La Puissance des ténèbres/06
ACTE CINQUIÈME
Scène PREMIÈRE
Tu vois que nous avons bien fait de passer par ici. Nos bottines ne sont pas même crottées, tandis que par le village… quelle boue ! (Elles s’arrêtent et s’essuient les pieds avec de la paille. La première fille regarde au fond et aperçoit quelque chose.) Tiens ! Qu’est-ce que c’est donc ?
C’est Mitritch, leur ouvrier. Comme il est plein !
Mais je croyais qu’il ne buvait pas.
Oui, tant qu’on ne lui met pas le gobelet sous le nez.
Regarde ! Il est venu pour chercher de la paille, il a encore sa corde à la main et il s’est endormi !
Ils chantent encore les compliments de noce, il faut croire qu’on ne les a pas encore bénis. On dit qu’Akoulina n’a pas même pleuré.
Maman dit qu’elle ne se marie pas de bon gré. Son beau-père l’a menacée, sans quoi jamais elle n’aurait consenti. Tu sais bien ce qu’on disait d’elle.
Scène II
Bonjour, mes filles.
Bonjour, tante.
Vous allez à la noce, mes chères ?
Elle est finie. Nous ne venons que pour regarder.
Appelez-moi mon vieux, Semion, de Zouievo. Vous le connaissez, je pense ?
Comment donc ! Je crois même qu’il est parent du fiancé.
Oui, le fiancé est le neveu de mon vieux.
Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Ne pas aller à une noce ?…
Je n’en ai pas envie, ma fille, et pas le temps non plus. Il faut partir. Nous ne sommes pas venus ici pour la noce, nous allons à la ville pour vendre de l’avoine. Nous nous sommes arrêtés pour faire manger les chevaux et ils ont appelé mon vieux.
Où vous êtes-vous arrêtés ? Chez Fédoritch ?
Oui, chez lui. Je vais attendre ici, toi, appelle donc mon vieux. Fais-le sortir, mon amie, dis-lui : — Ta femme Marina veut que tu viennes, on attelle les chevaux.
C’est bien, puisque tu ne veux pas y aller. (Les filles suivent le sentier. On entend des chants et des grelots.)
Scène III
Y aller, pourquoi pas ? Mais je n’en ai pas envie. Je ne l’ai plus revu depuis le jour où il m’a reniée. Il y a un an déjà. Je voudrais cependant savoir comment il vit avec son Anicia. Le monde prétend qu’il n’y a pas d’accord entre eux. C’est une femme brutale et grincheuse. Il a dû se souvenir de moi plus d’une fois ; il convoitait cette vie aisée et il m’a lâchée pour l’autre. Que le bon Dieu le garde ! Je n’ai pas de rancune, mais comme ça m’a fait de la peine ! Maintenant, c’est bien calmé, j’ai tout oublié. Je voudrais pourtant bien le voir. (Elle regarde du côté de la cour et aperçoit Nikita.) Oh ! Pourquoi vient-il donc ? Est-ce que les filles lui auraient dit par hasard ?… Il quitte ses invités comme ça !… Il faut que je m’en aille.
Scène IV
Oh ! comme il est sombre !
Marina, chère amie, ma petite Marina, que fais-tu ici ?
Je viens chercher le vieux.
Pourquoi n’es-tu pas venue à la noce ? Tu aurais regardé et tu aurais pu te moquer de moi.
Pourquoi m’en serais-je moquée ? Je viens chercher mon mari.
Ah ! ma petite Marina ! (Il veut l’embrasser.)
Pas de ces manières-là, Nikita ! Ce qui est passé est passé. Je viens chercher mon mari. Est-il chez vous ?
Alors, il ne faut plus se rappeler le passé ? Tu ne le veux pas ?
Il n’y a pas à se le rappeler. Ce qui est passé est passé.
Et on ne peut plus le faire revenir ?
Non, on ne peut pas. Pourquoi es-tu sorti ? En voilà un maître de maison qui quitte sa noce.
Pourquoi je suis sorti ? Ah ! si tu savais ! Je suis triste, Marina ! Oh ! que je suis triste ! Je voudrais ne plus rien voir. Je me suis levé de table et je suis parti pour ne voir personne.
Qu’est-ce que tu as donc ?
Ce que j’ai !… Que je mange, que je boive, que je dorme, je ne saurais jamais l’oublier. Ah ! que je suis malheureux ! Comme je suis malheureux ! Et malheureux surtout, ma chère Marina, parce que je suis seul et que je n’ai personne pour partager ma peine.
On ne peut pas passer sa vie, Nikita, sans avoir de peines. J’ai bien pleuré, moi, et ça a fini par passer.
Tu parles de la vieille histoire… de ce qui est passé. Ah, mon amie, tu as noyé ton chagrin dans les larmes, tandis que, moi, la douleur m’étouffe !
Qu’est-ce que tu as donc ?
J’ai que la vie me dégoûte, que je me dégoûte moi-même ! Oh ! Marina, tu n’as pas pu me retenir, tu m’as perdu et tu t’es perdue en même temps ! Est-ce une vie, ça ?
Moi, je ne me plains pas de ma vie, Nikita. J’en souhaiterais autant à tout le monde. Je ne me plains pas. J’ai tout dit dans le temps à mon vieux, il m’a pardonnée. Il ne me reproche rien. Je ne suis pas mécontente de mon sort, le vieux est doux. Il est bon pour moi. J’habille, je lave ses enfants et il m’en sait gré. Pourquoi me plaindrais-je ? C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Et ta vie ? Tu es riche.
Ma vie ? Je ne veux pas troubler la noce, autrement je prendrais une corde, celle-là, (Il ramasse une corde sur la paille.), je la jetterais sur cette poutre, puis je ferais soigneusement un joli nœud coulant, je grimperais sur la traverse et je me ficherais la corde au cou. Voilà ce que c’est que ma vie !
Voyons ! Que Dieu te garde !
Tu crois que je plaisante, tu crois que je suis ivre. Je ne suis pas ivre, le vin ne me saoule plus, maintenant ! Le chagrin, le chagrin m’a dévoré ! Et si bien dévoré que rien ne m’intéresse plus ! Ah ! Marina, je n’ai eu de bon temps qu’avec toi ! Te rappelles-tu nos nuits quand j’étais au chemin de fer ?
Ne ravive pas une ancienne blessure. J’ai accepté la loi et toi aussi. Mon péché est pardonné. Ne fouille pas dans le passé.
Mais, que ferai-je de mon cœur ? Où irai-je ?
Ce que tu feras ? Tu as une femme, ne convoite pas celles des autres. Garde bien la tienne. Tu aimais Anicia, eh bien aime-la !
Oh ! cette Anicia ! Je la déteste comme une herbe empoisonnée ! Elle m’a saisi aux jambes comme la grande plante des eaux !
C’est toujours ta femme… D’ailleurs il est inutile de continuer, va retrouver tes hôtes et envoie-moi mon mari.
Ah ! si tu savais tout !… Mais à quoi bon ?
Scène V
Marina ! Ohé ! Ohé ! ma femme, la vieille ! Où es-tu donc ?
Voilà ton mari qui t’appelle. Vas-y !
Et toi ?
Moi, je reste ici ! (Il se couche sur la paille.)
Où est-elle donc ?
La voilà, petit oncle, près de la grange.
Que fais-tu donc là ? Viens à la noce. Les maîtres te prient de leur faire honneur. Tout à l’heure la noce va partir, nous partirons aussi.
Je n’ai pas envie.
Viens, je te dis, tu prendras un petit verre et tu complimenteras ce polisson de Petrounka ! Les maîtres seraient froissés, nous avons bien assez de temps ! (Il l’embrasse et sort avec elle en chancelant.)
Scène VI
Maintenant que je l’ai revue, je suis encore plus triste ! Je n’ai vraiment eu de bonheur qu’avec elle. Et pour rien, pour rien du tout, je me suis perdu, j’ai brisé ma vie ! (Il se recouche.) Où irai-je ? Ah ! si la terre pouvait s’ouvrir sous moi !
Père, petit père ! on te cherche. Tout le monde, même le parrain les a déjà bénis, oui, que je meure, on les a bénis ! On se fâche.
Où irai-je ?
Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
Je ne dis rien. Que me veux-tu ?
Petit père, allons donc ! (Nikita se tait, Anioutka le tire par la main.) Petit père, va donc bénir. Vrai, on se fâche ! Ils jurent !
Laisse !
Voyons !
Va-t’en ! je te dis ! ou je vais te ficher…
Je vais envoyer petite mère, alors ! (Elle s’enfuit.)
Scène VII
Comment irai-je ? Comment pourrai-je prendre la sainte image ? Comment pourrai-je la regarder en face ! (Il se recouche.) Oh ! si un abîme pouvait s’ouvrir devant moi, je m’y jetterais… Personne ne me verrait plus, et moi, je ne verrais plus personne ! (Il se soulève de nouveau.) Oh ! non, je n’irai pas ! Qu’ils aillent au diable, je n’irai pas ! (Il ôte ses bottes et prend la corde. Il y fait un nœud coulant et se la passe au cou.) Ce sera comme ça.
Scène VIII
Nikita ! Eh ! Nikita ! Il ne répond pas ? Nikita, est-ce que tu serais déjà saoul ? Va donc, mon petit Nikita, va, ma fraise, tout le monde t’attend.
Ah ! qu’avez-vous fait de moi ? Je ne suis plus un homme.
Qu’as-tu ? Voyons, mon ami, va donner bien convenablement ta bénédiction et tu t’en iras. Le monde t’attend.
Comment pourrais-je la bénir ?
Bien simplement. Est-ce que tu ne sais pas comment cela se fait ?
Je sais, je sais ! Mais comment bénir après ce que j’ai fait d’elle.
Ce que tu as fait ? La vieille histoire ! Personne ne le sait. Pas un chat ne s’en doute. Et la fille se marie de son plein gré.
Oui, mais comment se marie-t-elle ?
Certainement, on l’a bien un peu forcée, mais elle y a été tout de même. Que veux-tu qu’on fasse ? Il fallait qu’elle y pense plus tôt. Maintenant, il n’y a plus à reculer. Quant aux parents, on ne les a pas mis dedans, ils ont vu la fille deux fois et puis, d’ailleurs, elle a le sac. Tout est donc bien arrangé.
Et la cave, tu n’y penses pas ?
La cave ? Ce qu’il y a dans la cave ? Des choux, des pommes de terre, des champignons. Pourquoi rappeler le passé ?
Je voudrais bien ne pas m’en souvenir, je ne peux pas. Aussitôt que j’y pense, je l’entends, je l’entends toujours ! Oh ! qu’avez-vous fait de moi ?
Voyons, ne fais pas de manières.
Oh ! merci, ne me tourmente pas ! J’en ai jusque-là !
Il le faut cependant. Le monde bavarde déjà assez ! Et voilà que le père s’en va, ne veut pas revenir ! Il n’ose pas donner sa bénédiction ! Ça va prêter tout de suite à réfléchir. Dès qu’on verra que tu as peur, on commencera à deviner. Marche la tête haute et tout le monde s’inclinera. En fuyant le loup, tu risques de rencontrer un ours. Ne donne prise à personne. N’aie pas peur, mon gaillard ! Autrement ce serait pire.
Ah ! Vous m’avez bien entortillé.
Assez donc ! Allons ! Vas-y, donne ta bénédiction, bien comme il faut, bien convenablement, et ce sera fini.
Je ne peux pas.
Qu’a-t-il donc ? Jusqu’ici il paraissait oublier et voilà que cela lui revient. Il doit être ensorcelé. (Haut.) Nikita ! lève-toi ! Regarde, voilà Anicia qui vient. Elle a quitté ses hôtes.
Scène IX
Tout se passe très bien, mère… très bien… très bien… très honnêtement. Et comme le monde est content ! Et lui, où est-il ?
Il est ici, ma fraise, ici. Il est couché sur la paille et il ne veut pas s’en aller.
Voilà ! Elle aussi, elle est ivre ! Je la regarde et le cœur me lève. Est-ce qu’on peut vivre avec elle ? (Il se recouche sur le ventre.) Je la tuerai un jour ! Ce sera pire !
Ah ! le voilà caché dans la paille ! (Elle rit.) Est-ce que le vin t’est monté à la tête ? Je me coucherais bien ici avec toi, mais je n’ai pas le temps. Allons, je vais te mener. Ah ! comme tout marche bien à la maison. C’est un plaisir de voir ça ! Y a un accordéon. Les femmes jouent. Oh ! c’est très bien ! Tous ivres ! Bien honnête, bien jolie…
Qu’est-ce qui est joli ?
La noce ! Une noce bien gaie ! Tout le monde dit : — « Une noce pareille, c’est rare ! » Tout se passe si honnêtement, si bien ! Va donc ! Allons ensemble !… Moi j’ai bu, mais je peux te mener ! (Elle le prend par la main.)
Va seule ! je te suis.
Ne fais pas de manières. Tous nos malheurs sont finis… La rivale est liquidée, maintenant, nous n’avons qu’à nous laisser vivre et à nous réjouir… Tout est arrangé honnêtement, selon la loi… Je suis si contente ! Je peux pas te dire !… C’est comme si je me mariais une seconde fois ! Ah ! comme tout le monde est satisfait ! Tous nous remercient ! Et les invités sont tous des gens bien comme il faut : Ivan Mosieitch, monsieur l’Ouriadnick. Ils ont tous complimenté les nouveaux mariés.
Eh bien, reste avec eux ! Pourquoi es-tu venue ?
Il faut m’en retourner, c’est vrai ! Ce n’est guère convenable… des maîtres qui s’en vont et qui laissent là leurs invités… Et tous nos invités sont des gens si honorables !
Allez, j’y vais tout de suite !
Il paraît que l’oiseau de la nuit chante mieux que l’oiseau du jour ! Il ne m’a pas écoutée et il suit tout de suite sa femme. (Matriona et Anicia se dirigent vers l’izba.)
Viens-tu ?
J’y vais tout de suite. Allez, je vous rejoindrai. J’irai… Je donnerai ma bénédiction. (Les femmes s’arrêtent.) Allez ! Je vous suis, allez donc ! (Les femmes s’en vont, Nikita les suit des yeux, pensif.)
Scène X
Vous pouvez m’attendre ! Ah ! non ! Vous me chercherez… sur la poutre, si je ne suis pas là… Une fois le nœud coulant fait, allez !… En bas ! cherchez après ! Heureusement, les rênes sont ici ! (Il reste pensif.) Une autre peine, n’importe laquelle… on peut s’en débarrasser, mais celle-là… elle est ici… dans mon cœur !… Ça ne s’enlève pas ! (Il regarde du côté de la cour.) Elle revient encore ! (Contrefaisant Anicia.) Ah ! que c’est joli ! Et comme il faut ! Je vais me coucher près de toi ! Ah ! sale catin ! Eh bien ! tiens ! Embrasse-moi quand on me décrochera ! Ce sera fini, une fois pour toutes ! (Il saisit brusquement la corde et la tire à lui.)
Donnerai pas ! La donnerai à personne ! Je l’apporterai moi-même. Si j’ai dit que j’apporterai la paille, je l’apporterai. C’est toi, Nikita ! (Il rit.) Ah ! diable ! Tu viens chercher de la paille ?
Donne la corde ?
Ah ! non, attends ! Les paysans m’ont envoyé… Je vais ramasser… (Il se lève et veut ramasser de la paille, mais il chancelle. Il s’obstine et finit par tomber.) C’est l’eau-de-vie qui est plus forte ! Elle l’a emporté !
Donne les rênes.
Je te dis que non… Ah ! Nikita, tu es bête comme une oie ! (Il rit.) Je t’aime !… Mais tu es bête… Tu n’es pas content… parce que je me suis remis à boire ! Ah ! bien ! Je me fiche pas mal de toi ! Tu crois que j’ai besoin de toi ?… Regarde-moi bien ! Je suis sous-officier ! Imbécile, tu ne saurais pas dire : — « Sous-officier au 1er régiment de grenadiers de Sa Majesté l’impératrice ! » J’ai servi le tsar et ma patrie avec fidélité et honneur. Et qui suis-je ? Tu penses que je suis un guerrier. Je ne suis pas un guerrier, moi ! je suis le dernier des hommes, je suis orphelin, je suis un noceur ! J’ai juré de ne pas boire et me voilà encore parti !… Eh bien ! Tu penses que je te crains ? Pas le moins du monde ! Je ne crains personne ! J’ai commencé à boire ? Eh bien ! J’ai commencé, v’là tout !… Maintenant, je ne cesserai plus pendant au moins deux semaines… Je m’arrangerai bien… Je boirai tout jusqu’à ma croix ! Je boirai ma casquette ! Je mettrai en gage mes papiers ! Je ne crains personne !… On m’a battu de verges au régiment pour m’empêcher de boire… On m’a fouetté, fouetté !… — Eh bien, me disait-on, continueras-tu ? — Oui ! que je répondais. Pourquoi craindre ? Voilà comme je suis ! Je suis tel que le bon Dieu m’a fait. J’avais juré de ne pas boire, je ne buvais pas ! Maintenant j’ai commencé, et je bois… Je ne crains personne. Je ne mens pas… Je dis ce qui est. Pourquoi les craindre, ces chameaux-là ? Tenez ! me voilà ! Un pope me disait : — « Le diable est le plus grand vantard de la terre, aussitôt que tu commences à te vanter, tu perds toute ton énergie et quand tu n’as plus de courage devant les gens, il met tout de suite le grappin sur toi et il t’emporte où il veut ! » Mais comme je n’ai peur de personne, que ma conscience est nette, je suis tranquille ! Je me fiche de lui ! Il ne me fera rien, là !
Et moi, que fais-je donc ? (Il lâche la corde.)
Quoi ?
Tu dis qu’il ne faut pas avoir peur des gens.
Avoir peur d’un tas de chameaux ! Regarde-les donc au bain. Tous faits de la même pâte : les uns ont le ventre un peu plus gros, les autres plus petit. Voilà toute la différence. Et en avoir peur !
Scène XI
Eh bien, viens-tu ?
Oui ! ça vaudra mieux, j’y vais ! (Il se dirige vers l’izba.)