La Question romaine (Edmond About)/17

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Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 181-191).
XVII
OCCUPATION ÉTRANGÈRE

Le pape est aimé et vénère dans tous les États catholiques, excepté dans le sien.

Il est donc juste et naturel que 139 millions d’hommes dévoués et respectueux lui prêtent main-forte contre trois millions de mécontents. C’est peu de lui avoir donné un royaume temporel ; c’est peu de le lui avoir rendu lorsqu’il avait eu le chagrin de le perdre ; il faut lui prêter une assistance permanente, si l’on ne veut pas recommencer tous les ans les frais d’une restauration. Tel est le principe de l’occupation étrangère. Nous sommes 139 millions de catholiques qui avons délégué violemment à trois millions d’Italiens l’honneur de nourrir et de loger notre chef spirituel. Si nous ne laissions pas en Italie une armée respectable pour surveiller l’exécution de nos volontés, nous ne ferions que la moitié de notre besogne.

En bonne logique, la sécurité du pape devrait être garantie à frais communs par toutes les puissances catholiques. Il serait naturel que chaque nation intéressée à l’oppression des Romains fournît son contingent de soldats. Mais un tel système aurait le défaut de faire ressembler le fort Saint-Ange à la tour de Babel. D’ailleurs, ce n’est pas toujours la logique qui gouverne les affaires de ce monde.

Les trois seules puissances qui aient contribué au rétablissement de Pie IX sont la France, l’Autriche et l’Espagne. Les Français ont assiégé Rome, les Autrichiens ont envahi les places de l’Adriatique ; les Espagnols ont fait peu de chose. Ce n’est ni la bonne volonté ni le courage qui leur manquaient ; mais les alliés ne leur ont rien laissé à faire.

S’il est permis à un simple particulier de rechercher les mobiles qui font agir les princes, j’oserai dire que la reine d’Espagne n’avait en vue que l’intérêt de l’Église, sans aucune arrière-pensée. Ses soldats sont venus pour rétablir le pape ; ils sont retournés chez eux lorsqu’ils l’ont vu rétabli. Politique chevaleresque.

Napoléon III croyait aussi que la restauration du pape sur un trône était nécessaire au bien de l’Église. Peut-être même le croit-il encore ; je n’en voudrais pas jurer. Mais ses raisons d’agir étaient nombreuses et compliquées. Simple président de la république française, héritier d’un nom qui l’appelait au trône, il avait le plus grand intérêt à montrer à l’Europe comment on dompte les républiques. Il songeait déjà à jouer ce rôle de champion de l’ordre, qui l’a fait accepter par tous les souverains comme un frère d’abord, et bientôt comme un arbitre. Mais à ces mobiles d’intérêt personnel s’en joignaient d’autres d’un ordre plus élevé, s’il est possible. L’héritier de Napoléon et de la révolution libérale de 89, l’homme qui lisait son nom sur la première page du Code civil, l’auteur de tant d’ouvrages où l’on sent palpiter la vie moderne et la passion du progrès, le rêveur silencieux qui portait en germe dans son cerveau toutes les prospérités dont nous jouissons depuis dix ans, n’était pas capable de dévouer trois millions d’Italiens à la réaction, à l’illégalité et à la misère. S’il avait fermement résolu de faire cesser la république à Rome, il n’était pas moins décidé à supprimer les abus, les injustices et toutes les traditions oppressives qui poussaient les Italiens à la révolte. Dans la pensée du chef de la France, c’était vaincre une seconde fois l’anarchie que de lui ôter tout prétexte et toute raison d’être.

Il connaissait Rome ; il y avait vécu ; il savait par lui-même en quoi le gouvernement du pape diffère des bons gouvernements. Son équité naturelle lui conseilla de donner aux sujets du saint-père, en échange de l’autonomie politique dont il les dépouillait, toutes les libertés civiles et tous les droits inoffensifs dont on jouit dans les États policés. Il écrivit à M. Edgar Ney, le 18 août 1849, une lettre qui était un vrai memorandum à l’adresse du pape. Amnistie, sécularisation, code Napoléon, gouvernement libéral ; voilà ce qu’il promettait aux Romains en échange de la république ; voilà ce qu’il demandait au pape en échange d’une couronne. Ce programme donnait en quatre mots une grande leçon au souverain, une grande consolation au peuple.

Mais il est plus facile d’introduire un ressort de Bréguet dans une montre du temps d’Henri IV que de faire entrer une réforme dans la vieille machine pontificale. La lettre du 18 août fut accueillie par les amis du pape comme une « insulte au bon droit, au bon sens, à la justice, à la majesté[1]. » Pie IX s’en offensa ; les cardinaux en firent des gorges chaudes. Cette volonté, cette sagesse et cette justice d’un homme qui les tenait tous dans sa main, leur parut comique au suprême degré. Ils en rient encore. Ne prononcez pas devant eux le nom de M. Edgar Ney ; vous les feriez pouffer !

L’empereur d’Autriche n’a pas eu l’indiscrétion d’écrire une lettre du 18 août. C’est que la politique autrichienne en Italie diffère sensiblement de la nôtre.

La France est un corps bien solide, bien compacte, bien résistant, bien uni, qui ne craint pas d’être entamé, qui n’a pas besoin d’entamer les autres. Ses frontières politiques sont à peu près ses limites naturelles ; elle n’a rien à conquérir aux environs, ou du moins fort peu de chose. Elle peut donc intervenir dans les événements de l’Europe pour des intérêts purement moraux, sans qu’on lui prête des vues de conquête. Quelques-uns de ses chefs se sont laissé entraîner un peu loin par l’esprit d’aventures ; la nation n’a jamais eu ce qu’on pourrait appeler l’ambition géographique. Elle ne dédaigne pas de conquérir le monde à ses idées, mais elle ne veut rien de plus. Ce qui fait la beauté de notre histoire, pour qui la regarde d’un peu haut, c’est le double travail poursuivi simultanément par le souverain et la nation pour concentrer la France, et disperser les idées françaises.

La vieille diplomatie autrichienne, depuis plus de 600 ans, s’occupe sans relâche à coudre des morceaux d’étoffe sans arriver à faire un habit. Elle ne regarde pas à la couleur du drap, ni à la solidité ; elle pousse l’aiguille et coud toujours. Le fil qu’elle emploie est souvent du fil blanc ; souvent aussi, il casse et le morceau se découd : elle s’empresse d’en chercher un autre. Une province se détache, on en retrouve deux ; la pièce se déchire par le milieu, on rattrape un lambeau, et l’on y recoud, vite, vite, tout ce qui peut tomber sous la main. Cette monomanie de couture a pour effet de changer incessamment la carte de l’Europe, de rapprocher, au gré du hasard, des races et des religions de toute sorte, et de troubler l’existence de vingt peuples sans créer l’unité d’une nation. Quelques vieillards machiavéliques, assis à Vienne autour d’un tapis vert, dirigent le travail, mesurent l’étoffe, se frottent les mains lorsqu’elle grandit, s’arrachent la perruque toutes les fois qu’un morceau se déchire, et regardent de tous côtés où l’on pourrait trouver à prendre. Au moyen âge, on envoyait les fils de la maison chez les princesses étrangères ; ils leur faisaient la cour en allemand, et rapportaient toujours quelque chiffon de pays. Mais aujourd’hui que les princesses reçoivent leur dot en écus, on a recours à des moyens violents pour se procurer de l’étoffe ; on la fait prendre par des soldats ; et il y a de grandes taches de sang sur ce manteau d’arlequin.

Presque tous les États de l’Italie, le royaume de Naples, la Sardaigne, la Sicile, Modène, Parme, Plaisance, Guastalla ont été cousus tour à tour à la même pièce que la Bohême, la Transylvanie et la Croatie. Rome aurait eu le même sort si les excommunications des papes n’avaient pas fait casser le fil. En 1859, c’est Venise et Milan qui payent pour tout le monde, en attendant que la Toscane, Modène et Massa viennent se faire coudre, en vertu de certains droits de réversibilité.

Quelle n’a pas été la joie des diplomates autrichiens, le jour où ils ont pu, sans faire crier personne, jeter leurs soldats dans le royaume du pape ? Assurément l’intérêt de l’Église était le moindre de leurs soucis. Et quant à s’intéresser aux malheureux sujets de Pie IX, quant à réclamer pour eux quelques droits ou quelques libertés, l’Autriche n’y a pas songé un seul instant. La vieille Danaïde n’a vu que l’occasion de verser un peuple de plus dans son tonneau mal joint qui ne peut rien garder.

Tandis que l’armée française canonnait prudemment la capitale des arts, épargnait les monuments publics et prenait Rome avec des gants, les soldats autrichiens envahissaient à la Croate les admirables villes de l’Adriatique. Vainqueurs, nous avions des raisons d’humanité pour traiter délicatement nos vaincus ; l’Autriche avait des raisons de conquête pour brutaliser les siens. Le beau pays des Légations et des Marches lui apparaissait comme une nouvelle Lombardie, bonne à garder.

Nous occupions Rome et le port de Civita-Vecchia, les Autrichiens prenaient pour eux tout le versant de l’Adriatique. Nous campions dans les casernes que la municipalité avait bien voulu nous prêter ; les Autrichiens construisaient de véritables forteresses à leur usage, avec l’argent des opprimés. Notre logement coûtait peu de chose aux Romains ; les Autrichiens vivaient sur le peuple. Pendant six ou sept ans, toutes les dépenses de leur armée furent à la charge du pays. Ils envoyaient des régiments tout nus, et quand la pauvre Italie les avait habillés, ils en renvoyaient d’autres.

Leur armée était vue d’assez mauvais œil, la nôtre aussi ; le parti radical ne leur voulait aucun bien, non plus qu’à nous. On leur tua, comme à nous, quelques soldats isolés : l’armée française se défendit avec courtoisie, l’armée autrichienne se vengea. Nous avons fusillé deux assassins en trois ans, du 1er janvier 1850 au 1er janvier 1853 ; l’Autriche a la main beaucoup plus lourde : elle tua non-seulement les criminels, mais les étourdis et même quelques innocents. Je vous ai cité des chiffres épouvantables, dispensez-moi de les répéter.

Du jour où le pape a daigné rentrer chez lui, l’armée française s’efface : elle se hâte de remettre tous les pouvoirs au gouvernement pontifical. L’Autriche n’a rendu que ce qu’elle ne pouvait garder. C’est encore elle qui se charge de réprimer les délits politiques : elle se sent personnellement lésée si l’on tire un pétard, si l’on cache un fusil : elle se croit en Lombardie.

À Rome, les Français se mettent à la disposition du pape pour tous les services d’ordre et de sécurité publique. Nos soldats ont le cœur trop honnête pour laisser courir l’assassin ou le voleur qui passe à leur portée. Les Autrichiens prétendent qu’ils ne sont pas des gendarmes pour arrêter les malfaiteurs ; chaque soldat se regarde comme un agent des vieux diplomates, chargé d’une fonction politique et non autre : les affaires de police ne le regardent pas. Qu’arrive-t-il ? L’armée autrichienne, qui a désarmé soigneusement tous les citoyens, les livre sans défense aux malfaiteurs. On m’a montré à Bologne M. Vincent Bedini, négociant, qui fut dévalisé dans son magasin à six heures du soir ; une sentinelle autrichienne montait la garde à sa porte ! L’Autriche a raison de protéger le désordre dans les provinces qu’elle occupe : plus les crimes seront fréquents et la population ingouvernable, plus la présence d’une armée autrichienne sera nécessaire. Chaque meurtre, chaque vol, chaque escalade, chaque mauvais coup enracine les vieux diplomates dans le royaume du pape.

La France serait heureuse de pouvoir rappeler ses soldats. Elle sent que leur présence à Rome n’est pas un fait normal ; elle est plus choquée que personne de cette irrégularité. Elle a réduit tant qu’elle a pu l’effectif de l’occupation ; elle embarquerait ses deux derniers régiments si elle ne savait pas que c’est livrer le pape au bourreau. Voyez à quel point elle pousse le désintéressement dans les affaires d’Italie ! Pour mettre le saint-père en état de se défendre tout seul, elle cherche à lui créer une armée nationale. Le pape possède aujourd’hui quatre régiments de fabrique française ; s’ils ne sont pas excellents, ou plutôt s’il est impossible de compter sur eux, ce n’est pas la faute des Français : le gouvernement des prêtres ne s’en prendra qu’à lui-même. Nos généraux ont tout fait au monde, non-seulement pour dresser les soldats du pape, mais pour leur inspirer l’esprit militaire, que les cardinaux étouffent soigneusement. Est-ce l’armée autrichienne qui chercherait à se rendre inutile et à se renvoyer elle-même dans ses foyers ?

Et pourtant, je l’avoue avec une certaine confusion, la conduite des Autrichiens est plus logique que la nôtre. Ils sont venus chez le pape pour y rester ; ils ne ménagent rien pour y assurer leur conquête. Ils déciment la population, afin qu’on les craigne. Ils éternisent le désordre, afin que leur présence soit toujours nécessaire. Le désordre et la peur sont les meilleures armes de l’Autriche.

Quant à nous, voici ce que nous avons fait. Dans l’intérêt de la France, rien. Dans l’intérêt du pape, fort peu de chose. Dans l’intérêt de la nation italienne, moins encore.

Le pape nous a promis la réforme de quelques abus, dans son motu proprio de Portici. Ce n’était pas tout ce que nous lui demandions ; cependant ses promesses nous ont fait plaisir. Il est rentré dans sa capitale pour les éluder tout à l’aise. Nos soldats l’attendaient l’arme au bras. Ils sont tombés à genoux sur son passage.

Durant neuf années consécutives, le gouvernement pontifical a reculé à petits pas, tandis que la France le suppliait poliment d’avancer un peu. Pourquoi aurait-il suivi nos conseils ? Qu’est-ce qui le forçait de se rendre à nos raisons ? Nos soldats continuaient à monter la garde, à présenter les armes, à mettre un genou en terre et à se promener régulièrement en patrouille autour de tous les abus.

L’insistance de nos bons conseils a fini par lui être désagréable ; sa cour rétrograde nous a pris en horreur : elle aimerait mieux les Autrichiens qui foulent le peuple, mais qui ne parlent jamais de liberté. Les cardinaux répètent tout bas, et quelquefois tout haut, qu’ils n’ont pas besoin de notre armée, que nous les gênons beaucoup, et qu’ils sauraient bien se protéger eux-mêmes, avec l’aide de quelques régiments autrichiens.

La nation, c’est-à-dire la classe moyenne, dit que notre bonne volonté, dont elle ne doute point, ne lui sert pas à grand’chose. Qu’elle se chargerait bien d’obtenir tous ses droits, de séculariser le gouvernement, de proclamer l’amnistie, de promulguer le Code Napoléon et d’établir des institutions libérales, si nous voulions seulement retirer nos soldats. Voilà ce qu’elle dit à Rome. À Bologne, à Ferrare, à Ancône, elle pense que, malgré tout, les Romains sont heureux de nous avoir, car si nous laissons faire le mal, au moins nous ne le faisons pas nous-mêmes. On nous accorde cette supériorité sur les Autrichiens.

Nos soldats ne disent rien : on ne raisonne pas sous les armes. Permettez-moi de parler pour eux :

« Nous ne sommes pas ici pour appuyer l’injustice d’un petit gouvernement qu’on ne supporterait pas vingt-quatre heures chez nous. S’il en était ainsi, il faudrait ôter l’aigle de nos drapeaux, et mettre un corbeau à sa place. L’Empereur ne peut pas vouloir la misère d’un peuple et la honte de ses soldats : il a son idée. Mais en attendant, si ces pauvres diables de Romains s’insurgeaient pour réclamer la sécularisation, l’amnistie, le code et le gouvernement libéral que nous leur avons fait espérer, nous serions forcés de leur tirer des coups de fusil. »


  1. Louis Veuillot, article du 10 septembre 1849.