour son testament. — À l’extrême rigueur, on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l’habitude du secret professionnel, il gagne énormément d’argent, ce ne sera jamais un de ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même peut-être se charger de dire que c’est lui que la princesse avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Ça éviterait l’embêtement des scènes de remerciements, des manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu’ils désiraient éviter. Mais il n’a pu m’être dit exactement, car ce n’était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses agaçantes, probablement parce qu’on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris ! Ce genre d’expressions est généralement un reliquat contemporain d’un état antérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, ce sera un terme rituel détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans une famille venue de l’Amérique du Sud et ne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le mot n’existera plus qu’à titre de souvenir d’enfance. On se rappellera bien que les parents, à table, faisaient allusion aux domestiques qui servaient sans être compris d’eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c’était de l’espagnol, de l’hébreu, de l’allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n’était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant, et qui a dû user du même terme. Comme je n’ai connu aucun parent des Verdurin, je n’ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu’il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l’emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé : « Mais si Cottard en parle, objecta Mme Verdurin. — Il n’en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c’est par lui que j’appris ce fait quelques années plus tard, à l’enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l’avoir pas su plus tôt. D’abord cela m’eût acheminé plus rapidement à l’idée qu’il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchanceté car nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon ; sans doute, la forme mauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra, mais l’âme est bien plus riche que cela, a bien d’autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu’ils ont eu. Ensuite, à un point de vue plus personnel, cette révélation de Cottard n’eût pas été sans effet sur moi, parce qu’en changeant mon opinion des Verdurin, cette révélation, s’il me l’eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j’avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin — que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes — avait des vertus, il n’en était pas moins taquin jusqu’à la plus féroce persécution et jaloux de domination dans le petit clan jusqu’à ne pas reculer devant les pires mensonges, devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n’avaient pas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C’était un homme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand’tante, existait probablement chez lui, par ce fait, avant que je la connusse, comme l’Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée ; et je conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d’un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu’elles et si on veut clicher ce qu’il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu’il ne sait pas garder l’immobilité, mais bouge) à l’objectif déconcerté.