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La Pupille/12

La bibliothèque libre.
La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 97-102).


CHAPITRE XII.


Le major s’était contenté d’écrire quelque mots à sa femme pour la prévenir que sir Charles l’accompagnait, se réservant la tâche de lui apprendre la grande nouvelle de vive voix.

À leur arrivée à Bamboo-Cottage, environ deux heures après la lettre, mistress Heathcote se précipita dans les bras de son mari, qui lui apprit tout en l’embrassant ; et Algernon, se levant vivement, saisit avec ardeur la belle main du jeune baronnet, et la garda longtemps dans les siennes. Pendant ce temps, Florence, toute rougissante de plaisir, regardait à la dérobée les yeux de sir Charles, fixés sur elle, et Sophie, à moitié cachée par le canapé et paraissant causer avec les petites filles de sa tante, épiait avidement tout ce qui se passait dans le salon. Le major reculait autant que possible le moment de parler de l’héritage ; mais enfin, faisant un grand effort, il dit solennellement en s’approchant de Sophie :

« Mon enfant, un grand changement va s’opérer dans votre position ; car, excepté quelques legs insignifiants, vous héritez de tous les biens de votre oncle Thorpe, qui vous a choisie pour légataire universelle.

Sophie ne répondit rien et ne parut pas même surprise ; mais toute la famille Heathcote était trop sincère pour pouvoir la complimenter, et, quoique, des personnes réunies, aucune ne comptât sur l’héritage de M. Thorpe, il y eut pourtant dans la salle un profond silence, provoqué par l’étonnement et le mécontentement.

Afin de faire cesser cette situation un peu embarrassante, sir Charles se leva et s’avança vers le coin obscur d’où miss Sophie n’avait pas encore bougé, puis, d’une voix grave :

« Quand vous serez remise de l’émotion naturelle qu’a dû vous causer cette nouvelle, miss Martin, je vous prierai de vouloir bien m’écouter, car j’ai à vous parler d’affaires, dit-il.

— Me parler d’affaires, à moi, monsieur ! reprit l’héritière à voix basse, mais sans la moindre émotion et sans embarras aucun.

— Oui, miss Martin, ou plutôt miss Martin Thorpe ; car votre oncle, en vous léguant ses biens, a voulu que vous prissiez son nom. M. Thorpe, par son testament, nous a nommés, le major et moi, exécuteurs testamentaires et vos tuteurs pendant votre minorité, et, comme je dois quitter l’Angleterre très-prochainement, je désirerais vous entretenir de vos affaires avant mon départ.

— Je vous remercie, monsieur, répondit Sophie en se levant doucement ; mais rien ne m’oblige, je pense, à m’occuper d’affaires en ce moment. »

Et, en parlant ainsi, elle sortit fièrement, sans échanger un seul mot avec ses parents d’adoption.

« Miss Martin Thorpe est dans son droit en me recevant aussi bien, s’écria gaiement sir Charles ; car, en effet, j’ai été trop vite en affaires. Je crois que je vous laisserai la plus grande partie de la tutelle, mon bon major, car la jeune héritière n’a pas l’air de m’affectionner très-particulièrement. »

Cette franche et amicale remarque ramena le sourire sur les lèvres des personnages de cette scène, et rétablit l’intimité que l’attitude de miss Martin avait un instant glacée. Algernon lança alors un regard d’orgueil au baronnet, qui lui dit aussitôt :

« Oui, mon ami, vous aviez raison, vous êtes un véritable prophète.

— Quoi ! Algernon, reprit le major, saviez-vous déjà à Combe ce qui arriverait à Sophie ?

— Oui, mon père.

— Pourquoi ne m’en avoir jamais rien dit ?

— Parce que, comme toutes mes convictions étaient fondées sur les mensonges et la fausseté de miss Thorpe, vous m’auriez fait des reproches et ne m’auriez pas cru ; tandis que, si maman, Florence et sir Charles se sont peut-être moqués de moi, au moins ne m’ont-ils pas grondé de mes remarques.

— C’est vraiment étonnant ! mais jamais pareille idée ne me serait venue, reprit le major ; et à vous, Poppsy ? et à vous, Florence ?

— Il n’y avait qu’Algernon pour supposer des monstruosités pareilles, reprit mistress Heathcote ; quoique assez souvent il m’ait fait remarquer des bizarreries dans la conduite de Sophie, je n’y faisais guère plus d’attention qu’à toutes ses moqueries sur ses autres cousins et cousines.

— Quant à moi, mon père, dit Florence, je n’ai jamais pris au sérieux les folies d’Algernon, et encore moins celle-là que les autres.

— Je suis charmé que d’autres que moi soient restés dans l’ignorance de l’avenir, reprit le major en souriant, et je vois que sir Charles était aussi dans le même cas que moi.

— J’aurais cru plus facilement à la prédilection de mon noble ami pour M. Wylkins qu’à son aveuglement en faveur de miss Martin, et je dois convenir que l’habileté et les moyens de séduction de notre pupille m’inspirent une profonde admiration, » dit sir Charles d’un ton suffisamment ironique. Puis il ajouta : « Maintenant il faudrait décider si la jeune héritière vivra chez vous comme par le passé, et dans ce cas les revenus de sa propriété s’accumuleraient jusqu’à sa majorité ; ou si elle ira vivre avec vous et votre chère famille dans sa charmante habitation, dont elle aurait alors la pleine et entière jouissance.

— Ce dernier projet me paraîtrait préférable, mais je n’admettrais pas l’idée que mes enfants s’habituassent à vivre dans cette élégante propriété, que nous serons un jour obligés de quitter ; qu’en dis-tu, Poppsy ?

— Je ne voudrais pas vous empêcher de remplir vos devoirs de tuteur, mon ami ; mais je n’aimerais pas à quitter mon modeste intérieur pour aller habiter un palais dont la pauvre Sophie serait la maîtresse.

— La pauvre Sophie ! Tâchez donc, maman, de trouver une épithète plus en rapport avec la noble personne à laquelle vous l’appliquez, s’écria Algernon.

— Je l’appelle pauvre, mon fils, parce que personne ne paraît l’aimer.

— Ah ! si vous ne demandez que des semblants d’affection, elle en aura maintenant ; c’est une tendresse sérieuse qu’elle ne mérite pas et qu’elle ne trouvera jamais.

— Assez là-dessus, Algernon ; on croirait, à votre acrimonie, que vous êtes jaloux de la fortune de votre cousine.

— Oh ! mon père, dites ce que vous voudrez, mais cela… Ah ! je ne regrette que la bibliothèque.

— Pendant les douze mois de tutelle que votre famille passera chez miss Martin Thorpe, répondit sir Charles, vous aurez le temps de tout lire, ou à peu près.

— Ah ! sir Charles, la pauvre infortunée miss Thorpe est bien soigneuse, et je crains fort qu’elle ne ferme la bibliothèque.

— Quoique très-soigneuse, elle ne fera pas cela, reprit Florence timidement.

— Les enfants auraient un beau parc pour se promener, reprit le major en réfléchissant ; mais aussi quels regrets quand Sophie se mariera et qu’il faudra nous en aller !

— Si nous ne quittons Combes qu’à l’époque du mariage de Sophie, les enfants auront le temps de grandir, répondit Algernon : car, quoique je sois sûr que cette superbe propriété et ces beaux revenus trouveront bien des admirateurs et des aspirants à leur possession, et que miss Martin Thorpe recevra pour cette raison beaucoup de déclarations et de demandes en mariage, je n’en persiste pas moins dans mon opinion, qu’elle ne se mariera pas de sitôt.

— Tant mieux ! car, avec son caractère, il vaut mieux qu’elle ait le temps de choisir son mari, reprit mistress Heathcote avec indulgence. Mais puisque vous êtes réunis, messieurs, décidez, je vous en prie, où votre pupille doit loger.

— Il faut, pour savoir cela définitivement, répondit sir Charles, que nous fassions l’estimation des dépenses, et que nous voyions où est l’économie, et ce qu’elle sera, et enfin que nous consultions notre pupille, ou du moins que nous lui fassions part de nos projets.

— Désirez-vous savoir ce qui arrivera ? interrompit Algernon.

— Oui, je le désire beaucoup, répondit la brave dame.

— Alors, sachez que miss Sophie, la pauvre miss Thorpe, résidera où elle voudra, sans s’occuper de la volonté de ses tuteurs.

— Folie ! Algernon, répondit sir Charles ; vous savez très-bien qu’une fille mineure ne peut agir que suivant la volonté de ses tuteurs.

— Il y a un proverbe, reprit gravement Algernon, qui règle la vie de la pauvre héritière, et qu’elle devrait bien faire graver sur sa porte : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »

Les deux tuteurs sourirent en murmurant : « Nous sommes là, nous ; » et la conversation reprit sur le même sujet jusqu’au moment où l’on se sépara pour aller se coucher. En passant auprès d’elle, sir Charles demanda à Florence si elle désirait retourner à Combes avec sa cousine.

« J’y étais si heureuse, répondit la jeune fille, que, pour y retourner, je passerais sur le désagrément de vivre chez miss Martin Thorpe !