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La Pucelle d’Orléans/19

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<La Pucelle d’Orléans

La Pucelle d’Orléans
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 301-309).

CHANT XIX.





Argument.- Mort du brave et tendre La Trimouille et de la charmante Dorothée.Le dur Tirconel se fait chartreux.






Sœur de la Mort, impitoyable Guerre,
Droit des brigands que nous nommons héros,
Monstre sanglant, né des flancs d’Atropos,
Que tes forfaits ont dépeuplé la terre !
Tu la couvris et de sang et de pleurs.
Mais quand l’Amour joint encor ses malheurs
A ceux de Mars ; lorsque la main chérie
D’un tendre amant de faveurs enivré
Répand un sang par lui-même adoré,
Et qu’il voudrait racheter de sa vie ;
Lorsqu’il enfonce un poignard égaré
Au même sein que ses lèvres brûlantes
Ont marqueté d’empreintes si touchantes ;
Qu’il voit fermer à la clarté du jour
Ces yeux aimés qui respiraient l’amour :
D’un tel objet les peintures terribles
Font plus d’effet sur les cœurs nés sensibles,
Que cent guerriers qui terminent leur sort,
Payés d’un roi pour courir à la mort.
Charle, entouré de la troupe royale,
Avait repris cette raison fatale,
Présent maudit dont on fait tant de cas,
Et s’en servait pour chercher les combats.
Ils cheminaient vers les murs de la ville[1],

Vers ce château, son noble et sûr asile,
Où se gardaient ces magasins de Mars,
Ce long amas de lances et de dards,
Et les canons que l’enfer en sa rage
Avait fondus pour notre affreux usage.
Déjà des tours le faîte paraissait ;
La troupe en hâte au grand trot avançait,
Pleine d’espoir ainsi que de courage :
Mais La Trimouille, honneur des Poitevins
Et des amants, allant près de sa dame
Au petit pas, et parlant de sa flamme,
Manqua sa route et prit d’autres chemins.



Dans un vallon qu’arrose une onde pure,
Au fond d’un bois de cyprès toujours verts,
Qu’en pyramide a formés la nature,
Et dont le faîte a bravé cent hivers,
Il est un antre où souvent les Naïades
Et les Sylvains viennent prendre le frais.
Un clair ruisseau, par des conduits secrets,
Y tombe en nappe, et forme vingt cascades.
Un tapis vert est tendu tout auprès ;
Le serpolet, la mélisse naissante,
Le blanc jasmin, la jonquille odorante,
Y semblent dire aux bergers d’alentour :
" Reposez-vous sur ce lit de l’Amour. "
Le Poitevin entendit ce langage
Du fond du cœur. L’haleine des zéphyrs,
Le lieu, le temps, sa tendresse, son âge
Surtout sa dame, allument ses désirs.
Les deux amants de cheval descendirent,
Sur le gazon côte à côte se mirent,
Et puis des fleurs, puis des baisers cueillirent :
Mars et Vénus, planant du haut des cieux,
N’ont jamais vu d’objets plus dignes d’eux ;
Du fond des bois les Nymphes applaudirent ;
Et les moineaux, les pigeons de ces lieux,
Prirent exemple, et s’en aimèrent mieux.
Dans le bois même était une chapelle,
Séjour funèbre à la mort consacré,
Où l’avant-veille on avait enterré
De Jean Chandos la dépouille mortelle.
Deux desservants, vêtus d’un blanc surplis,

Y dépêchaient de longs _De profundis_.
Paul Tirconel assistait au service,
Non qu’il goûtât ce dévot exercice,
Mais au défunt il était attaché.
Du preux Chandos il était frère d’armes,
Fier comme lui, comme lui débauché,
Ne connaissant ni l’amour ni les larmes.
Il conservait un reste d’amitié
Pour Jean Chandos ; et dans sa violence
Il jurait Dieu qu’il en prendrait vengeance,
Plus par colère encor que par pitié.



Il aperçut du coin d’une fenêtre
Les deux chevaux qui s’amusaient à paître ;
Il va vers eux : ils tournent en ruant
Vers la fontaine, où l’un et l’autre amant
A ses transports en secret s’abandonne,
Occupés d’eux, et ne voyant personne.
Paul Tirconel, dont l’esprit inhumain
Ne souffrait pas les plaisirs du prochain,
Grinça des dents, et s’écria : " Profanes,
C’est donc ainsi, dans votre indigne ardeur,
Que d’un héros vous insultez les mânes !
Rebut honteux d’une cour sans pudeur,
Vils ennemis, quand un Anglais succombe,
Vous célébrez ce rare événement ;
Vous l’outragez au sein du monument,
Et vous venez vous baiser sur sa tombe !
Parle, est-ce toi, discourtois chevalier,
Fait pour la cour et né pour la mollesse,
Dont la main faible aurait, par quelque adresse,
Donné la mort à ce puissant guerrier ?
Quoi ! sans parler tu lorgnes ta maîtresse !
Tu sens ta honte, et ton cœur se confond. "



A ce discours La Trimouille répond :
" Ce n’est point moi ; je n’ai point cette gloire.
Dieu, qui conduit la valeur des héros,
Comme il lui plaît accorde la victoire.
Avec honneur je combattis Chandos ;
Mais une main qui fut plus fortunée
Aux champs de Mars trancha sa destinée ;
Et je pourrai peut-être dès ce jour





Punir aussi quelque Anglais à mon tour. "

Comme un vent frais d’abord par son murmure
Frise en sifflant la surface des eaux,
S’élève, gronde, et, brisant les vaisseaux,
Répand l’horreur sur toute la nature :
Tels La Trimouille et le dur Tirconel
Se préparaient au terrible duel
Par ces propos pleins d’ire et de menace.
Ils sont tous deux sans casque et sans cuirasse.
Le Poitevin sur les fleurs du gazon
Avait jeté près de sa Milanaise
Cuirasse, lance, et sabre, et morion,
Tout son harnois, pour être plus à l’aise ;
Car de quoi sert un grand sabre en amours ?
Paul Tirconel marchait armé toujours ;
Mais il laissa dans la chapelle ardente
Son casque d’or, sa cuirasse brillante,
Ses beaux brassards aux mains d’un écuyer.
Il ne garda qu’un large baudrier
Qui soutenait sa lame étincelante.
Il la tira. La Trimouille à l’instant,
Prêt à punir ce brutal insulaire,
D’un saut léger à son arme sautant,
La ramassa tout bouillant de colère,
Et s’écriant : " Monstre cruel, attends,
Et tu verras bientôt ce que mérite
Un scélérat qui, faisant l’hypocrite,
S’en vient troubler un rendez-vous d’amants. "
Il dit, et pousse à l’Anglais formidable.
Tels en Phrygie Hector et Ménélas
Se menaçaient, se portaient le trépas,
Aux yeux d’Hélène affligée et coupable[2].



L’antre, le bois, l’air, le ciel retentit

Des cris perçants que jetait Dorothée :
Jamais l’amour ne l’a plus transportée ;
Son tendre cœur jamais ne ressentit
Un trouble égal. " Eh quoi ! sur le pré même
Où je goûtais les pures voluptés,
Dieux tout-puissants, je perdrais ce que j’aime !
Cher La Trimouille ! Ah ! barbare, arrêtez ;
Barbare Anglais, percez mon sein timide. "



Disant ces mots, courant d’un pas rapide,
Les bras tendus, les yeux étincelants,
Elle s’élance entre les combattants.
De son amant la poitrine d’albâtre,
Ce doux satin, ce sein qu’elle idolâtre,
Était déjà vivement effleuré
D’un coup terrible à grand’peine paré.
Le beau Français, que sa blessure irrite,
Sur le Breton vole et se précipite.
Mais Dorothée était entre les deux.
O dieu d’amour ! ô ciel ! ô coup affreux !
O quel amant pourra jamais apprendre,
Sans arroser mes écrits de ses pleurs,
Que des amants le plus beau, le plus tendre,
Le plus comblé des plus douces faveurs,
A pu frapper sa maîtresse charmante !
Ce fer mortel, cette lame sanglante
Perçait ce cœur, ce siège des amours,
Qui pour lui seul fut embrasé toujours :
Elle chancelle, elle tombe expirante,
Nommant encor La Trimouille… et la mort,
L’affreuse mort déjà s’emparait d’elle :
Elle le sent ; elle fait un effort,
Rouvre les yeux qu’une nuit éternelle
Allait fermer ; et de sa faible main,
De son amant touchant encor le sein,
Et lui jurant une ardeur immortelle,
Elle exhalait son âme et ses sanglots ;
Et " J’aime… J’aime… " étaient les derniers mots
Que prononça cette amante fidèle.
C’était en vain. Son La Trimouille, hélas !
N’entendait rien. Les ombres du trépas
L’environnaient ; il est tombé près d’elle
Sans connaissance : il était dans ses bras

Teint de son sang, et ne le sentait pas.
A ce spectacle épouvantable et tendre,
Paul Tirconel demeura quelque temps
Glacé d’horreur ; l’usage de ses sens
Fut suspendu. Tel on nous fait entendre
Que cet Atlas, que rien ne put toucher[3],
Prit autrefois la forme d’un rocher.



Mais la pitié que l’aimable nature
Mit de sa main dans le fond de nos cœurs
Pour adoucir les humaines fureurs,
Se fit sentir à cette âme si dure :
Il secourut Dorothée ; il trouva
Deux beaux portraits tous deux en miniature,
Que Dorothée avec soin conserva
Dans tous les temps et dans toute aventure.
On voit dans l’un La Trimouille aux yeux bleus,
Aux cheveux blonds ; les traits de son visage
Sont fiers et doux : la grâce et le courage
Y sont mêlés par un accord heureux.
Tirconel dit : " Il est digne qu’on l’aime. "
Mais que dit-il, lorsqu’au second portrait
Il aperçut qu’on l’avait peint lui-même ?
Il se contemple, il se voit trait pour trait.
Quelle surprise ! en son âme il rappelle
Que vers Milan voyageant autrefois,
Il a connu Carminetta la belle,
Noble et galante, aux Anglais peu cruelle ;
Et qu’en partant au bout de quelques mois,
La laissant grosse, il eut la complaisance
De lui donner, pour adoucir l’absence,
Ce beau portrait que du Lombard Bélin[4]
La main savante a mis sur le vélin.
De Dorothée, hélas ! elle fut mère ;
Tout est connu : Tirconel est son père



Il était froid, indifférent, hautain,

Mais généreux, et dans le fond humain.
Quand la douleur à de tels caractères
Fait éprouver ses atteintes amères,
Ses traits sur eux font des impressions
Qui n’entrent point dans les cœurs ordinaires,
Trop aisément ouverts aux passions.
L’acier, l’airain plus fortement s’allume
Que les roseaux qu’un feu léger consume.
Ce dur Anglais voit sa fille à ses pieds,
De son beau sang la mort s’est assouvie ;
Il la contemple, et ses yeux sont noyés
Des premiers pleurs qu’il versa de sa vie.
Il l’en arrose, il l’embrasse cent fois,
De hurlements il étonne les bois,
Et, maudissant la fortune et la guerre,
Tombe à la fin sans haleine et sans voix.



A ces accents tu rouvris la paupière,
Tu vis le jour, La Trimouille, et soudain
Tu détestas ce reste de lumière.
Il retira son arme meurtrière
Qui traversait cet adorable sein ;
Sur l’herbe rouge il pose la poignée,
Puis sur la pointe avec force élancé,
D’un coup mortel il est bientôt percé,
Et de son sang sa maîtresse est baignée.



Aux cris affreux que poussa Tirconel,
Les écuyers, les prêtres accoururent ;
Épouvantés du spectacle cruel,
Ces cœurs de glace ainsi que lui s’émurent ;
Et Tirconel aurait suivi sans eux
Les deux amants au séjour ténébreux.



Ayant enfin de ce désordre extrême
Calmé l’horreur, et rentrant en lui-même,
Il fit poser ces amants malheureux
Sur un brancard que des lances formèrent :
Au camp du roi des guerriers les portèrent,
Et de leurs pleurs les chemins arrosèrent.



Paul Tirconel, homme en tout violent

Prenait toujours son parti sur-le-champ.
Il détesta, depuis cette aventure,
Et femme, et fille, et toute la nature.
Il monte un barbe ; et, courant sans valets,

L’œil morne et sombre, et ne parlant jamais,
Le cœur rongé, va dans son humeur noire
Droit à Paris, loin des rives de Loire.
En peu de jours il arrive à Calais,
S’embarque, et passe à sa terre natale :
C’est là qu’il prit la robe monacale
De saint Bruno[5] ; c’est là qu’en son ennui
Il mit le ciel entre le monde et lui,
Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même ;
C’est là qu’il fit un éternel carême ;
Il y vécut sans jamais dire un mot,
Mais sans pouvoir jamais être dévot.



Quand le roi Charle, Agnès, et la guerrière,
Virent passer ce convoi douloureux,
Qu’on aperçut ces amants généreux,
Jadis si beaux et si longtemps heureux,
Souillés de sang et couverts de poussière,
Tous les esprits parurent effrayés,
Et tous les yeux de pleurs furent noyés.
On pleura moins dans la sanglante Troie,
Quand de la mort Hector devint la proie,
Et lorsqu’Achille, en modeste vainqueur,
Le fit traîner avec tant de douceur[6]
Les pieds liés et la tête pendante,
Après son char qui volait sur les morts ;
Car Andromaque au moins était vivante,
Quand son époux passa les sombres bords.



La belle Agnès, Agnès toute tremblante,
Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras,
Et lui disait : " Mon cher amant, hélas !
Peut-être un jour nous serons l’un et l’autre
Portés ainsi dans l’empire des morts :
Ah ! que mon âme, aussi bien que mon corps,
Soit à jamais unie avec la vôtre ! "



A ces propos, qui portaient dans les cœurs
La triste crainte et les molles douleurs

Jeanne prenant ce ton mâle et terrible,
Organe heureux d’un courage invincible,
Dit : " Ce n’est point par des gémissements,
Par des sanglots, par des cris, par des larmes,
Qu’il faut venger ces deux nobles amants :
C’est par le sang : prenons demain les armes.
Voyez, ô roi, ces remparts d’Orléans,
Tristes remparts que l’Anglais environne.
Les champs voisins sont encor tout fumants
Du sang versé que vous-même en personne
Fîtes couler de vos royales mains.
Préparons-nous ; suivez vos grands desseins :
C’est ce qu’on doit à l’ombre ensanglantée
De La Trimouille et de sa Dorothée :
Un roi doit vaincre, et non pas soupirer.
Charmante Agnès, cessez de vous livrer
Aux mouvements d’une âme douce et bonne.
A son amant Agnès doit inspirer
Des sentiments dignes de sa couronne. "
Agnès reprit : " Ah ! laissez-moi pleurer ! "

  1. Il existe de ce passage une variante que voici :
    Il cheminait vers les murs de la ville,
    * Vers ce château, son noble et sûr asile,
    Où se gardaient les arsenaux de Mars. (R.)
  2. Vous savez, mon cher lecteur, qu'Hector et Ménélas se battirent, et qu'Hélène les regardait faire tranquillement. Dorothce a bien plus de vertu : aussi notre nation est bien plus vertueuse que celle des Grecs. .Nos femmes sont galantes, mais au fond elles sont beaucoup plus tendres, comme je le prouve dans mon Philosophe chrétien, tome XII, page 169. (Note de Voltaire, 1762.) — On ne connaît de l'auteur de la Pucelle aucun écrit portant le titre de Philosophe chrétien. Il est présumable qu'il y a ici de sa part, comme dans quelques autres endroits, un peu d'ironie. Il serait possible qu'il eût voulu ridiculiser l'exactitude niaise avec laquelle Formey, le secrétaire éternel, citait les tomes et les pages de ses écrits, que personne ne lisait. On a de lui, en effet, le Philosophe chrétien, 1750-56, quatre volumes in-12. C'est un recueil de sermons. (R.)
  3. Je crois que notre auteur entend par ces mots: que rien ne put toucher, la dureté de cœur que fit paraître Atlas quand il refusa hospitalité à Persée. Il le laissa coucher dehors, et Jupiter l'en punit, comme chacun sait, en le changeant en montagne. (Note de Voltaire, 1762.)
  4. Ce Bélin était en effet un contemporain; ce fut lui qui depuis peignit Mahomet II. (Id., 1773.) — Gentile Bellini, ne à Venise en 1421, mourut dans cette ville en 1501. (R.)
  5. Vous savez que Bruno fonda les chartreux, après avoir vu ce chanoine de Magdebourg qui parlait après sa mort, (Note de Voltaire, 1762.) — Les éditeurs
    de Kehl ont rectifié Voltaire, qui fait erreur en supposant que le chanoine auquel les chartreux attribuaient la conversion de leur fondateur était de Magdebourg: il était de Paris, suivant les historiens de la Vie de saint Bruno. (R.)
  6. Je soupçonne un peu d'ironie dans notre grave auteur. (Id., 1762.)