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La Quêteuse de frissons/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 33-39).

CHAPITRE viii

Les écarts de Teddy


C’est à Strasbourg que nous retrouvons Teddy, notre perpétuel fugitif. Mais il n’est plus avec Léa, voilà beau

— Puis-je me risquer jusqu’à vous offrir un bock ? (page 35).
— Puis-je me risquer jusqu’à vous offrir un bock ? (page 35).
— Puis-je me risquer jusqu’à vous offrir un bock ? (page 35).

temps. Pour dire vrai, il erre d’alcool en alcool, de chambre en chambre, de femme en femme, dans une sorte de fringale de vie.

C’est le vin français qui lui a valu cela, certainement.

À New-York, au bar du Chat-Percé, jamais il ne se fût versé la moindre goutte de l’alcool « dénaturé et surna­turé » qui faisait les délices de ses clients. Lorsqu’on pra­tique soi-même certains mélanges, on a, pour ces « bibines » le respect le plus absolu.

Aussi, dans son bar de la 69e Avenue, notre héros était un être morose et âpre au gain. Quelle différence d’avec le beau gars joyeux et expansif qu’avait connu, dans la cave de Château-Thierry, Mlle Geneviève Petit, séduite au premier coup d’œil.

Restituez-moi le même bonhomme en France, au milieu de liquides variés, vous lui tournez la tête au moins pour un temps. Vous l’alcoolisez, le métamorphosez, le tour­neboulez, le virevoltez, le mettez au pas de joie, le couchez avec qui se présente, le faites danser dans tous les dancings, le faites déambuler avec le premier voyou, l’endormez enfin chaque soir du sommeil le plus lourd que puisse laisser tomber sur nos têtes la divinité. Morphée, disaient les anciens. Oui, chaque soir c’est presque un cadavre. Il est mort fait par la boisson.

Et, durant les extraordinaires visions, les étranges pensées, les saugrenues décisions que peut suggérer un alcool quelconque additionné de diverses essences, notre homme vague et divague. Ainsi Teddy se meut en France.

Léa, ma fille, ton règne fut éphémère, comme la vie d’un joli papillon. Tu fus solennellement balancée un beau matin, à Strasbourg.

Oui, un beau matin que ce cher Teddy avait rencontré dans les couloirs d’un bowling une charmante petite poulette.

Après la cave, après le couloir, après les water de l’Hotel Moderne, pourquoi n’eût-ce pas été le bowling ? Et toujours debout pour la conquête, bien entendu. C’est une habitude chez notre Américain.

L’affaire est d’ailleurs très simple. Il est midi, heure d’apéritif. Léa est dans le bar supérieur. Elle bâille énor­mément, comme trompe un éléphant, car elle regrette son amoureux parisien. Léa pense, durant que Teddy se pro­mène de droite et de gauche :

— Pourquoi ai-je suivi jusqu’à ce patelin cette moitié d’English qui n’a pas l’air de vouloir rentrer à Paname ? J’en ai marre de sa trombine. D’autant qu’il est plutôt rat. « Oh ! Bon saint Antoine ! Faites-moi trouver le chic type qui me ramène à mon gentil Roger. (Vous ai-je dit qu’il s’appelle Roger, l’amant habituel de Léa ?)

Saint Antoine — pas celui de Padoue, celui du cochon — laisse rarement ses fidèles dans l’embarras. Un mon­sieur se présente :

— Oh ! mademoiselle, dit-il en allemand, vous me séduisez tout à fait. Puis-je me risquer jusqu’à vous offrir un bock ?

— Oh ! monsieur ! Je voudrais bien, mais mon amant…

— Qu’importe ? Un baiser de connaissance ?

— Ne Ne Ne…

Il la baise et sur la bouche vraiment consentante. Juste à ce moment Teddy arrive ; il a bu passablement. Aussi ne manque-t-il pas d’exagérer sa dignité chance­lante :

— Mistress ! dit-il, je avais sorti votre chère et indéli­cate personne de… oui, des ordures où elle était aux « waters » de l’Hôtel Moderne ! Ce n’était pas, certaine­ment pour vous voir baiser par le premier goujat venu, alors que je payais encore toute l’entretien de votre corps pas propre !

» Monsieur, vous, vous me rendrez raison. Je allais commander cartes de visite pour donner à vous !

— Monsieur, répondit l’autre, vous n’avez pas besoin de me rendre la raison que j’ai. Quant à vous, ce n’est pas moi qui peut vous rendre ce que vous avez perdu. C’est un peu d’abstinence.

» Pour madame, je la prends sous ma protection ! »

Teddy, qui ne se sentait pas très solide et qui, d’ailleurs, était las de Léa, s’en fut en se frottant les mains à l’idée d’économiser un voyage de retour à Paris.

Et, descendu au bowling, il trouva une toute petite jeune fille qui paraissait désorientée :

— Mademoiselle, dit-il, si vous avez besoin d’un gentleman, voici tnon bras !

— Oh, monsieur, c’est avec plaisir, mais qui êtes-vous ?

— Mademoiselle, je suis un bon ami de la France, négociant à New-York et membre de l’American Legion que vous avez connu dans ses parades.

— Que je suis heureuse, monsieur ! Oh ! Dites ! Ramenez-moi à Paris si vous y retournez. Je sais com­bien d’Américains sont chevaleresques, en souvenir de Lafayette mais j’en fuis un qui est méchant, méchant !

Et la petite de raconter son aventure dont nous ferons grâce au lecteur, pour les détails. Remarquée par un Américain du Sud, elle avait eu promesse de mariage. Elle avait ainsi quitté sa famille et suivi son amoureux à Nice, en Italie, un peu partout jusqu’à Strasbourg où on l’avait finalement quittée, car elle ne voulait pas faire chambre commune avant les noces, bien que depuis longtemps elle eût vu le loup, comme on dit. Mais elle espérait les épousailles.

Or, elle était à bout de forces, à bout d’argent, et Teddy semblait aussi riche qu’il était beau garçon.

Cela tombait vraiment bien pour le directeur du Chat­-Percé qui avait précisément quitté Léa dix minutes auparavant.

— Un bock, mademoiselle ?

— Oh, monsieur ! Ce n’est pas de refus.

Et voilà nos deux nouveaux amis au bar du bowling. On cause, et de tout.

Mais il y a, là-bas, un couloir obscur. Teddy y entraîne la petite Léonie :

— Ah ! chérie, je suis tout à vous, mais soyez toute à moi ! Voulez-vous me donner vos lèvres ?

Elle les lui donne, mais le repousse quand il fait sentir, à la petite, son ardeur frémissante.

— Ne soyons pas trop pressé, pense l’Américain. Mais arrivons au but ce soir après la préparation légitime !

Déjeuner, dîner. On se retrouve au bowling vers les dix heures.

Le couloir sombre est toujours là. Les lampes y sont épargnées à plaisir. Mais que de monde !

Une porte s’ouvre au milieu de cet obscur boyau.

— Qu’est-ce donc ? demande Teddy à un employé.

— Monsieur, deux francs par personne, c’est la célèbre attraction du plancher mouvant.

— On y va, petite ?

Consentement.

Il fait noir, le sol s’agite. On monte, on descend comme dans des gouffres. La petite se serre contre Teddy. Teddy perd la tête.

Voici un coin où le plancher a l’air solide, au juger, car il y fait noir, très noir.

— Reposons-nous ! Petite Léonie ! Quittons, une minute, ces chausses-trappes semées sous nos pas par une administration cupide et facétieuse !

Mon Dieu ! C’est la grotte de Calypso. D’ailleurs, la petite n’a plus rien à perdre. Au bruit grondant du plan­cher mouvant les lèvres s’unissent, bravant l’orage. Les corps se serrent et l’éternelle nature cherche la satisfac­tion par quoi se perpétuent les êtres et leurs misères.

Oui ! Les dieux farceurs ont inventé le plaisir sensuel pour faire durer la souffrance humaine de génération en génération.

La machine bruyante, comme dans les épreuves maçon­niques, symbolise les agitations de la vie. Et la jupe de Léonie se soulève lentement, par l’effet d’une main tremblante.

Mais elle est trop petite, la gosse, pour notre grand Teddy. On a beau s’incliner, l’on ne trouve pas le paradis cherché dont la porte fut cependant ouverte déjà. Léonie l’a dit.

Alors Teddy ôte son pardessus, sa veste, son chapeau même. Et, du tout, il fait une sorte d’estrade. Monte là­-dessus, petite ! Et tu n’verras pas Montmartre !

— Dis ! monsieur l’Américain, tu ne me laisseras pas tout de suite après.

— Non ! gosse, je te le jurais.

Et voilà. On s’aime dans un spasme violent… un seul !…

Dîner. Dépêche signée Brother. Teddy répond, vous le savez, comme Cambronne.

Et les deux tourtereaux, la valise de Léa descendue chez le concierge, répètent confortablement la scène du bowling.

Mais la petite n’est guère agréable. Elle n’a qu’un souci : le retour à Paris. Les plus ardentes caresses ne réussissent pas à l’émouvoir.

— C’est jeune et ça n’sait pas ! pense Teddy.

Au deuxième télégramme, le menaçant de cocufiage, Teddy répond avec plaisir : « J’arrive. »

Il en a d’ailleurs assez de sa « vadrouille » et de toutes les femmes. D’autre part, c’est à peine s’il lui reste cinq mille francs. Il est temps de se ranger. On paiera le train à la petite et l’on ira solliciter à Paris le pardon de l’épouse irritée… mais si sensuelle, si jolie, si blonde ! Teddy lui donne maintenant toutes les qualités.

Pourvu que… ?

Mon vieux Teddy ! Il y a longtemps que tu l’es, et par ta faute. Mais le sauras-tu ?