La Question de Macédoine/02

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La Question de Macédoine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 659-688).
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LA
QUESTION DE MACÉDOINE

II[1]
LES RÉFORMES


I

Les Grecs s’enflamment pour « l’idée » et s’exaltent pour l’hellénisme : leur effort mérite d’être honoré. Les Bulgares poursuivent l’affranchissement de leurs frères : ils luttent donc pour une noble cause. Les Serbes s’arment pour la querelle des Slaves de Macédoine et pour tenir ouvertes les routes de la mer Egée : leur intention est respectable. Les Vainques réclament le droit de constituer, eux aussi, une nationalité : on ne saurait les en blâmer. Il faut aussi rendre justice aux Turcs, qui sont la force, qui ont le droit de se considérer comme maîtres légitimes de cette terre qu’ils ont conquise, et qui supportent les charges très lourdes que leur impose l’état d’insécurité et de révolte où se débat la Macédoine. Le patriotisme des différentes races qui se disputent les trois vilayets mérite le respect, et leurs souffrances la pitié ; même si les moyens qu’ils emploient, dans l’exaspération d’une lutte sans merci, ont été trop souvent barbares, il ne convient pas de leur être trop sévère : les héros, dans de pareilles crises, absolvent les brigands. Mais, du choc de tous ces patriotismes exaspérés, il résulte un état chronique d’anarchie et de violences où la meilleure volonté désespère de mettre l’ordre. Si, un beau jour, les Turcs levaient le camp, abandonnaient l’Europe pour passer en Asie, les chrétiens restés seuls se déchireraient entre eux avec un acharnement indicible jusqu’à ce que la force eût décidé souverainement de leurs querelles. « Je suis ici un gardien de fous, me disait un jour Hilmi Pacha ; j’empêche tous ces enragés de se dévorer les uns les autres ! » Le mot est vrai, à la condition d’y ajouter, en manière de correctif, que l’intérêt du gardien peut s’accommoder d’un état de démence qui assure sa propre sécurité par la division de ses adversaires.

Nous ne saurions entrer dans le récit de cette longue suite de crimes, de massacres et d’horreurs qui constitue, depuis 1902, l’histoire de la Macédoine ; il est impossible, tant sont-divergentes les versions d’un même événement, selon la nationalité de celui qui le raconte, de discerner la vérité dans ses détails ; mais la compréhension de l’œuvre qui s’imposait à l’Europe, dans sa mission réformatrice, exige un exposé très rapide de l’origine des troubles et de leurs phases principales.

C’est surtout après le succès de la révolution rouméliote, en 1885, que des comités se formèrent dans la principauté de Bulgarie pour préparer un mouvement de même nature en Macédoine ; ils travaillaient les populations par une propagande intellectuelle, scolaire, et ecclésiastique sous la haute inspiration de l’exarchat et des évêques. A partir de 1894 surtout, la cause macédonienne commence à passionner les Bulgares : les circonstances générales de la politique européenne rendaient de plus en plus improbable une action énergique des grandes Puissances pour l’exécution des réformes prévues par le fameux article 23 du congrès de Berlin. Les paysans de Macédoine persécutés, perdant patience, se réfugiaient par milliers dans la principauté, peuplaient tout, un quartier de Sofia ; leur infortune produisait dans la principauté une émotion d’autant plus sincère que leur présence ne tardait pas à devenir onéreuse Sous leur influence, le congrès de Sofia, en 1894, rédigeait les statuts de « l’Organisation macédono-andrinopolitaine, » qui se donnait pour tâche de préparer l’autonomie des provinces bulgares de l’Empire turc, de venir en aide aux Macédoniens opprimés et de promouvoir en leur faveur l’intervention européenne. L’ « Organisation » était dirigée par un « haut Comité extérieur » siégeant à Sofia, composé de six membres élus pour un an, au scrutin secret, par un congrès annuel réunissant des délégués de toutes les associations. Le Comité choisissait lui-même un bureau chargé des mesures exécutives et responsable devant le Congrès. Traïko Kitamtchef, instituteur macédonien, fut le premier président élu. Jusque vers 1899, la politique du Comité resta modérée et docile aux conseils du gouvernement de Sofia ; mais un parti plus révolutionnaire, partisan de la violence et de l’action directe, grandissait parmi les réfugiés et parmi les jeunes officiers de l’armée. Dès 1895, le lieutenant Boris Sarafof dirigeait une incursion sur la petite ville de Melnik et s’en emparait pour quelques heures : c’est l’origine de sa popularité et de son influence. Vers 1899, le parti des agitateurs, inspiré par lui, l’emportait et se signalait par des violences comme l’assassinat du professeur valaque-macédonien Michaïleanu, accusé d’avoir, dans son journal, dénoncé aux vengeances des Turcs deux Macédoniens bulgares, et tué dans les rues de Bucarest. En même temps se développait, en Macédoine même, l’« Organisation intérieure » sous l’impulsion d’un chef énergique et populaire, Deltchef, qui parcourait les trois vilayets, pourchassé par les Turcs, mais toujours sauvé grâce à sa bravoure, et au dévouement fanatique de ses partisans. Cette vaste organisation insurrectionnelle et révolutionnaire était dirigée par un Comité intérieur, siégeant à Salonique : il avait divisé le pays en huit sandjaks révolutionnaires (Salonique, Monastir, Uskub, Sérès, Drama, Stroumitza, Melnik, Andrinople) et chaque sandjak en cazas ; chaque comité local avait son autonomie pour l’action de propagande, mais devait envoyer un délégué à la réunion générale annuelle. En outre, dans chaque sandjak, un comité d’inspection de trois membres était chargé de contrôler la gestion financière des comités de cazas, de veiller à l’élection des délégués au Congrès, d’aider les prisonniers, de surveiller les actes des fonctionnaires ottomans.

Ainsi, dans toute la Turquie d’Europe, s’organisait une sainte-vehme, avec ses tribunaux, sa force armée, son administration, levant des impôts sur la population, jugeant et faisant exécuter ceux qui refusaient de lui obéir ou qu’elle soupçonnait de la trahir. Sarafof et ses partisans allaient trouver dans cette organisation l’instrument nécessaire à leur politique. A la suite de l’assassinat de Michaïleanu, Sarafof, inculpé comme complice et instigateur du crime et acquitté, avait dû donner sa démission de président de l’ « Organisation extérieure, » dont le professeur Michaïlowski et le général Zontchef étaient devenus les chefs ; mais une grande partie des comités avaient refusé de suivre cette direction nouvelle et avaient formé un Comité nouveau dont Sarafof restait l’inspirateur. Bien qu’il soit difficile de définir avec précision une politique qui fut toujours occulte et que des questions de personnes influencèrent souvent, on peut dire que le Comité Michaïlowski-Zontchef représentait une tendance plus conforme à la politique du gouvernement de la principauté et combattait les menées de « l’Organisation intérieure, » tandis que le comité Sarafof, faisant alliance avec elle, en devenait rame. Sarafof et ses partisans prétendaient réussir par l’action révolutionnaire, tandis que le Comité Michaïlowski-Zontchef cherchait surtout à émouvoir les grandes puissances pour provoquer leur intervention. « Nous périrons pour attirer l’attention sur nous, disait M. Michaïlowski. » Ce schisme engendra une véritable hostilité quand le Comité Michaïlowski-Zontchef, pour arrêter les progrès et prévenir les desseins de l’ « Organisation intérieure » et des Comités Sarafof, eut préparé et dirigé l’insurrection de 1902. On vit des partisans des deux politiques opposées en venir aux mains. Ce fut, au contraire, Sarafof et l’« Organisation intérieure » qui conduisirent le mouvement de 1903, qui provoqua les attentats à la dynamite de Salonique (29 avril) et le grand soulèvement du mois d’août dont le retentissement mit enfin la question de Macédoine à l’ordre du jour de la politique européenne. Pendant tout l’été et l’automne de 1903, les bandes révolutionnaires tinrent la campagne, organisant la terreur, attaquant les troupes turques, effrayant par des exécutions impitoyables les villages trop lents à obéir aux comités ou à leur fournir des subsides. Les troupes turques, les gendarmes, les bachi-bouzouks se mirent à la poursuite des bandes et en profitèrent pour exercer d’atroces vengeances sur les paysans désarmés. Des bandes grecques apparurent, formées en Thessalie, avec l’encouragement tacite du gouvernement ottoman, pour répondre à la violence par la violence et reconquérir le terrain gagné par l’exarchat sur le patriarcat ; en même temps, des bandes serbes parcouraient les sandjaks du Nord. Les Albanais, au milieu du désordre, tuaient au hasard et pillaient impartiale nient. Ainsi d’oppression en révoltes, d’attentats en répressions, de vengeances en représailles, les haines s’exaspéraient, la lutte devenait plus implacable, plus féroce. La méthode terroriste de Sarafof l’emportait. Un immense réseau révolutionnaire couvrait la Macédoine ; 30 000 hommes tenaient la campagne ; les Turcs n’étaient plus maîtres que des villes.

Un pareil mouvement, lorsqu’il répond au vœu passionné de la grande majorité de la population, et lorsqu’il est suffisamment préparé, doit réussir très rapidement, ou bien il est condamné à l’échec final. L’insurrection de 1885, à Philippopoli, avait triomphé sans résistance ; celles de 1902 et de 1903 furent moins heureuses. Le désaccord entre les chefs, la concurrence des diverses propagandes et l’antagonisme des bandes opposées firent la partie belle à l’énergique répression dirigée par le gouvernement. La Bulgarie, dont on avait escompté l’entrée en campagne, hésitait, cédait aux conseils impératifs de l’Europe, se rapprochait de la Turquie. Quand l’hiver 1903-1904 suspendit la fureur des partis, il était déjà certain que le mouvement révolutionnaire ne serait pas, à lui tout seul, assez fort pour arracher aux Turcs les vilayets macédoniens. Les trois années qui suivirent, la Macédoine resta, — elle l’est encore, — troublée et sanglante ; mais la possibilité d’une insurrection générale victorieuse était, d’ores et déjà, écartée ; il ne s’agissait plus que d’une guerre de chicane et de représailles où, tour à tour, les différentes nationalités ont paru prendre le dessus. En 1904, la campagne appartint encore aux Bulgares ; mais, à partir de 1905, les Puissances ayant résolument pris en main l’exécution des réformes, le mot d’ordre des Comités bulgares fut de ne pas entraver leur initiative, de laisser le champ libre à leur expérience. Grecs et Serbes en profitèrent pour redoubler d’efforts, multiplier les bandes et faire reculer la propagande exarchiste ; mais la prolongation indéfinie du désordre et des massacres montrait assez l’échec de la révolution violente comme aussi l’insuccès de la répression brutale. La solution révolutionnaire bulgare reconnue impossible, et impossible également la solution turque, restait la solution européenne.


II

La « solution européenne, » elle est depuis longtemps connue : c’est la politique des « réformes. » Essayant ici[2]d’en montrer les origines et d’en expliquer le sens, nous la définissions : « Un compromis entre la politique aventureuse d’intervention et la politique terre à terre des intérêts, » et nous nous demandions « si elle n’était pas, en définitive, quelque illusoires qu’en soient parfois les résultats, la seule réalisable, et si elle n’offrait pas la seule conciliation possible entre une justice idéale, et d’ailleurs mal définie, et la réalité quotidienne des solutions pratiques. » La politique des réformes existe depuis que, pour la première fois, une puissance extérieure s’est interposée entre l’arbitraire du conquérant et l’esclavage des vaincus ; elle remonte aux premières « Capitulations » où les rois de France stipulaient des garanties en faveur des chrétiens de l’empire ottoman. De ce premier embryon, peu à peu, est sorti tout un droit. M. Schopoff, le très distingué agent commercial de Bulgarie à Salonique, a eu l’heureuse idée de réunir en un volume[3]les principaux textes qui constituent le dossier de la politique des réformes, la charte des populations chrétiennes de Turquie ; nulle part mieux qu’on feuilletant ces documens on ne se rend compte qu’il existe, malgré des contradictions de détail, une continuité de la politique européenne dans l’empire ottoman, et qu’en dépit de ses lenteurs, des résultats considérables ont été obtenus.

La Conférence de Constantinople qui précède la guerre de 1878, et le traité de Berlin qui la suit, stipulent des réformes en faveur des provinces de la Turquie d’Europe destinées à rester sous l’autorité directe du Sultan. A la base de toutes les réformes en Macédoine, il faut placer l’article 23 du traité de Berlin, dont il est bon de rappeler le texte :


ART. 23. — La Sublime-Porte s’engage à appliquer scrupuleusement dans l’île de Crète le règlement organique de 1868, en y apportant les modifications qui seraient jugées équitables.

Des règlement analogues, adaptés aux besoins locaux, sauf en ce qui concerne les exemptions d’impôts accordées à la Crète, seront également introduites dans les autres parties de la Turquie d’Europe pour lesquelles une organisation particulière n’a pas été prévue par le présent traité.

La Sublime-Porte chargera des commissions spéciales, au sein desquelles l’élément indigène sera largement représenté, d’élaborer les détails de ces nouveaux règlemens dans chaque province.

Les projets d’organisation résultant de ces travaux seront soumis à l’examen de la Sublime-Porte qui, avant de promulguer les actes destinés à les mettre en vigueur, prendra l’avis de la coin mission européenne instituée pour la Roumélie orientale.


Ce texte, solennellement délibéré en congrès et approuvé par toutes les puissances, a créé, pour les provinces de la Turquie d’Europe un droit, pour le gouvernement turc une obligation stricte, pour l’Europe un devoir. Strictement appliqué, il comportait l’égalité de toutes les religions, une liberté municipale complète et un amoindrissement considérable de l’autorité des fonctionnaires ottomans. On put croire qu’une régénération radicale de l’administration des provinces européennes de l’empire ottoman en sortirait, quand on vit la Sublime-Porte élaborer elle-même un long projet de loi et le soumettre, selon les termes du traité de Berlin, à l’examen de la commission européenne de la Roumélie orientale dont les membres l’approuvaient et le signaient le 23 août 1880. C’est le projet connu sous le titre de Loi des vilayets de la Turquie d’Europe qui concède à tous les sujets du Sultan, sans distinction de religion ou de nationalité, les garanties les plus étendues au point de vue du statut personnel, de l’administration, de la justice, du culte, de l’instruction, etc. Si la Porte prenait elle-même l’initiative d’un si beau projet, au lieu d’exécuter à la lettre l’article qui lui prescrivait de « nommer des commissions spéciales » pour étudier l’application du traité, c’est qu’elle comptait bien que l’Europe ne tarderait guère à se désintéresser des réformes. Les délégués des puissances à la commission chargée d’examiner et d’amender le projet ottoman finissent leur rapport par ces mois : « Les bonnes lois n’ont jamais fait défaut à la Turquie, mais leur application a été ordinairement insuffisante. En terminant, les soussignés recommandent leur œuvre à la protection des puissances. » Touchante et vaine recommandation dont les signataires eux-mêmes n’ont pas dû se promettre de grands effets ! La Loi des vilayets, dans son ensemble, n’est jamais entrée dans la pratique ; abandonnée au bon vouloir des fonctionnaires ottomans, elle ne fut naturellement pas appliquée. Pendant la crise de 1895-1896, le gouvernement bulgare, informé que les ambassadeurs discutaient un projet de réformes à introduire dans les vilayets d’Arménie, demanda et obtint, grâce à l’appui des cabinets de Saint-Pétersbourg et de Paris, un décret du 22 avril 1896 stipulant une série de réformes pour les vilayets de la Turquie d’Europe. « On peut se demander, écrivait à cette époque M. Paul Cambon, si cette concession du Sultan est plus réelle que toutes celles dont nous avons malheureusement dû constater le néant jusqu’à ce jour. »

La Conférence de Constantinople, le traité de Berlin, le décret de 1896, voilà les précédens, voilà les textes juridiques que les Bulgares invoquent pour la Macédoine. Le programme du Congrès macédonien de juillet 1902 s’y réfère à chacun de ses articles. « Depuis un demi-siècle, des réformes sont promises, dit de son côté le Programme du Comité pour l’autonomie de la Macédoine et de l’Albanie (mai 1902) ; mais aucune de ces promesses n’a été tenue ;… les réformes tant de fois promises auraient pu changer notre situation de conquis en celle de loyaux sujets attachés à Votre dynastie impériale. » Mais les mandataires des puissances, lorsqu’ils rédigèrent ces traités ou inspirèrent ces décisions de la Porte, entendaient parler de réformes générales destinées, en donnant satisfaction à tous les sujets chrétiens du Sultan, à enlever aux revendications nationales leur plus dangereux argument et à consolider l’intégrité de la Turquie. Les populations chrétiennes, au contraire, dans les stipulations obtenues en leur faveur, virent des garanties derrière lesquelles s’abriteraient, pour mieux s’organiser, leurs nationalités respectives. Ce malentendu fondamental, nous le verrons grandir à mesure que se développera l’activité réformatrice de l’Europe.

Au moment où commencèrent les insurrections de Macédoine, l’entente des « deux puissances les plus directement intéressées, » l’accord austro-russe de 1897, régissait souverainement les affaires balkaniques. Depuis le XVIIIe siècle, l’Autriche-Hongrie et la Russie sont rivales dans la péninsule des Balkans ; mais elles ont, en plusieurs circonstances, conclu entre elles des accords temporaires destinés à départager leurs ambitions, à les neutraliser l’une par l’autre et à prévenir des conflits menaçans. En 1897, les circonstances générales de la politique européenne avaient fait sentir à Saint-Pétersbourg comme à Vienne l’utilité d’un de ces rapprochemens. L’Autriche-Hongrie faisait partie de la Triple-Alliance, et la Russie avait partie liée avec la France. Les deux puissances, membres de deux groupemens politiques opposés, désiraient également éviter en Orient tout incident qui aurait pu avoir une répercussion dangereuse sur la tranquillité de l’Europe. La Russie s’engageait dans sa politique d’expansion en Extrême-Orient ; l’Autriche cherchait à prendre en Europe un rôle de médiation et de pacification ; elle pensait d’ailleurs que le temps, dans les Balkans, travaillerait pour elle et que, d’une association temporaire avec la Russie, elle retirerait plus de profils que sa partenaire. A la suite d’un voyage de l’empereur François-Joseph à Saint-Pétersbourg, les deux gouvernemens conclurent une convention, dont les termes n’ont jamais été rendus publics[4], et par laquelle ils convenaient de maintenir dans les Balkans le statu quo et de n’agir, dans toutes les affaires concernant les pays balkaniques, que d’un commun accord.

L’accord de 1897 était, avant tout, négatif : les événemens qui, dans l’été de 1902, commencèrent d’agiter la Macédoine allaient obliger les deux « puissances de l’entente » à des résolutions et à des actes positifs. Elles allaient agir comme une Sainte-Alliance pour prévenir ou réprimer les mouvemens révolutionnaires et contenir les velléités d’intervention des États balkaniques ; en même temps, elles allaient s’entendre sur un programme de réformes à proposer et à faire accepter au Sultan pour l’amélioration du sort des populations de Macédoine et la pacification du pays. En février 1902, un voyage à Pétersbourg de l’archiduc héritier François-Ferdinand avait eu pour résultat une confirmation nouvelle des accords de 1897 ; cependant, le printemps et l’été se passèrent en pourparlers ; toutes les puissances adressaient à la Sublime-Porte et au cabinet de Sofia de platoniques conseils de modération et de prudence. Les troubles grandissant, la nécessité d’agir devenait urgente. M. Bapst, chargé d’affaires de France à Constantinople, écrivait le 4 novembre : « Non seulement les bandes n’ont pu être détruites par les Turcs et restent presque intactes à la fin de la saison, gardant tous leurs chefs, mais, sur tout le territoire qu’elles ont parcouru, elles ont rencontré les sympathies de la majeure partie de la population et ont ‘été aidées par elle dans leur lutte contre les Turcs. Il est certain que la question des réformes en Macédoine redevient d’actualité. » Et M. Steeg, consul général de France à Salonique, bien placé pour juger de la gravité de la situation, écrivait le 28 octobre et le 15 décembre, à M. Delcassé, des rapports où il traçait un plan de réformes nécessaires et indiquait, comme un minimum indispensable, la réorganisation immédiate de la gendarmerie et la répression des abus auxquels donnait lieu l’affermage des dîmes. Mais l’Europe, par une sorte d’accord tacite, avait donné aux deux « puissances les plus directement intéressées » une sorte de blanc-seing pour agir en son nom et prendre en Macédoine les mesures nécessaires au maintien de la paix. La parole était donc aux cabinets de Vienne et de Pétersbourg : ce fut d’abord la Turquie qui la prit.

C’est une méthode que les hommes d’État ottomans pratiquent volontiers quand ils se rendent compte que l’Europe va se trouver obligée de les mettre en demeure de tenir leurs engagemens : ils se hâtent alors de promulguer eux-mêmes quelques beaux règlemens ou quelques bonnes lois qu’ils se réservent de ne jamais appliquer, si les puissances ont l’air de s’en contenter. Ainsi essaya de faire Abd-ul-Hamid en 1902 : il espéra prévenir le coup dont il se sentait menacé en nommant un « Inspecteur général des trois vilayets de la Turquie d’Europe » et en publiant, le 1er décembre, des « Instructions » qu’il serait chargé d’appliquer. Ces instructions n’apportaient pas de modifications notables au régime en vigueur. Remplacées et dépassées par d’autres programmes, elles n’eurent bientôt plus que la valeur d’un document d’archives ; au contraire, l’Inspecteur général est resté et sa fonction a pris de plus en plus d’importance à mesure que l’application des réformes s’est développée.

S. E. Hussein Hilmi Pacha, Inspecteur général des trois vilayets de la Roumélie, est un Turc des îles ; il a, dit-on, dans les veines du sang grec : en tout cas, s’il a la finesse d’un Hellène, il a l’énergie d’un Osmanli. Grand, le corps sec, osseux, et comme fondu par les températures de serre chaude où il a vécu dans l’Yémen et où il se complaît, la barbe et les cheveux très noirs avec quelques fils d’argent, le teint basané et recuit, il a l’air d’un pèlerin du désert. Mais sa tournure, dans sa redingote et son faux-col impeccables, sa toilette où le fez rouge, très enfoncé sur le front, dénote seul la nationalité, ses mains fines, élégantes et un peu fébriles, la courtoisie de ses manières distinguées, la façon élégante et nuancée dont il parle le français, font de lui un type achevé de diplomate oriental. Sous ses épais sourcils noirs, Hilmi Pacha a des yeux d’Arabe, fauves, profonds et mélancoliques, parfois presque ternes quand rien ne passionne sa physionomie, singulièrement vifs au contraire, luisans, durs même par momens, quand les paupières soudain agrandies laissent percer un éclair d’impatience ou d’indignation. L’affabilité est, pour l’Inspecteur général, un moyen de gouvernement, mais ses colères doivent éclater, parfois, avec d’autant plus de violence qu’il est souvent obligé de les refouler. D’abord froid, puis bientôt s’animant dès qu’il parle de son œuvre, des méfaits des Comitadjis, des mensonges et de la crédulité de la presse européenne, Hilmi est le plus brillant avocat, et le plus convaincu, de la cause de son maître. Il fait montre, pour l’action réformatrice et pacificatrice, d’une grande bonne volonté qui doit être sincère : n’est-ce pas la Turquie surtout qui a, en définitive, à souffrir de ces troubles que les puissances ne lui permettent pas d’étouffer par la force ? La voix de l’Inspecteur général devient plus vibrante, son geste plus bref, plus saccadé, son regard plus aigu à mesure qu’il dépeint les misères de l’insurrection, le gouvernement obligé de dépenser chaque jour des sommes énormes, d’entretenir sur le pied de guerre des forces considérables parce qu’il plaît, non pas à la masse de la population, mais à quelques agitateurs, de provoquer une révolution en Macédoine.

« On s’apitoie, dit-il, sur les chrétiens et on n’a pas tort, mais le pauvre paysan turc, qui donc en parle, lui qui souffre sans se plaindre, qui, sans murmurer, quitte son champ qu’il aime, sa famille, son village pour rester de longs mois au service militaire, garder les voies ferrées, poursuivre les bandes, obéir au Sultan ? C’est la ruine de la Macédoine ! Ces quatre-vingt-dix mille hommes maintenus à l’armée, c’est une perte sèche, car ils dépensent, ne produisent rien et ne se reproduisent pas : sans les troubles, dix mille enfans de plus auraient pu naître chaque année et seraient devenus de loyaux sujets de Sa Majesté. Que veut donc l’Europe ? Elle veut des réformes, soit ; mais qu’elle nous donne le moyen de les faire, et vous savez avec quelles hésitations, après quels atermoiemens elle nous accorde cette augmentation de 3 pour 100 des droits de douane dont les trois quarts doivent être affectés à solder les réformes. On ne peut pas exiger cependant que la Turquie se ruine tout entière pour favoriser trois vilayets et encourager l’insurrection en lui donnant une prime. La France, la première, a consenti, sans difficultés à cet accroissement des droits de douane, mais la France est une nation généreuse et juste… » Puis l’Inspecteur général se fait apporter des dossiers, notamment celui d’un des derniers procès bulgares, l’affaire du docteur Kouchef, de Koumanovo ; il les feuillette avec le consul de France, lui montre les pièces originales que les Bulgares l’accusent de n’avoir jamais produites ; il se plaint de la manière dont les Bulgares dénaturent les faits pour apitoyer l’Europe. Il prépare une réponse au Livre rouge où les Bulgares ont relaté tous les attentats de l’année ; il y dira la vérité ; on verra que la plupart de ces crimes ont été commis par les bandes bulgares, grecques, serbes. Les Turcs y ont eu leur part : il faut le reconnaître loyalement ; mais le moyen qu’il en soit autrement quand, depuis trois ans, ce pays est en état de guerre, quand les soldats, appelés pour vingt-cinq jours, restent six mois au service, sans se battre, énervés par une besogne de police et de surveillance ; s’ils en trouvent l’occasion, ils frappent, mais ils sont moins cruels que les Bulgares ou les Grecs des bandes ; ceux-là sont terribles ! Comment leur donnerait-on satisfaction alors que le pays est en pleine insurrection ? Les réformes ne prouveront une amélioration réelle de la vie économique et sociale du pays, que quand les bandes auront cessé leur propagande armée et quand les gouvernemens voisins voudront bien ne plus les encourager. En attendant, le gouvernement ottoman fait son devoir et tient ses engagemens.

Cette justice, qu’il revendique pour son gouvernement, Hilmi Pacha a le droit de se la rendre à lui-même : son activité, sa puissance de travail, sa mémoire prodigieuse étonnent tous ceux qui l’approchent. De dix heures du matin jusqu’au milieu de la nuit, l’Inspecteur est à son bureau, recevant dépêches, rapports, visiteurs, lisant tout, annotant tout, prenant lui-même toutes les décisions. Le pouvoir des valis est presque annihilé ; ils ne sont plus que des agens de transmission et d’exécution : tout passe par les mains d’Hilmi Pacha. Il est, en Macédoine, le représentant direct de l’autorité du Sultan et responsable devant lui. Il a le droit de haute surveillance sur toutes les affaires civiles et financières ; il a le pouvoir, — et il en use, — de révoquer les fonctionnaires ; dès qu’un abus lui est signalé, une malversation dénoncée, il fait son enquête et, si le fonctionnaire est reconnu coupable, il est immédiatement destitué, mis en jugement. Si un immense labeur et une bonne volonté manifeste pouvaient suffire à réformer la Macédoine, Hilmi Pacha, certes, y réussirait ; mais sa méthode de travail est toute personnelle : il ne forme autour de lui aucun personnel administratif ; il n’a pas de moyens efficaces de contrôler l’exécution de ses ordres et peut-être se perd-il un peu dans la minutie scrupuleuse de sa surveillance. Mais peut-il réellement faire des réformes, ou plutôt n’y a-t-il pas entre lui, entre les Turcs en général, et, d’autre part, les populations chrétiennes et les États balkaniques une antinomie radicale sur la manière de les comprendre ? Hilmi Pacha améliore le régime ; il ne le change pas ; il ne peut pas le changer, il ne peut même pas concevoir, lui qui n’a jamais vu d’autre pays que le sien, comment il pourrait être changé. Sur cette question, qui met en cause tout le résultat, toute la portée pratique de la politique des réformes, nous aurons à revenir. Contenions-nous pour le moment, et pour achever l’esquisse de cette physionomie si intéressante d’Hilmi Pacha, de le situer dans la position éminente, mais singulièrement périlleuse et difficile, où il se maintient à force de souplesse et d’habileté. Au Palais, dont il a pour le moment la confiance, il risque, s’il paraît entrer dans les vues des réformateurs européens, de passer pour l’homme qui, de réforme en réforme, conduit la Macédoine à une séparation de fait d’avec le reste de l’Empire. S’il entrave les desseins des agens européens, ou si les réformes ne donnent pas les résultats espérés, il risque qu’une plainte des ambassadeurs fasse de lui le bouc émissaire de tous les insuccès et de toutes les erreurs. Les populations chrétiennes l’accusent d’être toujours celui qui promet, jamais celui qui donne ; et les populations turques le soupçonnent de sacrifier les droits de l’Islam. Pourra-t-il longtemps rester à la fois l’homme du Sultan et l’homme de l’Europe ? On dit volontiers familièrement, en Macédoine, qu’il a « mis dans sa poche » les agens civils, la commission financière et le général Degiorgis. Il est probable qu’il le laisse croire à Constantinople, tandis qu’à Salonique il a l’art de persuader aux agens européens qu’il se contente de réaliser ce qu’ils ont eux-mêmes délibéré.

En résumé, une bonne volonté sincère, fondée sur la conviction que réformer, — ou du moins en avoir l’air, — est, pour le moment, le seul moyen de conserver et de restaurer l’autorité du Sultan dans les trois vilayets ; un labeur acharné dissimulant peut-être l’inefficacité foncière des méthodes et la médiocrité des résultats ; une extrême souplesse dans les procédés et dans les relations cachant un caractère inflexible, passionnément fidèle à son maître et à la grandeur de son pays ; un art consommé de mettre en scène, d’éblouir, avec le don de séduire et le talent de persuader ; une âme passionnée, avec la longue accoutumance de la dissimulation et les dehors de la froideur ; une connaissance naturelle des hommes, de leurs intérêts et de leurs inimitiés ; des qualités de chef avec des défauts de bureaucrate : tel apparaît Hilmi Pacha. En somme, dans l’affaissement général des caractères sous l’absolutisme hamidien, un homme habile qui fait figure d’homme d’Etat.


III

L’arrivée d’Hilmi Pacha à Salonique, le 8 décembre 1902, coïncidait avec les nouvelles les plus alarmantes. La première année de l’insurrection était terminée, mais la pacification était loin d’être faite. « D’après tous les renseignemens que je reçois, écrivait le 15 décembre M. Bapst, et qui concordent avec ceux des autres ambassades, jamais les exactions et les brutalités n’auraient été plus nombreuses de la part de la gendarmerie et de la troupe régulière. Des colonnes sillonnent le pays pour rechercher les armes et les saisir ; pendant leurs perquisitions, elles sont logées chez l’habitant et profitent de cette circonstance pour le dévaliser… Les jours de paie, les employés de la Compagnie Salonique-Monastir sont régulièrement dépouillés par les soldats chargés de garder la voie. L’ambassadeur de Russie m’a entretenu de ce redoublement de persécutions contre les populations macédoniennes : il constate que les violences des Turcs affolent la population chrétienne qui émigré en foule dans la principauté de Bulgarie ; le gouvernement princier est impuissant à contenir le sentiment de colère que l’afflux de ces malheureux excite contre les Turcs ; si d’ici peu le calme et la sécurité ne sont pas rétablis en Macédoine, on ne saurait pré voir ce qui peut advenir[5]. » A Salonique, M. Steeg partageait ces appréhensions et traçait, avec une remarquable netteté de vues, le tableau de la situation de la Macédoine et le plan des réformes indispensables[6].

C’est sous l’influence de ces nouvelles et de ces craintes trop justifiées que le comte Lamsdorff quittait Saint-Pétersbourg au milieu de décembre et se rendait directement à Sofia et à Belgrade où il adjurait le gouvernement du prince Ferdinand et celui du roi Alexandre de s’abstenir rigoureusement de « porter atteinte, par des moyens révolutionnaires, à l’ordre de choses établi dans la péninsule des Balkans, » et de ne pas contrecarrer l’action des puissances. De là, le ministre russe, le 30 décembre 1902, arrivait à Vienne où eurent lieu « entre les ministres des Affaires étrangères des deux Empires voisins et amis, conformément à l’arrangement de 1897, des conférences spéciales qui aboutirent à la fixation des principes généraux devant servir de base aux réformes projetées dans les trois vilayets turcs[7]. » Les deux ambassadeurs, le comte Zinovieff et le baron Calice, sur ces données générales, rédigèrent un programme détaillé dont les principaux traits étaient : maintien à son poste de l’Inspecteur général et engagement de ne pas le révoquer sans que les puissances aient été préalablement consultées ; faculté, pour lui, de se servir des troupes sans en référer chaque fois au Palais ; subordination des valis à ses ordres ; engagement de « spécialistes étrangers » pour la réorganisation de la police et de la gendarmerie, entrée dans cette dernière de chrétiens en nombre proportionnel à celui des habitans chrétiens dans chaque district ; choix de gardes champêtres chrétiens là où la majorité de la population est chrétienne ; engagement « d’aviser sans retard aux moyens de mettre fin aux crimes des Arnautes ; » amnistie pour tous les accusés ou condamnés pour faits politiques et aux émigrés ; établissement d’un budget pour chaque vilayet et affectation des perceptions provinciales, contrôlées par la Banque ottomane, aux besoins de l’administration locale ; modification des dîmes et abolition de l’affermage en gros ; engagement de la part du gouvernement turc de faire exécuter ce programme par tous ses fonctionnaires ; établissement d’une surveillance consulaire « dans certaines localités de trois vilayets » sous la direction des ambassadeurs à Constantinople.

Ce programme, remis au grand vizir le 21 février, était immédiatement accepté sans restriction ni modification par le Sultan. Une décision si prompte, si peu conforme aux habitudes dilatoires de la politique ottomane, ne peut s’expliquer que par une entente préalable et par le caractère anodin du « programme de Vienne. » Il ne fait que compléter, sans y rien ajouter d’essentiel, les « instructions » dont Hilmi Pacha était déjà chargé d’assurer l’exécution ; aucune mesure efficace n’était prise pour assurer la réalisation des réformes et en contrôler l’application. La Porte se borna à transmettre à Hilmi Pacha, en prolongeant de trois ans la durée de ses fonctions, des « instructions supplémentaires. » Une fois de plus, les deux puissances, mandataires de l’Europe, s’en remettaient au gouvernement turc pour l’amélioration du sort des chrétiens : une telle politique était bien conforme au « principe d’intégrité » et au respect du statu quo dont les deux gouvernemens avaient fait la règle de leur entente dans les affaires d’Orient. Le Sultan s’y était rallié avec d’autant plus d’empressement qu’il savait, par la publication du Livre Jaune, que M. Delcassé, adoptant les vues de M. Steeg, avait d’abord préconisé un programme plus radical, plus explicite, notamment sur l’institution d’un contrôle européen chargé de veiller à l’exécution des réformes, qui lui valait l’expression de la gratitude des populations chrétiennes et des petites puissances danubiennes. Quoi qu’il en soit, tous les gouvernemens, entrant volontiers dans les vues des « puissances de l’entente, » faisaient recommander à Constantinople, par leurs ambassadeurs, l’application du programme de Vienne. A Sofia et à Belgrade, les conseils énergiques du comte Lamsdorff produisaient leur effet. En Bulgarie, le cabinet présidé par M. Daneff prenait des mesures rigoureuses pour empêcher les Comités de préparer une nouvelle insurrection : il faisait fermer leurs locaux, saisir leurs archives, arrêter et déférer à la justice les principaux chefs, Michaïlowski, Zontcheff, Stanicheff, le colonel Yankof. Partout, on attendait, sinon avec confiance, du moins avec espérance, le résultat de l’intervention austro-russe et le succès des réformes : ce fut l’insurrection générale qui éclata.

La situation, en quelques semaines, devenait très grave. Insuffisantes au gré des Macédoniens, les réformes étaient beaucoup trop libérales au gré des Albanais ; pour en empêcher l’exécution, ils se levaient en masse, se réunissaient à Ipek et à Diakova, massacrant les chrétiens serbes, et attaquaient Mitrovitza où l’un d’eux assassinait le consul de Russie. Les bandes bulgares, que l’hiver avait à peine arrêtées, reprenaient la campagne, sous l’impulsion énergique de Sarafof. A Yildiz, le Sultan hésitait, n’osant pas sévir contre ses fidèles Albanais ; mais il mobilisait des troupes et les accumulait le long des frontières bulgares. A Salonique, Hilmi Pacha, désarmé, n’osait agir. A Sofia, le cabinet, présidé par M. Daneff, se retirait sous la pression de l’opinion publique ; les stamboulovistes, partisans d’une politique moins docile à l’influence russe et d’une action plus vigoureuse en faveur des Macédoniens, arrivaient au pouvoir avec le général Petroff et M. Petkof et faisaient ostensiblement des préparatifs militaires. L’été se passa au milieu d’alarmes d’où l’on pouvait craindre à chaque instant de voir sortir la guerre générale dans les Balkans. L’action des bandes et la répression turque contribuaient également à terroriser la Macédoine. L’exode des paysans vers la principauté s’accentuait, et le gouvernement bulgare avait peine à contenir la colère de l’opinion et l’enthousiasme de l’armée. La note du général Pétroff, du 31 août/13 septembre, où il déclarait que : « si nous ne recevons pas des assurances de nature à dissiper nos appréhensions, nous serons obligés de prendre les mesures nécessaires pour être prêts à toute éventualité et pour nous mettre à l’abri de toute surprise, » marque, dans cette tragédie compliquée, le moment le plus critique. Les conseils énergiques des puissances parvinrent, encore une fois, à comprimer les forces explosibles prêtes à éclater ; mais il devenait évident que les remèdes trop anodins du programme de Vienne étaient insuffisans et qu’il fallait obtenir, — au besoin prendre, — des garanties d’exécution. L’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg écrivait, le 27 août, à M. Delcassé : « Pourquoi les ambassadeurs n’étudieraient-ils pas la suggestion du comte Lamsdorff lui-même de placer près de Hilmi Pacha une sorte de délégation des puissances qui le contrôlerait et l’appuierait à la fois[8]. » Le ministre approuvait son ambassadeur : « L’essentiel est d’arriver à un contrôle, condition indispensable de l’exécution des réformes et de l’établissement de la paix[9]. » On annonçait une prochaine entrevue des deux empereurs de Russie et d’Autriche. Mais, à Vienne et à Pétersbourg, on hésitait encore. Le comte Goluchowski et le comte Lamsdorff se rendaient compte qu’ils touchaient au moment critique à partir duquel commenceraient, pour les deux gouvernemens, les responsabilités directes ; le jour où ils assumeraient la charge de contrôler l’application des réformes, ils auraient mis le doigt dans l’engrenage. En Turquie, lorsqu’il s’agit d’intervention, on sait parfois comment on commence, jamais jusqu’où l’on ira et comment on finira. S’ils sortaient de la politique d’intégrité et du statu quo, les deux ministres devaient se demander où ils pourraient s’arrêter dans la voie de l’intervention et des réformes. Le bon accord, facile à maintenir sur un programme négatif, résisterait-il à une politique d’action ? Enfin, ne devait-on pas compter avec l’Allemagne, protectrice déclarée de l’intégrité de l’empire ottoman, rebelle d’avance à toute tentative de limitation, même partielle, de l’autorité du Sultan ?

D’Angleterre, à la veille du jour où le comte Lamsdorff et le comte Goluchowski se préparaient à se rencontrer à Mürzsteg (3 octobre) vient l’acte décisif qui va donner un nouveau cours à la politique réformatrice de l’Europe, la faire entrer dans la voie de l’intervention directe et y faire prédominer d’autres influences que celles de Vienne et de Pétersbourg. Écrivant le 29 septembre à son ambassadeur à Vienne, le marquis de Lansdowne lui prescrit, tout en donnant aux deux ministres l’assurance de l’appui et de la bonne volonté de l’Angleterre, de leur « présenter quelques indications. » Il suffit de citer quelques lignes de cette lettre pour en indiquer le ton et l’esprit : « A notre avis, écrit le ministre, nul projet ne donnera probablement des résultats satisfaisans, si son exécution est confiée à un gouverneur musulman entièrement soumis au gouvernement turc et complètement indépendant du contrôle étranger. Nous suggérons qu’il y a deux alternatives à examiner : nomination d’un gouverneur chrétien, sans attaches avec la péninsule des Balkans ou avec les puissances signataires du traité de Berlin, ou maintien d’un gouverneur musulman, assisté d’assesseurs européens. Nous nous contenterions de voir ces derniers choisis par les deux puissances. » Lord Lansdowne conseille ensuite de procéder immédiatement à la réorganisation de la gendarmerie, en invitant la Turquie à nommer des officiers et des sous-officiers européens en nombre suffisant pour s’en charger : « Nous avons appris avec regret, continue-t-il, que les deux puissances n’envisagent pas favorablement notre proposition tendant à ce qu’elles envoient leurs attachés militaires accompagner les forces turques. Nous maintenons cette proposition, qui a reçu l’appui conditionnel du gouvernement italien, et nous proposons que chacune des puissances délègue, mettons, six officiers, dans ce but, afin d’exercer une action restrictive sur les troupes turques et d’obtenir des informations dignes de foi. »

Pour apprécier toute l’importance de ce document, il suffit d’en faire remarquer l’accent impérieux, hautain, et d’en confronter le texte avec celui des « décisions arrêtées à Mürzsteg, » et transmises sous forme d’instructions identiques aux ambassadeurs des deux puissances à Constantinople. Le programme austro-russe de Mürzsteg est, en réalité, un programme anglais ; il a été visiblement rédigé sous l’inspiration directe de la note de lord Lansdowne, dont il adopte les vues générales. Il est nécessaire, puisqu’il régit encore actuellement la politique européenne en Macédoine, d’en résumer les articles :


1° Nommer auprès d’Hilmi Pacha des agens civils spéciaux d’Autriche-Hongrie et de Russie obligés d’accompagner partout l’Inspecteur général, d’attirer son attention sur les besoins de la population chrétienne, de lui signaler les abus des autorités locales, de transmettre les recommandations y relatives des ambassadeurs à Constantinople et d’informer leurs gouvernemens de tout ce qui se passe dans le pays. Comme aides auxdits agens pourraient être nommés des secrétaires et des drogmans chargés de l’exécution de leurs ordres et autorisés à cet effet à des tournées dans les districts pour questionner les habitans des villages chrétiens, surveiller les autorités locales, etc. Le mandat des agens civils expirera dans le délai de deux ans.

2° Confier la lâche de réorganiser la gendarmerie à un général européen « au service du gouvernement ottoman, » et à des officiers qui se partageraient les circonscriptions, « où ils déploieraient leur activité de contrôleurs, d’instructeurs et d’organisateurs, » et surveilleraient aussi les procédés des troupes envers la population.

3° Aussitôt qu’un apaisement du pays sera constaté, demander au gouvernement ottoman une modification dans les délimitations territoriales, les unités administratives, en vue d’un groupement plus régulier des différentes nationalités.

4° Réorganisation des institutions administratives et judiciaires avec accès ouvert aux chrétiens ; développement des autonomies locales.

5° Instituer dans les principaux centres des commissions composées, pour parties égales, de chrétiens et de musulmans « pour l’examen des crimes politiques et autres commis pendant les troubles ; » les consuls des deux puissances y prendraient part.

6° et 7° Indemnités ou secours aux chrétiens lésés pendant les troubles, exemption d’impôts, pendant un an, pour les habitans réintégrés dans les villages brûlés par les Turcs.

8° Exécution immédiate des réformes promises dans le programme de février.

9° Licenciement des ilavés (rédifs de la seconde classe) ; plus de bachi-bouzouks.


IV

Le jour même où les deux ambassadeurs, comte Zinovieff et baron Calice, eurent remis à la Sublime-Porte le texte du programme de Mürzsteg, s’engage à Constantinople, à propos de l’application des réformes, une lutte serrée, dont le détail, compliqué en apparence, dissimule la réalité très simple d’une rivalité d’influences européennes. Le Sultan, qui avait accepté sans observations le programme de Vienne présenté par les « puissances de l’entente, » refuse avec obstination de connaître celui de Mürzsteg où il dénonce un empiétement manifeste sur ses droits souverains. La bataille s’engage à coups de notes et de contre-projets : d’un côté, la Sublime-Porte, forte des traités et des conventions qui assurent le respect de sa souveraineté, est soutenue par la haute influence de Berlin ; de l’autre, les « deux puissances les plus directement intéressées, » auteurs du programme, sont vigoureusement appuyées par l’Angleterre, l’Italie et la France. Le jeu est intéressant à suivre, sinon dans ses chicanes quotidiennes, du moins dans ses grandes phases.

Entraînées, par le poids de leurs signatures, dans une direction où elles auraient préféré ne pas s’engager, l’Autriche et la Russie subissent toutes les conséquences de leur acte. Ne pouvant réussir à imposer au Sultan leurs résolutions, et craignant d’ailleurs que ses résistances et son inertie ne provoquent une intervention directe des puissances occidentales, nous les verrons peu à peu conduites à assumer elles-mêmes la mise à exécution des réformes. La Porte, d’abord, rejette à peu près tous les articles de Mürzsteg, les uns comme attentatoires à la souveraineté et à l’indépendance du Sultan, les autres comme inutiles ou déjà réalisés. Dans de longues notes, elle fait grand état des réformes accomplies par Hilmi Pacha, de son administration énergique, des « mille fonctionnaires révoqués » par lui : tout ce qui est à faire, elle le fait ; tout ce que les puissances demandent de légitime, elle le fera : à quoi bon la faire contrôler et surveiller par des agens européens ? Les deux ambassadeurs insistent : ils font deviner le péril par une allusion à « la tendance assez prononcée qui voudrait voir en Macédoine un gouverneur général étranger investi d’un mandat européen. » Le Sultan comprend qu’il faut jeter du lest ; il « accepte en principe les neuf points énumérés, » mais en se réservant « d’entrer en négociations à leur sujet pour s’entendre sur les détails de leur application en conformant les premier et second points à l’indépendance, aux droits souverains, au prestige du gouvernement impérial et au statu quo (24 novembre). » Les deux ambassadeurs prennent acte de l’acceptation et passent outre aux réserves. Ils nomment M. Demerik, consul de Russie à Beyrouth, et M. de Müller, ancien consul d’Autriche-Hongrie à Odessa, comme « agens civils spéciaux. » Mais que vont faire ces « agens » auxquels la Porte dénie le droit « d’agir », le titre même d’agens et ne reconnaît qu’un droit « de surveillance académique ? » Pied à pied, le gouvernement turc lutte pour sauvegarder sa souveraineté, pour en conserver au moins les apparences. Obligé de reculer encore, le 15 janvier 1904, il reconnaît les « agens civils » avec leur titre, leurs fonctions de surveillance, le droit d’avoir des secrétaires et des drogmans, mais il subordonne expressément l’exécution de toute mesure recommandée par eux, ou par le général chargé de la réorganisation de la gendarmerie, à la publication d’un iradé impérial. La difficulté n’est que reculée, non pas vaincue ; on se heurte toujours à la même question, la seule : à qui appartiendra le droit d’ordonner et d’agir ? Aux puissances, par leurs agens, ou aux Turcs, par les organes réguliers du gouvernement ? Si c’est aux puissances, que deviennent la souveraineté et l’indépendance du Sultan ; si c’est aux Turcs, comment venir à bout de leur mauvaise volonté, de leur inertie ?

Les agens civils, cependant, s’installent à Salonique, accompagnent l’Inspecteur général dans tous ses déplacemens, confèrent avec lui. Par la courtoisie des rapports réciproques, les divergences de principe s’estompent, se concilient dans la pratique quotidienne. MM. Demerik et de Müller collaborent avec Hilmi Pacha ; mais, sur la question de l’iradé, la Porte finit par avoir gain de cause : les agens civils ne donnent pas d’ordres ; ils n’ont même pas le droit de faire faire d’enquête par leurs drogmans ou secrétaires sans la présence d’un fonctionnaire de l’autorité souveraine. Ils sont chargés de veiller à l’application des réformes ; ils reçoivent les plaintes des populations, mais c’est Hilmi Pacha qui décide et ordonne. Les agens civils sont, pour ainsi dire, la conscience européenne de l’Inspecteur général, lui signalant le bien à faire, le mal à éviter ; aussi leurs rapports avec lui et l’étendue de leur influence dépendent-ils surtout du caractère et des instructions des uns ou de l’autre : il y a des consciences rigides et des consciences clairvoyantes, comme il y en a aussi de larges et d’aveugles. En tout cas, tant bien que mal, le principe des droits souverains du Sultan et de l’intégrité de son autorité est sauvegardé.

Pour les officiers chargés de la réorganisation de la gendarmerie en Macédoine, la question se posait dans les mêmes termes ; la résistance et les concessions du gouvernement ottoman passèrent par les mêmes phases. Il fut tout d’abord entendu que l’œuvre de réorganisation serait confiée à un général européen, et, au refus du gouvernement allemand, les Turcs, après des négociations restées obscures avec le cabinet de Rome, acceptèrent le général de division italien Degiorgis, assisté d’un adjoint de chacune des grandes puissances. La Porte essaya d’abord de soutenir qu’avec eux les quatre officiers belges et les deux officiers norvégien et suédois, engagés par Hilmi Pacha, suffiraient à la réorganisation projetée ; mais elle dut céder et accepter des officiers des grandes puissances. Quel en serait le nombre ? On lutta longtemps autour du chiffre, les Turcs s’en tenant à vingt-cinq, les ambassadeurs demandant soixante. On discuta sur le grade : les contrats stipulaient que les officiers européens, au service turc, auraient le grade supérieur à celui qu’ils possédaient dans leur pays ; mais la Porte ne voulait pas nommer Degiorgis Pacha maréchal (Muchir). On s’en tira en créant un grade nouveau, celui de premier divisionnaire. Il y eut aussi une question des fez, — le chapitre des chapeaux ! — et là-dessus, les puissances se divisèrent. Degiorgis Pacha prit l’uniforme turc avec le fez ; les chefs de mission gardèrent chacun leur uniforme national ; les officiers sous leurs ordres prirent l’uniforme de la gendarmerie turque qui comporte le fez rouge ; mais, tandis que les Italiens et les Anglais s’en coiffaient, les Autrichiens, les Russes et les Français adoptaient la coiffure de la cavalerie, le kalpak en astrakan noir. La question des fonctions des officiers était plus grave : la note du 24 mars de la Sublime-Porte, dont les termes furent acceptés par les ambassadeurs, formule ainsi le compromis auquel on aboutit : « leurs attributions consisteront en la réorganisation de la gendarmerie et en l’application et l’observation du règlement dans la partie relative au service, le commandement appartenant aux officiers ottomans. » Ici encore, le principe de la souveraineté du Sultan et de ses représentans est sauvegardé. Dans l’application, le rôle d’inspection et de réorganisation dont étaient chargés les officiers serait ce que leur gouvernement et eux-mêmes le feraient. M. Constans, lorsqu’il fut amené à examiner la question, s’inspira directement des termes du programme de Mürzsteg et distingua nettement les fonctions du général Degiorgis de celles des délégués étrangers. Le 4 juillet 1904, il écrivait au colonel Vérand, à Sérès :


Pour toutes les questions techniques ayant trait à la réorganisation de la gendarmerie et au fonctionnement de celle-ci, les délégués étrangers, étant les adjoints du général Degiorgis, doivent être en contact permanent avec lui, quand ces questions, tout en gardant un caractère technique, deviennent, par certains côtés, politiques.

Mais la situation se modifie quand les affaires soumises aux délégués étrangers n’ont plus rien de technique et sont exclusivement de nature politique. Le général Degiorgis a, en effet, un mandat limité, dans l’accomplissement duquel il dépend de la Sublime-Porte, tandis que les délégués étrangers, restant les agens de leurs pays respectifs, n’ont pas, à leur activité, des limites aussi précises que celles imposées au général ; et, du terrain purement technique où se trouve confiné ce dernier, ils peuvent, ils doivent même sortir toutes les fois qu’ils sont saisis d’une affaire touchant « l’œuvre générale des réformes et l’apaisement politique du pays. »

Si donc des affaires de cette nature venaient à se présenter dans votre circonscription de Sérès, vous n’auriez pas à en entretenir M. le général Degiorgis, c’est au consul de France à Salonique que vous auriez à les signaler ; et celui-ci, suivant les cas, en saisirait soit les agens civils russe et austro-hongrois, soit l’Inspecteur général, soit encore l’ambassade. Telle est la filière régulière, et j’ai constaté que, pour la circonscription de Drama, l’ambassadeur d’Angleterre s’est prononcé dans le même sens que moi.


Ainsi les officiers français et anglais n’exercent pas le commandement des gendarmes ; mais ils ont, au point de vue politique, pour l’exécution des réformes et la pacification du pays, un rôle d’autant plus étendu qu’il est plus vague.

Au printemps de l’année 1904, les officiers sont arrivés : les Autrichiens ont obtenu le sandjak d’Uskub, les Italiens celui de Monastir, les Russes celui de Salonique, les Français celui de Sérès, les Anglais celui de Drama. Quant aux Allemands, fidèles à leur politique turcophile intransigeante, ils n’ont consenti à se charger d’aucun district : ils se sont contentés d’envoyer un seul officier, le major von Alten, à qui a été confiée la direction de l’école de gendarmerie créée à Salonique. Ainsi, quand revient la belle saison, les officiers, les agens civils sont à leur poste : le programme de Mürzsteg est en pleine exécution et l’on est d’autant plus fondé à espérer une pacification générale que la Turquie vient de signer, le 28 mars/8 avril, avec la Bulgarie, un accord, négocié à Constantinople par M. Natchevitch, qui met fin à la période de tension entre les deux pays. Il stipule le renvoi simultané dans leurs foyers des troupes mobilisées et, pour les Macédoniens réfugiés dans la principauté, l’amnistie et la faculté de rentrer dans leur pays ; le gouvernement bulgare s’engage à s’opposer à la formation des comités et des bandes. De chaque côté, les troupes mobilisées sont licenciées ou éloignées de la frontière. L’été de 1904 s’annonçait donc sous d’heureux auspices.


V

Nous arrivons ici à la troisième phase de l’action européenne en Macédoine. Dans la première, l’Autriche-Hongrie et la Russie interviennent seules, munies d’une sorte de blanc-seing de l’Europe, en tant que « puissances les plus directement intéressées. » Dans la seconde, elles continuent à paraître au premier plan, mais leur nom devient, pour ainsi dire, la raison sociale d’une entente européenne où l’influence anglaise se fait de plus en plus sentir ; dans la troisième enfin, nous allons voir les six grandes puissances agir ensemble, avec un accord apparent qui cache de profondes dissidences, pour instituer en Macédoine de nouveaux organes de contrôle.

L’été 1904 s’écoula, comme on l’espérait, sans secousses trop violentes. « Il n’y a plus eu d’insurrection ouverte, ni de dévastations de grande étendue, écrivait le 2 novembre, M. Bapst ; mais le mal, en présence duquel nous nous trouvons aujourd’hui, est peut-être pire, car une insurrection est toujours susceptible d’être réprimée par les armes, tandis que l’agitation actuelle, qui se manifeste à la fois sur les points les plus divers par des crimes et des brigandages isolés, échappe à l’action des troupes et ne peut être efficacement combattue par la police et la gendarmerie ;… les luttes entre races s’exaspèrent, les meurtres augmentent et les populations paisibles… sont terrorisées et aspirent à un changement de régime… Le gouvernement turc semble complètement aveuglé sur les conséquences possibles de l’agitation actuelle ; il considère avec plaisir les luttes entre chrétiens et ne prend aucune mesure pour les faire cesser. » La mauvaise volonté et les lenteurs de la Porte à exécuter l’accord turco-bulgare du 8 avril faisaient renaître l’appréhension d’un conflit possible. Les ambassadeurs des « deux puissances » eux-mêmes étaient obligés de constater, dans une « note identique » qu’ils adressaient, le 8 décembre, à la Porte, « l’inaction pour ainsi dire systématique des autorités » en présence de la recrudescence du désordre et de la formation de nouvelles bandes « principalement grecques. » M. Constans, justement alarmé d’une telle situation, reprenait l’idée depuis longtemps suggérée par les agens français, et répétait qu’aucune réforme ne pourrait être réalisée, si elle n’était précédée d’une réorganisation financière des trois vilayets et d’une régularisation des budgets permettant de payer exactement les soldats et les fonctionnaires. Lord Lansdowne avait beau jeu pour signaler le peu d’efficacité des réformes réalisées : il faisait M. Paul Cambon confident de ses inquiétudes. Le 20 décembre, il écrivait, à ses ambassadeurs à Vienne et à Pétersbourg, une lettre où il revenait sur la nécessité d’imposer à la Turquie des réformes plus sérieuses et plus complètes, notamment dans les administrations des Finances et de la Justice. Le 11 janvier 1905, dans une lettre à sir Francis Bertie, son ambassadeur à Paris, il reprenait le même thème, avec une insistance significative : « On ne fera probablement disparaître cet état de choses, y disait-il, qu’en exerçant (sur la Porte) une pression du dehors, et il semble au gouvernement de Sa Majesté que le temps approche où cette pression devra être exercée, non pas par une ou deux des puissances, mais par toutes les puissances signataires du traité de Berlin. » Eut-on connaissance, à Pétersbourg et à Vienne, des dispositions de lord Lansdowne et de la communication faite par son ordre à M. Delcassé ? Les deux puissances voulurent-elles en prévenir l’effet en agissant sans délai ? En tout cas, six jours après, le 17 janvier, le baron Galice et M. Zinovieff adressaient à la Sublime-Porte une note et un règlement où ils traçaient tout un plan de réforme financière à introduire en Macédoine.

Leur initiative allait être le point de départ de la crise la plus grave qu’eût traversée jusque-là, au point de vue diplomatique, la question de Macédoine ; elle allait faire éclater des dissentimens latens. L’Autriche et la Russie, d’une part, regardent comme « inopportun » tout projet d’extension du programme de Mürzsteg et considèrent les « puissances intéressées » comme qualifiées pour obtenir de la Porte l’exécution de réformes financières. Le comte Lamsdorff s’en explique très nettement avec M. Bompard le 1er février[10] ; ni lui ni le comte Goluchowski n’admettent que le mandat des deux puissances ait d’autres limites dans le temps que l’exécution complète du programme de Mürzsteg. Le marquis de Lansdowne, d’autre part, conteste que l’Autriche et la Russie soient fondées à « s’attribuer un contrôle financier en qualité de puissances intéressées » et revendique la même qualité pour toutes les puissances garantes de l’indépendance de la Turquie. Il va jusqu’à laisser entendre, dans une conversation avec M. Paul Cambon[11]et dans un discours à la Chambre des Lords, qu’à son avis « le mandat n’avait pas été confié aux deux puissances pour une durée indéterminée, si même il n’expirait pas à la fin de cette année (1905) et que le moment semblait venu où les autres puissances avaient le droit de faire entendre aussi leur voix ; » et il insistait sur l’extension qu’il croyait nécessaire de donner au programme de réformes en s’occupant immédiatement de la réorganisation financière et en appliquant ces réformes au vilayet d’Andrinople.

L’opposition des deux points de vue était donc manifeste et, selon leurs affinités ou leurs intérêts, les autres puissances allaient se ranger de l’un ou de l’autre parti. La Porte était naturellement informée de ces dissentimens. Il y a, dans la lettre par laquelle M. Constans résume, le 10 mai, toute l’histoire de cette crise, un petit membre de phrase significatif : « le gouvernement turc se sentit servi par les dissidences qui se manifestaient entre les ambassadeurs des autres puissances[12]. » Avec la Banque ottomane, la Porte élabora un contre-projet, grâce auquel elle espérait éluder l’acceptation du projet austro-russe ; le 3 mars, elle le communiqua à toutes les ambassades ; il n’y était plus question d’approbation des puissances intéressées ni de contrôle. L’Allemagne aussitôt donnait son adhésion au projet turc. La situation, dans l’hiver de 1900, se trouvait donc singulièrement délicate. Ce fut M. Constans qui, avec beaucoup d’à-propos, saisit l’occasion de jouer le rôle de médiateur que la politique générale de la France, alliée de la Russie et amie de l’Angleterre, la préparait à prendre en Orient. Il proposa à ses collègues d’abandonner le projet austro-russe du 17 janvier pour se rallier au projet concerté entre le gouvernement turc et la Banque ottomane « qui bénéficiait déjà de l’adhésion de l’Allemagne ; » mais en le complétant par une disposition additionnelle instituant, sur les finances de la Macédoine, un contrôle exercé, non plus seulement par l’Autriche-Hongrie et la Russie, mais par les six grandes puissances « intéressées. » Ainsi il donnait satisfaction aux vœux des gouvernemens anglais et italien et il faisait adroitement rentrer l’Allemagne dans le concert européen. « Le gouvernement russe s’appropria cette suggestion et la fit approuver par le cabinet de Vienne[13]. » L’accord des grandes puissances se trouva rétabli et, le 9 mai, le projet signé par les six ambassadeurs fut communiqué à la Sublime-Porte.

Le projet ainsi modifié réunissait l’unanimité des puissances ; mais il cessait d’avoir l’approbation du Sultan. Espérait-il que de nouvelles dissidences ne tarderaient pas à se manifester parmi les ambassadeurs ? Etait-il secrètement encouragé dans sa résistance ? En tout cas, il opposait un refus opiniâtre à l’institution des quatre délégués financiers qui, d’après le projet européen, devaient se joindre aux agens civils et à l’Inspecteur général et agir de concert avec eux pour tout ce qui concerne la réorganisation financière. Il emploie d’abord les moyens dilatoires : malgré une nouvelle note très pressante remise le 24 juin, c’est le 10 juillet seulement qu’il se décide à répondre et c’est par un refus absolu : il rejette la proposition des ambassadeurs comme attentatoire à ses droits souverains et comme non prévue dans le programme de Mürzsteg. Les puissances ne pouvaient se contenter de ce refus. Elles décident de passer outre et, le 26 août, elles notifient à la Porte les noms des délégués nommés par elles pour faire partie de la commission des réformes financières : MM. Le baron Grüsinger pour l’Allemagne, H. B. Harvey pour la Grande-Bretagne, Maissa pour l’Italie, Steeg pour la France. Nouvelle protestation de la Porte, le 1er septembre : elle se déclare dans « l’impossibilité absolue » d’adhérer aux propositions des ambassadeurs ; nouvelle note de ceux-ci le 19, où ils signifient que les délégués seront rendus à leur poste à Salonique le 1er octobre. Le gouvernement impérial proteste encore, le 30 septembre : « S’il s’oppose à l’adjonction des délégués étrangers, c’est parce qu’elle constitue une ingérence directe dans les affaires purement intérieures du pays et porte la plus grave atteinte à son indépendance et à ses droits souverains que les puissances elles-mêmes se sont, à maintes reprises, engagées solennellement à respecter. » Autre note des ambassadeurs le 7 octobre ; refus derechef le 14 ; le 27, le Sultan ne consent pas à accorder aux ambassadeurs l’audience collective demandée par eux. Cette fois, la Russie et l’Autriche-Hongrie proposent une manifestation navale. Mais, ici, l’accord des puissances cesse d’être complet : l’Allemagne déclare qu’elle ne participera pas à la démonstration. Les cuirassés des cinq puissances ne s’en rassemblent pas moins au Pirée, sous le commandement supérieur du vice-amiral autrichien Ritter. La Porte ayant rejeté une dernière note des puissances, l’escadre internationale apparaît, le 27, devant Mételin et procède à l’occupation de la douane et des postes et télégraphes, puis elle se dirige sur Lemnos. Il fallait céder : l’Allemagne, qui s’était abstenue de coopérer aux mesures militaires, conseillait elle-même à la Porte de ne pas prolonger sa résistance. Le 4 décembre, une note annonce la capitulation. On négocie encore pendant quelques jours sur des questions de rédaction : la Porte obtient que la commission sera nommée pour deux ans ; qu’elle comptera un Ottoman parmi ses membres qui seront désignés sous le titre, non de délégués mais de conseillers ; que les budgets examinés par la Commission ne deviendront définitifs qu’après sanction impériale ; modifications de détail destinées à sauvegarder les apparences de l’intégrité de la souveraineté ottomane Mais le Sultan accepte d’un même coup les additions proposées, le 9 mai, au projet concerté entre la Porte et la Banque ottomane, c’est-à-dire l’institution de conseillers financiers, et le règlement élaboré par la Commission elle-même ; il consent à prolonger de deux ans les pouvoirs de l’Inspecteur général ; il accepte la prolongation, pour une égale durée, de ceux des agens civils, et il renouvelle, pour deux ans, l’engagement du général Degiorgis et des officiers européens. Le 23 décembre, M. Boppe pouvait enfin télégraphier à M. Rouvier qu’Hilmi Pacha était entré en relations avec les conseillers financiers et que la Commission allait pouvoir reprendre ses travaux. La crise aiguë était terminée, mais elle allait avoir un épilogue. Les puissances, qui s’étaient montrées intransigeantes dans leur résolution d’obtenir de la Porte l’établissement d’un contrôle financier européen, parurent beaucoup moins pressées quand il s’agit de rendre possible l’application des réformes en reconnaissant au gouvernement ottoman la faculté de porter de 8 à 11 pour 100 ad valorem les droits de douane sur les marchandises entrant en Turquie.

Dès l’époque où il préparait, avec la Banque ottomane, un projet de réforme financière, le gouvernement turc avait pris soin de faire notifier aux grandes puissances que l’augmentation des droits de douane devait être la conséquence et la condition des réformes. Pour l’exercice 1322, le budget des trois vilayets s’est soldé par un déficit mensuel de plus de 80 000 livres turques, soit près de 25 millions de francs par an, somme considérable dans un pays dont le budget total ne se monte guère qu’à 300 millions de francs : c’était donc, pour l’Europe, une nécessité évidente, un acte de justice stricte, si elle exigeait des réformes, d’en assurer les moyens et de verser, sous forme d’accroissement des droits de douane, une subvention indirecte au budget de la Macédoine. Les puissances comprenaient qu’elles ne pourraient pas éviter d’entrer dans cette voie ; mais, avant de céder, elles saisirent l’occasion de demander des avantages nouveaux. La Grande-Bretagne, si ardente à réclamer des réformes, se montra particulièrement récalcitrante quand il fut question de majorer les droits de douane : elle déclara que ses nationaux faisant 60 pour 100 du commerce total de l’empire ottoman, elle avait besoin d’étudier à loisir une question qui l’atteignait si directement. La plupart des grandes puissances cherchèrent à profiter de la détresse financière de la Turquie pour se faire donner des avantages supplémentaires, Les Anglais obtinrent la prolongation jusqu’en 1940 de la concession du chemin de fer Smyrne-Aïdin et la concession de deux petits embranchemens atteignant les lacs de Bouldour et d’Égerdir. Les Allemands de leur côté cherchèrent à lier la question du 3 pour 100 à celle du chemin de fer d’Asie Mineure en demandant qu’une partie du revenu supplémentaire fût affecté à une garantie d’intérêts permettant d’entreprendre un nouveau tronçon.

Les négociations furent longues. L’Angleterre, soutenue par toutes les puissances commerçantes, subordonnait son consentement à l’amélioration du service des douanes ; elle demandait un meilleur traitement pour les échantillons, plus de soins dans les analyses en douane et l’installation de bâtimens nouveaux dans certains ports ; elle réclamait en outre une modification du régime des mines. Quand on parut être d’accord, on s’avisa qu’un protocole comportant modification des tarifs douaniers devait être soumis aux divers parlemens. Enfin, les petites puissances demandaient à être entendues. C’est le 25 avril dernier seulement que l’accord a été signé. La convention a déjà été approuvée par le Reichstag, et elle va être incessamment soumise au Parlement français. Il est entendu que 75 pour 100 du revenu supplémentaire seront affectés à la Macédoine ; le dernier quart sera, conformément aux lois, attribué au service de la dette, qui, de ce fait, ajoutera à ses attributions le contrôle des douanes. Le Sultan s’est engagé à réaliser toutes les améliorations réclamées par les ambassadeurs. Il est entendu que la convention sera communiquée aux puissances secondaires. On calcule que le nouveau droit donnera environ 19 millions de francs, dont la France supportera seulement un million et demi ; avec l’avance de 250 000 livres turques que la Banque ottomane s’est engagée à faire annuellement au trésor, l’État aura de quoi subvenir, ou à peu près, aux dépenses des trois vilayets.

Cette négociation clôt, pour le moment, l’histoire diplomatique et politique de la crise macédonienne. Elle a été, pour l’Angleterre, l’occasion de resserrer encore le contrôle européen sur l’administration turque ; elle laisse donc entrevoir la politique européenne dans les Balkans continuant une évolution dont nous avons cru nécessaire d’expliquer l’origine et de montrer le développement. Il nous restera, dans une dernière étude, à apprécier les résultats et à esquisser l’avenir de ces réformes que l’Europe a en tant de peine à arracher, morceau par morceau, à l’inertie défensive de l’empire ottoman.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1906, p. 283.
  3. A. Schopoff, les Réformes et la protection des chrétiens en Turquie, 1673-1904. Paris, Plon, 1901, in-8o.
  4. « La commission des Affaires étrangères de la délégation hongroise… a questionné le comte Goluchowski sur la forme et les termes de l’arrangement conclu, en 1891, à Saint-Pétersbourg, entre l’Autriche-Hongrie et la Russie. Le ministre a répondu qu’il n’existait pas de convention formelle et écrite, mais un simple échange de vues verbal sur la nécessité pour les deux gouvernemens d’imposer la paix dans les Balkans au moyen d’une action simultanée à l’égard des différens peuples qui les habitent. » Le marquis de Reverseaux à M. Delcassé, 13 mai 1902. Livre jaune de 1902, n° 20.
  5. Livre jaune de 1902, n° 47.
  6. 3 octobre, Livre jaune, n° 42. Voyez notre précédent article page 387.
  7. Messager officiel de l’Empire russe, 25 février 1903 ; cité dans le Livre jaune (de janvier-février 1903, n° 19, annexe).
  8.  ? Livre jaune, 1903-1905, n° 23.
  9. Id., ibid., n° 25.
  10. Livre jaune, n° 107, cf. 133, 139.
  11. Id., ibid., n° 128.
  12. Id., ibid., n° 139.
  13. Livre jaune, — Cf. n° 134 : M. Bompard à M. Delcassé : « Le comte Lamsdorff se loue du concours prêté par M. Constans à M. Zinovieff pour dégager une formule donnant satisfaction à l’Angleterre et à l’Italie sans que l’Allemagne puisse lui refuser son adhésion. » 19 avril 1905.