La Quêteuse de frissons/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 28-32).

CHAPITRE vii

Doctor amoris causa


Cet excellent Lauzanne, qui s’est fait au Matin une spécialité des questions nord-américaines, nous décrivait, l’autre jour, en rendant compte de la fameuse parade, le caractère « gosse » de ces grands enfants qu’unit la bannière étoilée.

Ils sont jeunes à tout âge, et cela fait leur principale force. Dans nos antiques pays moisis et croulants, il faut être vieux à dix-huit ans, sous peine de paraître peu sérieux. Le père de votre serviteur, bien qu’excellent médecin, vit la fortune le délaisser parce qu’il ne portait pas au chevet des malades l’air sinistre de Diafoirus ou de Purgon. Il ne paraissait pas sérieux… À 80 ans, il riait encore comme un jeune homme ! C’était vraiment scandaleux !

En Amérique, où l’on réussit aussi bien qu’ailleurs, on se moque de toutes les ridicules conventions qui étirent verticalement les figures au lieu de les élargir.

C’est pourquoi John Cleveland, notable commerçant de New-York, n’hésita pas, par plaisanterie « spirituelle » à se faire imprimer, passage du Caire, des cartes de visite ainsi rédigées :

John Cleveland
(de New-York)
Négociant et professeur (Doctor amoris causa)

  Hôtel Moderne          Paris (xe).

On lui livra bientôt les petits cartons et il voulut en donner un à Geneviève. Mais la jeune femme ne rentra pas cette nuit-là. Certain attaché à la Préfecture eût pu vous dire pourquoi.

John ne fut pas content. Comment ! Il était venu de New-York, une seconde fois, par amour de la blonde petite Française. Et elle le délaissait pour courir le « guil­ledou ». C’était trop fort !

Et, solitaire, rageur, presque désespéré, John se jura de donner, de gré ou de force, à mistress All’ Keudor une preuve de sa nouvelle science.

Mais où était la blonde aimée ? Sous quel ciel de lit avait-elle reposé où s’était-elle agitée ?

Geneviève revint à onze heures du matin, avec des yeux cernés sous une chevelure défrisée. John l’attendait au bar, en buvant un anis. Il ne voulut pas faire le jaloux. Et, pourtant, l’envie ne lui en manquait pas.

— Alors ! mistress ! dit-il, vous aviez laissé hier soir l’Hôtel Moderne et votre ami. Je suis heureux de vous revoir ce matin et je sous souhaite la bienvenue. Mais auriez-vous enfin trouvé Teddy que je vous vois si fatiguée ?

— John ! Si on vous le demande, vous direz que vous n’en savez rien. Je suis libre de faire ce qu’il me plaît et de ne pas rester le soir avec « Sir quinze secondes ».

— Mistress ! Ce n’était pas gentil de dire ça à moi qui vous aimais tant, qui vous aimais jusqu’à m’être fait professeur d’amour. Si vous vouliez bien jeter un coup d’yeux sur la carte à moi !

Geneviève pouffa. Vraiment, c’était trop drôle. Elle eût bien voulu, notre quêteuse de frissons, apprécier cette science toute fraîche, car, réflexion faite, elle avait déjà accordé ses faveurs à cet ami, et il était revenu de New-York, exclusivement pour lui être agréable.

Quelle gentillesse d’avoir été se faire instruire !

Et qu’avait-il appris ? Peut-être en savait-il plus, aujourd’hui, que Teddy et même que l’attaché, fol amant de deux moments et d’une nuit.

Elle se promit d’essayer bientôt, et elle le dit à John :

— Mon petit, c’est juré. Vous me montrerez votre valeur qui aura tout de même attendu le nombre des années.

— Alors ce soir ?

— Non, pas ce soir, bientôt, très bientôt ! Ce soir, j’ai promis à l’amie que j’ai revue hier d’aller passer encore la soirée en sa compagnie. Et, comme c’est en banlieue, nous coucherons toutes les deux. Nous sommes des enfants bien sages.

John comprit ce dont il retournait et il fut jaloux. L’amour-propre était vexé dans le même temps que l’amour… pur, ou si vous voulez, que l’amour sale.

Quand Geneviève sortit, vers cinq heures, elle était suivie. Elle prit un taxi. Un taxi roula derrière le sien.

Et, à la Taverne des deux-Palais, notre « docteur amoris causa » vit un long baiser s’échanger entre sa maîtresse et le bel attaché qui faisait tout d’un air détaché, comme il convient à ces messieurs.

C’en était trop pour un cœur sensible. John s’en fut en rêvant vengeance.

Comment John allait-il punir l’infidélité de sa maîtresse, sans perdre les plaisirs sensuels qu’elle lui avait promis ?

Insulter le ravisseur — dont il ignorait, d’ailleurs la qualité — mais de quel droit ?

Prévenir Teddy et ramener les deux époux à New-York, au Chat-Percé que le gérant devait laisser péricliter ? Oui, c’était la meilleure solution.

Pour y arriver, il fallait, d’abord, mettre la main sur ledit Teddy. L’avertir ensuite qu’on lui rendait la pareille, tout en évitant les effusions de sang.

Ainsi John dressa tout un plan de campagne. Il en augura d’autant plus un excellent succès que les res­sources de tout le monde s’épuisaient vite dans ces aven­tures perpétuelles et coûteuses.

Mistress All’ Keudor s’était adressée à la police fran­çaise. John s’en fut droit au bureau de la police américaine secrète qui existe toujours au consulat de Paris.

Ce fut très facile. L’adresse momentanée de tous les Américains figure sur un registre tenu scrupuleusement à jour.

John fit valoir sa qualité de notable commerçant new­-yorkais. Il dit ses craintes d’un crime, etc. On lui répon­dit :

— Aoh yes ! Teddy All’ Keudor, Hôtel Métropole, rue du Onze-Novembre, à Strasbourg.

Very well !

À côté de la prison Saint-Lazare, rue du faubourg Saint­-Denis, notre ami John avait remarqué une boutique d’écrivain public. Il s’y rendit et fit écrire un télégramme à l’adresse de Teddy. On y lisait :

« Bar Chat-Percé mauvaise situation. Abandon amènera faillite prochaine. Allez-vous y retourner bientôt ? Un ami. Écrire ou télégraphier Brother, bureau restant Paris. Détails dès retour Paris. »

Comme Cambronne, Teddy répondit : « Merde ! »

Un second télégramme fut envoyé. On y lisait :

« Chat-Percé va l’être encore si ne venez pas le reprendre de suite à Paris. Chute imminente. Télégraphier retour mistress Geneviève Hôtel Moderne. Signé : un ami qui s’intéresse à votre honneur. »

Le soir même, sous les yeux de John, Geneviève déca­chetait le télégramme suivant :

« Arrive demain te rejoindre. Garde Chat-Percé. Teddy. »

— Il est bien temps ! dit la femme.

— Il est certes temps pour moi, ajouta John. Alors, cette nuit, ma chérie ?

— Non, John !

Puis elle eut honte de son ingratitude et pitié du pauvre garçon :

— À minuit, mon bon John, chez vous. Vous êtes content ? Une petite bise !

Et elle s’en fut annoncer la nouvelle au jeune attaché qui l’attendait ce soir-là comme de coutume.

À la vérité, notre bel amant était rassasié de cette petite maîtresse qu’il appelait pour ses amis « mon alliance » oui… mon « alliance France-Amérique ». Elle était insi­gnifiante. Ses transports se renouvelaient avec un syn­chronisme lassant. Et aussi, elle coûtait assez cher, en dîners, théâtres, etc.

Rien à en attendre pour l’avenir. Alors qu’une femme de député influent était en vue. Par là c’était en sachant manœuvrer, une préfecture à bref délai. Et pas de scènes de jalousie de la femme légitime intéressée à l’avance­ment de son mari.

Il accueillit avec une joie dissimulée la nouvelle du retour de l’époux volage. Et, après une demi-heure d’amour, les deux amants se quittèrent « pour l’éternité », pensait chacun, « jusqu’à la prochaine occasion de se revoir sans danger » dirent-ils. Mais l’avenir n’est à personne.