La Question romaine (Edmond About)/5

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Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 35-46).
V
LES PLÉBÉIENS

Les sujets du saint-père sont divisés, par la naissance et la fortune, en trois classes bien distinctes : noblesse, bourgeoisie et plèbe. L’Évangile a oublié de consacrer l’inégalité des hommes, mais la loi de l’État, c’est-à-dire la volonté des papes, la maintient soigneusement : Benoît XIV la déclarait honorable et salutaire dans sa bulle du 4 janvier 1746, et Pie IX s’est exprimé dans les mêmes termes au commencement de son Chirografo du 2 mai 1853.

Si je ne compte pas le clergé au nombre des classes de la société, c’est qu’il est étranger à la nation par ses intérêts, par ses privilèges et souvent par son origine. Les cardinaux et les prélats ne sont pas, à proprement parler, les sujets du pape, mais plutôt les associés de sa toute-puissance.

La division des classes est surtout sensible à Rome, autour du trône pontifical. Elle s’efface par degrés insensibles, comme beaucoup d’autres abus, à mesure qu’on s’éloigne de la source. Il y a des abîmes sans fond entre le noble romain et le bourgeois de Rome, entre le bourgeois de Rome et le plébéien de la ville. Le plébéien lui-même, chargé du mépris des deux classes supérieures, en laisse retomber quelque chose sur les paysans qu’il rencontre au marché : c’est une cascade. À Rome, grâce aux traditions de l’histoire et à l’éducation donnée par les papes, l’inférieur croit sortir de son néant et devenir quelque chose en quêtant la faveur et l’appui d’un supérieur. Un système de patronage et de clientèle agenouille le plébéien devant un homme de la classe moyenne, qui s’agenouille devant un prince, qui s’agenouille à son tour et plus bas que tous les autres, devant le clergé souverain. À vingt lieues de la ville, on ne s’agenouille plus guère ; au delà des Apennins, plus du tout. Si vous allez jusqu’à Bologne, vous admirerez dans les mœurs une égalité toute française : c’est qu’en effet Napoléon a passé par là.

La valeur absolue des hommes de chaque catégorie va croissant dans le même ordre, suivant le carré des distances. Vous pouvez être à peu près sûr qu’un noble romain est moins instruit, moins capable et moins libre qu’un gentilhomme des Marches ou de la Romagne. La classe moyenne, à part quelques exceptions dont je vous parlerai bientôt, est infiniment plus nombreuse, plus riche et plus éclairée à l’est des Apennins que dans la capitale et aux environs. Les plébéiens eux-mêmes ont plus d’honnêteté et de moralité, lorsqu’ils vivent à une distance respectueuse du Vatican.

Les plébéiens de la Ville éternelle sont de grands enfants mal élevés que l’éducation a diversement pervertis. Le gouvernement qui vit au milieu d’eux, et qui les craint, les traite doucement. Il leur demande peu d’impôts ; il leur donne des spectacles et quelquefois du pain : panem et circenses, la recette des empereurs de la décadence. Il ne leur apprend pas à lire, il ne leur défend pas de mendier. Il leur envoie des capucins à domicile : le capucin forme les enfants, donne des numéros de loterie à la femme, boit chopine avec le mari. Les plébéiens de Rome sont sûrs de ne pas mourir de faim : s’ils n’ont pas de pain à la maison, ils peuvent en prendre dans la corbeille d’un boulanger, la loi le permet. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’être bons chrétiens, de se prosterner devant les prêtres, de s’humilier devant les grands, de s’incliner devant les riches et de ne point faire de révolutions. Ils sont punis sévèrement lorsqu’ils refusent de communier à Pâques ou qu’ils parlent des saints avec peu de respect. Le tribunal du vicariat n’entend pas raison sur ce chapitre ; mais la police est coulante sur tout le reste. On leur pardonne le crime, on les encourage dans la bassesse ; la seule chose qu’on ne leur passe jamais, c’est la revendication d’une liberté, la révolte contre un abus, l’orgueil d’être homme.

Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’après une telle éducation ils vaillent encore quelque chose. La pire moitié du peuple est celle qui habite le quartier des Monts. Si quelque jour, en cherchant le couvent des néophytes ou la maison de Lucrèce Borgia, vous vous engagez par accident au milieu de ces rues étroites et pavées d’immondices, vous coudoierez quelques milliers de gens perdus, voleurs, escrocs, joueurs de guitare, modèles, mendiants, cicerones, rufians de leurs femmes et de leurs filles. Avez-vous affaire à eux ? Ils vous donneront de l’Excellence, vous baiseront les mains et emporteront votre mouchoir. Je ne crois pas qu’en aucun lieu de l’Europe, pas même à Londres, on rencontre une pire engeance. Du reste, ils sont tous pratiquants, sans toutefois croire en Dieu. La police est pleine de tolérance ; elle les inquiète rarement. Ils vont bien en prison quelquefois, mais un mot de recommandation ou l’insuffisance du local les rend bientôt à la liberté. Leurs voisins, ouvriers honnêtes, s’égarent comme eux de temps à autre. Ils ont gagné gros en hiver et tout mangé en carnaval, suivant l’usage. L’été vient, les étrangers s’en vont ; plus de travail et plus d’argent. L’éducation morale, qui pourrait les soutenir, leur manque. Le besoin de paraître, maladie romaine, les tracasse. La femme se vend, si elle est jolie, ou c’est l’homme qui fait un mauvais coup.

Ne les jugez pas trop sévèrement ; songez qu’ils n’ont rien lu, qu’ils ne sont jamais sortis de Rome, que l’exemple du faste leur est donné par les cardinaux, l’exemple de l’inconduite par les prélats, l’exemple de la vénalité par les fonctionnaires, l’exemple du gaspillage par le ministère des finances. Songez surtout qu’on a pris soin d’arracher de leur cœur, comme une mauvaise herbe, ce beau sentiment de la dignité humaine, qui est le principe de toutes les vertus.

Il faut que la race italienne ait le sang bien généreux pour qu’une notable partie de la plèbe romaine ait gardé ses mâles vertus. J’ai rencontré dans le Transtevère des hommes simples, grossiers, violents, terribles quelquefois, mais véritablement hommes ; chatouilleux dans leur honneur, au point de tuer net celui qui leur manque de respect. Ils sont ignorants comme le peuple des Monts ; ils ont reçu les mêmes leçons et assisté aux mêmes exemples ; ils ont la même imprévoyance, la même ardeur au plaisir, la même brutalité dans leurs passions ; mais ils ne sont pas capables de se courber, même pour ramasser quelque chose.

Un gouvernement digne de gouverner tirerait parti de cette force ignorante. Il faudrait la dompter d’abord et la diriger ensuite. Tel joue du couteau dans les cabarets, qui ferait un admirable soldat sur le champ de bataille ; mais nous sommes dans la capitale du pape. Les Transtévérins ne s’attaquent ni à Dieu ni au gouvernement ; ils ne se mêlent ni de religion ni de politique, c’est tout ce qu’on leur demande. Et, pour prix de leur sagesse, une administration paternelle leur permet de s’égorger entre eux.

Ni les Transtévérins, ni le peuple des Monts ne donnent signe de vie politique, et les cardinaux s’en frottent les mains : ils s’admirent d’avoir entretenu tant d’hommes dans une profonde ignorance de tous leurs droits. Je ne suis pas bien sûr que la spéculation soit heureuse.

Supposez, par exemple, que les comités démocratiques de Londres et de Livourne envoient quelques officiers de recrutement dans la capitale du pape. Un plébéien honnête, doux, éclairé, y regarderait peut-être à deux fois avant de s’enrôler. Il pèserait le pour et le contre et tiendrait quelque temps la balance suspendue entre les vices du gouvernement et les dangers de la révolution. Mais la canaille des Monts prendra feu comme un tas de paille pour peu qu’on lui montre à l’horizon les profits d’une bagarre ; et les sauvages du Transtevère se déchaîneront tous à la fois si on leur fait voir dans le despotisme un attentat contre leur honneur. Mieux vaudrait une plèbe raisonneuse et composée de sages ennemis : le pape aurait souvent à compter avec elle ; mais il n’aurait jamais à trembler devant elle.

Je souhaite que les maîtres du pays n’aient plus de batailles à livrer contre la plèbe de Rome. Elle s’est laissé emporter bien facilement par les meneurs de 1848, et cependant le nom de république résonnait à ses oreilles pour la première fois. L’a-t-elle oublié ? Non. Elle se souviendra longtemps de cette parole magique, qui avait mis les grands en bas et les petits en haut. D’ailleurs les démagogues cachés qui s’agitent par la ville ne rassemblent pas les ouvriers dans le quartier de la Regola pour leur prêcher la soumission.

Je vous ai dit que les plébéiens de Rome méprisent les plébéiens de la campagne. Ils ne sont pourtant pas méprisables, même sur le versant de la Méditerranée. Dans cette malheureuse moitié de l’État pontifical, l’influence du Vatican n’a pas encore perdu toutes les âmes. Le peuple est malheureux, ignorant, crédule, un peu farouche quelquefois, mais bon, hospitalier et généralement honnête. Si vous voulez l’étudier de près, faites-vous conduire à quelque village de la province de Frosinone, vers la frontière du royaume de Naples. Traversez les grandes plaines inhabitées où la mal’aria fleurit au soleil ; prenez le chemin rocailleux qui escalade péniblement la montagne ; vous ne tarderez pas à rencontrer une ville de 5 000 à 10 000 âmes qui sert de dortoir à 5 000 ou 10 000 paysans. Du plus loin qu’on l’aperçoit, cette cité rustique a un certain aspect grandiose ; le dôme d’une église, les larges bâtiments d’un cloître, la tour d’un château féodal, vous donnent à penser que c’est quelque chose. Une légion de femmes descendent à la fontaine avec des conques de cuivre sur la tête : vous souriez d’instinct ; voilà le mouvement et la vie. Entrez ! quelque chose de froid, d’humide, de nocturne vous saisit. Les rues sont des escaliers étroits qui rampent de temps en temps sous des voûtes. Les maisons fermées semblent désertes depuis un siècle. Personne aux portes, personne aux fenêtres, personne dans la rue. Vous pourriez croire que la malédiction du ciel est tombée sur le pays, si de grosses inscriptions placardées sur chaque façade ne prouvaient que les missionnaires viennent de passer. « Vive Jésus ! vive Marie ! vive le sang de Jésus ! vive le cœur de Marie ! Blasphémateurs, taisez-vous, pour l’amour de Marie ! » Ces sentences religieuses sont comme les enseignes de la naïveté publique. Après un quart d’heure de promenade, vous débouchez sur la grande place. Une demi-douzaine d’employés civils, assis en rond sur des chaises ; bâillent à l’unisson devant la porte d’un café. Vous vous asseyez avec eux ; ils vous demandent des nouvelles du roi Louis-Philippe ; vous leur demandez quelle est l’épidémie qui a dépeuplé le pays. Mais bientôt une trentaine de marchands et de marchandes viennent étaler sur le pavé un assortiment de fruits, de légumes et de salades. Où sont les acheteurs qui payeront tous ces biens de la terre ? Les voici. La nuit approche, toute la population revient à la fois du travail des champs. Elle est belle, elle est forte, elle ferait de beaux régiments. Tous ces hommes à demi vêtus, qui rentrent avec une pioche sur le dos, se sont levés ce matin deux heures avant le soleil pour sarcler un petit champ ou remuer la terre autour de quelques oliviers. Plus d’un a son domaine à six kilomètres du village ; il y va tous les jours avec son enfant et son cochon. Le cochon n’est pas gras ; l’homme et l’enfant sont fort maigres, cependant ils sont gais ; ils ont cueilli des fleurs sur le chemin ; le fils est couronné de roses comme Lucullus à table. Le père achète deux salades avec une galette de maïs, elles feront le souper de la famille. On dormira par là-dessus, si les puces ne s’y opposent pas. Voulez-vous suivre ces pauvres gens chez eux ? ils vous feront bon accueil, et le premier mot qu’ils vont vous dire sera pour vous inviter à souper. Leur mobilier est bien simple, leur conversation bien pauvre : les cerveaux sont meublés comme les maisons.

La femme attend son seigneur au logis ; c’est elle qui vous ouvrira la porte. De tous les animaux utiles, la femme est celui que le paysan romain emploie avec le plus de profit. Elle fait le pain, la galette de blé turc, le mortier ; elle file, elle tisse, elle coud ; elle va tous les jours chercher le bois à trois milles et l’eau à un mille et demi ; elle porte sur sa tête la charge d’un mulet, elle travaille depuis le lever jusqu’au coucher du soleil sans se révolter et même sans se plaindre. Les enfants qu’elle fait en grand nombre et qu’elle nourrit elle-même sont une ressource précieuse : dès l’âge de quatre ans, on peut les employer à garder d’autres animaux.

Ne demandez pas à ces campagnards ce qu’ils pensent de Rome et du gouvernement : ils n’ont qu’une notion vague de ces sortes de choses. Le gouvernement, pour eux, c’est un employé à 75 francs par mois qui les administre et leur vend la justice. Rome ne leur a jamais rien donné, que ce monsieur. En échange d’un tel bienfait, ils payent des impôts assez lourds : tant pour la maison, tant pour le champ, tant pour la famille, tant pour les animaux, tant pour le droit d’allumer du feu, tant sur le vin, tant sur la viande, lorsqu’ils se donnent le luxe de manger de la viande. Ils se plaignent sans amertume, et regardent les impôts comme une grêle périodique sur leurs récoltes de l’année. S’ils apprenaient que Rome vient d’être engloutie par un tremblement de terre, ils ne prendraient pas le deuil : ils iraient à leurs champs, comme d’habitude, ils vendraient leur récolte au prix ordinaire, et ils payeraient moins d’impôts. Voilà ce qu’on pense de la capitale dans toutes les villes de paysans. Chaque commune vit par soi et pour soi ; c’est un corps isolé qui a des bras pour travailler et un ventre à remplir. L’agriculture est tout, comme en plein moyen âge. Il n’y a ni commerce, ni industrie, ni grandes affaires, ni mouvement dans les idées, ni vie politique, ni aucun de ces liens puissants qui attachent nos villes à la capitale, comme les membres au cœur.

S’il y a une capitale pour ces pauvres gens, c’est le paradis. Ils y croient fermement, ils y tendent de tout leur pouvoir. Tel qui se plaint de payer deux écus pour son foyer, en donne deux et demi pour faire écrire sur sa porte : Viva Maria ! Tel autre regrette les 75 francs du gouverneur, sans songer que la commune nourrit une trentaine de prêtres. Ils ont une douce maladie qui les console de tous leurs maux : c’est la foi. Elle ne les empêche pas de donner un coup de couteau lorsque le vin les allume ou que la colère les pousse ; mais elle ne leur permettra jamais de faire gras le vendredi.

Il faut les voir un jour de grande fête pour admirer l’ardeur de leur naïveté. Hommes, femmes, enfants, tout le monde court à l’église. Un tapis de fleurs s’étend sur les chemins, la joie rayonne sur tous les visages. Qu’est-il donc arrivé de nouveau ? Ce qui est arrivé ! La Saint-Antoine ! On chante la messe en musique, en l’honneur de saint Antoine. On organise une procession pour fêter saint Antoine ; les petits garçons se déguisent en anges ; les hommes revêtent le camail de leurs confréries : voici les paysans du cœur de Jésus ; voilà ceux du nom de Marie ; voilà les âmes du purgatoire. La procession s’organise un peu confusément. On s’embrasse, on se culbute, on se bat, le tout en l’honneur de saint Antoine. Enfin, la statue sort de l’église : c’est une poupée de bois, avec des joues très rouges : Victoire ! Les pétards s’allument, les femmes pleurent de joie, les bambins crient à plein gosier : « Vive saint Antoine ! » Le soir, grand feu d’artifice : un ballon, modelé à l’image et ressemblance du saint, monte au-dessus de l’église et crève magnifiquement. Saint Antoine serait bien difficile, si un tel hommage ne lui allait pas droit au cœur. Et les plébéiens de la campagne me paraîtraient bien exigeants, si, après une fête si enivrante, ils se plaignaient de manquer de pain.

Passons les Apennins ; cela repose. Quoique la population ne soit pas suffisamment abritée par une chaîne de montagnes, vous trouverez dans les villes et dans les villages l’étoffe d’une magnifique nation. L’ignorance est toujours grande, le sang toujours chaud, la main toujours vive ; mais déjà les hommes raisonnent. Si l’ouvrier des villes n’est pas heureux, il devine pourquoi ; il cherche un remède, il prévoit, il épargne. Si le colon n’est pas bien riche, il étudie avec son propriétaire les moyens de s’enrichir. Partout la culture est en progrès, et bientôt elle n’aura plus de progrès à faire. L’homme devient meilleur et plus grand à force de lutter contre la nature ; il sait ce qu’il vaut, il voit où il va ; en cultivant son champ, il se cultive lui-même.

Mais j’avoue, pour être vrai, que la religion perd du terrain dans ces belles provinces. J’ai cherché vainement dans les villes de l’Adriatique ces inscriptions de « vive Jésus ! vive Marie ! » qui m’avaient édifié de l’autre côté des monts. À Bologne, j’ai lu des sonnets au coin de toutes les rues : sonnet au docteur Massarent qui a guéri madame Tagliani ; sonnet au jeune Guadagni, à l’occasion de son baccalauréat, etc., etc. À Faënza, les inscriptions peintes sur tous les murs trahissaient bien un certain fanatisme, mais le fanatisme de l’art dramatique : « Vive la Ristori ! Vive la divine Rossi ! » À Rimini, à Forli, j’ai lu : « Vive Verdi ! Vive la Lotti ! vive Ferri, Cornaro, Rota, Mariani, et même (j’en demande pardon aux abonnés de l’Opéra) vive la Medori ! »

Lorsque j’allai visiter auprès d’Ancône la sainte maison de Lorette qui fut apportée de Palestine, avec son mobilier, entre les bras de quelques anges, je vis entrer dans l’église une troupe de pèlerins qui marchaient sur leurs genoux en versant des larmes et en léchant les dalles. Je supposai que ces bons paysans appartenaient à quelque commune du voisinage, mais un ouvrier d’Ancône qui se trouvait là m’avertit que je me trompais. « Monsieur, me dit-il, les malheureux, que vous voyez, habitent de l’autre côté des Apennins, puisqu’ils font encore des pèlerinages. Il y a cinquante ans que nous n’en faisons plus : nous travaillons. »