La Propriété des mines/01

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La Propriété des mines
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 568-591).
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LA
PROPRIETE DES MINES

I.
LES ORIGINES DE LA PROPRIÉTÉ SOUTERRAINE.


I

Malgré les ajournemens, malgré les diversions de la politique, la question des mines demeure à l’ordre du jour. Sitôt que l’attention distraite ou lassée s’en détourne, il surgit quelque incident nouveau pour la ramener au premier plan. Et les récriminations reprennent, de plus en plus acerbes, contre les compagnies, l’État, ses ingénieurs, surtout contre la législation minière, qu’on accuse de tout le mal et que, volontiers, on rendrait responsable des explosions et des grèves. Au lendemain des troubles d’Anzin, on avait parlé de déposséder en masse tous les concessionnaires ; l’idée d’un remaniement complet de la législation des mines a surgi sous le coup des événemens de Decazeville. On n’a pas oublié comment, dans la séance du 13 mars 1886, le ministre des travaux publics, appelé à la tribune par une interpellation de M. Laguerre, dut prendre l’engagement de faire préparer d’urgence un nouveau code minier, dont le projet, élaboré en quelques semaines, fut déposé sur le bureau de la chambre, le 25 mai 1886. Le ministère avait été devancé dans cette voie de refonte par M. Francis Laur. Puis à côté de ces deux premiers projets, l’initiative parlementaire avait suscité, dans la session suivante, un certain nombre de propositions parallèles. Enfin, la commission appelée à les examiner avait rédigé à son tour un contre-projet en 67 articles. Par suite, un certain malaise a pesé sur l’industrie minérale pendant toute la dernière législature. Les modifications proposées, — nous pouvons aujourd’hui plus librement le dire, — n’avaient pas rencontré grande faveur. La préparation un peu rapide des lois nouvelles et les circonstances qui l’avaient précipitée, la perspective d’un débat général, où tout est remis en question, où les utopies séduisantes peuvent se produire, donnaient des craintes ; le principe même de la révision se heurtait à des préventions de toute nature. Ces inquiétudes n’ont pas tout à fait cessé avec les pouvoirs de la chambre issue des élections de 1885, puisque, de par la procédure parlementaire, le projet ministériel de 1886 survit au cabinet qui l’a déposé, à l’assemblée qui l’a vu naître et à la commission qui en a été saisie. Au premier jour il pourrait donc venir en discussion et prendre la chambre nouvelle au dépourvu.

Le péril est là. S’il ne s’agissait que de réglementer à nouveau le travail souterrain, de précautions à prescrire contre les abus et les dangers des exploitations mal conduites, on risquerait d’un cœur plus léger une expérience législative ; on pourrait se dire que la condition de l’ouvrier, particulièrement celle du mineur, le plus intéressant de tous, vaut bien qu’on tente quelque chose pour l’améliorer ; que toutes les considérations cèdent dès que la vie humaine est en jeu, et qu’après tout des mesures de surveillance et de police, essentiellement subordonnées aux circonstances qui les ont fait prendre, n’engagent pas irréparablement l’avenir. Mais cette loi organique du 21 avril 1810, à l’abri de laquelle l’industrie des mines a jusqu’à présent vécu et qu’il est question de remanier de fond en comble, n’est pas un simple règlement de police administrative ; elle a constitué la propriété souterraine, elle a réglé ses relations incessantes avec la propriété du sol ; ces deux ordres de dispositions en ont fait un véritable code foncier, la charte territoriale « du dessus et du dessous, » partout où se pratique l’extraction des substances minérales. Elle tient ainsi à la législation civile, un peu comme les constructions appuyées à nos vieilles cathédrales ; il n’y faudrait porter la main qu’avec des précautions infinies. Que deviendront, sous une nouvelle loi, les conventions conclues, les droits constitués sous l’empire des dispositions actuelles ? Sans doute, les préambules des divers projets de révision contiennent à cet égard des déclarations tranquillisantes ; mais, à cette reprise en sous-œuvre du monument législatif de Napoléon, la main d’un jurisconsulte consommé serait plus nécessaire encore que la science technique de l’ingénieur ; et cependant, ni le projet n’a été communiqué au conseil d’État, ni la cour de cassation n’a été consultée, comme nous l’avons vu faire dans des circonstances moins importantes. Faut-il donc s’étonner si les nombreux intérêts financiers, industriels, commerciaux, dont le sort est lié à celui de la loi, ne se montrent pas absolument rassurés ? La chambre nouvelle tiendra certainement à leur redonner confiance. L’éclatant désaveu de la politique d’agitation et d’aventures invite à l’étude approfondie des lois d’affaires : c’est donc on jamais le moment de dégager les fondemens essentiels de toute législation des mines. On verra ainsi en quoi notre loi organique a pu s’en écarter, et jusqu’à quel point les modifications proposées l’y ramèneraient. Les difficultés d’application, les conflits d’intérêts qu’elle a fait naître, les solutions apportées par la jurisprudence, — tout cela, les traités spéciaux nous l’ont appris, et, parmi les meilleurs, l’excellent Code des mines et des mineurs de M. Féraud-Giraud[1], l’ouvrage pratique par excellence, ou le livre récent et très complet de M. A qui lion, résumé de son enseignement à l’école supérieure des Mines[2]. Mais l’heure n’est plus aux commentaires. Ramenés par les discussions présentes jusqu’au point de départ de la loi, il nous faut refaire, en sens inverse, le chemin parcouru depuis trois quarts de siècle, nous replacer en face des divers systèmes, discuter les préférences du législateur de 1810, reconnaître, en un mot, le terrain et éclairer la route. C’est encore le meilleur moyen, peut-être, de prévenir de nouveaux mécomptes.


II

Et d’abord, comment l’idée est-elle venue, quelle est la raison d’être d’une législation spéciale en cette matière ? « Il faut à l’industrie minière un régime exceptionnel, disent l’ingénieur et l’économiste : le rôle souverain auquel l’ont appelée les découvertes de ce siècle ne lui permettrait pas de se plier à la loi commune. » L’exception, pourtant, a devancé de plusieurs centaines d’années le règne de fit vapeur et de la houille. L’ancienne monarchie enlevait déjà les mines au propriétaire du sol ; l’Assemblée constituante les a maintenues en dehors du droit normal, et Napoléon en a fait une classe de biens à part. De cette apparente conformité de vues, l’historien, à son tour, est tenté de conclure qu’une tradition qui résiste aux vicissitudes de la politique et aux transformations de la science procède nécessairement de la nature même des choses. Mais l’extrême diversité des solutions qui ont successivement prévalu avertit presque aussitôt l’homme d’État qu’en se réservant la haute main sur les mines, chaque gouvernement n’a fait qu’obéir à ses préoccupations propres, parmi lesquelles l’intérêt public, toujours mis en avant, n’a pas toujours tenu la première place. Légendes populaires du moyen âge sur la formation mystérieuse des métaux dans le sein de la terre, morcellement de la propriété féodale à proportion des différens usages que le sol peut comporter, abus de pouvoir du roi et des seigneurs, toujours enclins à grossir leur patrimoine au moyen de leurs attributions de suzeraineté et de police, puis, chez les hommes de la Révolution, parti-pris d’enrichir la nation des dépouilles du souverain, — les assises de notre droit minéral sont faites de tous ces débris du passé, et pareillement sa langue, où des mots d’un autre âge, tréfonds, superficie, droit régalien, reparaissent à chaque instant sous la phraséologie moderne, éclairant d’un jour inattendu l’origine des choses, et nous reportant brusquement de plusieurs siècles en arrière. Un coup d’œil rétrospectif confirmera ce premier aperçu.

Les phases successives de la législation minérale ont été retracées dans de savantes études de M. Lamé-Fleury, dont les lecteurs de la Bévue n’ont certainement pas perdu le souvenir[3]. On les cite encore aujourd’hui comme le travail le plus complet qui ait paru sur la question. Ce tableau du régime légal des mines avant 1789 fait peu d’honneur à la monarchie. Partout ailleurs lente et progressive, parfois interrompue, mais toujours reprise et poursuivie en dépit des obstacles et de passagères défaillances, l’action du pouvoir royal ne procède ici que par soubresauts. De Charles VI à Louis XVI, elle s’exerce, tantôt sous forme de concessions individuelles, tantôt par voie de prohibitions de police, tantôt au moyen d’une dîme imposée à l’exploitant, dont la liberté d’extraction et de recherche n’est pas d’ailleurs autrement limitée, tantôt par la constitution, au profit de quelque favori, d’un monopole général sur toutes les mines d’une province, voire du royaume. Nous trouvons même, sous Louis XI, le système de l’adjudication publique pratiqué pour les mines royales. Pendant quatre siècles, on n’aperçoit ni tradition constante, ni évolution suivie. Cependant, à travers ces variations incessantes, deux faits persistent, qui ont servi de base à une théorie fort accréditée : 1o la propriété de la mine n’est pas liée à celle du sol, — et l’on en a conclu que la réunion « du dessus et du dessous » date seulement du code civil ; 2° l’exploitation des substances minérales est toujours autorisée par le roi, — et l’on y a vu la preuve que les mines appartenaient autrefois à la couronne. C’est aller un peu vite en besogne. Dans les conditions toutes spéciales du travail souterrain, la mine n’a pu en aucun temps échapper au contrôle de l’autorité. Mais toutes les entreprises privées en sont là, pour peu qu’elles intéressent la sécurité des personnes ou simplement le bon ordre. De tous côtés, la législation établit des servitudes, constitue des zones de protection dans le voisinage des places fortes, des cimetières ou des digues, oblige les propriétaires à se clore, fixe la hauteur des constructions, réglemente le travail des manufactures, assujettit à des précautions certaines industries, sans que personne s’avise de parler de « droit régalien » ou de « domaine éminent. » Que le roi ait eu de tout temps pouvoir sur la propriété souterraine, on n’a pas à nous l’apprendre ; mais à quel titre ? comme seigneur et maitre, ou comme dépositaire de la puissance publique ? S’agit-il d’un droit de disposition ou d’une simple attribution de surveillance ? Tutelle ou propriété, tout est là, et nous touchons au nœud même de la question. Au point de vue de l’histoire, c’est toujours d’après la nature du droit attribué au souverain ou à l’État sur la mine qu’on reconnaîtra l’esprit d’une législation minérale ; au point de vue du présent, c’est encore ce droit qu’il importe de définir dans le passé, car nous aurons à nous demander tout à l’heure ce qui a survécu de l’ancien régime, en d’autres termes, ce qu’à la Révolution l’État français a trouvé dans la succession du roi de France.


III

L’étude des institutions d’une époque n’est vraiment concluante qu’autant qu’on les a rétablies, par la pensée, dans le milieu social et politique où elles fonctionnaient ; nous ne voyons pas cependant que, pour le droit des mines, personne se soit suffisamment préoccupé de cette reconstitution historique. Qu’on veuille donc bien se représenter la condition de la propriété foncière et l’organisation des pouvoirs publics à l’époque, — d’ailleurs contemporaine des premiers règlemens miniers, — où le roi, soutenu par les légistes, commence son œuvre de reconstitution nationale. Par une suite d’usurpations de toute sorte, parfois aussi en vertu de contrats consentis librement, la propriété territoriale s’est démembrée ; elle est affectée d’une sorte de promiscuité et d’équivoque. « Nulle terre sans seigneur ; » autrement dit, plus de propriété foncière indépendante et complète. Toute parcelle du sol est réputée tenue en fief de quelqu’un ; le propriétaire primitif n’a pas aliéné son droit, il l’a délégué seulement par une sorte de bail perpétuel, toujours accompagné de charges et de réserves. Au-dessus du « domaine utile » du possesseur, réduit à la condition de tenancier ou de vassal, plane le « domaine direct » du seigneur féodal, attentif à ressaisir ce qui n’a pas été expressément concédé. Même perturbation profonde dans les principes du droit public. Les pouvoirs de juridiction et de police, tombés dans le patrimoine des particuliers, ne sont plus qu’un objet de lucre et de commerce. Pour chacun des actes de la vie civile, pour l’exercice des droits les plus légitimes, le justiciable doit obtenir congé et payer redevance : le justicier trafique de ses attributions, il les baille à cens ou les inféode. Et comme il est arrivé à se faire reconnaître propriétaire de sa justice, de même il finit par s’approprier les choses sur lesquelles elle lui donne directement autorité. Parce qu’on ne peut chasser ou pêcher sans son agrément, il s’est attribué la chasse et la pêche ; et parce que la chasse et la pêche lui sont réservées, il s’est emparé des forêts et des cours d’eau.

Il est facile de concevoir que, dans une société ainsi organisée, le tréfonds minéral ne pouvait être abandonné comme accessoire du sol au possesseur du fonds. Par-dessus sa tête, de plus puissans que lui se disputent la mine : pour le seigneur féodal, le gîte nouvellement découvert est un bien exclu du contrat de fief par prétérition[4] ; pour le justicier, la « mine et fortune d’or » est une aubaine ; elle va de pair avec le trésor, les épaves, les biens vacans, avec le droit d’emprisonner, de torturer et de pendre ; car, dans les idées du temps, tous ces attributs de la justice seigneuriale ne sont qu’une seule et même chose, le moyen de battre monnaie ; et les coutumes les mettent ingénument sur la même ligne … « Haute justice et seigneurie, — disaient les chartes générales du Hainaut, — s’entend et comprend de faire emprisonner, pilorier, échafauder, faire exécution par pendre, décapiter, mettre sur roue, bouillir, ardoir, enfouir, flétrir, exoriller, couper poing, bannir, fustiger, torturer, lever corps morts, droits d’aubanités, bâtardise, biens vacans, épaves, avoir en terre non extrayé ; .. et, par avoir en terre non extrayé, sont entendues choses trouvées en terre, comme charbons, pierres et semblables. » Entre ces prétentions rivales de la justice et du fief, force était au propriétaire du sol de se tenir coi ; et voici venir le roi, « souverain fieffeux, et souverain justicier en son royaume, » qui va mettre tout le monde d’accord, en s’adjugeant l’objet du litige.

C’est, comme l’on sait, par les justices locales que Philippe le Bel et ses successeurs commencèrent le siège de la féodalité. Ne se sentant pas de force à supprimer les tribunaux de leurs feudataires, ils s’érigèrent en juges d’appel et évoquèrent les causes. Leurs baillis s’en furent dans les geôles seigneuriales chercher les délinquans, non pour les sauver de la potence, mais pour les pendre au nom du roi, ou, s’ils trouvaient la chose faite, pour réclamer du moins le pendu, et l’accrocher au gibet royal. Comme le droit de punir emportait plénitude de juridiction et, par là, tous les profits de l’administration et de la police, la justice criminelle reconquise entraîna à sa suite la surveillance des chemins, cours d’eau et marchés, les monnaies et péages, les droits de déshérence et d’aubaine ; c’étaient les attributs naturels de la souveraineté qui faisaient retour à la couronne. Mais en reprenant, du même coup de filet, les mines aux justiciers, le roi perpétuait à son profit l’usurpation séculaire des seigneurs sur la propriété foncière. On dirait que le sentiment de cette origine suspecte se trahit dans les scrupules de la première heure, car sous Charles VI et Louis XI, le droit des « maîtres de très-fonds des mines » est admis et, jusqu’à un certain point, protégé. Plus tard, les jurisconsultes attitrés du souverain s’efforceront de faire oublier ces timides débuts. On s’avisera que la découverte de la mine est généralement postérieure à la première transmission de sol, qu’ainsi le titre originaire n’a pu l’attribuer au premier acquéreur, d’où l’on conclura qu’elle doit appartenir au roi par droit de vacance. Avec cette raison décisive et deux constitutions de Constantin et de Théodose habilement détournées, les gens du roi échafauderont, sous les successeurs d’Henri II, leur théorie du droit régalien[5].

L’établissement des monopoles lui donna presque aussitôt la consécration pratique. Mais, malgré ce baptême du fait, elle ne parvint jamais à se faire accepter comme axiome de droit public. Sans contester le moins du monde la prérogative royale, les plus grands jurisconsultes la rattachèrent toujours à l’ordre de la police. Merlin, Hervé, Guy Coquille, Domat lui-même, dont on invoque aujourd’hui le témoignage en faveur du droit de l’État, n’ont jamais considéré le roi comme propriétaire ni du tréfonds, ni du gîte[6]. En fait, la faculté d’interdire ou d’autoriser souverainement l’extraction l’a rendu maître absolu des mines ; elle lui a permis de les faire exploiter directement, à plus forte raison d’en concéder l’exploitation moyennant finance ; les publicistes contemporains, cependant, n’ont vu là qu’un pouvoir de surveillance et de contrôle : surveillance équivoque, arbitraire, intéressée, dégénérant parfois en mainmise, telle, en un mot, qu’on peut la concevoir sous une monarchie absolue, — mais procédant, malgré tout, de l’exercice de l’autorité publique, nullement d’une propriété régalienne.


IV

Si nous avons bien fait saisir l’esprit de l’ancienne législation, s’il est tel que nous l’avons montré, la conclusion va de soi. Les obstacles interposés entre le propriétaire de la surface et la mine étant tous inhérens à l’ancien régime, tous devaient disparaître avec lui. Pour que le possesseur du sol put considérer comme siennes les substances minérales découvertes sous son champ, il suffisait que son droit de domaine utile ne rencontrât plus sur son chemin le domaine direct, la co-propriété du seigneur féodal ; pour qu’il l’exerçât dans toute la liberté compatible avec le bon ordre, il suffisait que la surveillance administrative fût débarrassée de ce que la justice seigneuriale y avait apporté d’abusif. Du moment que le propriétaire ne relevait plus que de la loi et des pouvoirs publics, du moment que les pouvoirs publics étaient ramenés dons leurs justes limites, la mine faisait d’elle-même retour à la surface, par droit d’accession. Aussi, l’Assemblée constituante n’eut pas plus tôt détruit la féodalité qu’on la somma d’appliquer au régime légal des mines les conséquences du nouvel ordre de choses, c’est-à-dire de révoquer, au profit des propriétaires fonciers, les anciennes concessions royales. Les comités législatifs s’élevèrent de toutes leurs forces contre cette prétention, non par souci des droits acquis, mais en considération des prérogatives de l’État. Ils auraient voulu que la nation se substituât purement et simplement au roi, comme le roi s’était jadis substitué aux seigneurs justiciers. Il est curieux de retrouver, à deux siècles de distance, la thèse des légistes de Charles IX traduite dans la langue du Contrat social : « Les mines sont des bienfaits de la nature : tous les hommes y ont un droit égal ; elles ne peuvent donc appartenir qu’à tous, et la nation a le droit d’en disposer et d’en régler l’usage… Conservons-lui ce droit imprescriptible[7]. »

Mais ces idées rétrogrades ne pouvaient triompher. Vainement Mirabeau les appuya du poids de son crédit, et du suprême effort de sa parole expirante ; il avait contre lui la logique irrésistible de la Révolution. Lorsqu’il s’écriait à la tribune que la société n’a conféré la propriété du sol qu’à charge de culture, qu’elle n’a garanti que ce que les premiers occupans ont pu s’approprier, que l’intérieur de la terre n’est pas susceptible de divisions correspondantes à celles de la surface, il raisonnait comme si les lois civiles avaient restreint la propriété privée aux couches supérieures du sol et réservé le surplus à l’État. Le vieux droit germanique décidait quelque chose d’approchant : jamais la législation française n’avait rien imaginé de semblable. L’Assemblée constituante, pour fermer la bouche aux réclamans, allait-elle donc opérer, entre la nation et les citoyens, ce partage horizontal de la terre, dont n’avaient voulu ni les coutumes, ni la loi romaine ? Allait-on décréter que la propriété s’arrêterait à 20 toises de profondeur, à peu près comme, dans la physique du moyen âge, la nature n’avait horreur du vide que jusqu’à 32 pieds ? Alors, il aurait fallu interdire aux propriétaires l’extraction des sables et des marbres tout comme l’exploitation des mines, leur défendre de creuser des fondations, de forer des puits, de capter des sources au-dessous de la distance réglementaire ; en un mot, reprendre aux ci-devant vassaux, censitaires et tenanciers, une partie des droits utiles dont ils jouissaient librement avant la destruction de la féodalité, et cela au moment même où l’on venait de consolider entre leurs mains la propriété territoriale. C’eût été mentir ouvertement aux promesses de 1789 et renchérir sur le droit régalien. Au fond, personne n’y songeait. Malgré leurs exagérations de langage, Mirabeau et les comités voulaient seulement que les mines restassent à la disposition de la nation, pour être concédées par elle ; ils n’entendaient nullement les ranger dans le domaine national[8] ; l’Assemblée n’eut donc pas à s’arrêter un instant à cette idée ; la question ne se posait devant elle qu’entre la réunion de la mine à la surface et le système des concessions, renouvelé de la monarchie. Mais, tiraillée en sens contraires, et ne sachant à quoi se résoudre, elle arriva à une combinaison faite de compromis et de moyens termes, la pire de toutes. Pour rendre hommage à la mémoire de Mirabeau, mort entre la discussion et le vote, on mit les mines à la disposition de la nation ; par respect pour la propriété, on mit la nation à la discrétion du propriétaire de la surface. La loi du 12 juillet 1791 déclara solennellement que les substances minérales ne pourraient être exploitées que du consentement et sous la surveillance de la nation ; elle interdit les concessions de plus de cinquante ans et ramena à ce terme les concessions antérieures : elle défendit aux particuliers de se livrer à l’extraction sans une concession régulière, mais elle se hâta d’ajouter que cette concession ne pourrait leur être refusée s’ils la demandaient. Ainsi, à l’État, le pouvoir de concéder, moins la liberté du choix ; au maître du fonds, le droit d’exploiter, moins la faculté d’exploitation, — sauf dans une zone de cent pieds de profondeur, où par une contradiction singulière les touilles pouvaient être pratiquées librement par le propriétaire, tant à ciel ouvert qu’ « avec fosses et lumières, » sans aucune des précautions de police que commande la protection du travail souterrain.

On aurait voulu pousser à la ruine de l’industrie minérale qu’on n’aurait pas autrement procédé. L’allure irrégulière du gîte le fait toucher, dans un court espace, à un grand nombre de propriétés différentes ; tantôt il s’enfonce profondément, tantôt il vient affleurer la surface. En le traitant comme une dépendance du sol, on le morcelle : c’est là le seul sérieux inconvénient du système de l’accession. Au lieu d’y remédier, — et la chose était, jusqu’à un certain point, possible, — l’Assemblée s’était comme ingéniée à aggraver le mal. Non-seulement le même gîte métallique se divisait entre les propriétaires de la superficie correspondante, « chacun sous soi, » mais, sous une même propriété, il se trouvait soumis à un double régime, suivant sa profondeur. A partir de cent pieds, nécessité d’une concession et surveillance administrative ; au-dessus, plus de formalités ni de contrôle. Et comme c’était justement sur les affleuremens des couches que l’extraction avait été rendue libre, les propriétaires se trouvaient encouragés, en quelque sorte, à procéder à des travaux superficiels hâtivement conçus, destinés le plus souvent à l’abandon, et qui créaient parfois des difficultés sérieuses pour l’avenir de la mine.

De grandes richesses minérales furent ainsi gaspillées[9], certaines exploitations irrémédiablement compromises[10]. Les choses en vinrent à ce point qu’en 1801 le ministre de l’intérieur Chaptal prit sur lui de rétablir le système des concessions dans la zone de cent pieds. Néanmoins, lorsqu’en 1804 les rédacteurs du code civil abordèrent le titre de la propriété, ils n’hésitèrent pas à proclamer l’union intime de la surface et du tréfonds : il fallait bien que la propriété foncière, reconstituée et affranchie pour la première fois depuis dix siècles, fût rétablie dans sa plénitude normale. Quant au régime spécial des mines, il ne leur parut pas qu’il fît échec au principe. Dans leur esprit, la loi de 1791 n’enlevait rien au propriétaire du sol. « La propriété serait imparfaite, dit l’exposé des motifs, si le propriétaire n’était libre de mettre à profit, pour son usage, toutes les parties extérieures ou intérieures du sol ou du fonds qui lui appartient, et s’il n’était le maître de tout l’espace que son domaine renferme. Cependant, comme il est des propriétés d’une telle nature que l’intérêt particulier peut se trouver facilement et fréquemment en opposition avec l’intérêt général, dans la manière d’user de ces propriétés, on a fait des lois et règlemens pour en diriger l’usage ; tels sont les domaines qui consistent en mines, forêts, etc., etc. » Diriger l’usage de la propriété : la disposition du code civil qui permet au propriétaire de faire chez lui toutes les fouilles qu’il lui plaît, « sauf les modifications résultant des lois et règlemens relatifs aux mines, » n’a pas d’autre portée. Placée là comme une pierre d’attente, en vue de la future loi spéciale projetée dès cette époque, elle en fixait par avance les grandes lignes : la propriété minérale devait demeurer dans les mains du propriétaire du sol, réglementée seulement dans son usage et soumise au contrôle de l’administration.

V

Par quel concours de circonstances les choses tournèrent-elles tout autrement ? Il faudrait chercher le mot de l’énigme dans la discussion du conseil d’État, par malheur l’une des plus confuses dont les annales législatives aient conservé la trace. Elle se traîna pendant quatre années, interrompue à tout moment, reprise à bâtons rompus, au retour d’Iéna, de Friedland, de Wagram. Sur la proposition de Boulay de la Meurthe, on avait décidé d’écarter de la loi toute définition théorique, pour s’en tenir à des articles d’application. Il semblait qu’en évitant de s’expliquer, on arriverait plus aisément à s’entendre, et l’on s’entendit, en effet… à la manière des casuistes de Pascal, chacun gardant son opinion et s’efforçant de la faire passer subrepticement dans le texte. Cambacérès, Berlier, les rédacteurs du code civil tenaient pour le droit d’accession ; les savans comme Fourcroy, les administrateurs comme Regnault de Saint-Jean d’Angély, entendaient replacer les mines sous la main du gouvernement. La direction intermittente de l’empereur n’eut jamais complètement raison de ces dissidences ; il imposa sa manière de voir, sans pénétrer toutefois de sa pensée les collaborateurs chargés de la traduire. Il faut dire que, jusqu’à la dernière heure ou peu s’en faut, son esprit, d’ordinaire si prompt et si ferme, avait flotté dans une indécision singulière : tout convaincu qu’il était que l’industrie des mines ne prospérerait qu’entre les mains des concessionnaires de son choix, il n’entendait pas qu’on touchât à la théorie classique de la propriété, restaurée par le code civil. La solution du problème lui apparut, à la fin, dans le rachat de la mine, suivi d’une sorte d’association entre le propriétaire du sol et le concessionnaire, a Personne, disait-il, ne soutiendra que le propriétaire de la superficie ne soit pas aussi propriétaire du fonds. Dans la rigueur des principes, le propriétaire du sol devrait être libre de laisser ou de ne pas laisser exploiter ; mais puisque l’intérêt général oblige à déroger à cette règle, que du moins le propriétaire ne devienne pas étranger aux produits que sa chose donne, car autrement, il n’y aurait plus de propriété… Mais au-delà, la propriété des mines doit rentrer entièrement dans le droit commun. Il faut qu’on puisse les vendre, les donner, les hypothéquer, d’après les mêmes règles qu’on engage ou qu’on aliène une ferme, une maison, en un mot, un immeuble quelconque. » Racheter le tréfonds minéral, convertir les droits antérieurs en une redevance sur les produits, constituer ainsi la mine en propriété distincte, l’attribuer à titre perpétuel à un propriétaire nouveau choisi par le gouvernement et exploitant sous sa surveillance, telle est, à grands traits, l’économie de notre législation minière.

Cette conception originale et vraiment séduisante était faite d’une idée féconde et d’un expédient arbitraire : l’un et l’autre a porté ses conséquences. Il était bon que la mine appartint à l’exploitant, comme au meunier son moulin, comme à l’agriculteur sa terre ; — il était fâcheux que cette propriété nouvelle fût détachée de la surface et constituée d’autorité à ses dépens. Selon qu’on l’envisagera par l’un ou par l’autre côté, l’œuvre de 1810 nous apparaîtra, tour à tour, comme une construction mal ordonnée ou comme le monument du génie.

Pensée géniale, assurément, que celle d’attendre de l’initiative privée ce qu’on avait demandé vainement jusqu’alors à l’intervention du souverain ; pensée d’autant plus profonde qu’elle allait à l’encontre de l’opinion reçue, d’autant plus inattendue qu’elle coïncidait avec les aberrations et les violences du blocus continental. En un pareil moment, l’entourage de l’empereur avait beau jeu pour pousser aux mesures radicales. La guerre maritime en permanence, la perspective de prochaines campagnes sur le continent, n’étaient-elles pas une raison péremptoire de mettre à la disposition de l’administration toutes les richesses minérales du pays ? La France, en lutte avec tous les peuples et forcée de se suffire à elle-même, pouvait-elle se reposer sur les intérêts particuliers du soin d’amener au jour les substances indispensables à sa production industrielle, à sa défense même ? Puisque l’État, par ses attributions de police, avait déjà un pied dans la mine, puisqu’il ne lui restait plus qu’un léger effort à faire pour s’y installer en maître, n’était-ce pas le cas d’aller jusqu’au bout, quand l’incurie ou l’incapacité pouvaient laisser la nation désarmée en face de ses voisins ? Pour l’homme de guerre et pour l’autocrate, l’occasion était tentante, le prétexte plausible.

L’empereur résista pourtant, sachant bien que le seul témoignage efficace de sollicitude qu’il pût donner aux mineurs était de faire la plus large part à la responsabilité et à l’initiative individuelles. C’est ici que se montrait l’habituelle sûreté de coup d’œil du maître. Connaissant mieux que personne, pour en avoir reforgé de sa main les maîtresses pièces, le vaste mécanisme administratif, dans lequel la notion abstraite de l’État vient prendre corps, il savait les services publics incapables de tirer des mines un bon parti. Non pas qu’il appréhendât la force d’inertie des bureaux ; — un gouvernement fort en aura toujours raison, — mais parce qu’il tenait pour absolument incompatibles la condition du fonctionnaire et celle du chef d’industrie. La gérance du bien d’autrui, qu’elle se nomme tutelle, régime dotal ou fonction publique, est par-dessus tout prudente et ménagère, ennemie jurée des aventures, condamnée parfois à sacrifier de sérieuses chances de gain à la crainte d’une perte légère, plus soucieuse de conserver que d’accroître le dépôt commis à sa garde, retranchée, par toutes ces raisons, derrière une triple enceinte de formalités et de garanties, et, pour la caractériser d’un mot, essentiellement défensive. Que ceux qu’elle protège s’y trouvent souvent à la gêne, personne ne le nie, et personne néanmoins ne proposera sérieusement de faire tomber ces barrières ; car le jour où l’on attribuerait, par exemple, au ministre des travaux publics le monopole de l’exploitation des mines avec pleins pouvoirs, il y aurait la même raison d’autoriser le ministre des finances à faire la banque pour le compte de l’État avec les fonds du Trésor. On pourra réformer certains abus, économiser les forces et les mieux répartir, imprimer, à tous les degrés de la hiérarchie, une impulsion plus énergique et plus rapide ; on n’arrivera jamais à établir la situation de l’État vis-à-vis de ses représentai sur le pied de confiance presque absolue d’une commandite. Il le faudrait pourtant, si l’on voulait assurer aux fonctionnaires la liberté d’esprit, la rapidité de décision, l’initiative hardie que réclame une entreprise industrielle et, plus que toute autre, la direction d’une mine, où les plus graves difficultés techniques viennent se compliquer des risques d’une exploitation commerciale.

Propriété nationale, la mine est fatalement frappée de stérilité ; propriété publique ou collective, elle serait une cause permanente de troubles. Nous voyons ce qu’en ferait une administration d’État. Si l’on veut savoir ce qu’elle deviendrait entre les mains d’une communauté d’habitans, de curieuses révélations vont nous l’apprendre. Il s’agit des mines de fer de Rancié, attribuées, depuis 1293, aux habitans des huit communes de la vallée de Vicdessos, dans l’Ariège, par une charte de Roger, comte de Foix, leur seigneur. L’autorité seigneuriale s’était, complètement désintéressée de l’exploitation du minerai, qui fut ainsi livré au pillage. Pendant cinq cents ans, la mine ne connut d’autre régime légal que l’anarchie absolue, tempérée de temps à autre par des exécutions sommaires, lorsque les désordres, devenus intolérables, appelaient l’intervention du seigneur. À la Révolution, les droits des mineurs de Rancié furent respectés ; la législation de l’empire n’y porta pas non plus atteinte. Pour la forme, on régularisa la situation par une concession nominale au profit des communes de la vallée ; en fait, l’extraction collective des habitans s’est continuée comme devant. En 1835, l’État, pour mettre un terme aux abus, a pris la direction des travaux et les fait diriger par le service des mines. M. Fougerousse, qui a visité l’exploitation en 1883, en a rapporté l’impression la plus attristante : des procédés rudimentaires, une réglementation despotique, la tyrannie de l’égalité ; pour l’entreprise, nul progrès possible ; pour les mineurs, une existence de servitude et de misère. Comme le droit au minerai appartient également à tous les communistes, le nombre des heures de travail accordées à chacun et les quantités qu’il peut enlever journellement sont rigoureusement limités ; mais, en haine des privilèges, les ouvriers actifs qui ont fini les premiers leur tâche quotidienne sont tenus d’attendre, les bras croisés, les retardataires, pour remonter tous ensemble. A la sortie, chacun fait vérifier sa charge ; tout le minerai extrait en excédent des quantités réglementaires est impitoyablement confisqué au profit du fonds commun[11].

Avec un pareil régime, la situation des ouvriers ne peut être que déplorable. Les mineurs de Rancié n’ont, par mois, qu’une vingtaine de journées de travail productif, le surplus étant employé aux réparations et au boisage. Le produit de la journée est de 2 fr. 60 ; c’est la seule ressource du mineur, car la nature du pays ne lui permet pas d’employer aux travaux des champs ou à une industrie quelconque le temps que lui laisse la limitation des heures de travail ; aussi, beaucoup émigrent périodiquement, comme font les Lucquois à l’époque de la moisson. L’extraction reste alors en souffrance, et, pour conjurer le mal, l’administration, paraît-il, a pris un arrêté qui permet de retenir sur place la totalité des mineurs valides, « dans les circonstances où leur présence est nécessaire pour mettre la production journalière de la mine en rapport avec les besoins des forges. » Les réquisitions, la corvée, le servage de la glèbe, voilà donc le dernier mot du système. C’est fatal et logique, le point de départ une fois admis. On prétend placer les mines dans le domaine public, parce que la société a un intérêt majeur à ce que les richesses minérales ne restent pas inexploitées ; il faut alors que l’exploitation soit assurée coûte que coûte. On attachera donc le mineur à sa fosse, comme le manant jadis à son sillon ; et ce qu’on fera pour la mine, on devra le faire, à plus forte raison, pour les objets de première nécessité, pour la culture des céréales et de la vigne, pour l’industrie des textiles, — la nourriture et le vêtement étant aussi indispensables à l’homme que les métaux et les combustibles. Telle est la riante perspective offerte aux classes laborieuses.

L’action administrative ne profite pas mieux à la mine qu’au mineur. A Rancié, le peu d’initiative que laisse aux agens de l’État l’étrange coutume locale est encore paralysé par la centralisation et par la mobilité du personnel. Tous les travaux doivent, suivant leur importance, être autorisés par le ministre ou par le préfet ; c’est le préfet qui veille à ce que l’exploitation réponde aux besoins de la consommation locale ; c’est lui qui taxe le prix du minerai et qui fixe le nombre des tombereaux à extraire. Tout se traite par correspondance, avec Paris ou avec la préfecture. Les ingénieurs des mines, placés dans cette situation subalterne, ne peuvent guère prendre goût à l’exploitation qu’ils dirigent, et comme, par lui-même, le séjour de Rancié n’a rien qui les retienne, leur unique ambition est d’en sortir. De 1813 à 1883, on a calculé qu’il est passé par ce poste vingt ingénieurs, sur lesquels cinq sont restés en fonctions moins d’un an, quatre moins de deux ans, deux moins de trois ans. Il est probable que, pendant la même période, la préfecture de l’Ariège n’a pas changé moins souvent de titulaire. Aussi les projets restent à l’étude pendant des années avant d’aboutir. Tel était, du moins, l’état des choses en 1883. Ici, notons-le bien, rien qui soit imputable au régime spécial de Rancié, cette institution féodale respectée par la civilisation moderne ; rien que le fonctionnement normal de notre organisme administratif. Ces circuits, ces hésitations, ces retards, on les retrouverait dans toutes les exploitations minières le jour où on les aurait enlevées à l’industrie privée : partout il faudrait s’attendre à voir la direction changer fréquemment de mains et procéder avec une lente régularité, car l’administration publique ne tient debout que par la hiérarchie, l’avancement et le contrôle.

Toutes ces combinaisons n’iraient qu’à ruiner la production nationale. L’extraction en commun par un groupe de mineurs travaillant chacun pour son compte est forcément désastreuse, avec ou sans surveillance administrative, dès qu’elle s’exerce sur une grande échelle ; l’exploitation en régie par l’État est condamnée par la science économique. Une entreprise industrielle ne prospérera jamais que sous la direction d’une personne privée agissant à ses risques et périls.

Sur l’intuition de ce simple aperçu, Napoléon, imposant silence aux théoriciens qu’il n’aimait guère, pouvait donc prendre parti, sans qu’il valût la peine de pousser plus avant la discussion métaphysique du droit domanial. Quelle utilité, en effet, d’attribuer à la nation un bien qu’elle est hors d’état d’exploiter directement ? Et, du moment qu’elle doit se substituer un simple particulier, pourquoi lésiner et retenir ? Les concessions temporaires, l’affermage, on les avait vus à l’œuvre sous les précédons régimes, et l’expérience les avait condamnés. Dans l’industrie des mines, la part de l’imprévu est si large, le travail si longtemps stérile, les frais tellement considérables, qu’on ne peut ni laisser à l’exploitant trop d’indépendance, ni lui assurer un trop long avenir, ni trop alléger ses charges. De tous les droits reconnus par la législation civile, le mieux défini, le plus complet, le plus énergique et le plus durable, la propriété, en un mot, est le seul qui réponde aux exigences et au caractère de l’exploitation minérale. Donc, pour la mine, plus de situation précaire et équivoque, mais le régime normal de tous les fonds de terre : « Une propriété à laquelle toutes les définitions du code civil puissent s’appliquer, » cette idée revient sans cesse dans la bouche de l’empereur. S’il avait pu la faire passer complètement dans sa loi, les entreprises de mines étaient désormais à l’abri. Le droit commun, c’était la propriété souterraine faisant cause commune avec la propriété territoriale et participant de son inviolabilité. Mais pour pouvoir la mettre sous la protection du code civil, il fallait l’y rattacher, avant tout, par ses conditions d’origine, faire, de la réunion de la mine à la surface, la base de la législation minérale. En reculant devant cette conséquence, on compromit l’application du principe : une propriété conférée par l’État, une propriété née d’une éviction, ne sera jamais une propriété de droit commun.


VI

Il est surprenant que, partisan déclaré comme il l’était de la propriété privée des mines, et reconnaissant, d’autre part, le maître du fonds supérieur pour propriétaire originaire du tréfonds minéral, Napoléon n’ait pas jugé tout naturel de le maintenir en possession, sauf à l’assujettir, comme exploitant, à des règles spéciales, au lieu de le dépouiller en l’indemnisant. Sans doute, l’exploitation des mines par les propriétaires du sol n’avait donné jusqu’alors que des résultats déplorables ; mais on aurait dû se dire que précisément ce qui avait manqué au droit de tréfonds constitué par la loi de 1791, c’était la perpétuité et le contrôle, — les concessions ne pouvant, d’après cette loi, dépasser le terme de cinquante années, et l’exploitation n’étant soumise à aucune surveillance jusqu’à cent pieds de profondeur. Une combinaison aussi vicieuse ne prouvait rien contre le rattachement pur et simple de la mine à la surface avec l’exploitation soumise à une réglementation spéciale. Au vrai, la raison décisive des prédilections de l’empereur pour les concessions administratives, c’est qu’elles devaient plus étroitement inféoder les propriétaires de mines à l’administration, tout en leur laissant les risques : un concessionnaire, en effet, restera toujours, quoi qu’il fasse, l’obligé du pouvoir qui lui a donné l’investiture ; il lui doit foi et hommage : bons rapports avec les autorités publiques de tout ordre et de tout rang, respectueuse déférence aux injonctions, aux désirs mêmes des ingénieurs de l’État. Jusque-là, rien que de très naturel, et Napoléon n’entendait pas exiger davantage ; au début de la discussion, il s’en était nettement expliqué. Ses idées sur le rôle du corps des Mines dépassaient même en libéralisme celles de la Restauration et du gouvernement de Juillet. Faire régenter par de jeunes fonctionnaires frottés de théorie des praticiens expérimentés qui risquaient leurs capitaux lui semblait, disait-il, le comble du ridicule. Hors le cas d’infraction à la loi ou de péril imminent, il voulait que l’administration se bornât à conseiller et à avertir. Mais c’était un terrain glissant, et ni Fourcroy, ni Regnault de Saint-Jean d’Angély n’étaient gens à l’arrêter sur la pente. Eh quoi ! l’on venait d’enlever la mine au propriétaire du sol, à seule fin de l’attribuer au plus capable ; on corrigeait le hasard par une sélection intelligente ; était-ce donc pour immédiatement abdiquer entre les mains d’un nouveau-venu sans qu’il eût fait ses preuves, pour assister les bras croisés à des caprices ruineux pour l’avenir de la mine ? Le gouvernement, moralement responsable de son choix, pouvait-il se désintéresser des agissemens du concessionnaire ? Son devoir étroit n’était-il pas, au contraire, de prévoir tout ce que la situation, la nature de chaque gisement, réclamaient de précautions spéciales ? L’empereur se rendit, et si complètement que, par crainte de désarmer l’administration, il finit par lui donner toute autorité sur le concessionnaire. L’article 49 de la loi déclara que : « Si l’exploitation est restreinte ou suspendue, de manière à inquiéter pour la sûreté publique ou les besoins des consommateurs, les préfets, après avoir entendu les propriétaires, en rendront compte au ministre de l’intérieur, pour y être pourvu ainsi qu’il appartiendra. »

Le régime du bon plaisir n’avait pas d’autres formules. Donner d’une main, reprendre de l’autre, cette double tendance, tour à tour autoritaire et libérale, est le trait physionomique de Napoléon législateur : respect absolu et protection aux droits des citoyens, oui ; mais tant qu’ils ne feront point échec à la toute-puissance du gouvernement. Un préfet, des bureaux, juges en dernier ressort de l’état du marché, des besoins de la consommation et des moyens d’y satisfaire, c’est quelque chose de plus grave encore que les monopoles et que la loi du maximum. Pour l’exercice de ce pouvoir exorbitant, on vit surgir, à côté de chaque décret de concession, un volumineux cahier des charges réglant l’extraction dans ses plus minutieux détails, fixant les rapports du concessionnaire et du propriétaire de la surface, parfois même attribuant à des tiers une quote-part des substances à extraire[12]. Et comme, après tout, il vaut mieux prévenir que réprimer, comme, en toutes choses, le pire des maux est encore l’incertitude, j’imagine que les intéressés y trouvèrent une garantie. Dans cet acte, par lequel l’administration disposait, en somme, du bien d’autrui, elle affecta de plus en plus les allures d’un propriétaire qui, par convention, se dessaisit de sa chose, qui dicte ses conditions à son acquéreur ou donataire, avec le redoutable sous-entendu de la révocation pour le cas où il viendrait à y faillir. La déchéance était au bout, — cette sanction suprême de tous les contrats de l’État. L’empereur avait eu beau rayer de sa main le titre qui la consacrait, — en 1838, elle s’établissait dans la loi. Quand des jurisconsultes imbus du respect des droits acquis protestèrent, quand ils représentèrent la mesure comme en opposition flagrante avec l’esprit du droit minier, on leur ferma la bouche avec ces mots draconiens de l’article 49 : « Pour y être pourvu ainsi qu’il appartiendra. » De ce jour, la propriété du concessionnaire retomba dans la condition subalterne d’où Napoléon avait voulu la sortir.


VII

Elle trouvait, dans sa séparation de la surface, une nouvelle cause de précarité et de trouble ; et c’était là encore une conséquence du système bâtard qui avait prétendu concilier le droit commun et le privilège. Quand on eut décidé que la mine serait une véritable propriété, mais une propriété conférée par l’État, il fallut savoir ce qu’on mettrait dans le lot du concessionnaire. On pensa tout d’abord à lui faire racheter le sol, mais cette idée fut abandonnée presque aussitôt ; la charge aurait été trop lourde, et l’atteinte à la propriété foncière trop flagrante. On se contenta donc de déclarer que le dessus et le dessous formeraient deux propriétés séparées, en laissant à la pratique le soin de fixer leurs limites respectives. C’était lui demander l’impossible. Sans la couche de terre qui la contient, la mine n’est qu’un être de raison, un pur concept philosophique, « un fief en l’air. » La concession emporte donc, au profit de celui qui l’obtient, attribution d’une partie du sol ; mais laquelle ? Ni la loi, ni les cahiers des charges ne sauraient nous répondre, et la raison en est simple : c’est le gisement qui forme le noyau de la nouvelle propriété conférée par l’État ; cependant l’allure et la configuration d’un gisement métallique ne peuvent être exactement connues avant le moment où on l’exploite ; ce qu’il occupe du tréfonds, l’autorité qui le concède l’ignore. Tréfonds, superficie, ces mots n’ont d’ailleurs par eux-mêmes aucune signification précise. Où le tréfonds commence, où la superficie s’arrête, on n’en sait rien ; tout dépendra de l’allure et de la profondeur du gîte. C’est pourquoi, dans l’acte de concession, la mine n’est désignée que par le nom ou le numéro des parcelles sous lesquelles elle s’étend : c’est sur le plan terrier qu’on trace son périmètre[13]. Cette propriété foncière où l’élément foncier est l’accessoire, ce domaine souterrain qui ne peut être délimité qu’à la surface de la terre, — autant d’anomalies qui se traduisent, en pratique, par des controverses presque insolubles. A qui, par exemple, appartiendront les couches intermédiaires du sol ? Au concessionnaire de la mine ou au propriétaire de la superficie ? Même question pour la portion du tréfonds située sous la mine. Sera-t-elle rattachée à la concession ou demeurera-t-elle réunie à la surface ? L’État pourra-t-il faire des concessions nouvelles, soit au-dessus, soit au-dessous de la première, et dans ce cas, à qui reviendront les redevances et les indemnités d’occupation ? Il y a quelque cinquante ans que la discussion reste ouverte. Tout cela, pour s’être engagé témérairement dans le labyrinthe des abstractions du droit ; on prétendait créer, on n’arriverait même pas à définir.

Le coup de baguette qui faisait deux propriétés d’une seule ne pouvait rompre les attaches de la surface et de la mine ; la loi les a dissociées sans parvenir à les disjoindre ; comme la nature en ses jours de monstrueux caprices, elle a donné deux têtes à un même corps. Une délimitation plus ou moins exacte, plus ou moins arbitraire, des deux propriétés, — superficielle et souterraine, — les rendrait d’ailleurs distinctes, mais non point indépendantes. Entre des mains différentes, elles demeurent vis-à-vis l’une de l’autre dans un état perpétuel d’assujettissement et de gêne. La surface doit l’accès à la mine ; la mine doit « le support » à la surface. Investis de droits égaux, les deux propriétaires ne peuvent les exercer sans se contrecarrer et se nuire. En minant le sol, on ébranle les constructions ; en construisant, on surcharge le plafond et l’on risque d’effondrer la mine. Va-t-on défendre au « tréfoncier » de creuser pour permettre au « superficiaire » de construire, ou, à l’inverse, mettra-t-on la surface en interdit dans l’intérêt de l’exploitation souterraine ? Question capitale, à laquelle on n’entrevoit pas de réponse satisfaisante, car, quoi qu’on fasse, l’un des deux intérêts est sacrifié forcement. La liberté laissée au propriétaire du sol, c’est l’extraction paralysée ou compromise ; l’interdiction des constructions nouvelles, c’est la surface à jamais dépréciée. Au demeurant, mieux vaudrait encore cette dernière alternative, qui n’enlèverait au propriétaire qu’une faculté dont il n’a pas encore fait usage ; mais comment imposer le statu quo à la surface sans l’imposer en même temps à la mine ? Et pour la mine, ce serait l’arrêt fatal. Ne faut-il pas, en effet, dès que l’extraction se développe, ouvrir de nouveaux puits, installer de nouvelles machines, donner de nouvelles issues aux eaux souterraines ? On a donc dû non-seulement laisser le concessionnaire exploiter librement, mais encore lui permettre de prendre ce dont il a besoin à fleur de sol, et cela non pas une fois pour toutes au début de l’entreprise, mais, au fur et à mesure de ses besoins, pendant la durée indéfinie de la concession. C’est à quoi l’article 44 de la loi de 1810 a largement pourvu. Il n’y a d’exception que pour le terrain situé dans le voisinage immédiat des habitations ou des enclos y attenant, « l’asile des jouissances domestiques, » — auquel la loi de 1810 accorde un rayon de protection de 100 mètres, réduit à 50 par la loi du 27 juillet 1880. A cette réserve près, le droit d’occupation est attribué d’une manière presque illimitée : pour l’établissement de magasins et d’ateliers, pour la préparation métallique des minerais et le lavage des combustibles, pour l’ouverture de routes d’accès, même de chemins de fer, quand ils ne doivent pas modifier le relief du sol.

Dépossession immédiate du tréfonds, occupation éventuelle de la surface, tout cela, en dépit des réticences, des artifices de langage, n’est en définitive que l’expropriation, et, qui pis est, l’expropriation fonctionnant au profit d’un particulier, — puisqu’aux yeux de la loi le concessionnaire de mines est un propriétaire comme un autre. Nouvelle inconséquence, et nouvelle cause aussi de tiraillemens et de disputes. En quoi ? Va-t-on dire. Le propriétaire du sol n’est pas lésé : la loi lui accorde, en cas d’occupation, une indemnité double de la valeur de son terrain, et, pour ce qui est des dommages accessoires, de l’interdiction de bâtir, de la dépréciation de l’immeuble, de la menace d’occupation, la redevance assise sur la mine en est une compensation suffisante. Simple question d’argent. Oui, mais bien délicate et complexe dans la situation mal définie des deux propriétés rivales, avec les données conjecturales de la science sur la consistance et la richesse des mines à ouvrir, et qui rendent la difficulté inextricable. Le propriétaire du dessus est troublé par un acte de l’autorité publique ; on serait donc porté, dans le doute, à le traiter favorablement. Mais, pour peu qu’on fasse pencher de son côté la balance, le concessionnaire va se plaindre qu’on aggrave ses charges financières déjà si lourdes. Ce n’est pas tout. Comme si l’on avait voulu compliquer encore les choses, on interdit aux intéressés de s’entendre ; la loi tient pour non avenus leurs arrangemens amiables ; c’est au gouvernement qu’elle réserve le droit sans appel de fixer la redevance, avant la concession, au moment, par conséquent, où les conditions du gisement sont encore un problème.

Et puis, plus ou moins onéreuse, plus ou moins équitablement réglée, cette redevance perpétuelle, ce tribut imposé à la mine, — pour prix, disait-on, de son indépendance, en est la négation même. Par cette condition constitutive, le tréfonds relève du fonds supérieur, et plus durement qu’aucun fief au moyen âge. Supposez la redevance proportionnelle à l’extraction, — toute autre base est, en effet, arbitraire et divinatoire ; — voilà, du coup, le propriétaire du sol investi du droit de surveiller l’exploitation ; il pourra vérifier les livres, au besoin même enjoindre au concessionnaire de pousser ses travaux avec plus d’activité. Et qu’on n’aille pas croire que j’exagère ; le cahier des charges général du bassin houiller de la Loire l’y autorise expressément : autre contradiction des auteurs de la loi, qui rêvaient d’une propriété parfaite et qui ont ressuscité, sans le savoir, la rente foncière ou le bail à champart. N’allons pas pourtant, de dépit, supprimer la redevance, la réduire à une somme insignifiante ; elle est, pour le propriétaire foncier, la compensation obligatoire de tout ce que le dédoublement de sa propriété lui enlève ; comme Napoléon le faisait remarquer, si l’on ne prenait rien au possesseur du sol, il ne lui serait absolument rien dû : dès lorsqu’on le dépouille, il faut l’indemniser loyalement. Mais, en fait, les tendances régaliennes, reprenant presque aussitôt le dessus, ont dérangé l’économie et détruit l’équilibre de la loi. Sauf dans le bassin de la Loire, la redevance imposée au profit de la surface est purement nominale ; ce n’est plus qu’un hommage au principe de la propriété, a une politesse à l’article 552 du code civil. »

Au surplus, et même avec la perspective d’un dédommagement raisonnable, la découverte d’une mine sera toujours envisagée avec effroi par le propriétaire, du moment que cette bonne fortune n’est pas pour lui. Il n’est pas sûr que la redevance couvrira le préjudice matériel dont il se sent menacé ; le sacrifice, d’ailleurs, de ses convenances et de ses habitudes passera souvent, et de beaucoup, la réparation pécuniaire qu’on lui promet. Il fera donc tout au monde pour entraver les recherches sous son domaine. Il a fallu commissionner, en quelque sorte, les explorateurs, et organiser une procédure spéciale pour leur mettre la sonde en main. Après la délivrance des concessions, c’est le même mauvais vouloir ; on paralyse, par constructions nouvelles, le droit d’occupation du concessionnaire ; l’esprit de spéculation trouve le moyen d’exploiter contre lui les salutaires prohibitions légales, sans lesquelles la propriété du sol ne serait qu’un vain mot. Pour mettre un terme à cette situation intolérable, les propriétaires de mines se résignent souvent à subir la loi de leurs incommodes voisins et à racheter la surface à prix d’or ; la propriété, malencontreusement démembrée, rassemble ainsi ses tronçons épars : elle cherche à se reconstituer, de bas en haut. Mais ici encore, le législateur de 1810 a comme pris à tâche de perpétuer l’antagonisme. Il décide que, même réunies dans une seule main, la mine et la surface resteront néanmoins distinctes. Bien plus, malgré la concession de la mine au propriétaire de la surface, la redevance n’est pas écartée ; on la fixe pour maintenir en principe et rendre toujours possible en fait, la division des deux propriétés superposées. On voit à quel point Napoléon s’était épris de sa chimère, l’importance qu’il attachait à ce dualisme imaginé par lui pour le malheur commun de la surface et de la mine.


VIII

Les conséquences ne pouvaient manquer de se produire. Les fonctionnaires de l’empire avaient vu avec dépit l’industrie minière échapper à leur tutelle, et ne dissimulaient nullement le dessein de ressaisir, au premier moment, leurs anciennes prérogatives. Au cours de la discussion, un jour que l’on se préoccupait des garanties à donner à la nouvelle propriété souterraine, Cambacérès avait laissé échapper en plein conseil d’État cet aveu : « Qu’arrivera-t-il si le système ne marche pas ? On élaguera par des décisions, des instructions, des avis, toutes les dispositions qui gênent, c’est-à-dire toutes celles qui sont en faveur de la propriété ; ainsi la propriété sera ruinée, précisément pour avoir été trop protégée. » L’impatience des autoritaires n’attendit même pas que l’événement eût justifié les préventions. Dès le 3 août 1810, la circulaire ministérielle, donnée pour l’application de la loi, représentait les mines comme des propriétés publiques, et déclarait qu’en cas d’abandon elles feraient retour à l’État comme biens vacans et sans maître. Trois ans plus tard, le gouvernement demandait au conseil d’État d’organiser une procédure de déchéance. L’inondation des houillères de Rive-de-Gier fournit, en 1838, un prétexte à renouveler la tentative, avec plein succès cette fois. Ce fut la commission de la chambre des pairs qui proposa la mesure et la fit adopter par voie d’amendement au projet ministériel. Du même coup on astreignit les co-propriétaires de mines à se soumettre à une direction unique. De 1847 à 1852, les projets de réformes se succèdent presque sans interruption : c’est d’abord le système de l’adjudication publique que les ministres de Louis-Philippe proposent de substituer aux concessions administratives ; en 1848, le régime de l’exploitation directe par l’état est mis en avant ; en 1852, Louis-Napoléon interdit, par simple décret, la réunion des concessions à peine de déchéance. Puis le silence se fait jusqu’aux dernières années de l’empire ; — une tentative isolée de M. Dalloz, vers 1860, ne mérite d’être citée que pour mémoire ; — en 1866, cependant, le nouveau régime économique inauguré par les traités de commerce amène l’abrogation de la législation spéciale sur le minerai de fer. La crise houillère de 1872-1873 réveilla la question. On sait comment le gouvernement ouvrit une enquête et les plaintes qu’y firent entendre les exploitans : les redevances tréfoncières et les indemnités pour occupations à la surface grevaient lourdement leur budget ; il y avait nécessité de restreindre la servitude de protection établie dans un rayon de 100 mètres autour des habitations et des clôtures murées ; il » réclamaient, en outre, la faculté d’établir leurs voies d’accès, — routes, canaux, chemins de fer, — non-seulement au-dessus de la concession, mais au besoin à travers les propriétés voisines. La loi du 27 juillet 1880 leur donna satisfaction sur ces deux derniers points. Et cependant six ans à peine avaient passé, que de nouveau l’idée d’une refonte de la législation des mines revenait sur le tapis.

Cette instabilité, ces conflits sans cesse renaissans, nous en avons montré la cause. Démembré de la superficie et protégé de l’administration, équivoque dans ses rapports avec le fonds supérieur et précaire vis-à-vis de l’État, mal dégagé de ses anciennes attaches régaliennes, et en même temps réfractaire aux définitions du code civil, le droit des concessionnaires de mines ne peut fonctionner dans des conditions absolument normales. Est-ce un motif suffisant pour renoncer à un régime qui, malgré tout, a fait ses preuves ? Le conseil d’État s’est toujours prononcé en sens contraire. À toutes les époques et sous tous les régimes, en 1878 comme en 1848 et en 1866, — il s’est mis à la traverse, et ses représentations avaient, jusqu’ici, fait abandonner l’idée d’un remaniement général dont il lui paraissait que les inconvéniens dépasseraient de beaucoup les avantages. Les auteurs des récentes propositions de réforme se défendent d’ailleurs de porter atteinte aux bases de notre droit minier. Tous, sans exception, protestent qu’il s’agit seulement d’améliorations de détail. Nous avons voulu montrer, en interrogeant les traditions et l’histoire, dans quel esprit cette révision, respectueuse des principes actuels, devrait être tentée, si elle a lieu. Quant aux théories beaucoup plus radicales auxquelles la préparation du nouveau code général des mines a donné l’occasion de se produire, elles seront l’objet d’une prochaine étude.


RENE DE RECY.

  1. Pedone-Lauriel. Paris, 1887.
  2. Traité de la législation des mines. Paris, 1886 ; Baudry.
  3. Voyez la Revue du 15 octobre 1857.
  4. Dans la langue du moyen âge, tréfonds est synonymes de seigneurie féodale, de domaine éminent. « Les dis religieux avoent en tout le treffons par reison de la seigneurie. » (Cartulaire de l’abbaye de Saint-Wandrille, 1309.) « Seigneurs trefonciers dicuntur ii quorum propria sont decimæ, redditus, census, justitiæ prædium, licet alii sint usufructuarii. » (Du Cange.)
  5. Lettres patentes de François II, du 20 Juillet 1560, octroyant privilège général au seigneur de Saint-Julien de rechercher toutes sortes de mines par tout le royaume, de les exploiter à perpétuité, lui et les siens. — Lettres patentes de Charles IX, du 16 mai 1562, instituant, au profit d’Etienne Lescot, privilège général pour rechercher et exploiter toutes les mines par toute la France. — Autres lettres patentes du 28 septembre 1568, accordant à Antoine Vidal le droit de recherches et d’exploitation pour toutes mines, par tout le royaume, avec attribution du dixième royal sur les mines exploitées par autrui. — Il semble bien que l’attribution du droit d’exploiter ne s’appliquait qu’aux mines à découvrir, et non aux mines déjà ouvertes ; pour ces dernières, le roi déléguait seulement sa redevance du dixième.
  6. Voici le passage même de Domat : « Il est de l’ordre de la police que le souverain ait sur les mines un droit indépendant de celui des propriétaires des lieux où elles se trouvent… Les lois ont réglé l’usage des mines, et laissant au propriétaire du fonds ce qui a paru juste, elles y ont aussi régla un droit pour le souverain, » Lefebvre de La Planche est plus explicite encore : « Dans les autres mines (que celles d’or et d’argent), le roi ne prétend point de propriété, puisqu’il ne revendique qu’un dixième qui forme le prix de la protection et des secours qu’il donne à l’exploitation, et la reconnaissance de sa seigneurie souveraine. » (Traité du Domaine, III, p. 35.)
  7. Rapport de Regnaud d’Epercy à l’Assemblée constituante. Procès-verbaux, t. 49, p. 596.
  8. « Ce serait une absurdité de dire que les mines sont à la disposition de la nation dans ce sens qu’elle put ou les vendre, ou les faire administrer pour son compte, ou les régir à l’instar des biens domaniaux, ou les concéder arbitrairement. Personne n’a proposé cela… La nation a droit u l’exploitation des mines ; si elles ne sont pas exploitées, la nation doit en provoquer l’exploitation. » (Mirabeau, 2e discours sur les mines, 27 mars 1791.)
  9. Telle est l’origine du feu qui couve depuis le commencement du siècle dans le bassin houiller de l’Aveyron.
  10. Les travaux superficiels ont fait affluer dans certains cas les eaux en telle abondance qu’il a fallu renoncer à l’exploitation des couches voisines.
  11. Fougerousse, la Mine au mineur. Paris, 1884.
  12. Les concessions de mines d’anthracite dans les Hautes-Alpes établissent, au profit des communes, une sorte de droit d’affouage sur les produits.
  13. « L’étendue de la concession sera déterminée par l’acte de la concession ; elle sera limitée par des points fixes pris à la surface du sol et passant par des plans verticaux menés de cette surface dans l’intérieur de la terre à une profondeur indéfinie. » (Loi du 21 avril 1810, art. 29.)