La Pupille/13

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 102-107).


CHAPITRE XIII.


Quand l’héritière parut le lendemain au déjeuner elle reçut avec indifférence les bonjours et les compliments de toute sa famille ; mais lorsque sir Charles, en s’approchant d’elle à son tour, lui dit : « Bonjour, miss Martin Thorpe ! » un sourire de triomphe éclaira son visage et elle passa fièrement devant son cousin et ses cousines, en laissant tomber sur eux un regard de dédain.

Bientôt après le déjeuner, sir Charles reprit la conversation de la veille, et s’excusa de nouveau de son insistance en faisant valoir l’obligation dans laquelle il était de retourner au plus vite à Florence, auprès de sa mère.

« Je suis toute prête à vous entendre, messieurs, répondit l’héritière ; mais il me semble que nous sommes bien nombreux pour parler d’affaires qui me sont personnelles. »

Mistress Heathcote fit immédiatement signe à ses enfants de sortir, et elle se disposait elle-même à quitter la chambre avec eux ; mais sir Charles, indigné de l’impertinence de la parvenue, les arrêta d’un signe, et s’écria :

« Il serait trop fort que madame et ses enfants fussent obligés de sortir de leur salon à cause de nous ; n’avez-vous pas, major, quelque endroit retiré où nous puissions aller causer sans déranger Mme et Mlle Heathcote ?

— Nous pouvons, aller dans mon petit cabinet de travail, si Sophie n’y fait pas d’objections.

— Cela m’est tout à fait indifférent, » répondit froidement miss Sophie en passant devant ses deux tuteurs.

Algernon battit des mains, Florence rougit de bonheur, et chacune de ces nobles créatures remercia intérieurement le jeune baronnet, qui venait de les défendre contre l’impertinence de celle qui était entrée par charité dans leur maison.

La chambre dans laquelle le major conduisit miss Martin et sir Charles était très petite. Le major plaça une chaise de chaque côté du feu pour les deux jeunes gens, et s’assit lui-même entre eux deux sur la troisième. Ce fut encore sir Charles qui entama la conversation :

« Votre excellent oncle et moi désirerions vivement, miss Martin Thorpe, savoir de vous où vous désirez habiter pendant votre minorité et jusqu’à votre mariage.

— Avant de répondre à votre question, sir Charles Temple, il serait nécessaire, je crois, de me dire ce que vous avez à m’offrir.

— Ceci est très-naturel, miss Martin Thorpe, et je vais vous répondre immédiatement. Comme vous ne pouvez résider qu’avec votre oncle, il faudra ou que vous viviez avec lui chez lui, ou qu’il aille vivre avec sa famille chez vous.

— Serait-il donc nécessaire que toute la famille du major habitât avec moi, dans ma maison, si je me décidais à m’établir tout de suite à Thorpe-Combe ? demanda l’héritière avec une certaine insolence.

— Et quels membres de la famille, demanda vivement et avec colère le baronnet, désirez-vous, par un caprice inqualifiable, éloigner du domicile paternel ? »

En entendant cette réponse faite d’un ton sévère, Sophie baissa un instant les yeux ; puis, reprenant son impertinente froideur, elle continua en s’adressant à sir Charles :

« Il est des discussions de famille pour lesquelles nous n’avons nullement besoin de votre assistance, et qui pourront très-bien s’arranger lorsque vous serez parti. Pour le moment, je vous serais obligée de me soumettre l’état de mes dépenses, soit que je reste, soit que je prenne immédiatement possession de ma propriété de Thorpe-Combe.

— Pauvre Florence ! charmante créature ! murmura tristement le baronnet, que tu seras malheureuse chez cette odieuse fille ! Ah ! qu’Algernon l’avait bien jugée !… Serez-vous assez bon, major, reprit à haute voix le baronnet, pour demander à mistress Heathcote la somme qu’elle jugerait nécessaire et suffisante pour garder miss Martin Thorpe chez elle, et comme un membre de sa famille ? Puis, veuillez aussi décider combien vous remettrez à miss Martin Thorpe pour tenir sa maison convenablement à Thorpe-Combe.

— C’est cela, répondit l’héritière ; faites ces deux états, et, quand vous me les aurez remis, je ne vous ferai pas attendre ma réponse. »

Après avoir laissé tomber ces paroles du haut de sa grandeur, la pupille sortit de la chambre sans même saluer ses tuteurs, qui restèrent abasourdis de son impertinence, autant que de la dissimulation qu’elle avait montrée jusqu’à ce jour.

« Je crois que la pauvre enfant a perdu la tête, dit le major du ton d’un profond découragement.

— Mon ami, elle n’est pas folle, mais craignons tous de le devenir avec elle ; pardonnez à ma franchise : je crois impossible de rencontrer sur la terre une nature plus détestable que notre pupille, et je crains que votre digne famille ne soit bien malheureuse en vivant chez elle.

— Notre intérêt doit être sacrifié au sien, sir Charles, et, comme ma femme et mes filles ont un excellent caractère, je ne craindrai rien d’elles ; mais j’ai peur d’Algernon, qui est trop franc et ne sait pas du tout dissimuler ce qu’il pense : d’ailleurs il ne peut pas souffrir sa cousine, qui du reste le lui rend bien. Si le pauvre enfant était plus fort, je l’aurais envoyé à Sandhurst, et là nous aurions essayé de lui faire suivre la même carrière que moi ; mais, hélas ! il n’est guère bien portant ; d’un autre côté, s’il attend encore, il sera bientôt trop âgé pour faire ses études, car voilà qu’il touche à ses seize ans.

— Est-ce qu’Algernon aime l’état militaire ? demanda sir Charles.

— Je ne puis dire cela ; mais que pourrons-nous faire de lui ? »

Le baronnet ne répondit pas ; il se prit à réfléchir en feuilletant machinalement un volume qu’il avait pris sur la cheminée.

« Je ne sais vraiment comment faire ces états que notre pupille désire, reprit le major. Les revenus sont de trois mille livres sterling par an, n’est-ce pas ?

— Plutôt plus que moins ; et, quant à ce que vous devez donner à miss Sophie pendant sa minorité, c’est assez difficile à décider. Si c’était une jeune fille simple et comme il faut, deux cents guinées seraient suffisantes ; mais avec une fille comme celle-là, ce ne sera peut-être pas trop de deux mille.

— Cela me paraît énorme pour une personne élevée comme Sophie l’a été. Cependant, si vous le jugez nécessaire pour qu’elle vive à sa guise, nous lui remettrons quinze cents guinées sur ses revenus, plus les cinq cents que nous dépensons ici pour notre famille. Car si nous habitons chez elle, nous devons apporter dans le ménage ce que nous dépensons d’habitude dans notre intérieur.

— Si miss Martin Thorpe ne réclame pas voiture et chevaux, elle aura assez de deux mille livres sterling, répondit sir Charles. Maintenant, quant à ce qu’elle devra vous payer pour vivre chez vous, personne ne saura mieux l’estimer que votre excellente femme. Si vous voulez lui en parler, pendant ce temps je vais aller avec Algernon, et peut-être miss Heathcote, voir les lions de Cleveland. »

Cette proposition ayant été acceptée, les trois jeunes gens se mirent en route avec un plaisir infini.

Sir Charles écouta avec attention tout ce que les deux enfants lui racontèrent sur Sophie ; il put voir que leurs cœurs se valaient et qu’ils étaient tous deux aussi bons et aussi intelligents l’un que l’autre. Florence avoua qu’elle avait envié la fortune de son oncle pour Algernon, qu’elle jugeait tout à fait digne d’y faire honneur, et en parlant ainsi, sa voix était si émue et elle était si belle, que sir Charles murmura dans son cœur : « Ô Florence, si je ne vous épouse pas, je mourrai sans héritiers, car vous seule deviendrez jamais lady Temple. »

Puis après ce vœu sacré formé dans son cœur, sir Charles tomba dans une profonde rêverie, durant laquelle toutes les perfections de celle qu’il s’était choisie pour femme passèrent devant ses yeux. La conclusion de tout cela fut qu’il l’adorait et qu’elle devait être à lui.

Ses deux compagnons de route ignoraient complètement ce qui l’absorbait à ce point ; mais ils se sentaient heureux, et cette promenade si charmante pour tous trois se serait prolongée indéfiniment, si Algernon n’avait senti l’heure du dîner, à la faim qui le dévorait.

Ils rentrèrent donc en toute hâte, mais pas encore assez vite pour qu’à leur retour mistress Heathcote ne s’écriât point : « Qu’avez-vous donc pu faire tout ce temps-là, par un si vilain froid ? »