La Question des impôts/01

La bibliothèque libre.
La Question des impôts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 437-453).
02  ►
LA
QUESTION DES IMPOTS

I.
L’IMPOT PROGRESSIF.

Nous écrivions ici même, il y a quelques années : « Il n’y a pas de question plus délicate que celle de l’impôt. Savoir ce qu’on doit légitimement à l’état pour les services qu’on en reçoit, sous quelle forme il convient mieux de s’acquitter pour éprouver le moins de gêne et ménager le plus la richesse publique, tel est le problème. On discute sur ce sujet depuis longtemps, et dans aucun pays on n’est encore parvenu à une solution qui satisfasse tous les esprits. Ce qui le prouve, ce sont les remaniemens de taxes qui ont lieu constamment et à peu près partout. Ces remaniemens tiennent sans doute à ce que, les besoins des états venant à s’accroître, il faut y pourvoir par de nouveaux impôts ; ils tiennent aussi à ce que, les sources de la richesse variant sans cesse, les unes se développant plus que les autres et de nouvelles surgissant, il convient d’équilibrer le fardeau en raison des forces qui doivent le supporter. Tout cela est vrai. Cependant, si l’impôt est si souvent mis en discussion, c’est encore parce que les idées ne sont pas parfaitement nettes à cet égard[1]. » Depuis que ces lignes ont été écrites, les choses, il faut en convenir, ne se sont pas beaucoup éclaircies, elles sont peut-être même plus embrouillées que jamais. Jamais en effet on n’avait vu surgir autant de propositions, tantôt pour supprimer ou modifier sensiblement les impôts indirects, en leur en substituant d’autres, bien entendu, tantôt pour établir une taxe générale sur le revenu ou sur le capital, tantôt enfin pour essayer, sous une forme d’abord modérée, la taxe progressive. On parle et on agit absolument comme s’il n’y avait pas de principe sur la matière, et qu’on fût livré sans règle aux caprices du législateur. Nous voudrions aujourd’hui encore revenir sur le sujet, le serrer d’un peu plus près, et examiner à quoi tiennent toutes ces erreurs qu’on entretient dans le public, soit-sur les taxes indirectes, soit sur la taxe progressive. Commençons par celle-ci.


I

Adam Smith a établi, en fait d’impôt, des règles qui sont, pour ainsi dire, devenues classiques, et dont la première, la plus importante, est celle-ci : « Les sujets de l’état doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’état. » voilà qui paraît bien clair : tout citoyen doit contribuer en raison de ses facultés, et, pour qu’il n’y ait pas d’équivoque possible sur le mot facultés, l’auteur l’explique en disant que c’est en raison du. revenu dont on jouit sous la protection de l’état. Cette théorie pourtant n’a pas été admise sans restriction par ceux qui ont eu à la commenter. Adam Smith lui-même, dans un autre passage de son livre, semble s’être corrigé en déclarant « qu’il ne serait pas très déraisonnable que les riches contribuassent aux dépenses de l’état, non-seulement en proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion. » Pas très déraisonnable, on remarquera l’expression ; elle prouve qu’Adam Smith, en faisant cette concession, ne se sentait plus solidement sur le terrain des principes, il transigeait avec eux, on ne sait pour quelle considération. J.-B. Say a été beaucoup plus explicite en faveur de l’impôt progressif[2]. « Une contribution simplement proportionnelle, a-t-il dit, n’est-elle pas plus lourde pour le pauvre que pour le riche ? L’homme qui ne produit que la quantité de pain nécessaire pour nourrir sa famille doit-il contribuer exactement dans la même proportion que celui qui, grâce à ses talens distingués, à ses immenses biens-fonds, à ses capitaux considérables, non-seulement jouit et procure aux siens toutes les jouissances du luxe le plus somptueux, mais de plus accroît chaque année son trésor ? Cependant, à l’époque de la révolution française, plusieurs écrivains, et notamment ceux qui exerçaient une grande influence sur les décisions des assemblées législatives, conçurent une véritable horreur pour l’impôt progressif. On le regarda comme un motif de découragement pour tout accroissement de fortune, et par conséquent pour tous les genres de perfectionnement ; on le représenta comme une prime accordée à l’insouciance et à la paresse, ajoutant qu’un tel impôt punissait, pour ainsi dire le succès… Il y a plusieurs sortes de progression, continue-t-il ; il y en a telles qui n’enlèveraient jamais que la moindre partie du revenu, la progression, par exemple, qui se réglerait non sur le revenu total, mais sur l’accroissement du revenu. En second lieu, l’impôt progressif ne peut avoir lieu que relativement à l’impôt direct ; il est impossible de l’appliquer à l’impôt indirect, comme celui des douanes, et à celui qu’on fait payer sur les consommations. »

Rossi lui-même sacrifie un peu à l’impôt progressif, il l’admet resserré dans des limites très restreintes, tout en en combattant le principe dans des termes qu’il est bon de rappeler. « Il est facile de voir, dit-il, que l’impôt progressif mis en pratique d’une manière illimitée mènerait bientôt à demander plus que le revenu ou au moins tout le revenu ; que l’on prenne une règle quelconque de progression, et l’on ne tardera pas à arriver à une fortune dont tout le revenu serait absorbé par l’impôt. Alors la conséquence serait qu’au-delà d’une certaine limite nul n’aurait souci d’augmenter son avoir. On paralyserait la marche de la fortune publique, et de plus on commettrait une grande injustice. » Quant à Montesquieu, il proclame l’impôt progressif le seul équitable. On pourrait citer beaucoup d’autres auteurs encore en faveur de cet impôt. Mais en voilà assez pour montrer qu’il a été soutenu par les noms les plus éminens ; pour prouver maintenant qu’il a encore des adhérens dans le temps présent, nous mentionnerons une déclaration, faite tout récemment en 1875 à un congrès d’économistes réunis à Munich, à savoir « qu’une faible progression dans le taux de l’impôt peut parfaitement se justifier. » Enfin, au moment où nous écrivons, en Autriche, la chambre basse vient de décider que les revenus au-dessus de 400 florins seraient soumis à une taxe légèrement progressive ; cette taxe existe aussi déjà en Prusse et en Suisse.

À côté de cela, il y a pourtant de très grandes autorités également qui ont repoussé l’impôt progressif sous toutes les formes, et, sans remonter jusqu’aux auteurs anciens, nous indiquerons parmi les modernes MM. de Puynode, de Molinari, Baudrillart, de Parieu, Batbie, et surtout M. Hippolyte Passy. Dans un remarquable article sur l’impôt inséré dans le Dictionnaire de l’économie politique, et qui est un véritable traité sur la matière, M. Passy, après avoir indiqué les règles de l’impôt établies par Adam Smith, s’exprime ainsi au sujet de la proportionnalité : « Cette règle est de beaucoup la plus importante, ce qu’elle prescrit c’est l’obéissance aux principes les plus élémentaires de l’égalité. L’impôt réclame au profit de l’état une portion donnée de richesses réparties entre tous ; il ne doit prendre à chacun que dans la mesure du lot qu’il a en partage, et toutes les fois qu’il n’opère pas ainsi, il ménage les uns aux dépens des autres, et compense des immunités par des spoliations. » M. Passy ne manque-pas non plus, comme Rossi, d’invoquer les intérêts économiques, les principes qui président au développement de la richesse. « Et ce n’est pas seulement, continue-t-il, au point de vue de la justice purement distributive que la proportionnalité est nécessaire, c’est dans un intérêt économique de l’ordre le plus élevé. C’est une des conditions de l’ordre social que l’absence de tout obstacle au cours naturel des richesses. L’impôt, chaque fois qu’il pèse inégalement sur les diverses parties de la population, qu’il prend aux unes plus et aux autres moins qu’elles ne doivent à raison de la part qui leur revient dans le revenu général, dérange l’équilibre qui devrait exister entre leurs forces et leurs situations relatives, et par là met obstacle à des développemens qui ne peuvent pas s’accomplir avec l’ensemble et la régularité désirables. » Ces paroles sont graves et de nature à faire réfléchir sérieusement ceux qui auraient une tendance à se rallier à l’impôt progressif.

Cependant la question est toujours à l’ordre du jour, sans cesse discutée, comme si l’on n’avait jamais fourni de bonnes raisons pour la combattre. Sans doute, il y a des agitateurs politiques qui s’en servent comme d’un piédestal pour arriver à la popularité ; ils déclarent aux masses qu’elles sont, au point de vue fiscal, l’objet d’une exploitation injuste et odieuse, qu’on leur fait payer plus d’impôts qu’elles n’en devraient supporter, — et dans un pays de suffrage universel, où il y a peu de gens compétens pour juger les choses, cette thèse, qui ne manque pas d’ailleurs d’argumens spécieux pour se défendre, trouve naturellement beaucoup d’adhérens. Il est agréable, quand on est malheureux, ou qu’on croit l’être, de s’entendre dire qu’on peut imputer son malheur, en totalité ou en partie, à la mauvaise organisation de la société, et qu’avec un système différent on serait peut-être plus heureux. Tout cela donné à la question une certaine vivacité, néanmoins elle n’aurait pas l’importance qu’elle a prise, si elle n’était point soutenue aussi par des hommes intelligens et désintéressés, qui eux n’attendent rien des masses, ne leur demandent rien et ne se préoccupent que de la vérité et de la justice. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’au fond, je le répète, cette question n’est pas parfaitement comprise, et qu’on ne se rend pas bien compte de ce qu’est l’impôt, et comment il doit être payé. Est-il, comme on l’a dit, la rémunération d’un service rendu et en proportion de l’avantage que chacun en retire ? Dans ce cas, — c’est une remarque qui a déjà été faite et qui est fort juste, — les infirmes de corps et d’esprit devraient payer le plus, ils sauraient le moins se défendre si on vivait à l’état de nature : ce sont eux par conséquent qui profitent le plus du premier des services que rend l’existence en société, la garantie de la sécurité individuelle, et c’est le service qui coûte aussi le plus cher, car c’est pour l’assurer que nous avons une armée, une magistrature et une police. Pourtant on n’impose pas les infirmes de corps et d’esprit plus que d’autres et en raison des avantages dont ils jouissent. A-t-on même songé, sans faire de distinction entre la part qui revient à chacun dans ces avantages et qu’il est difficile d’apprécier, à établir au moins un impôt égal par tête ? Nous avons bien, il est vrai, la cote personnelle qui s’applique à tout individu majeur, non indigent ; mais cette taxe, dont le taux moyen est d’environ 3 francs, et qui produit en tout moins de 60 millions par an, est loin d’être la compensation des dépenses que l’état est obligé de faire dans l’intérêt de tous, et qui absorbent certainement près des trois quarts du budget, plus de 1,500 millions. Et encore trouve-t-on beaucoup de gens qui s’élèvent contre cette taxe, qui la déclarent injuste et en demandent la suppression.

On voit que l’impôt n’est pas considéré comme la rémunération des services de l’état, et en proportion des avantages que chacun en retire. Est-il, pour se placer à un autre point de vue tout différent, la dette particulière des gens riches, et une espèce de rançon de la fortune ? Quelques-uns l’ont dit, et ont prétendu que, la propriété n’étant garantie que par les lois civiles, le législateur était libre de mettre à cette garantie les conditions qu’il voulait, et qu’il pouvait notamment demander aux gens riches de payer à eux seuls la presque totalité de l’impôt. Nous n’avons pas besoin de discuter une pareille thèse, renouvelée du Contrat social et qui a fait son temps. S’il était vrai que la propriété n’eût d’autres bases que la loi civile, que la sanction législative, cette base serait bien précaire ; elle ne résisterait pas aux attaques incessantes dont elle est l’objet, surtout en pays de suffrage universel. Nous ne tarderions pas à être, non plus dans une. Société économique, où chacun doit retirer de son travail tout le fruit possible, mais dans je ne sais quel phalanstère ou communisme qu’on n’a pu faire adopter encore comme l’idéal du progrès. Non, la propriété ne résulte pas du droit civil, elle est de droit naturel, et la loi n’a à intervenir en pareil cas que pour faire respecter ce qui lui est antérieur et supérieur, c’est-à-dire pour empêcher que, sous forme d’impôt ou autrement, on ne porte atteinte à un principe essentiel. Si l’impôt n’est pas la rémunération proportionnelle des services rendus à chacun de nous, s’il n’est pas non plus la dette exclusive des gens riches, qu’est-il donc ? Sans chercher dans la science une définition plus ou moins subtile et contestable, nous)nous en référons tout simplement à la fameuse déclaration des droits faite en 1789 par l’assemblée constituante. « L’impôt, a-t-elle dit, est la dette commune des citoyens et le prix des avantages que la société leur procure. Il ne s’agit plus ici d’une dette proportionnelle, on ne distingue pas entre les avantages qui reviennent à chacun, on les considère en bloc et on déclare que c’est la dette commune des citoyens. » Maintenant, comment doit-on la payer ? Là est la question.

« Dans le cas d’une souscription volontaire à laquelle tout le monde est intéressé, dit J. Stuart Mill, chacun est considéré comme ayant fait son devoir lorsqu’il a souscrit selon ses moyens, c’est-à-dire qu’il a fait un sacrifice égal pour le bien commun. Le même principe doit être appliqué aux contributions forcées, et il est inutile de leur chercher plus loin une base plus ingénieuse. » La base est ingénieuse en effet, mais elle n’est ni juste ni praticable. Vous dites qu’on devra faire un sacrifice égal pour le bien commun. Quelle règle suivrez-vous pour arriver à ce résultat ? Voilà deux individus qui ont 10,000 francs de rente chacun, l’un a cinq enfans, l’autre n’en a pas ; il est évident qu’en payant la même somme pour la contribution forcée, l’un fera un sacrifice plus considérable que l’autre. De ces deux individus, l’un habite une petite ville de province, où la vie est facile et à bon marché, l’autre réside dans une grande ville, où la vie est beaucoup plus chère ; pour cette raison encore, la même somme à payer par les deux ne constituera pas le même sacrifice. Enfin l’un est économe, a peu de besoins et réalise chaque année une épargne plus ou moins forte ; l’autre, avec ses 10,000 livres de rente, fait des dettes. Si vous demandez toujours la même somme à chacun, vous imposez un sacrifice très différent. D’autre part, comment ferez-vous pour tenir compte à l’un de l’étendue de sa famille, des exigences sociales de la ville qu’il habite, de ses habitudes d’économie ou de dépense ? vous tenteriez l’impossible. Et pourtant, si vous ne faites pas cette distinction entre la situation de l’un et celle de l’autre, vous manquez à votre principe, qui est d’imposer un sacrifice égal à tout le monde. Quand il s’agit de prendre part à une souscription pour un objet d’utilité commune, on est porté à se montrer plus ou moins généreux par des mobiles bien divers, parmi lesquels l’idée de faire un sacrifice en rapport avec sa fortune est souvent le moindre ; d’ailleurs c’est une chose qui a lieu une fois et qu’on ne renouvelle pas tous les ans. Encore a-t-on pu voir il y a quelques années par un grand exemple combien la souscription volontaire, dans un noble dessein d’utilité commune, est peu praticable. On avait eu la pensée de libérer le territoire français, après la guerre de 1870, par voie de souscription ; on a dû y renoncer, parce que cette souscription produisait peu et que chacun était loin de faire son devoir, suivant l’expression de Stuart Mill. Or, si ce sacrifice égal n’a pu se rencontrer une fois volontairement et pour le plus noble des buts, comment ni ferait-on la base de la perception de l’impôt, c’est-à-dire d’un sacrifice durable et renouvelable tous les ans ? Poser ainsi la question, c’est la résoudre. La théorie de Stuart Mill, examinée à fond et dans ses conséquences rigoureuses, est tout simplement celle de l’impôt progressif ; elle dit la même chose, sous une autre forme, que ceux qui prétendent que l’impôt doit être proportionnel, non à la fortune, mais à la faculté qu’on a de payer. On se demande alors qui sera juge de cette proportion, et comment on arrivera à la déterminer. L’homme qui, avec 1,000 francs de revenu, paiera au taux de 3 pour 100 30 francs d’impôt subira toujours un sacrifice plus grand que celui qui, avec 100,000 francs de rente, paierait au taux de 25 pour 100 20,000 francs, à celui de 50 pour 100, 50,000 francs, et dont on prendrait même les trois quarts du revenu ; il lui en resterait toujours plus qu’à l’autre pour vivre. Faire payer en proportion des facultés d’après la règle du sacrifice égal est une chimère ; on ne rencontre cela que dans les communautés religieuses, lorsqu’on est à peu près détaché des choses de ce monde et qu’on poursuit un autre idéal que celui du progrès de la richesse publique. Mais dans les sociétés économiques, qui ont pour but au contraire de favoriser ce progrès, de rendre le travail le plus fécond et le plus utile possible, un pareil système serait le renversement de toutes les lois qui président à ces sociétés. Nous n’avons pas besoin d’insister davantage.

D’après la déclaration de l’assemblée constituante, l’impôt étant la dette commune de tous les citoyens considérés en bloc pour les services que rend l’état et sans distinction de la part qui revient à chacun, il ne peut être acquitté qu’avec ce qui sert à solder tous les services, de quelque nature qu’ils soient, c’est-à-dire avec l’actif disponible, avec la richesse acquise ; seulement il y a une différence essentielle à établir entre les services de l’état et ceux que les particuliers se rendent entre eux. Si vous entrez dans un magasin pour acheter une étoffe, le marchand qui vous la vend la fait payer à tout le monde le même prix, celui qu’elle vaut réellement, quelle que soit la situation sociale de l’acheteur ; s’il la donnait à quelqu’un au-dessous du cours, il ferait une largesse à laquelle il ne peut être tenu et qui serait contraire à toutes les lois du commerce. Il serait obligé de vendre d’autant plus cher à d’autres, sous peine de se ruiner et de perdre le bénéfice légitime de son travail. Il en est autrement pour les services de l’être collectif qu’on appelle état : ces services, ceux qui coûtent le plus cher, ne sont pas rendus à un individu en particulier, ils le sont à tout le monde à la fois, et la part qui en revient aux uns n’en prive pas les autres. Parce que la sécurité de ma personne sera garantie, celle de mon voisin ne sera pas compromise, et tout le monde profitera également des dépenses qui seront faites pour assainir les villes et les campagnes : améliorer l’hygiène, perfectionner les voies de communication, répandre l’instruction, etc. Toutes ces dépenses ont un but général qui est le progrès de la civilisation. C’est la mission spéciale de l’état, et c’est pour cela que nous sommes réunis en société.

Sans doute, en équité stricte, tout le monde devrait participer également à ces dépenses, puisque chacun en profite également ou à peu près, et c’est là-dessus qu’on peut fonder d’une façon irréfutable la légitimité des impôts indirects ; mais il n’y a pas que des impôts indirects à demander, il faut à l’état des ressources fixes et assurées qui ne lui manqueront pas à un moment donné, lorsqu’il en aura le plus besoin ; et ces ressources, il ne peut les trouver que dans une imposition directe sur la richesse acquise. Il s’adresse donc naturellement à ceux qui possèdent cette richesse. Doit-il s’y adresser sous la forme progressive ? Alors la dette commune contractée dans l’intérêt de tous, et qui doit grever comme d’une hypothèque générale tous les biens de la société, n’en grèvera plus que quelques-uns. Sous quel prétexte ? On comprend parfaitement qu’on ne fasse pas payer ceux qui ne possèdent rien. « Là où il n’y a rien, dit le proverbe, le roi perd ses droits, » et d’ailleurs c’est une maxime de l’économie politique moderne que les impôts pèsent sur les choses et non sur les personnes. Vous n’avez rien, on ne peut rien vous demander. Mais quoi ! vous possédez un peu de cette propriété générale qui doit faire face à toutes les dépenses, et, sous le prétexte que votre part est trop minime, vous serez exempt de toute contribution ! Qui sera juge de cette infériorité de votre avoir ? Nous n’obéissons plus à une règle simple, facile à établir. Nous sommes en plein arbitraire et à la discrétion du législateur modéré aujourd’hui, violent demain, selon les circonstances. On admettrait encore que, s’il y avait dans la société une classe d’individus jouissant de privilèges spéciaux comme ceux de gouverner le pays, d’avoir seuls le droit de suffrage ou d’occuper certaines fonctions politiques, on admettrait, dis-je, qu’on vînt demander à ceux-ci de payer plus que les autres ; ce serait là la compensation des avantages dont ils jouissent, et ils pourraient trouver qu’ils ne les achètent pas trop cher ; mais, dans une société démocratique comme la nôtre, où il n’y a de privilèges pour personne, où chacun a des droits politiques et peut être appelé à gouverner l’état, l’exemption de l’impôt, en tout ou en partie, quand on peut le payer, ne se comprend plus. Il y aurait donc des gens qui auraient des droits sans avoir des charges, et, comme ces gens seraient en même temps les plus nombreux, ce sont eux qui fixeraient le poids de ces charges à répartir sur d’autres. Vit-on jamais aberration plus grande ? Kœderer, dans son Journal d’économie politique[3], dit « qu’il n’est plus permis de mettre en doute l’incompatibilité absolue de l’impôt progressif avec aucun régime social. » Nous ajouterons que cette incompatibilité est encore plus grande dans un pays de suffrage universel que dans aucun autre ; l’impôt progressif y est contraire à la justice et à la dignité du citoyen.

On invoque les idées de philanthropie et de solidarité sociale. Si on veut dire que, lorsque chacun de nous a payé sa part proportionnelle des taxes, il doit encore, suivant la fortune qu’il possède, participer à toutes les œuvres de bienfaisance, de charité qui résultent de cette solidarité, c’est à merveille ; mais il s’agit là d’une obligation morale qui a sa sanction dans la conscience et n’a rien à démêler avec l’impôt, qui est la rémunération d’un service. C’est pour avoir méconnu ce principe qu’on s’est tant égaré et qu’on en est encore à discuter ce qui devrait être considéré comme un axiome fondamental, à savoir que l’impôt doit être proportionnel, rigoureusement proportionnel. On ajoute[4] que, « si on atteint le fonds indispensable, celui qui sert à la satisfaction de nos premiers besoins, on commet un crime pareil à celui qu’on commettrait en diminuant la somme d’air qu’il faut aux poumons, la somme de liberté qu’il faut à la conscience. » C’est abuser de la métaphore ; l’air que nous respirons fait partie des richesses naturelles que l’on acquiert en naissant, elles ne doivent rien à l’état. Il en est de même de la liberté de conscience, c’est le fonds inaliénable de la nature humaine, qui ne dépend pas de l’organisation sociale. On peut penser ce que l’on veut sans que le gouvernement ait rien à y voir ; mais il en est autrement des choses matérielles, même les plus indispensables ; on ne les possède que sous la protection de l’état, par conséquent on lui doit un tribut pour cela. Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas d’appliquer l’impôt progressif dans toute sa rigueur, ni même de le poser en principe, on en reconnaît les inconvéniens ; seulement, comme les impôts pèsent plus sur les uns que sur les autres, il s’agit tout simplement d’alléger la part qui incombe aux pauvres en augmentant celle qui frappe les riches. C’est ainsi que l’ont entendu les maîtres de l’économie politique lorsqu’ils ont demandé une légère progression ; ils ont voulu rétablir un peu l’équilibre entre les sacrifices que chacun doit faire pour les dépenses de l’état. Cette prétention est complètement chimérique. On aura beau imposer les uns plus que les autres, on n’établira jamais d’équilibre. Quand vous aurez obligé celui qui a 10,000 livres de rente à payer sur le pied de 3 pour 100, tandis que celui qui en aura 1,000 ne paiera que sur le pied de 2 pour 100, sera-ce l’équilibre ? Les 20 francs que donnera le second lui coûteront plus que les 300 francs payés par le premier ; il restera encore à celui-ci, après avoir acquitté l’impôt, 9,700 francs pour vivre, tandis que l’autre n’aura plus que 980 francs.

Nous comprenons mieux, au point de vue des principes, la théorie franche de l’impôt progressif avec une échelle ascendante très sérieuse. On paiera 1 pour 100 jusqu’à telle somme de revenu, 2 pour 100 jusqu’à telle autre, puis 4 et 6 jusqu’à telle autre encore, enfin 10, 20, 40 et 50 pour 100, et même au-dessus d’un certain chiffre on prendra tout l’excédant ou à peu près. Voilà une théorie nette qui ne réalise pas encore l’égalité absolue dans le sacrifice, parce qu’elle est irréalisable, mais qui a le mérite au moins de s’en rapprocher le plus possible, de décharger beaucoup les uns en grevant considérablement les autres, et de faire peser l’impôt sur le superflu comme le demandent particulièrement les défenseurs de l’impôt progressif. Elle se justifie mieux que cette théorie bâtarde qui veut que les riches paient un peu plus que les pauvres proportionnellement et selon une progression indéterminée qui dépendra du caprice du législateur ; voilà qui est absolument irrationnel et qui conduirait dans la pratique aux conséquences les plus fâcheuses. Vous dites aujourd’hui que celui qui a 10,000 fr. de rente paiera 3 pour 100 tandis que celui qui n’a que 1,000 fr. ne sera imposé qu’à 2 pour 100 : sur quoi appuyez-vous cette progression ? Elle n’établit pas l’égalité et ne donne qu’une satisfaction incomplète à ceux qui en profitent. C’est comme raie espèce de transaction entre deux principes, celui de la proportionnalité et celui de la progression, mais c’est une transaction qui, n’ayant pas de bases fondamentales, sera sans cesse sujette à révision. Aujourd’hui la différence est entre 2 et 3 pour 100, demain elle sera entre 2, et 4, puis entre 2 et 6, etc., selon les besoins de l’état et la modération plus ou moins grande des législateurs. Peut-on introduire un pareil arbitraire dans les lois fiscales ? Il faut répéter ce qu’a dit M. Thiers dans son excellent livre de la Propriété : « Nous aimons mieux une règle, quelque dure qu’elle puisse être, mais une règle qui soit stable, fixe, et qui ne nous rende pas dépendans de la vertu et de la modération des personnes. » On peut ajouter aussi l’opinion d’un des hommes distingués qui ont travaillé à la confection de la constitution des États-Unis et de l’état de New-York. M. Alexandre Hamilton, ayant à s’expliquer sur la nécessité de soumettre les taxes à une règle uniforme et fixe, disait : « Le génie de la liberté réprouve tout ce qui est arbitraire ou même discrétionnaire dans les taxes. Il convient que chaque homme connaisse par une règle générale et définitive la part de propriété que l’état lui demande. Quelle que soit la liberté dont nous puissions nous vanter en théorie, elle n’existera pas en fait lorsque l’arbitraire présidera à l’établissement des taxes. »

On déclarera qu’après tout on ne fait aucune innovation, que le principe de l’impôt progressif existe déjà dans nos lois, qu’on l’applique tous les jours, et on citera l’exemple de la taxe mobilière qui, dans certaines grandes villes, est perçue d’après une échelle progressive. Il y a là, une grave erreur ; si nous consultons la cote mobilière d’un habitant de Paris, pour prendre l’exemple le plus saillant, nous voyons en effet que les loyers qui servent de base à cette cote sont affranchis de toute contribution au-dessous de 400 francs, puis imposés à 7 pour 100 de 400 à 600 francs, à 8 de 600 à 700 francs, à 9 de 700 à 800 francs, à 10 de 800 à 900 fr., à 11 de 900 à 1,000 fr., et enfin à 12 pour 100 à 1,000 francs et au-dessus ; mais sur quoi repose cette progression ? Une loi de 1832 et une autre de 1846 ont accordé aux municipalités, dans les grandes villes, la faculté de racheter, au moyen d’un prélèvement sur les octrois, une part de l’impôt mobilier auquel les habitans sont soumis, et de faire profiter de ce rachat les petits loyers, soit en les exonérant de toute contribution, soit en atténuant celle qu’ils auraient à supporter suivant une répartition régulière. C’est ainsi qu’à Paris tes loyers au-dessous de 400 francs ne paient rien du tout, et ceux qui viennent après paient moins que ceux qui sont beaucoup plus élevés. Mais le principe de la proportionnalité n’est ici violé qu’en apparence, la loi veut en même temps que la faculté accordée aux conseils municipaux d’exonérer certains loyers en tout ou en partie soit subordonnée à la condition que le montant de ces exonérations, totales ou partielles, ne dépassera pas le prélèvement opéré sur l’octroi, de telle sorte qu’aucune catégorie de loyers ne sera imposée à une contribution supérieure à celle qui lui aurait été attribuée si le contingent mobilier restant à répartir après déduction des cotes purement personnelles avait été réparti proportionnellement aux valeurs locatives d’habitation entre tous les contribuables. Cela résulte du rapport très net de M. Magne sur la loi de 1846, et a toujours été entendu ainsi par l’administration des finances ; une instruction du directeur général des contributions directes, en date du 5 septembre 1860, porte en effet que l’administration met pour condition à l’approbation des délibérations des conseils municipaux que les sommes prélevées sur les caisses municipales soient suffisantes pour couvrir toutes les exemptions et modérations de taxes accordées par ces conseils, de telle sorte que, les contribuables imposés, et ceux surtout dont les loyers sont plus élevés, n’aient pas à payer plus que si la répartition avait été faite d’après la matrice dressée par les répartiteurs. Enfin cela a été jugé par le conseil d’état, en 1876, sur la demande d’un sieur Bayard, qui se trouvait trop imposé sur un loyer de 1,700 francs, à 10,75 pour 100. Le conseil d’état lui a donné raison et l’a dégrevé pour partie. Il est vrai que cette décision n’est pas très respectée par le conseil municipal de Paris, et qu’aujourd’hui, encore beaucoup de gens sont imposés, d’après l’échelle progressive que nous avons indiquée, au-delà de ce qu’ils devraient payer ; c’est leur faute, ils n’ont qu’à réclamer, la loi et la jurisprudence sont pour eux ; ils ne sont tenus de payer, suivant la doctrine du conseil d’état, que ce qui leur incomberait, si la répartition de l’impôt mobilier était faite proportionnellement à tous les loyers. Les lois de 1832 et de 1846, qui ont permis que les municipalités accordassent des immunités dans certains cas, n’ont pas voulu que ce fût en aggravant la situation de ceux qui n’en profitent pas. Voilà ce qu’il est essentiel de rappeler à propos de cette prétendue brèche qui aurait déjà été faite dans notre législation au principe de la proportionnalité par la répartition de la contribution mobilière.

Sans doute il y a dans l’application générale de l’impôt de grandes inégalités, et on pourrait citer beaucoup d’exemples où en fait la règle de la proportion n’est pas observée, où il existe plutôt ce qu’on appelle un impôt progressif à rebours. Ainsi la valeur locative, qui sert de base à l’impôt mobilier et qui est censée représenter le revenu, est loin de fournir un moyen exact d’évaluation. Pour les uns, le loyer représente le quart du revenu ; pour les autres, il n’en est que la sixième partie et souvent même la dixième ; par conséquent cet impôt n’est pas proportionnel, la fortune dans l’application. De même pour l’impôt des patentes. Cet impôt est divisé par classes, suivant l’industrie qu’on exerce, la ville qu’on habite et le loyer de la maison ou de l’appartement qu’on occupe. Il est bien évident que deux industriels qui figurent dans la même classe, qui habitent la même ville, qui ont le même loyer d’habitation, ne font pas les mêmes bénéfices ; il y en a un à qui la patente ne demandera que le vingtième des profits, et elle prendra le cinquième et peut-être même le quart de ceux de l’autre. De même enfin, pour la taxe foncière, on sait qu’il y a les plus grandes inégalités dans la répartition de cette taxe ; le montant varie entre 2 et 9 pour 100 : les uns paient 2 pour 100 de leur revenu seulement, tandis que d’autres contribuent pour 8 et 9. Ces inégalités sont certaines, et on en pourrait citer beaucoup d’autres ; elles résultent de l’impuissance où l’on est de réaliser la perfection dans l’application des lois fiscales, aussi bien que des lois politiques ; mais enfin le principe de l’inégalité n’est pas admis dans la loi, et tous les gouvernemens ont le devoir de chercher à se rapprocher le plus possible de la proportionnalité exacte. C’est pour cela qu’on parle tant aujourd’hui de la péréquation de l’impôt foncier, de la révision de la taxe mobilière et de celle des patentes. Nous n’avons pas à traiter ces questions en ce moment et à dire les difficultés qu’elles soulèvent. Il résulte au moins de la préoccupation qu’elles donnent à nos législateurs que le principe inscrit dans nos lois financières et qu’on veut appliquer le mieux possible est bien celui de la proportionnalité ; c’est le même but qu’on poursuit encore en demandant pour les impôts indirects, probablement à tort, de remplacer les droits spécifiques par des droits ad valorem. Par conséquent il ne faudrait pas arguer des inégalités qui existent en fait pour chercher à les établir en droit. Le fait n’a jamais une grande importance, il est toujours permis de le corriger, tandis que le principe une fois admis entraîne des conséquences et peut mener- beaucoup plus loin qu’on ne veut aller. Ce sont ces conséquences surtout qu’il faut craindre : principiis obsta, dit le proverbe ; cela n’a jamais été plus vrai qu’en matière d’impôts.


II

Maintenant, si l’impôt progressif ne soutient pas la discussion au point de vue de l’équité et de la juste répartition des charges, est-il meilleur au point de vue économique ? C’est une nouvelle question à examiner. Nous avons tous intérêt à ce que la richesse augmente, quelle que soit la part qui en revient à chacun. Il serait mieux peut-être, plus agréable au moins aux yeux du philanthrope, qu’elle fut répartie plus également entre tous les citoyens, qu’il y eût moins de grandes fortunes et moins aussi de gens aussi dénués de tout ; reste à savoir si c’est possible. L’inégalité de la fortune est comme toutes les autres inégalités de ce monde, elle résulte de la force des choses, elle est la conséquence naturelle de la différence des aptitudes, de l’ardeur plus ou moins vive au travail, des habitudes d’ordre ou de désordre, de l’épargne des uns et de la prodigalité des autres, et tant qu’on n’aura pas rendu tout le monde également capable, également actif, économe et prévoyant, il n’y aura pas d’égalité possible dans la répartition de la richesse. Il faut en prendre son parti et se dire qu’après tout, puisque la fortune ne peut s’amasser de même dans toutes les mains, il est encore profitable à tous qu’elle s’amasse dans quelques-unes. Elle sert à seconder le travail, qui est la source du bien-être général. Or l’impôt progressif est un obstacle sérieux au développement de cette richesse, il diminue l’envie qu’on a d’accroître sa fortune au-delà d’un certain chiffre. L’homme est né pour travailler, c’est sa destinée ; mais il a besoin, pour le faire avec toute l’activité dont il est capable, d’un grand stimulant, et ce stimulant il ne le trouve que dans la pensée d’acquérir la richesse. S’il a la perspective qu’après s’être donné beaucoup de peine et avoir travaillé avec ardeur une partie notable de ses économies devra passer au fisc, il se reposera avant le moment voulu pour le repos, et la fortune publique y perdra ce qu’il y aurait ajouté encore en travaillant plus longtemps,

Dira-t-on qu’après tout il a encore assez de stimulant si on lui laisse les trois quarts ou même la moitié seulement de son revenu, au-delà d’un certain chiffre ? Cela pourrait être si tous les pays avaient la même règle, étaient taxés de la même manière. Mais, comme il y en aura toujours qui seront plus sages et mieux avisés que les autres et qui n’établiront pas l’impôt progressif, l’homme intelligent, laborieux, qui voudra arriver à la fortune et en faire profiter ses héritiers, s’en ira dans ces autres pays, et l’état qui aura l’impôt progressif se verra privé du concours de ses meilleurs citoyens et des ressources dont ils disposent. Cela est déjà arrivé plus d’une fois. La république de Florence a été ruinée pour avoir voulu, sous l’influence des masses démocratiques, établir une contribution sur les riches. Il en a été de même en Hollande, et depuis on a conçu dans ce pays une telle répugnance pour l’impôt progressif qu’on ne veut même plus de taxe sur le revenu, comme pouvant conduire au premier. Pitt en 1786 avait cherché aussi à établir une taxe graduée sur les boutiques ; il fut obligé d’y renoncer, tant la réprobation qu’elle soulevait était grande. On peut donc dire que la question est jugée en fait aussi bien qu’en théorie. L’impôt progressif est la ruine de la société. Il y aura peut-être à la suite des fortunes plus égales, mais, la somme totale de la richesse publique ayant diminué, l’égalité se fera dans la misère. Est-ce là ce qu’on veut ? C’est peut-être en effet l’objectif de quelques envieux, et il y en a malheureusement toujours beaucoup dans les démocraties ; ce ne peut être celui de tout homme réfléchi, qui sait bien que plus il y a de richesse dans un pays, meilleure est la situation de chacun. Par conséquent, l’impôt progressif, en même temps qu’il est violent, injuste et arbitraire, est aussi antiéconomique ; il paralyserait, comme l’a très bien dît l’illustre Rossi, la marche de la fortune publique.

Déjà, quand on applique l’impôt proportionnel dans toute sa rigueur, on fait quel que chose d’excessif au point de vue économique. Pour en revenir à ma comparaison de tout à l’heure : si j’entre dans un magasin et que j’achète 1,000 mètres d’étoffe, non-seulement le marchand ne me les vendra pas plus cher qu’à celui qui n’en achètera que 1 ou 2 mètres, mais il me fera une concession sur le prix, qu’il ne fera pas à l’autre acheteur ; la raison en est toute simple, je ne lui occasionne pas un supplément de frais en rapport avec l’importance de mon acquisition. En me faisant cette concession, il gagnera encore plus avec moi qu’avec celui qui n’achète que 1 ou 2 mètres. De même pour les transports. On avait voulu à un moment proscrire les tarifs différentiels que les compagnies de chemins de fer appliquent aux transports à grande distance, ou par fortes quantités ; on les considérait comme une violation de ce principe de l’égalité qui veut que les petits soient traités comme les gros, et l’on proposait l’unité kilométrique et l’unité de tonnage comme base de la perception. On a été bien vite obligé d’y renoncer : c’était le renversement de toutes les lois commerciales. Si on eût admis l’unité par kilomètre et par tonne comme base des tarifs, il serait arrivé que les petits auraient payé plus cher qu’ils ne paient aujourd’hui. Ce sont les tarifs différentiels qui amènent les gros transports, et les gros transports qui permettent aux compagnies de chemins de fer de consentir des réductions au profit de tout le monde. Sans les tarifs différentiels et les gros transports, les compagnies gagneraient moins et seraient moins en état de faire des concessions. Un abaissement de prix correspondant à la diminution des frais qu’on occasionne, telle est la loi générale du commerce ; elle est équitable et favorise le progrès économique. Pourquoi ne l’applique-t-on pas en ce qui concerne l’état ? il est bien évident pourtant que celui-ci ne dépense pas cent fois plus pour assurer la sécurité et la protection de celui qui a 100,000 livres de rente que pour procurer les mêmes avantages à celui qui n’a que 1,000 francs. On ne l’applique pas parce que, je le répète, les services rendus par l’états nt d’une nature toute particulière, et qu’il est difficile d’apprécier la part qui en revient à chacun. Mais si le gouvernement ne crée pas une échelle d’impôt décroissante en raison de l’étendue des services qu’il rend, qu’on n’aille pas au moins lui demander d’en établir une progressive, ce serait le renversement de toutes les lois. On ferait croire que la société n’a rien à faire avec la justice et l’économie politique.

Il ne faut pas s’y tromper, l’impôt progressif est la dernière formule du socialisme. « Le premier pas à faire pour arriver à la transformation de la société, dit le programme de l’Internationale qui envahit aujourd’hui tous les états, est d’obtenir une loi qui limite l’extension de la propriété immobilière, et, qui, par l’application de l’impôt progressif, arrête l’accumulation des capitaux et de la richesse mobilière entre les mêmes mains, en les rendant improductifs pour les détenteurs. » C’est certainement aussi la formule la plus dangereuse, car on pourrait l’admettre d’une façon inconsciente, sans se rendre compte des résultats qu’elle produirait. On ne croit plus guère en France au communisme, aux avantages de la propriété collective, ni aux bienfaits de l’état se faisant grand entrepreneur de toutes choses ; ce sont des panacées qui ont perdu de leur prestige. La foi dans les sociétés coopératives a également beaucoup diminué ; mais on croit toujours, et aujourd’hui plus que jamais, à l’efficacité de l’impôt progressif, d’abord, pour établir une prétendue égalité dans les charges qui pèsent sur les citoyens ; ensuite, pour réaliser je ne sais quel idéal dans la vie à bon marché. Il faut y faire d’autant plus d’attention, que les mauvais effets de la mesure, si elle était essayée, ne se feraient pas sentir tout de suite, ils se produiraient petit à petit, et on ne s’en apercevrait que lorsque les capitaux auraient fui, que la richesse aurait diminué, en un mot, lorsque le désastre serait irréparable. Ah ! si l’expérience ne devait pas coûter si cher, nous conseillerions fort de la tenter, car il n’y a qu’elle qui serait capable de désabuser les gens de bonne foi se ralliant à l’impôt progressif comme à une idée de progrès. Qui pourrait dire où on en serait encore en fait d’illusions au sujet des sociétés coopératives, sans l’organisation de quelques-unes d’elles, et l’assistance même qu’elles ont reçue de l’état ? On les a vues à l’œuvre, on a examiné les résultats qu’elles avaient donnés, et comme ces résultats ont été médiocres, que beaucoup de ces sociétés ont même fait faillite, le nombre des adhérens diminue de jour en jour ; mais ici le danger était limité, l’état pouvait bien, sans grand inconvénient, sacrifier quelques millions à l’expérience. L’économie sociale, les lois de la production n’étaient pas profondément troublées parce qu’un certain nombre d’ouvriers se réunissait en association et poursuivait une chimère ; il en serait autrement avec l’impôt progressif : une fois établi, on voudrait que l’expérience fut complète, et, pour qu’elle le devînt, il faudrait que les maux que nous avons indiqués se fussent produits, c’est-à-dire fussent irréparables. Ce n’est pas impunément, a-t-on dit, que les sociétés se donnent un mauvais gouvernement ; il a toujours des conséquences funestes. Cela est encore plus vrai des mauvais impôts, — les intérêts matériels sont plus prompts à s’alarmer que les intérêts politiques, et, aussitôt qu’ils s’alarment, ils ont un moyen bien simple d’échapper aux mesures qui les froissent, c’est de s’en aller au dehors, emportant avec eux les capitaux et l’intelligence du pays. Les économistes célèbres qui ont admis l’impôt progressif modéré étaient dans un milieu social tout différent du nôtre ; ils n’avaient point devant eux une démocratie triomphante et appelée de plus en plus à gouverner l’état ; ils ne connaissaient point le suffrage universel, et ils pouvaient supposer que la modération qu’ils recommandaient serait facilement appliquée, et qu’on éviterait les excès d’un principe qu’ils condamnaient eux-mêmes. Aujourd’hui, avec les principes nouveaux qui existent en politique, la perspective de cette modération ne serait qu’un leurre.

Il y a bien en ce moment en Prusse une certaine application de l’impôt progressif sur une échelle assez modérée, c’est celle qui résulte de la taxe dite des classes. Cette taxe, qui atteint presque tout le monde, depuis ceux qui possèdent 525 francs de revenu jusqu’à ceux qui ont 3,750 francs, varie entre 3 fr. 75 cent, et 90 francs ; c’est-à-dire qu’elle commence à moins de 1 pour 100 pour les revenus de 525 francs, et arrive à 2 3/4 pour ceux de 3,750 francs : c’est sa limite extrême. Au-delà, elle prend le nom de taxe sur le revenu et ne cesse plus d’être proportionnelle. Nous ne nous chargeons pas d’expliquer cette anomalie assez bizarre qui consiste à établir une progression pour les revenus inférieurs et à la supprimer pour les revenus élevés ; mais ce n’est certainement pas ainsi qu’on l’entendrait chez nous, on ferait tout le contraire. Une fois l’impôt progressif admis, on en mettrait d’abord le poids le plus lourd sur les grandes fortunes, et on l’augmenterait ensuite à plaisir, à mesure que les besoins de l’état deviendraient plus grands, jusqu’à ce qu’on lui ait fait produire ses conséquences extrêmes, qui sont la ruine du pays. On est ici comme en présence de l’engrenage d’un mécanisme, il ne faut pas lui livrer le bout du doigt, si l’on ne veut pas que tout le corps y passe.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1873.
  2. Voyez le Cours d’économie politique, par J.-B. Say, p. 398 et suiv., t. II. Collection des économistes, par Guillaumin.
  3. Tome Ier, p. 217.
  4. Voyez le Commentaire sur Ricardo, par Alcide Fonteyraud, p, 151 et suivantes. Collection des économistes, par Guillaumin.