La Propriété des mines/02

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La Propriété des mines
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 867-893).
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LA
PROPRIETE DES MINES

II.[1]
LE RÉGIME DES CONCESSIONS.

Nous avons montré, dans un précédent essai, après quels tâtonnemens, quelles vicissitudes, la mine avait été constituée en propriété distincte du sol. Chose singulière, cette division de la surface et du tréfonds minéral, — le point faible du système de Napoléon, — a jusqu’à présent échappé à toutes les critiques. C’est l’attribution de la propriété souterraine qui, depuis plus d’un demi-siècle, fait presque exclusivement les frais des discussions sans cesse renaissantes. Et c’est à elle encore que s’en prennent les théories réformatrices que la perspective d’une révision générale a fait surgir. Quelle que soit, dans cette multitude de projets, l’apparente diversité des opinions et des systèmes, on y reconnaît, sans trop de peine, un double courant, avec le même objectif : la réforme de notre mode actuel d’institution des concessions. Tous la réclament : ceux qui font à l’industrie minérale un crime de sa prétendue prospérité, comme ceux qui croient nécessaire de lui venir en aide dans la crise qu’elle traverse. Les premiers, désireux d’associer la nation aux bénéfices de l’exploitation des mines, protestent contre la faculté laissée au chef de l’État de designer le concessionnaire et considèrent la gratuité et la perpétuité des concessions comme une atteinte aux droits de la généralité des citoyens ; il leur paraît que ce pouvoir discrétionnaire, ce dessaisissement définitif et gratuit, ont gardé des dehors d’ancien régime dont notre susceptibilité démocratique a lieu de s’émouvoir. Les autres, voyant avec une patriotique inquiétude le marché français envahi par les houilles étrangères, pensent que notre législation spéciale n’encourage pas suffisamment la recherche des nouveaux gites et qu’il faut pousser à l’exploitation plus active des anciens, en restreignant le périmètre des concessions, en frappant de déchéance celles qui restent inexploitées. Si bien que l’industrie minière, qui n’entend parler dans les deux camps que de mesures de rigueur, ne sait au juste, de cette hostilité systématique ou de cette exigeante sollicitude, laquelle lui portera les plus rudes coups.


I

L’école qui revendiquait, en 1848, les mines pour l’État et voulait lui en confier la régie, ne trouve plus aujourd’hui que de rares adeptes. Le socialisme pratique, forcé de compter avec les inconvéniens de l’exploitation administrative, a fini par admettre les concessions individuelles ; mais il les veut limitées à un temps déterminé et accordées, par voie d’adjudication publique, au plus offrant et dernier enchérisseur. Par la concession temporaire, la nation reprend possession de la mine après un certain nombre d’années, et, si le concessionnaire a réussi, elle profite de ses travaux ; par l’adjudication, elle s’assure immédiatement une recette sans avoir à s’inquiéter autrement du sort de l’entreprise. L’un et l’autre système a ses partisans ; on peut, d’ailleurs, plus ou moins ingénieusement les combiner. Au point de vue pratique, tous deux soulèvent de graves objections. Les concessions de mines aux enchères auraient cela de bon qu’on parlerait moins facilement, peut-être, de favoritisme et de fraude ; mais il n’y faudrait pas beaucoup compter pour remplir les caisses de l’État. Dans l’exploitation souterraine, les prévisions sont tellement conjecturales, qu’une mise à prix tant soit peu élevée écartera presque toujours les adjudicataires sérieux, surtout s’il s’agit d’une mine à créer. C’est tout au plus si l’on y pourrait songer pour les mines que la nation aurait d’abord concédées à temps, et qui lui feraient retour. Encore n’est-il pas bien sûr que, pour cette première concession temporaire, — fût-elle gratuite, — on trouvera des pionniers disposés à courir les premiers risques, ou que, s’il s’en rencontre, ils exploiteront « on bons pères de famille, » avec une perspective d’avenir limitée à une ou deux générations. Ces choses ont été dites si souvent, à cette place même, et si bien dites, qu’on est presque confus d’avoir encore à les redire. Une concession de mines à terme mène fatalement le concessionnaire au gaspillage ou à la ruine, suivant ce qu’il a de désinvolture ou de scrupules. Faut-il rappeler le régime de 1791 ? Faut-il insister, après M. Lamé-Fleury et M. Arthur Desjardins[2], sur les dangers de la période finale, pendant laquelle le concessionnaire exagérera l’extraction, ou, chose encore plus grave, négligera les dépenses de gros entretien ? On prétend que le fait s’est déjà produit dans des circonstances analogues. On a parlé de directeurs de sociétés de mines, qui, voyant approcher le terme de leurs fonctions, se seraient abstenus volontairement, pendant les dernières années, d’entretenir convenablement les galeries, d’en faire renouveler les boisages. Les bénéfices obtenus par cette désastreuse économie étaient distribués aux actionnaires, et l’accroissement des dividendes provoquait une hausse momentanée dont le gérant indélicat profitait pour spéculer sur les titres de la compagnie. Vraie ou fausse, l’anecdote prête à réfléchir, et nous la recommandons aux partisans de la clause de retour. Croit-on que, pour un concessionnaire sur ses fins, la tentation serait moins forte, et ne rencontrerait-il pas, avec des facilités plus grandes encore, plus de dispositions à l’indulgence dans le public ou chez les juges mêmes ? C’est alors, pendant toute la durée de l’exploitation, une surveillance étroite de l’État ; à l’approche du terme, un redoublement de tracasseries administratives ; à l’échéance, des comptes à n’en plus finir pour la reprise du matériel et du stock, la perspective d’une liquidation pénible et de procès interminables : tous les plus sûrs moyens d’effaroucher les capitaux.

On objecte que l’adjudication, que la concession temporaire, sont de règle pour les travaux publics, — canaux, chemins de fer, docks, ponts à péage ou formes de radoub. Mais au seul point de vue industriel et laissant, pour le moment, les autres de côté, tout diffère : la nature, les conditions, les risques de l’entreprise. L’ingénieuse combinaison qui assure à l’État la propriété des chemins de fer dans un avenir relativement prochain repose sur un calcul d’amortissement. On évalue, aussi exactement que possible, la durée et la dépense probable des travaux de premier établissement ; on suppute ce que l’entreprise en plein rapport pourra rendre chaque année ; on établit, avec ces données, ce qu’il faudra de temps au concessionnaire pour se rembourser avec bénéfice ; la durée de la concession est fixée en conséquence. Cela suppose qu’on pourra distinguer, dans l’exploitation, deux périodes parfaitement tranchées : — période de premier établissement et période productive, — se succédant à point nommé, ayant chacune leur durée limitée et leur budget propre. Or, dans les travaux des mines, les deux périodes se confondent jusqu’au bout. Quand le gîte est atteint, quand le mineur a cessé de « travailler au stérile, » il n’est qu’au début de ses efforts. Pour aller recouper le gisement à travers les couches inférieures du sol, le voilà qui va reprendre, dans le sens horizontal, le travail de fouille qu’il avait commencé en profondeur ; après quoi, et à mesure que ses galeries s’allongeront sous terre, il devra songer à les mettre en communication avec l’extérieur par de nouveaux puits d’extraction et d’aérage. Au milieu de ce perpétuel recommencement, il faut sans cesse engager de nouveaux capitaux ; le compte de premier établissement n’est jamais clos.

Le terme qu’on assignerait aux concessions de mines serait donc forcément arbitraire, du moins tant que nous ne pourrons pas calculer par avance ce que telle portion du sol renferme de tonnes de minerai ou de houille, ce qu’il faudra de temps et d’argent pour l’extraire, ce que produira la vente. Admettons que tout cela, la science parvienne un jour à le prédire, qu’une concession temporaire de mines ne soit plus un jeu de hasard ; que gagnerait l’État à limiter la durée de l’exploitation ? Le travail souterrain ne laisse après lui que des ruines. Du tréfonds exploité, rien ne demeure qui puisse faire retour à la nation : tout au plus quelques installations accessoires, qui vont devenir insuffisantes ou inutiles, dès que l’extraction se poussera plus avant dans le sol. Les galeries subsistent, mais vides ; on peut les utiliser, mais seulement à l’état de passages souterrains, et dans un rayon forcément limité. Où voit-on la matière à reprise ? Sans doute, si une loi de spoliation ou de rachat venait fondre à l’improviste sur une exploitation en pleine activité, elle mettrait sous la main du gouvernement certaines valeurs productives : travaux d’approche, galeries à moitié exploitées, tout ce que le concessionnaire aurait disposé en vue de ses prochaines campagnes. Mais on ne suppose pas qu’un entrepreneur à qui le temps aura été préalablement mesuré se laissera surprendre par l’échéance fatale. Pour ne pas s’exposer à travailler en pure perte pendant les dernières années, il restreindra l’extraction aux couches déjà explorées et n’y laissera rien à glaner à ses successeurs ; ou bien il négligera, comme étant d’une exploitation trop peu rémunératrice, des quantités de houille qu’il faudrait extraire pendant qu’on en est à portée, qu’on ne pourra plus aller chercher après que les galeries, abandonnées à elles-mêmes, se seront affaissées naturellement. On voit combien peu sont pratiques les divers expédiens imaginés pour associer la nation aux profits de la mine. Au surplus, une question domine toutes les autres : tout partage de bénéfices suppose un droit dans les bénéfices ; qu’a donc à prétendre l’État sur les mines ? Rien, nous l’avons vu, de par la tradition et l’histoire ; et rien non plus, de par la lettre de la loi moderne. Mais, à entendre quelques théoriciens, Charles Comte à leur tête, on aurait méconnu pendant des siècles un principe fondamental du droit public. « S’il est vrai, dit-il, que le territoire sur lequel une nation s’est développée et a toujours vécu forme sa propriété nationale, si tout ce qui ne passe pas au moyen du travail dans le domaine des particuliers reste dans le domaine public, il est évident que les matières souterraines continuent à faire partie du domaine national, et que la nation peut les faire exploiter dans son intérêt, sans qu’aucun de ses membres puisse se plaindre qu’il est porté atteinte à sa propriété[3]. » L’abus de langage est flagrant ; on ne parlerait pas autrement si la constitution de la nation française avait précédé l’appropriation du sol, et qu’un beau jour l’État, premier maître et seigneur de toutes choses, eût convoqué les citoyens pour leur distribuer des terres. La nation est souveraine de son territoire ; elle n’en a jamais été propriétaire. Le domaine privé des citoyens n’a pas été pris sur le domaine public ; les seuls biens qui appartiennent à l’État sont ceux que lui attribue la loi positive ; il n’en est aucun qui lui soit dévolu en vertu d’un droit primordial sur le sol.

Nous savons bien que, par droit de souveraineté, il appartient au gouvernement de régler l’exploitation des gîtes, que, pouvant l’interdire, il peut également ne l’autoriser qu’à certaines conditions. Mais voudrait-on, par hasard, y trouver la preuve qu’il peut en disposer à son profit ? C’est ainsi qu’on raisonnait au XVe siècle, et l’on était parti de là, les seigneurs pour réclamer les droits de banalité, de garenne, de jambage, le roi pour s’attribuer les mines ; ces confusions de pouvoirs, à peine excusables chez les rudes contemporains de Gilles de Laval, condamnées par tous les publicistes, hautement répudiées par la Révolution, nous foraient rétrograder jusqu’aux pires temps de l’ancien régime.


II

Il semble d’ailleurs que la thèse de la domanialité des mines perd chaque jour du terrain. Collectivistes et socialistes n’ont pas de raisons particulières pour attribuer la mine à l’État. Elle n’est, pour eux, qu’une des formes du droit de propriété individuelle dont ils poursuivent la suppression. S’ils s’attaquent avec un acharnement particulier à la propriété souterraine, c’est que, la trouvant constituée de plus fraîche date et moins fortement organisée, ils pensent en avoir plus facilement raison et, par cette brèche, pénétrer dans la place. Montrons qu’ils ont mal choisi leur point d’attaque.

La propriété privée s’est établie par l’occupation du sol et par le travail individuel. Mais, — et voici le grand argument de ses adversaires, — l’occupation, bonne tout au plus pour une société naissante, ne suffirait pas à perpétuer indéfiniment la possession dans les mêmes mains si, par son travail de chaque jour, le possesseur ne se créait continuellement de nouveaux titres. Or, pour quelques classes de biens qui ne produisent qu’au prix d’un acharné labeur, combien d’autres ne réclament qu’un effort insignifiant, la peine seulement de récolter et d’entretenir ! La propriété moderne a donc dévié de son principe et renié ses origines ; elle n’est plus fille du travail. Et puis, là même où il joue encore un rôle actif, le travail, dit-on, n’est pas tout. Dans la production de la richesse, l’individu a pour coopérateurs nécessaires, la nature qui fournit la matière première, la société qui donne aux choses leur valeur commerciale, en créant le milieu propre aux relations et aux échanges. L’homme ne peut donc, sans frustrer son semblable, s’attribuer en propre une chose où la nature et la société ont part également.

Appliquées à la propriété de droit commun, ces critiques, sans être aucunement décisives, ont leur valeur ; sur le terrain de la propriété minière, les exploitans peuvent les retourner, mot pour mot, contre leurs antagonistes. L’occupation, ce mode d’acquérir des civilisations primitives, est restée et restera toujours le régime normal de la mine, car elle est une condition indispensable à l’appropriation des substances minérales ; c’est elle qui les met dans la circulation, qui les fait entrer dans le commerce. Et l’occupation, fait absolument individuel, ne peut engendrer qu’un droit pareillement individuel et privatif. Voilà donc justifiée l’attribution première de la mine à un seul. Quant au caractère perpétuel de cette possession, s’il est vrai que la propriété ne se conserve légitimement que par le travail, personne n’est mieux en règle que le maître de mines, car aucune propriété n’exige un pareil et plus constant déploiement de l’activité humaine sous ses trois formes : intelligence, capital, main-d’œuvre. Le travail, il est vrai, n’est pour rien dans la formation de la houille et des métaux ; la nature seule les a créés ; mais elle ne les a pas mis à la portée de tous, comme l’air, l’eau courante, les prés, les forêts, les animaux sauvages ; elle les a, tout au contraire, si soigneusement dérobés à l’atteinte des hommes qu’il faut les lui arracher de vive force. Et cet effort du génie humain, véritable enfantement et création nouvelle, est à ce point profitable à la collectivité, qu’il compense, et au-delà, le surcroît de prospérité que l’industrie minérale reçoit du milieu social où elle se développe. La mine est le grand pourvoyeur de l’industrie, de la navigation et du commerce ; elle apporte la vie dans les régions incultes, elle donne au sol superficiel lui-même une plus-value dont bénéficie la nation tout entière. Entre les services que la société rend à la mine, et ceux que la mine rend à la société, la balance est pour le moins égale. Toute reprise, tout partage de bénéfices avec la nation, sous prétexte de restitution à la collectivité, ne serait donc qu’une iniquité monstrueuse. L’État, qui n’accorde aux compagnies minières ni subventions ni garantie d’intérêts, qui assiste impassible à la ruine de celles qui succombent, serait bien mal venu à mettre la main sur les gains de celles qui prospèrent, — sans compter que de ce jour-là, selon toute vraisemblance, elles cesseraient immédiatement de prospérer. Laissons donc de côté ces subtilités métaphysiques : le droit de propriété privée n’a rien de contraire au caractère des mines ; loin de porter atteinte aux prérogatives de la nation, il est pour la société le seul moyen d’utiliser les richesses minérales. Qu’est-ce à dire, sinon que notre loi minière est partie du véritable principe, et que, si nous avons à la refaire, ce sera pour compléter ses dispositions, et consolider son œuvre ?


III

C’est l’avis de beaucoup, et le projet ministériel de 1886 se réclame, dans son exposé des motifs, des principes de la loi de 1810 ; il y est dit que les innovations proposées ne vont qu’à élaguer les dispositions transitoires, celles qui ne répondent plus aux conditions du travail dans les sociétés modernes. Par cette assurance, la tâche, semble-t-il, est rendue plus aisée à ceux qui voudront discuter sans parti-pris les propositions nouvelles. Cependant, à la vivacité des polémiques qu’elles ont suscitées de toutes parts, on devine qu’il s’agit ici de bien autre chose que de simples malentendus ou de divergences d’interprétation. Le projet considère la mine et la surface comme originairement distinctes ; il refuse au propriétaire du sol, non-seulement le droit d’exploitation, mais le droit de recherche, et supprime purement et simplement la redevance tréfoncière. Le pouvoir discrétionnaire du gouvernement, pour l’attribution de la mine, disparait ; la concession est attribuée à l’inventeur, ou, s’il ne la réclame pas, mise en adjudication. La propriété souterraine n’est plus perpétuelle ; elle cesse de plein droit après l’extraction complète des substances concédées ; elle peut également être abandonnée par le concessionnaire ou lui être retirée par déchéance, quand il cesse d’exploiter ou qu’il néglige de payer la redevance due à l’État ; et cette redevance, applicable aux anciennes concessions comme aux nouvelles, est, par rapport à la surface concédée, non-seulement proportionnelle, mais progressive ; on compte ainsi ramener, bon gré mal gré, le périmètre des concessions actuelles à une moindre étendue. Quant aux concessions futures, le projet de loi établit, d’après la nature des substances, un maximum de superficie : 800 hectares pour les mines de combustibles, 500 hectares pour les autres.

Que ces innovations soient graves, la chose est visible. Mais qu’elles soient en opposition formelle avec la loi de 1810, — telle du moins qu’on la comprend aujourd’hui, — nous n’oserions l’affirmer. La conception première de Napoléon a été si subtilement commentée, l’esprit administratif a si bien fait son profit de ce qu’elle renfermait d’élémens contradictoires et équivoques, qu’avec une égale sincérité de part et d’autre, on a pu l’invoquer dans les deux sens. Si la mine appartient à l’État, tout s’explique : l’adjudication, la déchéance, la suppression des redevances attribuées au propriétaire de la surface : alors, en effet, la redevance tréfoncière n’était qu’une mesure de circonstance ménageant la transition entre le régime du code civil et celui des concessions ; il est grand temps qu’elle disparaisse ; — l’État adjugeant les mines ou accordant la préférence à l’inventeur, c’est le propriétaire disposant de son bien comme il l’entend, et il n’est même pas besoin d’un texte de loi pour l’y autoriser ; — la déchéance enfin, c’est l’application du droit commun : les concessionnaires n’avaient été mis là par le gouvernement que pour exploiter en son nom ; en manquant à cette condition implicite de leur titre, ils encourent la révocation, comme tout acquéreur ou donataire. Il n’est pas jusqu’aux mesures de coercition fiscale qu’on prendra pour les contraindre à exécuter leur traité, qui, dans cet ordre d’idées, ne semblent de bonne justice. Mais supposons, au contraire, que, dès avant la concession, la mine soit déjà propriété privée ; que celui à qui elle appartient ait dû, pour quelque raison d’État, céder sa place à un autre, que le gouvernement ne joue ici qu’un rôle d’intermédiaire, qu’il intervienne seulement pour passer d’office le contrat entre deux intéressés, qui, mis en présence, n’arriveraient pas à s’entendre, — en ce cas, c’est le propriétaire primitif qui devra profiter du produit de la concession, si elle est faite à prix d’argent, de son abandon si l’on y renonce. Et puisqu’on admet qu’elle peut être retirée au concessionnaire indigne, il faut, à ce compte, que la mine fasse retour à la propriété d’où elle a été détachée, nullement au domaine national dont elle n’a jamais fait partie.

Nous voilà donc de nouveau ramenés devant la question fondamentale qui s’est imposée à nous dès le début de ce travail, que nous retrouvons à chaque détour, que l’on cherchera vainement à éluder parce qu’elle est la clef même de la position et qu’elle commande en quelque sorte toutes les issues : pour décider comment l’État disposera de la mine, il faut d’abord savoir à quel titre il en dispose.


IV

Nous avons montré ce que valent les vieilles théories régaliennes ; mais, d’après une doctrine de date et d’esprit plus modernes, le droit de l’État sur la mine serait, sinon la propriété, — dont on chercherait vainement le titre légal, — du moins quelque chose de plus qu’un simple droit de réglementation et de police. On fait remarquer, à cet égard, qu’il n’est pas nécessaire que la mine soit domaniale pour que l’État puisse en disposer. Pour qu’il l’attribue à qui il veut et à telles conditions qu’il lui convient, il suffit qu’elle n’appartienne à personne. Cette explication, assurément tort ingénieuse, justifierait, — après coup, — la conception de Napoléon et l’économie de la loi du 21 avril 1810.Voici comment elle se formule : la loi de 1810 a commencé par soustraire au régime normal de la propriété un certain nombre de substances, les plus utiles ou les plus précieuses ; elle a décrété en principe que le propriétaire du fonds n’y aurait aucun droit ; puis à mesure qu’on les rencontre dans le sol, elle a permis au gouvernement de les attribuer définitivement à celui qu’il juge le plus apte à en tirer parti ; enfin, comme tout cela repose, en définitive, sur une supposition gratuite et qu’une fiction légale ne peut se traduire par une spoliation, on a dédommagé le possesseur du sol, en lui allouant une redevance. Tel est le secret pour créer, sans secousse et sans dommage, une nouvelle propriété immobilière. Et voyez, dit-on, comme, dans cet ordre d’idées, tout procède d’une manière simple et logique. Le propriétaire de la surface n’aurait pu exploiter le tréfonds minéral qu’avec l’autorisation du gouvernement ; autant dire qu’avant la concession il n’avait rien ; il ne doit donc pas se poser en victime lorsque le gouvernement accorde la concession à un autre, d’autant qu’alors on l’indemnise ; — l’État n’intervient qu’à titre de puissance publique et sans aucune arrière-pensée fiscale ; son choix ne risque donc pas d’être suspect ; — la propriété attribuée à l’exploitant vient d’être créée pour lui vierge et libre, et la plus parfaite qui se puisse concevoir ; il a donc pleine garantie dans le présent comme dans l’avenir pour travailler paisiblement. Que voudrait-on de plus ?

Bien, ou du moins peu de chose. Uniquement qu’on nous dise enfin ce que c’est au juste qu’une mine. Le législateur de 1810, fidèle au mot d’ordre de Boulay de la Meurthe, n’a pas su nous la définir, — ou plutôt il l’a définie : amas, couche ou filon de substances minérales ; il l’a considérée comme une chose distincte, susceptible de faire, par elle-même et à elle seule, l’objet d’un droit. Cela est fort séduisant et naturel en apparence, étant donnée l’importance des gîtes métalliques, bien supérieure en général à celle des fonds de terre où ils se cachent. Mais les faits protestent. La théorie a beau vouloir dégager la mine de son enveloppe terrestre, il n’y a pas de fiction légale qui puisse aller l’atteindre à travers le sol. Il faut du terrain pour se frayer un passage jusqu’au gîte exploitable, du terrain pour pousser les galeries d’exploitation, encore du terrain pour déposer les déblais provenant des fouilles, du terrain toujours pour sortir les matières abattues ou extraites ; et tout ce terrain, probablement, n’est pas un bien vacant et sans maître. Quand on viendra dire au propriétaire du sol que la propriété souterraine est une création de la loi, il aura le droit de répondre que la loi ne l’a pas créée de rien. Avant de l’attribuer vierge à l’élu du gouvernement, il a fallu lui refaire d’abord une virginité, ou, plus prosaïquement, la « purger, » à prix d’argent, de tous les droits antérieurs.

Va pour le terrain, dira-t-on ; mais les substances minérales enfouies dans le sol et ignorées de tous échappent à l’appropriation privée ; — car un bien dont nul ne soupçonne l’existence, une chose sur laquelle personne n’a pu, même en imagination, jeter son dévolu, ne saurait appartenir à qui que ce soit. Elles demeurent donc à la disposition de la nation, dont aucun droit privé ne vient contrecarrer le pouvoir. Et comme l’individu qu’on en aura rendu propriétaire ne peut être empêché par le mauvais vouloir d’un voisin de jouir de sa chose, on lui accordera le droit d’occuper, moyennant indemnité ou redevance, les parties de la surface ou du tréfonds qui lui sont indispensables. C’est la théorie qu’on enseigne à l’école des Mines, et que M. Aguillon défend avec un talent incontestable. Nous ne voyons pas pourtant qu’elle ait conquis, jusqu’à présent, l’adhésion des jurisconsultes. Il y a, sans doute, un texte du code civil, — passablement obscur d’ailleurs, et généralement mal compris, — qui donne à l’État les biens vacans et sans maître ; mais la mine, jusqu’à ce que sa présence soit reconnue, la mine, en tant qu’objet distinct du fonds, n’est pas un bien, pas même une chose : ce n’est qu’une pure hypothèse, sur laquelle le droit n’a point de prises. D’autre part, comme elle n’échappe à la condition commune de la propriété privée que parce que personne ne soupçonne qu’elle existe, elle y retombe nécessairement sitôt que son existence est révélée ; ou si l’on veut qu’elle reçoive l’existence de cette révélation même, elle revient alors, de droit, à celui qui la découvre, car c’est lui qui l’aura créée. Entre le moment où elle est encore ignorée et celui de sa découverte, il n’y a pas de place pour une mainmise nationale. Le système de la « mine à personne » fait donc fausse route ; il ruine les prétentions de l’État sans le vouloir, et, sans le savoir, il introduit sur la scène un nouveau prétendant, l’inventeur qui, l’État écarté, va rester seul en face du propriétaire du sol.

Il est certain que ce candidat nouveau n’est pas un rival à mépriser ; sa cause semblerait même, au premier aspect, la meilleure. « Sans moi vous n’auriez rien, peut-il dire au propriétaire. Avant mes recherches, il n’y avait pas de mine sous votre fonds ; c’est par moi qu’il y en a une aujourd’hui. Cette propriété nouvelle, j’en suis l’auteur, à tout le moins le premier occupant, car c’est moi qui la possède, autant qu’elle peut être présentement possédée ; la loi qui vous l’attribuerait vous enrichirait donc de mes dépouilles. » La thèse n’est que spécieuse : au point de vue du service rendu et du droit à récompense, — que personne d’ailleurs ne conteste, — nous la croyons irréfutable ; mais au point de vue de l’attribution de la mine, elle nous paraît singulièrement hasardée. L’inventeur se targue d’avoir tout fait. Cependant, va riposter le propriétaire, qu’apportez-vous de plus que moi ? Des indications précieuses, un renseignement indispensable à l’exploitation future ; mais l’occupation du sol n’est pas moins nécessaire à l’exploitation, que la connaissance du gîte, et le sol est mon bien : sans vous, la mine serait encore comme si elle n’était pas ; mais sans moi, personne n’y pourrait aborder. Allez-vous prétendre que votre découverte l’a fait entrer d’emblée dans votre patrimoine, et que, comme propriétaire du fonds supérieur, je suis tenu de vous livrer passage ? Les substances minérales que renferme ma propriété seraient donc votre œuvre, le produit de votre travail, de votre intelligence ? Elles existaient, pourtant, avant votre venue ; bien plus, elles formaient le corps même de ma chose. Grâce à Vous, désormais, elles vont prendre le nom de mine, puisqu’il est constaté qu’elles se présentent en couches ou en filons ; mais est-ce bien là le changement d’état qui efface le passé, la complète métamorphose d’où sort une chose nouvelle, dégagée de tout lien, et attendant son premier maître ? Et, quant à votre prise de possession intentionnelle, — entre nous, renouvelée de l’Huître et les Plaideurs, — où est cette pleine et parfaite connaissance qui pourrait seule valoir mainmise ? Dites-nous seulement où commence et où finit votre mine. Savez-vous exactement où la prendre ? En pourriez-vous décrire, de façon même approximative, la consistance, la profondeur et l’allure ? Car voilà bien l’écueil inévitable de tous les systèmes qui voudront séparer la mine du sol, lui supposer une existence propre, une individualité distincte ; et l’inventeur viendra s’y heurter comme les autres, plus durement même qu’aucun autre. Dans le travail souterrain, tout au rebours de ce qu’on pourrait croire, l’invention ne précède pas l’exploitation : toutes deux marchent de iront. La mine n’est connue que quand elle est fouillée ; on la découvre à mesure seulement qu’on l’attaque ; et, quand on parle d’en mettre l’inventeur en possession pour prix de sa trouvaille, on renverse les termes du problème.

En fait, la découverte d’un gisement est due, soit à des inductions géologiques, soit à la rencontre d’un affleurement superficiel. La présence d’un affleurement n’est nullement significative ; à quelques mètres sous terre, le filon peut cesser brusquement sans qu’on sache pourquoi, et « le pionnier hardi qui parcourt la montagne, guidé seulement par son instinct, » en sera le plus souvent pour sa peine. Les inductions géologiques, corroborées par des sondages préparatoires, ne donnent elles-mêmes que des indices, parfois trompeurs, toujours insuffisans ; on en a constamment la preuve pour les houillères, la branche la plus importante de notre richesse souterraine, celle qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit quand on raisonne sur ces matières. Nous croyons savoir aujourd’hui que le combustible minéral s’est formé par la décomposition lente de débris végétaux accumulés et stratifiés dans les dépressions du sol. Pour prédire à coup sûr qu’à telle profondeur on tombera sur une couche de houille, pour affirmer, — chose capitale, — qu’elle se continue sans interruption sur une longueur déterminée, il faudrait donc connaître le relief du sol à l’époque carbonifère et les modifications successives qu’il a subies depuis lors. Faute de ces bases, que la stratigraphie n’a pu jusqu’ici leur fournir, nous voyons les concessionnaires, au centre même du gîte, trompés dans leurs calculs les mieux établis par des accidens de terrain dont rien ne pouvait les avertir. Un explorateur table nécessairement sur des données encore plus vagues ; le peu qu’il connaît de la mine se réduit, en réalité, aux quelques portions atteintes par ses travaux de recherches ; et, ce qu’il ne connaît pas, il ne peut raisonnablement le réclamer par droit d’invention[4]. Découvrir une mine, c’est, proprement, signaler la présence probable d’un lit de houille ou d’une couche de minerai dans telle ou telle partie du sous-sol ; le résultat des sondages de l’inventeur ne va pas au-delà. Le déclarer propriétaire, sur cette simple présomption, est évidemment prématuré ; et, s’il n’a ni la propriété du fonds, ni celle du gite, ce qu’on peut lui accorder, en récompense de sa découverte, c’est le droit d’extraction et de fouilles. Mais ce droit, le seul dont il puisse être question jusqu’à ce que la consistance et l’allure du gîte aient été exactement déterminées, il appartient normalement au propriétaire du sol ; et dès là qu’il faut dépouiller le propriétaire pour donner l’investiture à un autre, notre démonstration est faite : lui seul peut revendiquer la mine. Quand l’inventeur obtient la concession, c’est, — comme un concessionnaire quelconque, — par la grâce du gouvernement et non par droit de conquête ; quand on la lui refuse, s’il doit être indemnisé, ce n’est pas parce qu’on le dépossède, mais parce que toute peine mérite salaire et qu’il ne faut pas que personne s’enrichisse aux dépens d’autrui.


V

L’attribution de la mine soit à l’État, soit à celui qui la révèle, manque donc de base légale ; il en est de même des mesures coercitives : déchéance, réduction de périmètre, — sur lesquelles on compte pour obliger les exploitons actuels à pousser leurs travaux ; enfin, la suppression de la redevance tréfoncière repose sur l’hypothèse impossible de la mine dégagée du fonds qui la contient. N’importe ! dira-t-on. Il s’agit de favoriser la découverte de nouveaux gîtes, d’activer l’extraction dans les anciens ; tout doit être sacrifié à ce but unique de la législation minière. Oui, mais encore faudrait-il être assuré du résultat. Or, pour ne pas parler des compagnies houillères, dont on serait tenté peut-être de récuser le témoignage, nous voyons des membres du corps des Mines, des économistes, des savans, dénoncer l’attribution de la mine à l’inventeur, la suppression des redevances tréfoncières, la déchéance, et surtout la limitation des périmètres comme autant d’innovations fatales. C’est par un système de redevances progressives qu’on se propose de faire échec aux concessions trop étendues. De l’aveu même des auteurs du projet, le taux de l’imposition nouvelle est calculé de telle sorte que les concessionnaires auront intérêt, pour s’y soustraire, à prendre l’initiative d’une réduction, qui retranchera de leur périmètre tout ce qu’ils n’exploitent pas actuellement. On compte, par là, faire rentrer, sans bourse délier, dans les mains de l’État, pour être adjugée ensuite aux enchères, la moitié environ des gîtes concédés. On comprend que ce procédé oblique qui prend, si l’on peut ainsi parler, la propriété à revers, ait rencontré une opposition générale : si les conditions présentes de l’industrie et du travail ne permettent pas de laisser détenir plus longtemps des richesses minérales inexploitées, il semble que ce n’est pas par un subterfuge fiscal que la loi doit y pourvoir.

Quelles sont donc ces conditions nouvelles, et qu’y a-t-il de changé depuis le jour où la propriété souterraine a été constituée pour la première fois ? Aujourd’hui comme alors, le fer et la houille tiennent la tête dans les statistiques de notre production minière ; ce n’est guère que pour ces doux substances qu’on a légiféré depuis un demi-siècle. Les procédés d’extraction, l’outillage, se sont perfectionnés sans doute ; ils n’ont subi aucune transformation substantielle. Si la consommation a plus que décuplé par le fait des découvertes modernes, l’extraction française n’a pas cessé de progresser, à proportion, sinon dans la mesure exacte, des nouvelles exigences ; " ce qu’elle n’a pu fournir, l’importation l’a toujours procuré. Nous n’avons donc plus à nous préoccuper, comme en 1810, du cas où l’exploitation restreinte ou interrompue donnerait des inquiétudes « pour les besoins des consommateurs. » C’est là une de ces dispositions transitoires, tombées d’elles-mêmes en désuétude avec l’ancien ordre de choses, et qu’il ne faudrait faire revivre que si le malheur des temps nous ramenait un blocus continental. Présentement, de quoi s’agit-il ? D’obtenir la houille à bon marché et de lutter contre la concurrence étrangère. Sur la moyenne de 33 millions de tonnes que consomme annuellement l’industrie française, les deux tiers sont fournis par les charbonnages français, le dernier tiers par l’Angleterre, la Belgique et l’Allemagne. La production nationale se développant serait-elle à même de suffire seule aux demandes, et le pouvant, le devrait-elle ? Grave problème dans lequel il faudrait prendre parti entre les prophètes de malheur qui annoncent l’épuisement de nos mines de combustible dans un temps relativement peu éloigné, et les optimistes qui répondent de tout. Assurément, s’il y avait la moindre crainte de disette future, l’exploitation à outrance serait le pire des gaspillages ; les concessionnaires qui s’y livreraient devraient être menacés de déchéance pour avoir compromis « les besoins des consommateurs ; » il faudrait encourager nos usines, nos compagnies de navigation à vapeur et de chemins de fer à s’approvisionner à l’étranger en temps de paix, et tenir soigneusement en réserve nos richesses minérales pour le moment où nous devrions nous suffire à nous-mêmes.

Il y a tout lieu de croire, puisque ces préoccupations n’ont pas trouvé d’écho chez les auteurs du projet, que le temps des économies n’est pas encore venu, et que nous pouvons, sans arrière-pensée, livrer bataille à la concurrence. Mais le développement de l’extraction n’est ici qu’un des facteurs. Les houilles françaises auront beau encombrer le marché, elles n’enlèveront la préférence qu’à prix égal ou inférieur ; si elles reviennent plus cher au producteur et qu’il faille les vendre à perte, la production s’arrêtera d’elle-même en dépit des plus belles lois du monde, et nous aurons acheté l’avilissement momentané du combustible au prix de la ruine de notre industrie houillère. Avant donc de décréter l’exploitation en masse, il sera bon de s’assurer qu’elle sera suffisamment rémunératrice ; — à moins qu’on n’en revienne tout simplement à reconnaître, avec M. Aguillon, que l’intérêt personnel des exploitons est, à tout prendre, la meilleure des garanties, car « les propriétaires ne renonceraient pas longtemps aux profits certains qu’ils pourraient tirer de l’exploitation de leurs mines. »

Les raisons de notre infériorité vis-à-vis de l’Angleterre et de l’Allemagne sont parfaitement connues[5] : salaires plus élevés, faible épaisseur des couches, difficultés plus grandes d’aérage et d’épuisement des eaux, allure particulièrement capricieuse des gites, situation peu favorable des bassins houillers, solidité moindre du toit des mines françaises. À ces causes permanentes et qui s’aggraveront à mesure qu’il faudra descendre plus profondément, sont venues s’ajouter, depuis lors, les pertes résultant des grèves et des chômages. Le prix moyen de vente de la tonne de houille est, en France, de 10 fr. 67 ; en Westphalie, il est descendu à 5 fr. 10. Avec un pareil écart, les droits de douane arrivent à peine à rétablir l’équilibre dans les départemens frontières où les charbons allemands pénètrent sans trop de frais de transport. Pour peu que le nouveau système d’impôts et de redevances empire la situation financière de nos concessions, les charbons français seront hors d’état de lutter ; et, dès lors, à quoi bon la découverte de nouvelles mines, l’impulsion donnée à l’exploitation ?

La redevance progressive, proportionnelle à la surface, n’est pas seulement onéreuse ; elle constituerait une inégalité flagrante au préjudice des mines les plus pauvres ; la mine à filon, la moins riche, se prolonge sur une étendue beaucoup plus considérable que la mine en couches profondes ; elle serait donc plus taxée. « Aujourd’hui, dit M. Gomel, les propriétaires de mines acquittent une redevance fixe de 0 fr. 10 par hectare, et une redevance proportionnelle de 5 fr. 50 pour 100 du produit net. Le projet réduit la redevance proportionnelle à 3 pour 100, mais il augmente la redevance fixe, et établit pour elle un taux progressif : elle serait, à l’avenir de 0 fr. 50 par hectare jusqu’à 50 hectares, puis, de 1 franc entre 51 et 100 hectares, de 2 francs de 101 à 500 hectares, de 3 francs entre 501 et 1,500 hectares, enfin de 4 francs à partir de ce dernier chiffre ; La diminution du rendement de la redevance proportionnelle sera couverte par la plus-value due à l’élévation de la redevance fixe, mais il saute aux yeux que le nouveau système d’impôt altérera singulièrement la situation respective des exploitans. Ainsi, voilà une mine dont le gisement est puissant, et dont le périmètre est de 1,000 hectares : elle payait jusqu’alors, pour un produit net de 1 million, 55,000 francs de redevance proportionnelle et 100 francs de redevance fixe ; elle : paierait à l’avenir 30,000 francs de redevance proportionnelle et 2,375 francs de redevance fixe : soit un bénéfice, pour elle, de près de 23,000 francs par an. Au contraire, voilà une exploitation voisine dont le terrain minier est pauvre et qui, par cela même, est étendu : il est de 3,000 hectares ; elle acquitte actuellement 11,000 francs de redevance proportionnelle pour une recette nette de 200,000 francs et 300 francs de redevance fixe ; elle supportera dorénavant 6,000 francs de redevance proportionnelle et 9,875 francs de redevance fixe : soit, pour elle, une aggravation de charges de plus de 4,500 francs. Le mode d’imposition projeté sera donc très favorable aux exploitations lucratives, et onéreux à toutes celles qui luttent contre des difficultés naturelles ou commerciales[6]. »

Cette inégalité des terrains miniers, au point de vue de la richesse des couches et des conditions d’extraction, semble également devoir faire écarter la limitation a priori du périmètre des mines, puisque le chef de l’État se verrait empêché désormais de tenir compte des circonstances, essentiellement variables d’une région à l’autre, d’après lesquelles il se détermine aujourd’hui. S’il serait mauvais qu’une même compagnie accaparât tout un bassin houiller ; en revanche, il est impossible d’instituer une exploitation fructueuse sur un gisement de faible importance, et il va de soi que l’importance du gisement n’est pas toujours proportionnelle à la surface sous laquelle il se développe. Il y a là une question de mesure, essentiellement contingente, dans laquelle le gouvernement aurait tort de se lier les mains par une disposition législative.

M. Francis Laur voulait même que la réunion de deux concessions fût de droit, et son projet supprimait la nécessité d’une autorisation. A son avis, l’abrogation du décret de 1852 est réclamée par l’intérêt de l’industrie minière, dont il importe, par-dessus tout, de diminuer les frais généraux : « S’il est, dit-il, une industrie qui réclame la forme par groupemens, c’est bien l’industrie minière, si misérable et si compromise entre les mains d’individualités souvent impuissantes. Pour ne citer qu’un exemple, quel avantage a-t-on retiré, au point de vue général, du morcellement en quatre groupes de la compagnie de la Loire ? On a jeté la pomme de discorde au milieu de quatre sociétés, condamné certains groupes à lutter contre toutes les difficultés, d’autres à prospérer quand même. Encore si on avait voulu éviter la trop grande extension des périmètres ; mais les quatre groupes que Napoléon III a formés par un décret spécial ne constituent qu’une surface concédée de 5,662 hectares, et, à côté, dans le bassin de la Loire même, la seule concession de Firminy et Roche a 5,856 hectares. La concession d’Anzin comprend 11,851 hectares, et la compagnie entière possède 28,000 hectares ; Aniche, 11,850 ; Nœux, 8,028. On ne s’aperçoit nullement que ces concentrations entre les mains de sociétés nuisent à l’intérêt général, et, dans tous les cas, cela est favorable au sage aménagement des mines[7]. »

Pour nous, s’il nous était permis d’exprimer une opinion, nous dirions qu’il est dangereux de virer de bord sous le feu de l’ennemi, que la mise en vigueur d’une loi nouvelle n’ira pas sans difficulté, surtout si l’application on est presque exclusivement abandonnée, comme on le propose, aux administrations locales. Dans les conditions difficiles où la production française soutient actuellement la lutte contre la concurrence étrangère, on peut se demander si les meilleures innovations viendraient à point ; — et peut-être cette considération nous détournerait-elle de dire, à notre tour, celles que nous croyons réalisables, si nous pouvions nous dispenser d’envisager la question sous toutes ses faces.


VI

En (retraçant l’histoire de notre législation minière, la série de d’essais d’où la loi de 1810 est sortie, en étudiant de plus près la nature de la propriété souterraine, nous aurons fait sans doute entrevoir et pressentir la solution théorique du problème. S’il est certain que le meilleur régime légal des mines est celui qui peut assurer la prospérité de l’industrie minérale, la base de ce régime idéal sera la propriété privée ; non pas une propriété bâtarde et vassale, mais le droit complet, indépendant, irrévocable, institué par le code civil, sous les seules restrictions que comportent le bon ordre et la sécurité publique ; s’il est non moins évident que l’exploitation minière ne reste pas confinée dans les profondeurs du sol, mais qu’il faut de toute nécessité qu’elle débouche et s’étale au grand jour, cette propriété comprendra tout ensemble la surface et le tréfonds ; enfin, s’il est vrai que l’idée la plus simple est, en général, la plus juste, on attribuera la propriété de la mine à celui qui en occupe déjà toutes les avenues, qui seul peut l’atteindre, à qui il suffit de laisser les mains libres, — en un mot au propriétaire foncier. Tel serait notre système de prédilection, celui que nous verrions le plus volontiers porter à la tribune, s’il s’agissait de légiférer pour les citoyens de Salente, si une société vieille de quinze siècles pouvait impunément faire table rase de son passé et des droits acquis. Encore qu’il ne soit que le développement rationnel de l’idée première de Napoléon, il bouleverserait trop profondément la condition actuelle de la mine pour qu’on puisse, sans imprudence, essayer de le traduire en proposition de loi. Qu’on nous permette, pourtant, de le montrer rapidement à l’œuvre : cet examen spéculatif fournira certaines données indispensables pour la discussion des projets de réforme à l’étude.

Que subsiste-t-il, aujourd’hui, des raisons, des préjugés, pour mieux dire, qui ont fait écarter, en 1810, le prétendant légitime, le propriétaire du sol ? Écoutons les orateurs officiels, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, Stanislas de Girardin, plaider la cause de la concession administrative, et voyons leurs motifs : « Attribuer la propriété de la mine à celui qui possède le dessus, ce serait lui reconnaître le droit d’user et d’abuser, droit destructif de tout moyen d’exploitation utile, droit qui soumettrait au caprice d’un seul la disposition de toutes les propriétés environnantes de nature semblable, droit qui paralyserait tout, autour de celui qui l’exercerait, qui frapperait de stérilité toutes les parties de mines qui seraient dans son voisinage. » Qu’est-ce à dire ? La faculté de libre et absolue disposition du propriétaire est la condition commune de toutes les propriétés, sans distinction d’origine, et si vraiment elle pouvait autoriser tous les abus, — proposition qui fait sourire, — ces actes abusifs seraient aussi bien permis au propriétaire choisi par le gouvernement qu’au propriétaire du droit commun. Poursuivons : « L’exploitation minérale implique des conditions particulières de capacité et de fortune ; il faut donc que le choix corrige le hasard, et le chef de l’État l’exercera en faveur du plus digne. » Aura-t-il toujours la main heureuse ? Pour l’attribution première de la mine, je veux le croire ; mais l’avenir n’est à personne. Cette propriété nouvelle est nécessairement, et comme toutes les autres, disponible et transmissible ; la loi permet expressément de l’échanger ou de la vendre. Lors de chaque mutation, l’administration devra-t-elle donc donner son agrément ? Si on l’exige, nous voici bien loin du droit commun ; et si l’autorité publique doit s’abstenir, que deviennent les prétendues garanties ?

Au surplus, ce que l’on appréhendait au temps de Fourcroy et de Cambacérès, — mauvais vouloir, insouciance, manque de capitaux ou de capacité professionnelle, — ne nous arrêterait pas un instant. L’inintelligence, la routine, l’aversion des populations rurales pour les spéculations industrielles : pures légendes. Le plus arriéré de nos paysans sait ce qu’on peut tirer d’une couche d’étain ou d’anthracite, aussi bien qu’il connaît l’importance d’une source thermale ; il bouleversera ou laissera bouleverser volontiers son lopin de terre, s’il entrevoit au bout le moindre profit. Ni le culte du foyer, ni l’amour du champ paternel, — toutes les considérations sentimentales et bucoliques, — ne tiendront une minute contre l’appât du gain ; et le petit bourgeois des villes et le millionnaire lui-même ne pensent pas, au fond, différemment. Quelle apparence qu’ils négligent de gaité de cœur l’occasion de faire fortune, qu’ils éconduisent niaisement l’homme qui viendra leur en proposer le moyen ? Ceux qui refuseront, c’est qu’ils auront de justes sujets de méfiance. Au lieu de stimuler leur inertie, on aurait plutôt à les défendre contre la tentation, — s’il n’était grandement temps de nous déshabituer de cette manie de mener les gens en laisse. Un accord amiable entre l’explorateur et le propriétaire foncier, il n’y a pas de règlement administratif qui donnerait à tous deux une sécurité plus grande ; des commanditaires solides, un ingénieur habile, c’est tout ce qu’il faut pour assurer la bonne exploitation. Actuellement, on n’en demande pas davantage au concessionnaire : nulle part il n’est dit qu’il devra réunir en sa personne la triple aptitude financière, commerciale et technique ; on pense que son intérêt l’amènera à s’entourer convenablement, et les choses n’en vont pas plus mal. Contre les abus, les imprudences, on aura toujours la surveillance des ingénieurs de l’État, dont le contrôle s’exerce sur toutes les industries dangereuses, et qu’il faudrait charger ici, par extension, de prévenir le gaspillage.

La mine et la surface réunies et réconciliées, les redevances, les indemnités, les expertises supprimées du même coup, quelle simplification et quelle fructueuse économie ! Si quelque jour, cependant, le propriétaire veut, en gardant son champ, vendre sa mine, alors, les limites, les relations respectives des deux propriétés, superficielle et souterraine, seront du moins fixées et garanties par des engagemens mutuels accommodés à la nature des lieux, par des conditions librement débattues, dont aucun des contractons n’aura droit de se départir ou de se plaindre.

Le seul côté véritablement défectueux du système de l’accession, Mirabeau l’avait signalé déjà ; c’est qu’il prolonge à travers le sol les divisions superficielles et qu’il fractionne ainsi arbitrairement le gîte, au détriment de l’exploitation. Non pas qu’une mine soit par elle-même un tout concret et indivisible ; mais il n’est pas indifférent de l’attaquer sur tel ou tel point de son parcours. L’extraction pratiquée simultanément dans plusieurs propriétés contiguës, outre qu’elle décuplerait les frais généraux, risquerait d’amener des éboulemens ou des inondations, de sorte qu’il faudrait grouper les propriétaires en nombre suffisant pour constituer les élémens d’une exploitation rationnelle et unique. Ils y viendront d’eux-mêmes dans bien des cas ; au besoin, l’administration les y amènerait en leur refusant le permis d’exploiter, dès qu’il y aura danger de gaspillage ou d’accidens. Quelque progrès pourtant qu’ait fait l’esprit d’association depuis bientôt un siècle, il y aura des résistances qui paralyseraient tout et dont il faut avoir raison. Force. est alors à l’autorité publique de se montrer, soit pour réunir d’office en syndicat tous les intéressés plus ou moins récalcitrans, soit pour attribuer la propriété de la mine à une tierce personne, à charge d’indemniser les propriétaires. La première combinaison est plus respectueuse des droits existans ; c’est celle qu’on applique aux desséchemens de marais, aux constructions de digues contre la mer ; nous avons, là-dessus, des lois qui rendent l’association syndicale obligatoire, une procédure toute montée, qu’il serait assez facile d’adapter à l’extraction souterraine en cas de morcellement et de refus de concours ; on l’a déjà fait, en 1838, pour les travaux d’épuisement communs à plusieurs mines. Mais il est sensible qu’une concession du gouvernement assurera mieux le succès de l’entreprise. Le syndic qui serait chargé d’exploiter pour le compte de plusieurs propriétaires, divisés d’intérêts et aigris les uns contre les autres, se trouverait dans une situation plus difficile encore que celle d’un fonctionnaire administrant une mine de l’État. Le concessionnaire qui joue sa fortune, et qui ne doit de comptes à personne, a ses coudées franches ; la raison suffit pour préférer cette combinaison. Notre système de « la mine à la surface » n’écarte donc pas d’une manière absolue la concession à un tiers. Il l’admet, au contraire, comme une exception nécessaire, dans les cas assez nombreux où le morcellement et le défaut d’entente entre les propriétaires ne permettent pas de constituer un périmètre suffisant pour une exploitation normale.


VII

Ce tempérament, commandé par la force des choses, ne serait-il pas, à tout prendre, le trait d’union entre le code civil et notre loi des mines, le secret cherché par Napoléon pour accorder les exigences de l’exploitation avec les droits incontestables et constamment proclamés par lui, de la propriété territoriale ? Le principe posé, le législateur de 1810 s’est exagéré les difficultés de la pratique ; il a franchi de prime-saut la règle, et, poussé droit jusqu’à l’exception. Que l’on rétablisse seulement l’une et l’autre en sa place ; que l’administration conserver le pouvoir de concéder la mine, mais qu’elle soit tenue de donner la préférence au propriétaire du sol, et, que la loi spécifia les cas dans lesquels la concession pourra lui être refusée : nous n’aurons pas besoin d’autre réforme. Quand il serai bien entendu que, sauf raison majeure, le tréfonds minéral doit rester attaché à la surface, qu’un concessionnaire étranger ne doit être choisi qu’en dernière ressource, les relations du concessionnaire, de l’inventeur et du propriétaire du sol, entre eux et avec l’Etat, reprendront leur véritable caractère ; la recherche et l’exploitation des mines trouveront dans le jeu des intérêts individuels un stimulant plus efficace que toutes les pénalités.

Que faut-il pour, cela ? Ni refonte générale, ni dispositions nouvelles ; tout au plus quelques retouches de détail ; moins encore peut-être ; un commentaire législatif des principes posés pan les auteurs de la loi au seuil, de la discussion : « le propriétaire du dessus l’est aussi du dessous ; mais l’intérêt supérieur de l’exploitation minérale oblige de porter atteinte à son droit ; cette raison d’état ne va pas, toutefois, jusqu’à faire prononcer son exclusion complète ; il peut obtenir la concession tout comme un autre, lorsque les circonstances le permettent. » Lui attribuer aujourd’hui un droit exclusif à l’exploitation de la mine serait évidemment ajouter à la loi ; mais lui reconnaitre un simple droit de préférence, c’est exprimer seulement ce qu’elle-même a sous-entendu. La réunion de la surface et du tréfonds dans les mêmes mains, quand elle est possible, présente pour les intéressés et pour l’administration de si grands avantages, elle facilite tellement la surveillance, qu’il n’est pas vraisemblable que le gouvernement ait jamais refusé, à la légère, d’agréer pour concessionnaire de la mine le maître du fonds qui la renferme. Cela étant, quel inconvénient d’ériger ouvertement en règle ce dont on a dû se faire une loi dans la pratique ? et, puisque cette règle comporte des exceptions, pourquoi ne pas les rigoureusement définir ?

La crainte de compromettre l’exploitation en la scindant est la seule raison qui justifie la création d’une propriété souterraine indépendante ; il faut donc réserver cette combinaison pour les minéraux dont l’extraction ne pourrait s’accommoder du régime normal de la propriété foncière. On s’est préoccupé presque exclusivement jusqu’à ce jour de mettre la nomenclature des substances concessibles d’accord avec les données de la science, d’englober dans l’énumération légale toutes celles qui, par leur nature, appartiennent aux mêmes catégories ; et de peur d’en laisser échapper quelqu’une, les récens projets de réforme proposent de laisser la porte ouverte à des classifications ultérieures qui se feront par simples décrets. La question, ce semble, est mal posée ; l’analyse et la composition chimique importent moins ici que les conditions habituelles de gisement et d’abatage. Si l’on procédait, dans cet ordre d’idées, à la révision des substances actuellement classées comme concessibles, la liste en sortirait sans doute singulièrement réduite. Mais de toute façon, c’est dans la loi et pas ailleurs que cette nomenclature doit se trouver, car une question de propriété ne peut être décidée discrétionnairement ni par l’administration, ni par les tribunaux ou le conseil d’État[8]. Entre les gîtes d’une même substance, il y aurait, d’ailleurs, des distinctions à faire. Certaines couches de houille, par exemple, sont si peu profondes et de si faible épaisseur, que deux ou trois hommes travaillant à ciel ouvert suffisent pour les exploiter ; on ne saurait, en pareil cas, exiger du propriétaire qu’il remplisse les formalités d’une demande de concession. Quand l’administration a constaté que les amas superficiels ne constituent pas l’affleurement d’un gîte souterrain plus considérable, elle doit laisser l’extraction s’exercer librement. Le projet ministériel de 1886 entre dans cette voie. L’article 7 autorise au profit des propriétaires du sol l’exploitation des gîtes métallifères superficiels non compris dans le périmètre d’une mine de même nature déjà instituée. Ce n’est pas, toutefois, un droit qu’il reconnaît, mais une faveur qu’il accorde, et que le préfet peut retirer quand il lui plaît. Nous aurions voulu davantage ; la tendance mérite néanmoins qu’on la signale.

Enfin, lors même qu’un gîte susceptible de concession s’étend sous un grand nombre de propriétés différentes, il serait bon qu’avant de l’attribuer à une tierce personne, l’administration mît les propriétaires en demeure de se réunir en société pour en solliciter la concession. En cas d’entente, nous savons déjà toutes les facilités que l’exploitation y trouverait. En cas d’échec, et par le seul fait de l’ultimatum administratif, la situation du concessionnaire étranger à qui la mine serait dévolue se trouverait notablement fortifiée, les inconvéniens de la séparation du sol et de la mine de beaucoup amoindris. Comme les propriétaires non adhérens ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes de la séparation de la surface et du tréfonds, ils ne pourraient prétendre qu’à la réparation du préjudice matériel qu’ils éprouveraient ; il n’y aurait plus de raison de leur accorder une indemnité « au double » en cas d’occupation du sol.

Même au point de vue de la recherche de nouvelles mines, le droit de préférence accordé au propriétaire foncier serait préférable à l’attribution de la mine à l’inventeur. Pour assurer à l’explorateur le bénéfice de sa découverte, les auteurs des nouveaux projets ont dû interdire au propriétaire lui-même tout travail d’exploration, sans une autorisation administrative. Cependant le droit de creuser le sol rentre essentiellement dans les prérogatives du propriétaire ; on aurait beau, d’ailleurs, lui interdire de se livrer chez lui à la recherche des substances classées dans la catégorie des mines, qu’il pourrait toujours éluder la défense en donnant le change sur le but de ses fouilles, — à moins qu’on n’en arrive à défendre de remuer la terre sans l’agrément du préfet. Mais si l’on veut vraiment favoriser la découverte des richesses minérales, c’est le propriétaire du sol qu’il faut encourager avant tout autre, car il est mieux placé que personne pour réussir. La législation actuelle lui donne toute latitude : seulement, comme elle n’a rien fait pour lui garantir la concession, il n’est pas surprenant qu’il se montre peu empressé à profiter de ses droits. Il en serait tout autrement s’il avait promesse de préférence pour l’attribution du gîte situé sous sa propriété. Ses recherches, donnant l’éveil à ses voisins, les détermineraient à effectuer, de leur côté, des sondages parallèles : on serait donc promptement fixé sur la configuration et l’allure de la mine. La question de priorité n’étant plus en jeu, puisque le tréfonds minéral devrait, en cas d’accord, être attribué par droit d’accession, personne ne chercherait à gagner les autres de vitesse. Il y aurait de grandes chances pour que les investigations se fissent à frais communs, sous une direction unique ; le terrain se trouverait ainsi parfaitement préparé pour le groupement volontaire de tous les intéressés en société ou en syndicat, le moment venu de consentir la concession définitive. On conçoit qu’il nous est impossible d’entrer ici dans les détails du fonctionnement du système ; il nous suffit d’avoir montré le peu qu’il faudrait pour rétablir dans notre code minier la cohésion et la logique. Et, quant aux résultats, puisque est aujourd’hui de mode de chercher des inspirations chez les nations voisines, nous pouvons ajouter qu’en face du principe de « la mine à l’inventeur, » de provenance prussienne, le droit d’accession de la mine à la surface est le fondement de la législation anglaise, qu’il est admis en Saxe pour les gîtes de houille, en Belgique et dans le Luxembourg pour les minerais de fer, — si bien qu’en accordant au propriétaire du sol un simple droit de préférence, la loi française resterait encore en deçà des dispositions libérales adoptées avec succès dans un certain nombre de pays étrangers.


VIII

C’est dans ce sens seulement, croyons-nous, qu’on pourra songer à réviser, à compléter pour mieux dire, — notre législation spéciale, si l’on veut la maintenir en harmonie avec les principes du droit civil et conserver à la ruine son caractère immobilier et perpétuel. Confondue avec la propriété du sol, elle participe de sa nature ; même démembrée de la surface, elle garde la trace indélébile de son origine territoriale ; mais si l’on prétend lui faire rompre ses attaches avec le fonds, la combinaison féconde de la loi du 21 avrill’810 va s’écrouler du coup. Dans les pays de droit régalien, l’État à qui la loi réserve les gîtes ; métallifères ne peut-on céder que ce qu’il possède lui-même, c’est-à-dire du fer et de la houille, et non pas les couches du sol qui les contiennent, puisque le sol dépend de la surface. Le titre du concessionnaire ne porte donc que sur les substances concédées, choses, de leur nature, mobilières et périssables, et son droit s’évanouit sitôt que la mine est épuisée. Le projet qui supprime la redevance tréfoncière, — dernier et fragile lien du « dessus et du dessous, » — n’a pas reculé devant cette conséquence. Il définit la propriété de la mine : « le droit d’exploiter jusqu’à leur épuisement tous les gîtes naturels des substances dénommées au titre d’institution, » — rien n’étant plus contraire à la nature des choses, dit l’exposé des motifs, « que cette éternité attribuée à l’exploitation d’une richesse appelée fatalement à disparaître dans un délai souvent assez court[9]. »

Si cette disposition doit rétroagir, c’est le bouleversement complet du régime des mines ; c’est l’inégalité des conditions, si elle ne regarde que l’avenir. Mais le peu de concessions nouvelles sur lesquelles il est permis de compter ne vaudrait pas l’honneur d’une législation spéciale : à de très rares exceptions près, comme le fait observer M. Aguillon, nous ne pouvons nous flatter de posséder dans notre vieux pays, si connu et si exploré, des richesses minérales tant soit peu sérieuses, qui ne soient pas déjà appropriées. Aussi, est-ce bien d’une loi rétroactive qu’il s’agit : les nouveaux cas de déchéance, la nouvelle définition de la propriété souterraine, et, — par le moyen détourné que l’on sait, — la réduction des périmètres, s’appliqueraient aux mines déjà instituées. Et le préjugé de l’omnipotence de l’État en pareille matière est si bien enraciné, que nombre de gens, peut-être trouveront la chose toute naturelle. On parle toujours des concessionnaires comme si la nation s’était dépouillée à leur profit ; partant de là, les impatiens ont dénoncé l’abus et sommé les pouvoirs publics d’y mettre un terme ; les modérés : n’ont trouvé d’autre : réponse que de représenter les compagnies minières ; comme dépositaires d’une part de fit richesse nationale, et chargées de la faire valoir pour le commun profit. À cette conception fausse de leurs devoirs et de leurs droits, les concessionnaires ont gagné, dans le début, certaines prérogatives dont ils savent aujourd’hui tout le prix, une protection particulière qui s’est bientôt transformée en protectorat. La vérité, c’est que la concession n’est pas plus une libéralité qu’elle n’entraîne le dessaisissement de l’État : lorsqu’elle est faite au propriétaire de la surface, la mine ne change pas de maître ; lorsqu’un autre l’obtient, ce sont les droits du propriétaire foncier qui passent sur sa tête, et la redevance tréfoncière est le prix, parfois insuffisant, du rachat. Les concessionnaires ne traitent donc pas avec l’administration ; ils n’ont pas d’engagemens à prendre envers elle ; leurs charges fiscales, leurs devoirs au point de vue de la police et de la sécurité publique, leur sont tracés par la loi ou par les règlemens généraux ; — des conventions particulières n’y pourraient rien changer. C’est, avec le maître du sol qu’ils contractent par l’intermédiaire du gouvernement. Si donc l’État vient leur dire qu’ils sont tenus d’exploiter, comme condition de leur concession, il usurpe sur les attributions du véritable vendeur, le propriétaire foncier, — qui seul pourrait rappeler son acquéreur à l’exécution du contrat. Quant aux intérêts publics, nous ne voyons pas ce qu’ils ont à faire avec la déchéance. Pour les exploitations mal conduites, l’interdiction d’exploiter suffit, sans préjudice des travaux que le préfet peut, ici comme partout ailleurs, faire exécuter d’office, en cas de péril imminent. Pour les exploitations abandonnées, on n’aperçoit pas mieux les motifs particuliers qui feraient à l’administration un devoir de pousser à la reprise du travail. Il importe, sans doute, que les richesses minérales ne restent pas enfouies dans le sol, mais il importe aussi que nos vignobles détruits par le phylloxéra soient replantés, que les terres arables ne restent pas à l’abandon. Dans cette voie, la dépossession des viticulteurs négligens de la Gironde et de l’Hérault, des agriculteurs de l’Aisne et du Nord, s’imposerait à courte échéance ; l’avenir de la propriété territoriale est donc solidaire de celui des concessions.

L’imprudente innovation du législateur de 1838 portait en germe toutes ces conséquences ; si le mal n’a pas été plus grand, on le doit à l’excellent esprit, a la haute intégrité du corps national des Mines[10]. Le merveilleux instrument de tyrannie ou de vengeances personnelles, — le jour où il tomberait entre des mains moins désintéressées, — que cette menace d’éviction, ce droit d’exécution sommaire indéfiniment suspendu sur la tête des exploitans, avec l’injonction vague de travailler sans interruption, malgré les crises commerciales, malgré les grèves dont il est toujours facile, avec un peu de mauvais vouloir, d’attribuer la responsabilité à la direction de l’entreprise !

Bien loin de multiplier les cas de déchéance, le mieux serait de les faire disparaître. Toute atteinte à la stabilité de la propriété souterraine rejaillit non-seulement sur la production, mais sur la condition de l’ouvrier mineur, dont le sort reste et restera lié, quoi qu’on fasse, à la prospérité de la mine. Il faut au travail souterrain la foi robuste qui transporte les montagnes ; il y faut aussi les capitaux qui les percent, et le crédit est sujet à prendre facilement de l’ombrage : les clauses élastiques, les pouvoirs discrétionnaires, — l’inconnu ne lui dit rien qui vaille ; aux réformes les plus rationnelles, il préférera le statu quo, quand elles devront se traduire par des mesures radicales. Et nous-même, nous nous reprocherions d’avoir signalé ici les côtés défectueux de notre loi organique, si la situation des concessionnaires pouvait en être un instant ébranlée, s’ils n’avaient été les premiers, presque les seuls, à souffrir de ces inconvéniens dont ils ne songent plus à se plaindre. Mais il nous semble que de remettre en lumière les bases essentielles de la législation minérale, aura mieux servi leur cause que tous les argumens de circonstance. En restituant à la concession son caractère véritable, on dissipe les préjugés qui la discréditent ; en montrant qu’elle procède de la propriété foncière par la vertu d’une transmission légale consommée sous le contrôle du gouvernement, on la justifie dans son principe ; en la rattachant au droit commun, on la met à l’abri du bon plaisir. Au surplus, et dans tout autre système, — avec le droit régalien comme sous le régime de l’invention, — la position des propriétaires actuels de mines reste inattaquable. Aux revendications de l’État, ils opposeraient leur titre de propriété perpétuelle, contre-signé du chef de l’État ; si c’est l’inventeur qui l’emporte dans la loi nouvelle, ils peuvent, à l’encontre de tous autres, se réclamer de cette qualité, car le véritable inventeur d’une mine n’est pas celui qui en signale l’existence, mais celui qui la poursuit et l’atteint dans les profondeurs du sol, celui qui la découvre au sens littéral du mot. Forts de leur droit, de leur longue possession, des capitaux engagés, des résultats obtenus, appuyés sur les nombreux intérêts solidaires des leurs, les remaniemens projetés ne sauraient les toucher, sans compromettre du même coup la propriété foncière et l’industrie nationale.

La commission parlementaire, saisie du projet de loi sur les mines, l’avait parfaitement compris. En adhérant, pour l’avenir, à la doctrine nouvelle de la mine à l’inventeur, elle avait jugé nécessaire de rassurer les concessionnaires, en leur conférant expressément une nouvelle investiture, en affirmant la perpétuité de la propriété souterraine, en repoussant le système de redevances progressives destiné à amener la réduction des périmètres. Si elle n’a pas proposé la suppression de la déchéance, — comme la logique l’aurait voulu peut-être, — elle demandait du moins que cette mesure fût restreinte au cas, — presque équivalent à l’abandon volontaire, — où l’exploitation est interrompue pendant deux ans, sans cause légitime, les tribunaux civils étant juges des motifs. Il y a loin de là aux bouleversemens réclamés, en 1882 et 1884, par une fraction de la chambre. La réflexion et l’étude ont donc porté leurs fruits. On peut être assuré qu’en cette matière elles conduiront toujours vers les solutions simples et libérales.


RENE DE RECY.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Voyez la Revue du 1S avril 1885.
  3. De la Propriété, chap. XXII.
  4. La difficulté de définir l’invention en matière de mines montre tout ce qu’il y a d’arbitraire dans le système ; le projet de 1886 propose de reconnaître la qualité d’inventeur à celui qui aura le premier établi matériellement, dans un périmètre de recherches légalement détenu par lui, l’existence d’un gîte naturel, paraissant techniquement susceptible d’exploitation.
  5. voir la Revue du Ier et du 15 octobre 1876.
  6. M. Grüner, qui a consacré à l’examen critique du projet une remarquable monographie, fait observer qu’au moment même où le gouvernement français se préoccupe de restreindre les périmètres, les sociétés houillères de Westphalie sont en instance pour obtenir la modification de la loi prussienne qui met des entraves à la fusion des concessions. La crise récente qui vient de sévir sur le bassin westphalien a accentué encore le mouvement dans ce sens.
  7. Exposé des motifs de la proposition de loi sur les mines.
  8. La loi prussienne contient une énumération strictement limitative des substances soumises au régime spécial des mines.
  9.  : Comme ou l’a fait remarquer fort justement, l’extinction du droit de propriété par l’épuisement du gîte permettrait à l’exploitant de se désintéresser des affaissemens de terrain qui peuvent se produire après qu’il aura vidé les lieux. Aussi la commission a-t-elle maintenu la propriété indéfinie de la mine. Nouvelle preuve que la mine est bien une portion du sol, et cette conclusion se retourne contre le prétendu droit de l’inventeur et contra la suppression des redevances tréfoncières.
  10. Jusqu’à ce jour, l’administration n’a prononcé la déchéance que dans quelques cas d’abandon volontaire de concessions devenues improductives.