La Psychologie des romanciers russes du XIXe siècle/Introduction/2

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II


Je ne me propose pas d’écrire l’histoire du roman russe du xixe siècle dans ses divers courants, ni d’établir les étapes évolutives du roman et encore moins de le diviser eu phases tranchées[1]. Les classifications et les dénominations, sous des rubriques vagues, ne servent, en critique littéraire, qu’à amener un vrai désordre d’idées. L’application d’une èpithète ne signifie rien et la division des écrivains par chapelles ou écoles est une tentative vaine. Taine disait : « Tout livre et tout homme peut se résumer en cinq pages et ces cinq pages en cinq lignes. » La critique littéraire se réduirait ainsi à une sèche collection de formules. Or, l’œuvre d’un romancier est un vaste ensemble où tout est essentiellement inégal, même quand tout obéit aux mêmes lois du talent et de l’originalité de l’auteur. Plus l’œuvre est diverse, plus elle a besoin d’être analysée au point de vue de psychologie critique, pour que rien ne soit négligé dans l’infinie complexité de ses éléments constitutifs.

Toute formule, même lorsqu’elle synthétise l’analyse, est dogmatique, et tout dogmatisme, de quelque nature qu’il soit, a des dangers, il est forcément conventionnel, ennemi de la curiosité, de la libre recherche et de la libre critique. Les formules exigent le sacrifice de la clarté et de la vérité, elles réclament la séparation nette des écoles et des influences dont les origines et les définitions sont, le plus souvent, terriblement obscures. Certes, il y a entre les diverses manifestations littéraires et la vie sociale d’un pays une liaison formée par un certain état d’esprit général. Les choses simultanées, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre physique, ont des dépendances mutuelles. Mais, en critique littéraire, déterminer rigoureusement, scientifiquement les influences de milieu et de moment est une tâche infructueuse ; elles ne peuvent ressortir que de l’analyse même de l’œuvre.

Chacun des grands romanciers russes est sorti d’un milieu social différent et il nous fait connaître, dans son œuvre, l’esprit, les idées, les mœurs, les aspirations de personnages et de groupes différents. Le roman russe, dans son ensemble, est composé de forces issues de toutes les classes constituant la société russe. L’analyse du roman russe nous révélera ces différents milieux sociaux.

Une des conditions les plus essentielles pour bien saisir toute la portée morale et sociale d’un roman russe, c’est de ne pas le séparer du romancier qui l’a conçu et écrit, il faut considérer en même temps l’homme et l’œuvre. Les grands romanciers russes ne sont pas des simples reproducteurs, des photographes des mœurs de leur époque, ce sont des créateurs intellectuels, introduisant dans la littérature une nouvelle manière de penser, d’envisager la vie et les hommes. Chacun d’eux est dominé par une disposition particulière de l’imagination et de l’esprit qui gouverne en même temps que sa vie individuelle, sa vie artistique. C’est à travers ses émotions, ses sentiments, ses idées, à travers ses joies et ses douleurs, à travers tout cet infini mouvant d’images et de conceptions qu’il porte en lui, qu’il voit le monde. Connaître son moi, c’est mieux comprendre le moi des personnages qu’il crée, des caractères qu’il analyse, des milieux qu’il évoque.

Étudier chaque romancier, individuellement, sous les différents aspects de sa personnalité et de son talent littéraire : établir l’étal psychique, psychologique et intellectuel de l’écrivain, — par les traits caractéristiques de sa vie ; disséquer, analyser et définir son œuvre, — par le contenu même de cette œuvre : tel est l’objet de cet ouvrage.


Paris, décembre 1904.

  1. Cet ouvrage est composé, en grande partie, d’un cours professé, sous une forme différente, à l’Université Nouvelle de Bruxelles.