La Quittance de minuit/03/12

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Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 209-234).


XII

Le Corrib.


Nous revenons dans le bog de Clare-Galway, au moment où l’arrivée de l’heiress troubla inopinément la vengeance des Molly-Maguires.

Ceux-ci ne prenaient plus désormais la peine de se cacher ; ils étaient rassemblés en foule, hommes, femmes et enfants, sur le bord fangeux du Doon, qui leur présentait en cet endroit un obstacle infranchissable. Les dragons continuaient à se débattre dans la vase ; les uns parvenaient à se reprendre aux débris de la chaussée, les autres mouraient. La plupart des chevaux avaient déjà disparu.

Personne, parmi les ribbonmen, n’avait reconnu Ellen Mac-Diarmid.

Jermyn lui-même ne se doutait point que la mante rouge recouvrait sa noble cousine. Mais au moment où son fusil partait, un souffle de vent ou la rapidité croissante du galop des poneys souleva le capuchon de l’heiress. Jermyn aperçut son visage, et la vit en même temps chanceler. Il sentit la mort entrer dans son cœur, car il pensa l’avoir blessée.

Et tandis que les Molly-Maguires poussaient des cris de sauvage triomphe, il laissa échapper son arme et tomba comme foudroyé.

Son coup avait porté, mais ce n’était pas Ellen qui avait été frappée.

Au moment où Jermyn avait tiré, les deux fugitifs se présentaient de profil et galopaient serrés l’un contre l’autre. Le major restait seulement un peu en arrière. La balle du mousquet de Jermyn l’atteignit à celui de ses bras qui était blessé déjà ; la douleur en fut plus vive, et il chancela sur son cheval.

Ellen, qui le vit pâlir, se pencha et le soutint de sa main étendue ; elle sentit la taille du major qui s’affaissait inerte ; elle vit ses yeux se fermer.

Ils étaient à l’endroit le plus découvert du bog, et la moindre halte les eût mis aux mains des Molly-Maguires en fureur. Depuis quelques secondes, en effet, leur course avait hésité, parce que Mortimer voulait revenir vers ses soldats en péril, et qu’il cédait seulement à la menace d’Ellen, qui lui disait :

— Si vous allez mourir, j’irai mourir avec vous !…

Il la suivait, mais avec répugnance, et son dessein formel était de regagner la chaussée de planches dès qu’il aurait mis Ellen hors de la portée des balles.

Mais cette nouvelle blessure qui venait le frapper convalescent à peine et affaibli par tant d’autres blessures plus anciennes, l’avait abattu complétement et tout de suite. Ses yeux se voilèrent ; il ne vit plus rien.

Le cœur de l’heiress se serra sous l’étreinte d’une mortelle angoisse, mais elle ne s’arrêta point, parce que les Molly-Maguires rechargeaient leurs armes et que le major restait à portée de mousquet du cours du Doon.

Au contraire, elle pressa la course des deux chevaux avec une ardeur croissante et mit ses deux bras à soutenir le major, se confiant, pour la direction à suivre, sur l’instinct fidèle des deux poneys.

Ceux-ci, prenant un élan nouveau, bondirent, effleurant à peine de leurs sabots légers le gazon spongieux du bog ; ils allaient comme le vent, toujours côte à côte, et mesurant avec une précision admirable la vitesse égale de leur course.

Ceux des dragons qui étaient parvenus à s’accrocher aux assises de la chaussée regardaient cette fuite avec un désespoir mêlé de rancune.

Ils étaient restés au fond du précipice : l’un d’entre eux se sauvait sans s’occuper de leur misère ! Celui-là était le chef, et il avait pour devoir rigoureux de rester le dernier au milieu du péril. Et il fuyait ! Et sa fuite se dirigeait, non point du côté de Tuam, où restaient en garnison leurs camarades qui eussent pu apporter du secours, non point du côté de Galway, où l’on aurait pu trouver de l’aide, mais vers les lacs ! Il fuyait, en un mot, pour fuir et non pour aller chercher un remède à la terrible agonie de ses soldats.

— Le cornette Dixon s’est sauvé, disaient les malheureux ; mais c’est un brave cœur !… il est allé du côté de Tuam, et si un secours nous vient, c’est à lui que nous le devrons.

— Courage, M. Brown, disaient les autres, encore un effort, et vous sortirez de ce trou maudit !… Ah ! nous sommes heureux de vous voir hors de peine, vous, et nous savons bien que si votre cheval peut vous porter jusqu’à Galway, nous aurons de l’aide avant ce soir !…

L’enseigne Brown avait tenu la tête de la cavalcade depuis le commencement du voyage, et il était le plus avancé de toute la troupe. Son cheval, qui était excellent et moins lourd que ceux des simples soldats, ne s’était abattu qu’après de nombreux efforts et touchait presque l’endroit où avait cessé l’œuvre des ribbonmen.

Une distance de quelques pieds le séparait seulement de la partie de la chaussée de planches qui restait intacte. Cette distance avait été franchie à peu et avec des efforts incroyables. Au moment où les Molly-Maguires, tournant le dos à cette partie de la chaussée, s’occupaient exclusivement de la fuite du major, l’enseigne Brown parvint à s’accrocher des deux mains au terrain solide. Il grimpa sur les planches sans abandonner la bride de son cheval, et s’attelant ensuite à cette bride, il aida sa monture à le suivre.

— Oh ! M. Brown, dirent les malheureux dragons, que Dieu vous protège et souvenez-vous de nous !

Brown était déjà en selle ; il piqua son cheval qui secoua ses flancs chargés de boue et partit au galop.

Les dragons ne lui envoyèrent que des bénédictions, car ils espéraient en lui.

Quant au major, ils le maudissaient et l’accusaient de lâcheté. C’est à peine si les Molly-Maguires eux-mêmes étaient animés contre lui de sentiments plus hostiles. Et Dieu sait pourtant que les Molly-Maguires avaient la rage au cœur, et qu’ils auraient donné tout le reste de leur vengeance pour cette proie qui leur échappait !

Les poneys cependant avaient couru vaillamment. On n’apercevait plus les deux fugitifs que comme un point rouge dans la direction du Corrib : ils disparurent tout à fait derrière les arbres qui s’étendent comme un cordon vert entre le bog et le lac.

Ellen s’arrêta ; sans descendre de cheval, elle déchira la manche de l’uniforme du major, et serra son mouchoir de toile sur la plaie. Le sang de Percy coulait abondamment.

Mais les Molly-Maguires avaient pu voir l’endroit où les deux fugitifs avaient quitté le marais. Plusieurs d’entre eux avaient déjà quitté le gros de la foule, et l’heiress s’attendait à être poursuivie. Il n’était pas temps encore de s’arrêter.

Les poneys, dont les flancs fumaient, reprirent intrépidement leur course parallèle. Mortimer poussa un gémissement faible en se sentant secouer de nouveau ; mais son regard était comme mort, et il ne se rendait point compte de ce qui se passait autour de lui.

L’heiress ne s’arrêta qu’au bord même du lac ; elle rendit la liberté à ses petits chevaux qui se couchèrent, haletants, dans l’herbe fraîche. Mortimer ne pouvait point se soutenir sur ses jambes ; si Ellen eût lâché prise un seul instant, il serait tombé à la renverse ; mais avec l’aide de la jeune fille, il restait debout.

Il y avait une barque attachée dans les roseaux, la même barque qui avait servi naguère à Ellen pour traverser le Corrib. Car c’était la deuxième fois que l’heiress faisait aujourd’hui cette longue route. Elle parvint à coucher Mortimer au fond de la barque, et saisit les avirons.

Le bateau léger se prit à fendre l’eau rapidement. Ellen savait manier la rame depuis son enfance, et souvent elle avait lutté de vitesse, en jouant, avec les pêcheurs du Corrib.

Tant que la barque resta en vue sur la surface unie du lac, la jeune fille n’eut garde de ralentir son mouvement ; son beau visage, animé par la fatigue, se couvrait d’une rougeur épaisse, et son front se mouillait de sueur ; mais-elle ramait toujours, et son ardeur semblait renaître sans cesse à la vue de Mortimer qui se couchait, immobile et pâle, sur les planches du bateau.

Enfin la barque entra dans le petit archipel d’îlots verdoyants qui se groupent au centre du lac. Il y eut bientôt une île, puis deux, puis trois, entre Ellen et le rivage qu’elle venait de quitter. À supposer que les Molly-Maguires eussent atteint le rivage du Corrib et que leur regard hostile épiât la barque, ils devaient la perdre de vue bientôt au milieu de ce dédale où elle était engagée.

Les efforts d’Ellen se ralentirent. Elle était à une cinquantaine de brasses de la plus grande des îles du Corrib, qui porte, à demi cachées derrière un exubérant rideau de verdure, les ruines vénérables de l’abbaye de Ballilough.

Ces ruines sont vertes comme les beaux arbres qui les entourent. La mousse et le lierre ont fait un vêtement épais à ces gothiques arceaux. De vieux troncs de chèvrefeuilles jettent chaque année leurs tiges frêles d’une ogive à l’autre et pendent en guirlandes, remplaçant la voûte tombée. C’est comme un immense berceau. On ne voit plus les broderies de pierres et ces délicates sculptures que l’art du quatorzième siècle jetait à profusion le long des murailles saintes. Tout a disparu sous le vert tapis qui est vieux comme les ruines elles-mêmes et que les siècles ont tissé lentement.

L’île entière est comme la vieille abbaye ; le sol y disparaît partout sous le luxe d’une végétation opulente. Elle ressemble à un bouquet de verdure, disposé avec art et gracieusement arrondi, qui surgirait sur l’eau bleue du Corrib.

Tout autour de ses bords, des aunes et de grands saules s’élancent pour retomber en arcades et baigner leurs basses branches dans le lac. Entre l’endroit où elles plongent et la terre, il y a comme une voûte continue, tantôt large, tantôt étroite, mais capable, la plupart du temps, de tenir une barque à l’abri.

Ce fut à cette île qu’Ellen aborda. Elle écarta les branches des saules, et son bateau se glissa derrière les longs rameaux, qui se refermèrent sur lui. Du dehors il était désormais impossible de l’apercevoir.

Ellen jeta les rames et se mit à genoux auprès de Mortimer. Jusqu’à cette heure, elle avait conservé la force infatigable que les riches natures gardent dans le danger ; mais le danger faisait trêve ; Ellen sentit un vent de faiblesse souffler sur son âme et l’amollir. Elle était seule en face de Mortimer, non évanoui, mais plongé dans cet engourdissement inerte qui suit certaines blessures. Elle n’avait de secours à espérer de personne ; tout ce qui l’entourait lui était ennemi. Il fallait panser Mortimer ; il fallait le sauver.

Ellen n’avait point pour cela les connaissances nécessaires. Parfois, après les fêtes batailleuses du Connaught, quelqu’un des Mac-Diarmid rentrait à la ferme avec une fêlure au crâne, avec un bras meurtri ou la poitrine déchirée. Ellen avait coutume de panser toute seule ces blessures. Mais il s’agissait ici d’un coup de feu ; quel chemin avait suivi la balle ? était-elle sortie, ou se logeait-elle dans les chairs du major ? Ellen osait à peine toucher son bras malade, et ses doigts hésitaient à dénouer le mouchoir appliqué sur la blessure.

Pour cette œuvre dont dépendait le salut du major, il fallait plus de courage à la noble fille que pour braver les balles des Molly-Maguires. Un instant elle demeura sans force, agenouillée auprès du blessé ; elle contemplait avec désespoir son visage livide, et comptait machinalement les pulsations presque imperceptibles de son pouls affaibli.

Les yeux du major étaient fermés ; ses traits, décolorés et comme privés de vie, gardaient une sorte de sérénité calme. On eût deviné que son dernier regard avait rencontré une figure aimée.

Ellen perdait à le contempler ce qui lui restait de courage. Le plus cruel aurait eu pitié en voyant cette généreuse nature courbée sous le poids trop lourd de sa détresse.

Elle ne pleurait point : elle souffrait trop pour avoir des larmes.

Quelques minutes se passèrent, durant lesquelles son inaction, qui lui était un reproche, mit le comble à son désespoir. En même temps une idée cruelle et qui n’avait point trait au danger immédiat du major vint à traverser son esprit. Dans ses longues causeries avec son amant, elle avait puisé la connaissance des mœurs anglaises ; elle savait ce qu’avait d’inflexible et de rigide la discipline militaire des Saxons ; elle savait en outre combien de haines jalouses et envenimées s’ameutaient autour de l’homme fort qui avait prétendu mettre la justice entre les rancunes aveugles des partis.

Elle se souvenait de l’énergique vouloir de Mortimer, dont le premier mouvement avait été de s’élancer vers la chaussée de planches lorsqu’il était sorti du lit fangeux du Doon.

Là était sans doute son devoir, et l’heiress devinait que Mortimer n’avait consenti à la suivre que pour l’égarer elle-même loin du péril et revenir dès qu’il l’aurait mise à l’abri.

Au lieu de cela elle l’avait entraîné, laissant derrière lui ses soldats à l’agonie. Certes, il ne lui avait point été possible d’en agir autrement ; mais, pour les malheureux qui se mouraient au milieu des bogs, cette fuite involontaire du major devait se présenter sous un autre aspect.

Et la veille, Ellen s’en souvenait en tremblant, Mortimer lui avait annoncé la venue du colonel Brazer, son supérieur et son ennemi.

Que de craintes maintenant et plus tard ! que de malheurs pour le présent et pour l’avenir !

Ellen était anéantie, mais de l’excès même de son abattement devait surgir la réaction prochaine. Le vaillant cœur de l’heiress ne pouvait rester longtemps engourdi. Sa noble nature, comprimée un instant, se redressa tout à coup dans sa vigueur retrouvée ; elle se sentit être elle-même de nouveau, et le besoin d’agir la réveilla de son sommeil découragé.

Elle secoua toutes ces pensées lugubres qui voulaient l’accabler, et les rejeta loin d’elle.

Son âme parla et dit : « Il faut le sauver ! »

Elle se pencha, empressée, au-dessus du blessé ; ses mains délicates dénouèrent le linge avec des précautions infinies. Elle ne pâlit point à la vue du sang qui coulait abondamment de la blessure. Il y avait dans ses yeux le courageux et sublime amour d’une mère.

Elle lava la plaie avec l’eau du lac, puis elle retourna le bras pour chercher la balle. Une autre ouverture qu’elle n’avait point aperçue jusque-là lui dit que le plomb avait trouvé une issue.

Elle adressa un sourire au ciel, et sa muette prière alla remercier Dieu. La blessure était sans danger ; elle se sentait assez savante désormais pour la panser et pour la guérir.

Elle appuya le bras de Mortimer sur sa mante rouge pliée en forme de coussin, et toucha la plage d’un bond. Entre les troncs moussus des grands arbres, elle chercha ces herbes connues qui étanchent le sang, et dont la bienfaisante vertu n’est pas plus un secret pour les pauvres filles de la montagne que pour les doctes chirurgiens des villes.

Ce fut l’affaire de quelques secondes ; elle rentra dans le bateau les mains chargées de son butin précieux. La plaie de Mortimer fut de nouveau bandée, et peu d’instants après il sommeillait, couché sur l’étoffe épaisse de la mante.

Ellen était assise auprès de lui comme un bon ange qui sourit à l’âme protégée. Elle contemplait avec un bonheur plein d’amour son repos profond et l’apparence de vie qui revenait lentement à ses traits. Elle tenait une de ses mains entre les siennes, et de temps en temps, pour se payer de son labeur, elle se penchait sur le front pâle du blessé, que sa lèvre effleurait doucement.

C’étaient un bel amour et de chastes baisers. Dieu n’avait fait jamais âme de vierge plus haute ni plus pure. C’étaient un amour profond et des baisers pleins de passion ; jamais Dieu n’avait fait âme de femme plus ardente ni mieux faite pour la tendresse qui s’oublie.

Le sommeil de Percy Mortimer, qui d’abord avait été tranquille, ne tarda pas à s’agiter. La fièvre vint mettre des taches enflammées aux pommettes de ses joues. On voyait qu’il souffrait sur sa couche trop dure, et son souffle, en s’échappant de sa poitrine, rendait un son plaintif.

L’heiress avait songé d’abord à le ramener à Galway dans la soirée. Elle voulait passer les dernières heures du jour sous les ombrages impénétrables de l’île, et profiter des ténèbres pour gagner la rive du lac la plus voisine de la ville.

La distance à franchir à pied était si courte, que le blessé, reposé par quelques heures de sommeil, pourrait la franchir sans trop de fatigue.

Et, une fois à Galway, aucun secours ne pouvait manquer au major. Tout danger serait évité.

Telle avait été la première pensée d’Ellen ; mais, en réfléchissant, des craintes nouvelles lui étaient venues.

Galway, loin de se présenter à elle comme un asile, lui apparaissait tout plein de périls. Là étaient les ennemis les plus acharnés du major. Le colonel Brazer, les autorités protestantes et le club orangiste cherchaient une occasion de se venger.

Ellen, que son amour faisait clairvoyante, devinait cette occasion venue. Elle n’osait plus confier Mortimer à ces hommes qui voulaient sa perte et qui avaient un prétexte de le frapper.

Mais où le conduire ? La nuit allait arriver, humide et froide. Un instant, Ellen songea aux grottes de Muyr où ils avaient passé ensemble des heures enchantées, mais les grottes étaient bien loin, et leurs bouches, que rien ne fermait, laissaient passer l’air froid de la mer. Et puis il n’y avait dans les grottes ni couche pour s’étendre, ni drap pour se couvrir, et c’était un lit qu’il fallait au blessé.

Ellen cherchait. Hélas ! toutes les pauvres demeures de la plaine et des montagnes tenaient leurs portes ouvertes aux hôtes envoyés de Dieu. Il suffisait de s’y présenter pour avoir une place à la table indigente et un coin sur la paille commune. Mais ces portes hospitalières, ouvertes pour tous, devaient se fermer devant le major. Montagnards et habitants de la plaine le regardaient comme un ennemi mortel. Il ne fallait espérer pour lui, l’infatigable chasseur de Molly-Maguires, ni secours ni pitié.

Car, bien que les gens des campagnes ne soient pas tous affiliés, tant s’en faut, aux sociétés secrètes, ils ont pour la plupart les mêmes haines et les mêmes colères que les ribbonmen. Il s′intéressent à eux, ils font cause commune dans le secret de leur cœur, et si, la nuit venue, ils ne prennent pas le masque de toile, c’est par frayeur seulement, et non par répugnance.

Ellen cherchait. Elle ne trouvait point. De quelque côté que se portassent ses regards, partout elle rencontrait des ennemis !

Dans le Connaught entier, le major saxon n’avait qu’elle pour le soutenir et l’aimer.

Et, tandis qu’elle cherchait, le temps se passait. Tout à coup un bruit lointain vint troubler sa laborieuse rêverie.

C’était une fusillade intermittente qui s’entendait du côté des bogs. Ellen s’orienta et reconnut que le bruit venait justement dans la direction de la chaussée de planches.

Il y avait là évidemment une lutte engagée. Ceux des dragons qui n’avaient point trouvé la mort dans le lit fangeux du ruisseau étaient parvenus sans doute à gagner la terre ferme ; peut-être encore était-il arrivé du secours de Tuam ou de Galway.

Ellen se prit à écouter, inquiète. La fusillade se poursuivait, laissant entre chaque coup des intervalles inégaux. On eût dit que la bataille se livrait sur une large étendue de terrain, ou que l′un des partis était en fuite et cherchait à tromper l’attaque.

En même temps d’autres bruits arrivèrent à l’oreille attentive de l’heiress ; c’était un son de rames, battant l’eau dans diverses directions.

Aucun brouillard n’était sur la surface unie du lac. Le regard pouvait s’étendre en tous sens. Ellen mit doucement sa tête entre deux branches ; elle vit plusieurs barques remplies de femmes qui couraient parallèlement et venaient de s’engager dans les canaux sinueux du petit archipel.

Les voix de ces femmes parvenaient maintenant jusqu’à elle. C’était un concert de clameurs bavardes et pressées ; elles parlaient toutes à la fois, gesticulant et tendant leurs bras vers le bog.

Ellen ne pouvait point saisir le sens de leurs paroles.

Une de ces barques doubla cependant l’île voisine et vint à passer si près d’Ellen, que ses avirons agitèrent les branches baignées des saules. Sur cette barque était la femme de Patrick Mac-Duff avec d’autres commères de Knockderry.

― Allons, ma bouchal ! disait-elle ; ils vont tous rester là-bas, si nous ne leur apportons pas des fusils !

— Oh ! les pauvres chéris ! une journée si bien commencée, et qui finit par le malheur !

— Ces coquins de dragons !

— Jésus ! que le diable ait leur âme !

― Allons ! mes filles, allons ! dit Molly Mac-Duff ; nous avertirons les Mac-Diarmid et tous ceux qui sont restés dans les fermes… S’il plaît à Dieu, tout n’est pas fini encore !

La barque disparut derrière un îlot, et les voix s’étouffèrent.

Le major, à demi éveillé par ce bruit, se retourna sur sa dure couche, et poussa un gémissement.

Ellen retenait son souffle. Mais elle souriait, parce qu’une idée de salut venait de traverser son esprit.

Elle s’assit sur une des planches de la barque, et attendit, impatiente.

La fusillade continuait de l’autre côté de l’eau. Trois quarts d’heure environ se passèrent. Au bout de ce temps un nouveau bruit de rames se fit entendre, qui venait dans la direction de Knockderry et des Mamturcks.

Ellen glissa son regard entre les feuilles. Les barques revenaient. Il y avait des hommes maintenant avec les femmes.

Sur le premier bateau qui passa auprès des ruines de Ballilough, Ellen reconnut quatre des Mac-Diarmid, Mickey, Sam, Larry et Dan. Elle savait que Jermyn était dans le bog. Owen et sa femme ne restaient guère à la ferme du Mamturck durant le jour.

Le visage de l’heiress s’éclaira. Ce que les paroles de Molly Mac-Duff lui avaient fait espérer se réalisait de point en point : il ne restait plus personne à la ferme du Mamturck.

Morris peut-être, mais Ellen connaissait le cœur chevaleresque du second des Mac-Diarmid ; elle n’avait pas peur de Morris.

Elle laissa passer l’une après l’autre toutes les barques qui se dirigeaient vers Clare-Galway. Quand la dernière eut disparu derrière les îles voisines, elle attendit quelques minutes encore, puis elle écarta les branches des saules et mit son bateau dans le canal. Ses avirons battirent l’eau sans bruit. Elle dirigea sa route au milieu des îlots, de manière à s’approcher le plus possible de la base des Mamturcks sans sortir du petit archipel.

Quand elle quitta enfin l’abri que lui offraient les îles, ce fut après avoir promené son regard sur toute la surface du lac, où pas un objet suspect ne se montrait désormais. Elle fit dès lors force de rames, et sa barque glissa rapidement sur l’eau tranquille. Au bout de peu d’instants elle avait gagné la rive, au-dessous du petit village de Corrib.

Jusqu’à perte de vue la campagne était déserte. Tous les habitants de ce côté du lac étaient sur l’autre bord.

Le cœur d’Ellen tressaillait d′espérance et de joie. Les événements justifiaient son calcul. Il y avait devant elle une route ouverte.

Mais le plus difficile restait à faire. La route était ardue ; Mortimer pourrait-il la parcourir ? Le voudrait-il ?

Le mouvement doux de la barque avait favorisé son sommeil. Il dormait plus profondément que jamais.

Ellen eût bien voulu respecter ce repos si nécessaire, mais le temps pressait, et les minutes valaient des heures.

Elle prit les mains de Mortimer et prononça son nom tendrement. Il ouvrit les yeux. Ellen le souleva entre ses bras et l’entraîna vers l’avant du bateau.

Percy se laissait faire. Il n’avait point encore la conscience de ce qui s’était passé récemment ; mais le repos lui avait rendu quelque force physique, et il put mettre le pied sur la terre ferme.

Le cœur d’Ellen battait bien fort dans sa poitrine, elle ressentait une vive joie du succès de cette première épreuve, mais il lui restait tant de craintes ! Ce qu’elle redoutait surtout, c’était le réveil de l’intelligence du major.

Elle interrogeait son visage pâli, à la dérobée. Les yeux de Mortimer étaient égarés encore, et il semblait stupéfait, comme un homme qui s’éveille d’un long et profond évanouissement.

Ellen profita de ce trouble. Sans mot dire, elle mit son bras autour de la taille du blessé, et commença à gravir la montagne.

Ils allaient bien lentement. Mortimer semblait un fantôme, et ses jambes chancelaient à chaque pas sous le poids de son corps. Il se laissait guider avec une obéissance passive ; ses yeux attendris se fermaient, blessés par l’éclat du jour ; il ne savait point ce qu’il faisait, il ne savait point où il allait.

Leur course se poursuivait cependant par les sentiers déserts de la montagne. À travers le lac, le bruit presque imperceptible de la fusillade venait encore parfois jusqu’aux oreilles d’Ellen. Elle pressait alors le pas autant que pouvait le permettre la faiblesse croissante du major.

Sur le chemin personne ne croisa leur route. Ils étaient arrivés avec des peines infinies jusqu’à deux cents pas environ de la ferme des Mamturcks, lorsque le major s’arrêta, épuisé.

— Encore quelques pas, dit doucement Ellen.

Mortimer ouvrit les yeux à sa voix et jeta autour de lui son regard étonné.

— Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-il.

Ellen pâlit et ne répondit point.

Le major voulut porter ses deux mains à son front, où il y avait comme une lutte entre la lumière et les ténèbres. Ce mouvement secoua son bras blessé ; sa plaie lui donna un élancement aigu.

Il se souvenait…

Ellen sentit sa taille affaissée se roidir sous son bras ; il se redressa de toute sa hauteur, et sa figure reprit ce calme fier qui était son expression habituelle.

— Que Dieu vous pardonne, Ellen ! dit-il. Vous avez abusé de moi, et mon honneur est en péril !

L’heiress baissa la tête sous ce reproche.

Le major, dont la taille s’affaissait de nouveau, sembla chercher quelque chose autour de lui dans la campagne.

— Un cheval ! un cheval ! murmura-t-il, au nom de Dieu ! Ellen, si vous m’aimez, trouvez-un cheval !

Ellen étendit son bras, sans répondre, vers la ferme de Mac-Diarmid.

— Merci, dit Mortimer, qui fit un suprême effort et parvint à marcher vers la maison du vieux Mill’s ; hâtons-nous, hâtons-nous, Ellen, car si je meurs, il faut que ce soit à mon poste !…

Ellen refoula les larmes qui venaient à ses yeux, et se reprit à soutenir la marche chancelante de Mortimer. Son mensonge muet avait réussi.

Ils arrivèrent au seuil de la ferme.

— Un cheval ! un cheval ! murmura Mortimer d’une voix épuisée.

En même temps ses jambes tremblèrent, et l’heiress eut besoin de toute sa force pour l’empêcher de tomber.

À la voix d’Ellen, la petite Peggy accourut et avec elle les deux grands chiens de montagne, qui s’approchèrent du major et le flairèrent en hurlant hostilement.

Le regard d’Ellen se fixa sur eux avec inquiétude.

— À bas, Black ! dit-elle ; à bas, Bell !

Les deux chiens assourdirent leur grondement ; mais ils continuèrent de fixer sur le major leurs gros yeux flamboyants.

Peggy regardait aussi l’étranger avec un étonnement mêlé d’aversion.

L’uniforme anglais ne sait point produire d’autre effet que celui-là dans les pauvres fermes de l’Irlande.

— Peggy, dit Ellen, aide-moi…

L’enfant demeura immobile ; elle n′osait point approcher.

— Aide-moi ! répéta Ellen défaillante.

Peggy, habituée à obéir, s’avança enfin et mit ses deux mains sous l’aisselle du major. Avec le secours de l’enfant, Ellen parvint à introduire Mortimer dans sa chambre, dont elle ferma la porte sur lui.

— Jésus ! disait Peggy stupéfaite. Oh ! Jésus !…

Derrière la porte, les deux chiens grattaient et hurlaient.

Ils étaient, avec Peggy, les seuls témoins de l’entrée du major sous le toit de Mac-Diarmid.

Ellen, toujours aidée par l’enfant, étendit Mortimer sur sa couche.

— Écoute, dit-elle, et que Dieu te punisse si tu me désobéis !… la présence de cet homme doit être un secret pour tous !

— Oh ! noble Ellen, répliqua l’enfant, qui dardait sur le major son regard farouche, un Saxon ! un Saxon maudit !…

Ellen fit un geste d’impérieux commandement, et Peggy murmura :

— J’obéirai, noble heiress !

Les chiens grattaient plus fort et hurlaient à l’envi. Ellen jeta vers la porte un regard d’épouvante.

— Ils le sentent, murmura-t-elle, et Jermyn va revenir !…

Mortimer, étendu sans mouvement sur le lit, remuait ses lèvres sans produire aucun son. On devinait ses efforts muets ; on devinait les paroles prononcées au dedans de lui-même, et que son anéantissement étouffait au passage.

Il voulait mourir à son poste ; il demandait le péril ; il disait :

— Un cheval ! un cheval !…