La Quittance de minuit/02/06

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Méline, Cans et Compagnie (Tome deuxièmep. 109-134).


VI

Landlord.


Le château de Montrath, que les gens du pays appelaient plus volontiers le Château-Neuf, s’élevait à deux cents pas environ des ruines de Diarmid. Ses cheminées étaient à peu près de niveau avec la base des tours du vieux manoir. Ce dernier occupait complètement le plateau étroit qui forme le sommet du Ranach, et, à partir de ses dernières constructions, le terrain, cédant brusquement, ne laissait nulle place à des constructions nouvelles.

Le château de Montrath avait été bâti par l’aïeul du lord actuel, Miles Fulton, baron de Montrath. C’était un édifice tout anglais et dans le style de ces charmants manoirs modernes qui abondent dans presque tous les comtés de la riche Angleterre. Seulement il y avait ici quelque chose de plus gracieux, de moins convenu, un peu d’invention et de fantaisie, une physionomie propre et des lignes qui n’étaient point la reproduction trop exacte de ce plan unique auquel se sont tenus les architectes anglais depuis cent cinquante ans.

La position magnifique avait aidé l’art. Les fenêtres de Montrath voyaient d’un côté, à revers, le vaste et beau paysage aperçu de la ferme des Mamturcks ; de l’autre côté, la baie de Kilkerran et les innombrables îles.

Le parc s’étendait, à l’est et au midi, jusqu’au territoire de Connemara et à la mer ; à l’ouest, les murs de l’enclos montaient la pointe du cap et allaient rejoindre les ruines de Diarmid.

À l’heure où les gens de Molly-Maguire se hâtaient vers le rendez-vous de la galerie du Géant, le maître de ce beau domaine, lord George Montrath, avait réuni dans la bibliothèque une demi-douzaine de personnages, qui, la tête courbée et le sourire aux lèvres, semblaient en être encore aux compliments de bienvenue.

Lord George était un homme de quarante ans, grand, fort, et marqué au plus haut degré de ce cachet britannique qui fait reconnaître les Anglais dans les cinq parties du monde.

Il était mis à la dernière mode de Londres, sous son mackintosh de voyage. Sa cravate blanche, nouée avec une précision merveilleuse, supportait carrément une face large et pleine, dont la peau transparente laissait voir des chairs d’un rouge uniforme.

Les joues, le menton, le nez, le front, les oreilles, tout était rouge, non pas précisément de ce rouge foncé que donne l’ivresse ou l’apoplexie menaçante, mais d’un beau rouge anglais, carminé, luisant, égal et tirant sur la cerise à demi mûre.

Les traits de lord George étaient assez beaux, mais trop petits pour l’ampleur charnue de son visage. Le caractère leur manquait, et ils étaient comme écrasés par deux grosses touffes de favoris blonds qui descendaient seulement un au-dessous de l’oreille, pour s’étaler à droite et à gauche en éventail.

Les cheveux étaient courts et bouclés. Les sourcils blonds à reflets blanchâtres ne jetaient point d’ombre sur des yeux clairs et transparents comme s’ils eussent été de porcelaine.

La taille était, comme le visage, bien proportionnée, mais lourde et molle.

Il y avait d’ailleurs au milieu de cet extérieur épais une dose fort suffisante de distinction fashionable. Nul ne pouvait s’y méprendre ; le nobleman perçait dans toute la personne de Montrath.

Lord George, malgré ses quarante ans, était encore un des lions de la mode londonienne. Ce n’était point, du reste, un de ces lords irlandais flétris du sobriquet de lords de l’Union, nobles d’hier, qui conquirent leurs siéges au parlement en vendant leur pays ; c’était un vrai seigneur, baron depuis Guillaume, et possédant de père en fils une immense fortune territoriale.

Ses revenus allaient à quarante mille livres sterling. Il était propriétaire de tout le pays entre les lacs et la mer, et ses fermes couvraient les versants fertiles des Mamturcks.

Les personnages appelés ce soir auprès de lui étaient ses agents d’affaires.

Le premier en grade, l’intendant de milord, avait nom Robert Crackenwell.

Il était du même âge que Sa Seigneurie et avait vraiment fort bon air. Avec quelques milliers de livres de revenus, cet intendant eût fait à Londres une excellente figure.

Il avait vécu dans la grande ville. Il y avait mangé comme il faut, le petit héritage paternel. En ce temps il fréquentait noble compagnie, et vous l’eussiez pris pour un lord. Il tenait tous les paris, jouait à Brighton et à Bath, courait à Epsom, et possédait sur le turf un nom recommandable.

Ces choses lui avaient valu l’estime de lord George, qui l’avait fait son intendant. Après avoir jeté follement son argent par les fenêtres, Robert Crackenwell, devenu sage, écorchait de pauvres gens qui mouraient de faim.

De la prodigalité à l’usure, il n’y a qu’un tout petit pas, et ces bons vivants qui ont dévoré une fortune savent mieux que personne assassiner pour quelques pence.

Crackenwell avait une tenue convenable, presque élégante ; on voyait qu’il n’avait pu perdre complètement ses habitudes de dandy, et son gilet était à la mode de l’année précédente.

Parmi les autres agents, qui étaient tous Irlandais, trois ou quatre se tenaient timidement à l’écart. On ne voyait que leurs grosses têtes chevelues et les pèlerines frangées de leurs carricks. Deux seulement se montraient hardiment ; c’étaient Dirck Mellyn, le Successeur de Luke Neale sur les bords de la Moyne, et Noll Noose, du Connemara.

Ils portaient tous les deux le carrick fauve des fermiers du Connaught.

Dirck était un petit homme d’aspect vif et inquiet, dont les traits pointus disparaissaient presque sous la grande chevelure celtique. Noll avait un air endormi et niaisement malicieux ; vous l’eussiez pris pour un maquignon normand, ferré à neuf pour la foire prochaine.

George Montrath était assis sur un divan et mettait ses deux pieds sur une bergère ; la fatigue du voyage récent avait dessiné un cercle plus rouge autour de ses yeux transparents.

Crackenwell avait une chaise ; les agents inférieurs se tenaient debout, et c’était à qui ne pénétrerait point trop avant dans le cercle lumineux qui entourait Sa Seigneurie.

— Dépêchons ! dit lord George en étouffant un bâillement. Maître Crackenwell, je vous prie d’apprendre à ces dignes gens les motifs qui m’ont fait les appeler auprès de moi.

— Milord, répliqua l’intendant avec une affectation de respect sous laquelle perçait une parfaite aisance, je serais coupable si j’avais attendu jusqu’à ce moment, après les lettres si pressantes de Votre Seigneurie… J’ai déjà parlé bien des fois et de mon mieux.

Montrath regarda tour à tour les deux fermiers irlandais qui se tenaient en avant de leurs collègues, et ramena son œil vers Crakenwell.

Il y avait une sorte de prière dans cette œillade. Mais l’intendant ne l’exauça point ; il demeura froid et muet.

Les deux middlemen soutinrent vaillamment, chacun à sa manière, le regard du landlord. Dirck Mellyn roula ses petits yeux brillants, et Noll Noose tourna son chapeau à bords étroits dans ses mains, en souriant tout doucement.

Derrière eux il se fit un murmure timide. Les autres middlemen s’agitaient sur le tapis et avaient la fièvre du respect.

— S’il m’était permis de risquer un mot, murmura Noose avec un salut gauche, je dirais à Sa Seigneurie que je ne suis pas fâché de me trouver face à face avec elle… outre l’honneur de lui présenter mon respect… Les temps ne valent rien ; n’est-ce pas, Mellyn ?

— Oh ! s’écria Dirck, depuis que le monde est monde, on ne vit jamais misère pareille.

— Au grand jamais ! appuya le chœur des middlemen.

— C’est bien vrai ! reprit Noll, et je présume que c’est le moment de demander à notre bon lord une petite diminution de redevance.

Dirck Mellyn toussa et regarda tout au fond de son chapeau, pour ne pas voir l’effet de ces paroles hardies.

Les agents subalternes soupirèrent à l’unisson et se firent petits dans l’ombre.

Noll, au contraire, continua de fixer sur le lord ses prunelles ternes et niaises.

L’intendant Crakenwell s’étudiait à réprimer un sourire.

Lord George bâilla.

— Combien êtes-vous de middlemen sur le domaine de Montrath ? demanda-t-il.

— Huit, pour le compte de Votre Seigneurie, répondit Noll, depuis la mort du pauvre Luke Neale. Quant à la partie de vos terres qui est gérée par les banquiers de Londres, je crois bien qu’il y a dessus une demi-douzaine d’agents pour le moins… M. Crackenwell sait mieux cela que nous.

— Et combien vous faudrait-il de diminution ? dit encore lord George.

Dirck Mellyn fit un geste de surprise et cessa de contempler le fond de son petit chapeau.

Le front étroit de Noll Noose eut comme un rayonnement d’espoir.

— Que Dieu bénisse Votre Seigneurie ! murmura-t-il d’un accent dévot ; je ne sais pas ce qu’il faudrait à Olivier Turner, notre confrère qui est riche, riche ! et qui pourrait bien faire un petit sacrifice à son landlord… Il n’est pas ici, le bon garçon !… mais Dirck Mellyn et les autres… et moi surtout, par mon salut ! nous sommes plus pauvres que Job… une centaine de guinées me ferait grand bien pour ma part.

— Je n’en demanderais ni plus ni moins, dit Mellyn avec un sourire inquiet.

Les autres dirent :

— Il ne nous en faudrait pas davantage !

Toutes ces bonnes gens, qui avaient le costume ordinaire des fermiers d’Irlande, faisaient tout doucement leur fortune en pressurant sans pitié l’indigence de leurs voisins. Ils tenaient à bail une partie considérable du domaine de Montrath, qu’ils sous-louaient, subdivisée en microscopiques tenances, à des centaines de malheureux.

En cela consiste le métier de middleman ou d’agent intermédiaire entre le seigneur et son fermier.

La plupart du temps, il existe entre le lord et le tenancier plus d’un intermédiaire. Londres possède plusieurs agences qui prennent à bail des quantités de terres irlandaises et les font gérer par des intendants domiciliés dans quelque grande ville des quatre provinces. Ces intendants ont des sous-agents sur les lieux ; ceux-ci sont, vis-à-vis des intendants, ce que les intendants sont à l’égard des banquiers, ce que les banquiers sont pour les landlords. De sorte que tel misérable champ de pommes de terre, à peine suffisant pour nourrir le fermier qui le cultive, doit servir encore des bénéfices aux sous-agents, des bénéfices à l’intendant, des bénéfices aux banquiers et la rente principale du landlord.

Le tenancier meurt à cette tâche impossible ; les entremetteurs s’engraissent ou sont assassinés : c’est la règle.

Quant au lord, il touche sa rente, et ne va point sonder vraiment cet abîme de misère où se puise l’or qui emplit incessamment ses coffres…

Montrath reçut d’un air impassible la déclaration des middlemen.

— Et vous, maître Crackenwell, dit-il ; n’avez-vous point quelque requête de ce genre à m’adresser aussi ?

— Je vis sur le domaine de Votre Seigneurie, répliqua l’intendant ; cela me suffit, et je ne cherche point à faire fortune.

— Faire fortune ! répétèrent les agents subalternes d’un ton larmoyant. Ah ! seigneur Jésus ! faire fortune dans notre pauvre Connaught, en menant le métier de middleman !…

— J’y ai mangé mes petites économies, ajouta Mellyn en adressant au lord un patelin sourire.

— Il y a longtemps que je n’ai plus d’économies ! soupira Noose qui secoua sa grosse tête.

— Nous sommes pauvres, pauvres, pauvres ! gémirent les autres ; plus pauvres que des mendiants !…

Et tous répétèrent en chœur :

— Ah ! quel métier ! Seigneur Jésus ! quel métier !

Montrath releva sur eux son regard froid et lassé.

— Vous êtes de bons garçons, dit-il, et je veux faire quelque chose pour vous… J’étais venu avec l’intention de vous imposer à chacun une augmentation de trois cents livres.

— Trois cents livres ! s’écrièrent à la fois les middlemen.

— Trois cents livres, répéta paisiblement lord George ; mais puisque les temps sont difficiles, Dieu me garde d’augmenter vos embarras !… L’année prochaine je diminuerai vos fermages ; l’année d’après aussi, l’année suivante encore…

Les middlemen, au lieu de témoigner leur joie de ces promesses inespérées, gardaient tous le silence.

Dirck Mellyn roulait ses petits yeux vifs qui disparaissaient, se remontraient et disparaissaient encore, sous l’ombrage de ses gros sourcils, avec une rapidité prestigieuse. Le bon Noll Noose semblait atterré ; il fixait sur le lord son regard plein de détresse et de défiance. Il écrasait, sans le savoir, sous son bras, le feutre fauve de son chapeau rond, et ressemblait à un homme étourdi par l’imminence imprévue d’un grand péril.

— Vous m’entendez bien, mes garçons, reprit Montrath ; je veux vous venir en aide, comme c’est mon devoir… Point d’augmentation !… une simple somme, une misère ! que des circonstances extrêmes me contraignent à exiger de vous.

— Ah ! Jésus ! Jésus ! balbutièrent les malheureux middlemen qui étaient tout pâles.

— Trois cents livres chacun, poursuivit Montrath, pas un shilling de plus… et soyez, sûrs que vous serez les mieux traités de vos confrères.

— Mais, milord…

— Mais Votre Seigneurie…

— Olivier Turner, qui n’est pas un bon serviteur comme vous, payera six cents livres.

— Oh ! il le peut bien, dit Mellyn.

— Cela est le double ! appuya Noll Noose.

— Les autres, continua Montrath, seront traités comme ils le méritent… Allez vous coucher, mes enfants, et que la somme soit ici avant demain soir.

Les petits yeux de Mellyn avaient un mouvement de rotation extraordinaire ; Noose écrasait son chapeau et regardait ses pieds dans une attitude désespérée.

— Allez, mes enfants, allez ! répéta lord George d’un ton tout paternel.

Les quatre agents que leur modestie avait réduits au rôle de comparses se dirigèrent docilement vers la porte. Dirck et Noll les suivirent à contre-cœur. Arrivé au seuil, Mellyn se retourna et fil quelques pas vers l’intérieur de la chambre.

— Votre Seigneurie, dit-il, Olivier Turner pourrait bien payer sept cents livres, voyez-vous !

— Il payera sept cents livres, répliqua le lord.

Musha ! s’écria Noose énergiquement, mettez-le à huit cents, mon bon lord !

— Je le mets à huit cents.

Les middlemen saluèrent respectueusement et se retirèrent à demi consolés.

En définitive, c’étaient leurs pauvres fermiers qui devaient payer cet impôt extraordinaire, et il fallait bien que les tenanciers de Montrath donnassent la bienvenue à leur aimé seigneur.

Ils n’avaient même pas essayé de discuter, parce qu’ils savaient parfaitement que toute discussion était inutile. À quoi bon parler de la misère des paysans et de l’accroissement de famine que cette exaction nouvelle allait porter dans les misérables cabanes ?

Ils allaient être obligés d’élever les redevances d’autant et de chasser sans pitié les fermiers à l’année qui ne pourraient pas solder cette rente exagérée.

Des familles nues allaient descendre dans les bogs, sans pain et sans asile…

Mais milord avait besoin d’argent.

George Montrath et Robert Crackenwell restèrent seuls.

Le lord quitta le centre du sofa et prit place à l’une de ses extrémités, invitant du geste Crackenwell à s’asseoir.

Crackenwell s’assit sans se faire prier, et plutôt avec l’aisance d’un égal qu’avec la soumission respectueuse d’un inférieur.

Il avait suivi les deux middlemen d’un regard équivoque où se mêlaient l’ironie et la pitié.

La pitié ne s’adressait point aux middlemen.

— Cela pourra durer quelques années encore, dit-il, répondant à sa propre pensée ; mais les fils de Vos Seigneuries, milords, n’auront point d’héritage en Irlande.

— Nos fils aviseront, dit Montrath. Eh bien ! Robert, vous avez toujours eu un grain de philosophie !… laissons cela, je vous prie, ami, et parlons de choses plus sérieuses… Vit-elle encore ?

— Je le crois, répondit Crackenwell.

Un peu de pâleur était venue au front de lord George ; sa physionomie épaisse et matérielle laissa percer un mouvement de joie.

Il prit son mouchoir pour essuyer ses tempes, où il y avait des gouttes de sueur.

Crackenwell, renversé sur le dos de l’ottomane, avait les yeux au plafond, et gardait l’apparence du calme le plus complet.

Lord George l’examinait en dessous. C’était quelque chose de bizarre que cette précaution chez un homme dont les habitudes poussaient le sans-gêne jusqu’à la brutalité.

On eût dit que, pour un motif ou pour un autre, lord George avait peur de Crackenwell.

— Allons, Robin, mon ami, reprit-il, cela me fait plus de plaisir que je ne puis vous dire… Il fallait bien que je me mariasse, après tout, et je ne pouvais pas rester ainsi éternellement dans la gêne… Mais l’idée d’un meurtre !… c’est plus fort que moi… Je me rappellerai toujours la terrible nuit que j’ai passée le soir où vous attaquâtes ce rustre de Mac-Diarmid dans le bois de Richmond…

— Ce fut un méchant coup, dit froidement Crackenwell ; Votre Seigneurie ne m’y reprendrait plus aujourd’hui ; mais j’étais un homme ruiné, et mes créanciers ne me laissaient pas d’asile pour reposer ma tête… Dans ces cas-là, on fait ce qu’on peut.

— Grâce à Dieu, dit Montrath, vous manquâtes le rustre !

— C’est-à-dire que Percy Mortimer, qui n’était alors que capitaine, se trouva là par la grâce du diable… Celui-là est un fâcheux que j’ai heurté plus d’une fois sur mon chemin… Sans lui, milord, vous auriez une sotte affaire de moins sur les bras.

— Et un poids de plus sur la conscience, murmura Montrath.

Crackenwell le regarda en face.

— Les scrupules de Votre Seigneurie, répondit-il, sont un peu tardifs, mais assurément bien respectables… Moi je retirai de cette affaire un coup d’épée qui me traversa le bras… c’est un souvenir qui m’empêchera de l’oublier jamais… et, à parler franc, j’aimerais mieux un remords… mais je préfère encore ma situation à celle de Votre Seigneurie.

— Connaissez-vous donc mes embarras nouveaux ? demanda Montrath avec une sorte de découragement.

— Milord, je les devine à peu près… De toutes les façons d’agir, celle que vous avez choisie était la plus dangereuse… Je m’étais fait l’honneur de vous donner là-dessus mon humble avis… mais Votre Seigneurie a cru tout concilier en prenant un moyen romanesque, usité seulement dans les tragédies de Drury-Lane… Ce moyen laisse en repos votre conscience timorée ; tout doit être pour le mieux.

Le rouge monta au visage de Montrath et ses sourcils se froncèrent, mais il réprima vite ce mouvement de courroux.

— Ami Robin, dit-il doucement, vous êtes toujours railleur… mais il n’est pas donné à tout le monde de pousser si loin que vous la philosophie.

— Tuer lentement, murmura Crackenwell, — ou tuer d’un seul coup, c’est toujours tuer, milord.

Montrath mordit sa grosse lèvre et s’agita sur les coussins.

Crackenwell croisa ses jambes et se mit de plus en plus à l’aise.

— Savez-vous, milord, reprit-il, que mon métier n’est pas des plus agréables ici ?…

— Ne gagnez-vous pas suffisamment ? demanda Montrath.

— On ne gagne jamais suffisamment lorsqu’on a passé la quarantaine et qu’on a la prétention de jouir encore de la vie… Mais il ne s’agit pas de cela ; mes revenus sont honnêtes et je m’en contenterais à la rigueur, si je ne voyais pas toujours au-dessus de ma tête une épée suspendue par un fil… C’est renouvelé de Damoclès, et ce n’en est pas plus gai… Milord, j’aurais fantaisie de revoir Londres, et de laisser à un plus brave l’honneur de vous représenter dans le Connaught.

— Nous causerons de cela, Robin.

— J’aimerais en causer tout de suite.

— C’est que mes affaires sont dans un état !…

— Vous savez bien, interrompit l’intendant, qu’un millier de livres par mois suffit amplement à mon train de vivre.

Montrath essaya de sourire.

— Vous faites un joyeux compagnon, Robin, murmura-t-il ; voyons, parlons sérieusement, et donnez-moi un bon conseil.

Crackenwell ne perdait point son air d’indifférence et parlait comme un homme admirablement sûr de son fait.

— Mes conseils sont fort au service de Votre Seigneurie, répliqua-t-il, je suis prêt à les lui donner, quitte à reprendre dans un instant l’entretien au point où nous le laisserons… De quoi s’agit-il ?

— Je suis ruiné, Robin, dit Montrath d’une voix chagrine et fatiguée ; Mary Wood me coûte plus cher à entretenir que trois danseuses françaises, et ses exigences augmentent tous les jours.

— Je vous l’avais prédit, Milord.

— Assurément, Robin ; mais c’est un conseil que je vous demande.

L’intendant réfléchit durant quelques instants ; un sourire était autour de ses lèvres.

— C’est une femme de tête que cette Mary Wood, reprit-il avec admiration, elle a profité de l’occasion mieux que moi… Hier, pauvre servante, elle est aujourd’hui riche comme une pairesse… Ah ! ah ! milord ! ce dévouement-là devait vous coûter cher…

Montrath fixait ses yeux dans le vide et joignait ses mains sur ses genoux avec découragement. Le rouge de son visage était moins vif et arrivait à une sorte de pâleur.

— Oui, oui, murmura-t-il, cela me coûte bien cher… de l’or, toujours de l’or !… elle est insatiable ! Et si ce n’était que de l’or !… mais des craintes incessantes !… Je ne vis plus Robin ! cette créature s’attache à mes pas comme une vivante menace… Je la vois partout : au théâtre, au parc, à l’église !… On se demande à Londres d’où elle sort et quelle fortune peut suffire à son luxe insensé… Elle a pris un appartement magnifique dans Portland-Place, vis-à-vis de ma propre maison… Elle a des chevaux hors de prix, des diamants, des toilettes écrasantes, et chaque fois que je sors, je vois sa figure stupéfiée par l’ivresse se balancer sur les coussins de son splendide équipage…

— Elle s’enivre toujours ?… dit Crackenwell à voix basse ; ce serait un moyen…

Montrath le regarda en face et l’interrogea d’un œil avide.

Crackenwell jouait avec les franges de l’ottomane, et ne jugeait point à propos de poursuivre.

— Et puis, reprit le lord, au moindre retard, des menaces impitoyables !… Ce qu’elle demande, il le lui faut à l’instant même, et quelle que soit la somme, sinon elle entre en fureur et veut tout révéler à lady Montrath !…

— C’est le défaut de la cuirasse, murmura Crackenwell ; le gin ne lui ôte pas tout son bon sens, à ce qu’il paraît. Moi je n’y mettrais pas tant de raffinement, et j’irais tout bonnement au coroner, en cas de discussion avec Votre Seigneurie.

— Vous, Robin ! s’écria Montrath atterré.

— Le cas échéant, répliqua Crackenwell ; veuillez bien me comprendre, ceci est une pure et simple hypothèse ; je suis bien assuré que Votre Seigneurie ne me mettra jamais en position de l’accuser d’assassinat ou seulement de bigamie.

Montrath se leva et se pressa le front à deux mains.

— Quant à cette Mary Wood, reprit paisiblement Crackenwell, ses prétentions me semblent exorbitantes ; si elle prend tout, il ne restera rien pour moi ; je m’y oppose… Elle est à Londres ?

— Le sais-je ? répondit Montrath avec la fatigue du désespoir ; elle me suit partout comme le remords de ma faute… Je l’ai vue en France, où j’avais conduit lady Montrath… je l’ai retrouvée en Italie… Elle découvre ma trace avec une infernale adresse… Qui sait si elle ne sera pas demain à Galway ?…

— C’est le noir chagrin d’Horace ! murmura Crackenwell qui avait lu ses auteurs. Si elle vient, je ne serai pas fâchée de la voir… En somme, elle et moi nous sommes deux puissances alliées.

— Vous vous mettriez donc avec elle contre moi ? dit Montrath piteusement.

— Pure et simple hypothèse, milord… Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que la chose n’est pas absolument impossible.

Montrath tourna le dos et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

Crackenwell gardait son attitude impassible.

Il suivait lord George d’un regard indifférent et occupait son loisir à effiler les franges de l’ottomane.

Montrath étouffait. Il ouvrit brusquement la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée l’air frais de la nuit.

Le feu du cap Ranach brûlait à deux cents pas de lui, au sommet de la montagne, et mettait ses lueurs sombres sur les grandes tours de Diarmid.

Cette vue fit diversion à l’abattement du lord.

— Qu’est-ce là ? demanda-t-il en se rejetant vivement à l’intérieur de la chambre.

Crackenwell se leva et vint s’accouder à l’appui de la croisée.

Il regarda le feu durant quelques secondes sans mot dire.

— Cela, répliqua-t-il enfin, c’est un signal qui m’appelle à Londres et m’avertit que les affaires de Votre Seigneurie sont dangereuses à manier par le temps qui court…

— Je ne vous comprends pas, Robin, dit Montrath.

— Les balles vont vite, murmura l’intendant, et quand ces diables de Molly-Maguires s’assemblent, on n’est jamais sûr de coucher dans son lit le lendemain.

— Ce serait un signal des ribbonmen ? … balbutia Montrath.

Crackenwell fit un signe de tête affirmatif.

— Si près du château !…

— Voilà déjà trois ou quatre fois que je vois ce feu, répondit Crackenwell. Je pense bien qu’ils sont quelque part dans les grottes de la falaise… Milord, veuillez vous retirer ; je crois prudent de fermer la fenêtre… les coquins visent juste, et que deviendrait mon aisance future s’ils allaient choisir pour cible Votre Seigneurie ?

Crackenwell referma la croisée et alla reprendre sa place sur l’ottomane.

L’agitation de Montrath était revenue plus forte, et il se promenait à pas précipités, en laissant échapper de confuses paroles.

— Encore un danger ! murmurait-il. Des menaces partout… partout… partout !

Il vint se mettre devant Crackenwell et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Les Mac-Diarmid ne savent rien ? dit-il.

L’intendant haussa les épaules.

— Je n’ai jamais songé à m’informer de cela, répondit-il ; c’est une affaire entre eux et vous, milord.

— C’est que je me souviens de ces huit frères qui se dressèrent un matin, menaçants, devant mon réveil. Il y a autour de moi un cercle fatal, Robin… je n’en sortirai pas.

— C’est mon avis, milord, répondit l’intendant froidement.

Montrath le regarda avec colère.

— Dieu me damne ! s’écria-t-il tandis que le sang montait violemment à son visage, je suis riche et je suis puissant… Prenez garde, maître Crackenwenll !… j’écraserai quelque jour cette poignée de misérables qui m’entoure et qui me fait peur.

— Essayez ! murmura l’intendant sans s’émouvoir.

Montrath, en un mouvement de rage aveugle, fit un pas en avant et leva son poing terme.

Crackenwell ne bougea pas.

Montrath, au lieu de frapper, laissa retomber ses bras le long de ses flancs ; son front se courba sous la conscience de sa détresse.

— Robin, dit-il d’un ton suppliant, nous avons été amis autrefois… ayez pitié d’un vieux compagnon… Cette femme, à qui j’ai fait tant de mal serait moins impitoyable que vous… elle me pardonnerait ! Vous savez où elle est ; dites-moi sa retraite.

Crackenwell cessa de jouer avec les franges de l’ottomane, et regarda le lord d’un air étonné.

— Ne savez-vous point où Mary Wood l’a conduite ? demanda-t-il.

— Je sais, répondit le lord d’une voix basse et tremblante, qu’elle est enfermée vive dans une sorte de tombeau… Voilà tout.

Crackenwell eut un long et franc éclat de rire.

— Cette Mary est une femme de tête s’écria-t-il. Eh bien ! milord, je n’en sais pas plus long que vous… Elle est en France peut-être… peut-être en Écosse… ou bien encore, qui sait ? Mary est bien capable de l’avoir cachée dans Londres !…