La Réforme de la Marine/01

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La Réforme de la Marine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 872-906).
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LA RÉFORME DE LA MARINE




TORPILLEURS ET CANONNIÈRES




I.


Sommes-nous à la veille d’une révolution maritime qui devra transformer et les instrumens de la guerre sur mer et les institutions administratives de la marine ? Telle est la question qui a été posée, depuis quelques mois, avec un grand retentissement, non-seulement en France, mais en Europe, où elle soulève partout des discussions passionnées. Pendant les années qui ont suivi les grandes catastrophes de 1870-1871, il semblait que tous les peuples n’eussent qu’une pensée, qu’une préoccupation : la lutte sur terre, la guerre continentale, et c’est à organiser des armées nombreuses et puissantes que chacun d’eux consacrait tout ce qu’il avait de ressources et d’énergie. On songeait peu à la marine ; parfois même, comme chez nous en 1872, sous prétexte que son rôle était diminué, son importance affaiblie, on n’hésitait pas à lui imposer de grands sacrifices, afin de développer à ses dépens les forces dont on croyait avoir un besoin immédiat contre un ennemi qui ne pouvait pas, pensait-on, nous attaquer sur mer. C’était agir à la manière de ces Athéniens de Démosthène, qui portaient immédiatement la main sur la blessure dont ils venaient d’être atteints sans prévoir jamais celles qui allaient les atteindre sur une autre partie d’eux-mêmes. Le réveil de la politique coloniale, le goût des entreprises lointaines, dont la reprise si subite en France était pourtant si naturelle et si opportune qu’on a vu peu à peu toutes les nations européennes glisser sur la pente où nous nous étions engagés les premiers, sont venus modifier le cours des idées et ramener vers la marine l’attention publique, qui s’en était trop longtemps détournée. L’instrument nécessaire de la politique coloniale, c’est la marine. Mais elle est encore autre chose. Pour un peuple comme la France, qui a une grande étendue de côtes à défendre, qui doit assurer ses relations avec l’Algérie, maintenir sa suprématie dans la Méditerranée et qui peut avoir besoin, dans une guerre continentale, d’être maîtresse de la mer afin de trouver, au-delà de l’océan, des armes et des approvisionnemens, la marine est un des élémens principaux du salut national. Dès lors, couvrir nos frontières continentales en laissant nos frontières maritimes dépourvues de protection serait faire preuve d’une imprévoyance qui risquerait d’être cruellement punie.

Il est donc naturel qu’après avoir été quelque temps délaissée pour l’armée de terre, la marine soit redevenue graduellement l’objet des préoccupations générales. Vivement émue des progrès de ses rivales, l’Angleterre s’est mise à considérer d’un œil alarmé ses flottes, jadis si puissantes, mais qui ne résisteraient plus à la coalition de deux marines ennemies. La France, obligée de vider ses ports pour soutenir ses prétentions dans les mers de Chine, s’est aperçue, elle aussi, que sa supériorité d’autrefois n’était plus assurée. Des nations plus jeunes, plus aptes à se plier au progrès, moins embarrassées de traditions, moins encombrées de matériel vieilli, l’Italie, l’Allemagne et la Russie, sont entrées en concurrence avec les deux anciennes dominatrices des mers. N’ayant pas d’outillage ancien, d’organisation séculaire, elles ont pu, dans la création de leur marine comme dans celle de leur industrie, profiter immédiatement des derniers progrès. L’Italie possède de superbes cuirassés, d’excellens croiseurs, des torpilleurs de très bonne qualité. L’Allemagne, dont la flotte est encore insuffisante, mais qui fait construire en ce moment cent cinquante torpilleurs, aura bientôt un personnel de premier ordre. La Russie organise une escadre dans la Mer-Noire. L’Autriche se développe de plus en plus sur l’Adriatique, en attendant le jour, pour lequel elle se prépare, où elle régnera sur la mer Égée. De toutes parts, on se dispute la domination des mers. Les nations qui la possédaient jadis semblent sur le point de la perdre, et, ce qu’il y a de plus effrayant pour elles, c’est que l’arme qui va détruire leur puissance est de celles que les plus pauvres, que les plus faibles même peuvent aisément se procurer. Qu’on nous pardonne, au début d’une étude d’un caractère purement technique, de citer la fantaisie d’un homme d’imagination, chez lequel nous ne savons quel don prophétique, quelle vue profonde de l’avenir s’alliait, comme un héritage de sa race, aux plus brillantes qualités du romancier et aux dons les plus solides de l’homme d’état. Dans le fameux et admirable pamphlet qui, sous le nom de Bataille de Dorking, a rappelé, en mai 1871, à l’oublieuse Angleterre que les malheurs qui étaient tombés sur la France pouvaient l’atteindre à son tour, rien n’est plus curieux, rien n’est plus instructif que le combat naval où l’escadre de la Manche s’abîme dans les flots, emportant avec elle ce qui fut la nation anglaise : « Vers dix heures, dit le narrateur de ces scènes de décadence et de ruine, vers dix heures arriva à Londres le premier télégramme, puis, une heure plus tard, un second annonça que l’amiral avait donné l’ordre de se former en ligne de bataille, et, peu de temps après, on hissait le signal : « Aborder sur l’ennemi et ouvrir le feu. » À midi, on reçut l’avis suivant : « La flotte a ouvert le feu à trois milles environ de nous sous le vent du vaisseau amiral. » Jusque-là, tout nous avait donné de l’espoir ; mais arriva le premier présage de malheur : « Un navire cuirassé vient de sauter ; les torpilles de l’ennemi font beaucoup de mal ; le navire de l’amiral est bord à bord avec l’ennemi ; le navire amiral paraît sombrer ; le vice-amiral a donné le signal de… » Et le câble cessa de parler. Nous n’eûmes d’autres nouvelles que deux jours plus tard. Le seul navire cuirassé qui put échapper au désastre entra dans le port de Portsmouth. Nous comprîmes alors comment les choses s’étaient passées. Nos marins, braves comme toujours, avaient voulu aborder les navires ennemis ; mais ceux-ci avaient éludé le combat corps à corps, et, prenant le large, avaient semé derrière eux ces engins infernaux qui, en quelques minutes, avaient coulé tous nos navires. Il paraît bien que le gouvernement avait eu connaissance de cette invention ; mais, pour la nation, ce fut un coup horrible et qui ne s’expliqua point… »

Est-ce un roman d’hier que cette Bataille de Dorking, racontée il y a douze ans par un homme qui pourrait bien avoir été le dernier des grands ministres anglais ? N’est-ce pas plutôt une histoire de demain ? À bien des signes on peut reconnaître que le règne des grandes escadres et des nations qui mettent leur confiance en elles est passé. On sait comment sont composées ces escadres. Depuis l’apparition de la marine cuirassée, l’effort constant des constructeurs et des marins avait été de concentrer sur un seul navire tous les instrumens de la guerre maritime, éperon, canon, torpille, de manière à n’avoir qu’une seule unité de combat armée d’une puissance offensive et défensive aussi formidable que possible. Aux immenses flottes d’autrefois succédaient des escadres peu nombreuses, mais formées de navires monstres, véritables places fortes flottantes capables de porter tous les coups et de résister à tous ceux qu’elles risquaient de recevoir. Les esprits prévoyans protestaient seuls contre une organisation maritime qui leur paraissait contraire au bon sens, à la grande loi de la division du travail et aux nécessités du progrès moderne ; ils faisaient remarquer combien il était absurde, dans un siècle où la vapeur rend toutes les mers aisément et rapidement accessibles, de constituer une marine avec quelques navires puissans, mais lents, lourds et coûteux, qui ne sauraient se trouver partout où l’on a besoin d’eux et dont la perte est un malheur irréparable. Pour le prix d’un seul cuirassé ordinaire, on aurait eu dix navires de combat, construits beaucoup plus vite, manœuvrant avec une agilité bien supérieure, propres à se porter sur tous les points où leur présence aurait été de quelque utilité. Mais ces observations critiques n’arrêtaient point le développement des cuirassés. Une seule chose le menaçait : le développement parallèle du canon. À mesure que les ingénieurs augmentaient la force de résistance de la cuirasse, les artilleurs augmentaient la puissance de pénétration du canon. Le canon monstre était la conséquence forcée du navire monstre. Ce dernier croissait même deux fois plus que le premier, par la raison qu’il ne devait pas seulement lui résister, mais encore le porter. Il en résultait que le navire de combat tendait à devenir de plus en plus une masse gigantesque de fer et d’acier, aussi invulnérable que possible, armée d’une artillerie également gigantesque, aussi pénétrante que possible, machine d’un poids énorme, d’une complication de mécanismes infinie, véritable merveille de construction, mais qui avait le double inconvénient de coûter une quinzaine de millions au moins et de nécessiter un approvisionnement en combustible qui ne lui permettait pas d’étendre son cercle d’action dans toutes les parties de l’immensité des mers.

Comme il arrive bien souvent dans les choses humaines, un grain de sable vient d’arrêter le géant maritime, et le menace d’une mort prochaine. L’apparition de la torpille n’est point nouvelle ; elle est bien antérieure à la Bataille de Dorking. On sait que l’invention en est contemporaine de celle de la marine à vapeur et qu’elle est due au même homme de génie, à l’illustre et malheureux Fulton. Toutefois, jusqu’à la guerre de la sécession des états d’Amérique, ce terrible engin de destruction n’avait été éprouvé qu’en des expériences isolées dont les uns avaient souri et auxquelles les autres opposaient un invincible scepticisme. Aussi les premiers désastres produits par les torpilles causèrent-ils une émotion de surprise et de douleur inexprimable. Les états du Nord, qui en avaient été victimes, s’élevaient avec indignation contre les sudistes, les traitant d’assassins, d’impies, de scélérats vomis par l’enfer. C’est avec autant d’indignation que de colère qu’ils parlaient des torpilles. Infernal machinations of the ennemy;.. assassination in its worst form;.. unchristian mode of warfare,… telles étaient les expressions avec lesquelles ils essayaient de flétrir l’invention de leurs adversaires. Mais, après l’avoir flétrie, ils n’hésitèrent pas à en user à leur tour. Si peu chrétienne qu’elle fût, la torpille entra d’emblée dans les armes des peuples chrétiens. Dès lors, — et bien qu’à ce moment les cuirassés fussent à leur début, — on put prévoir que leur règne était fini avant d’avoir commencé. « Jusqu’ici, écrivait dans la Revue M. le prince de Joinville, il n’existe aucun moyen de se soustraire à ce danger (le danger de la torpille), qui, à la première guerre, menacera partout les navires de combat grands et petits. Il suffira d’un tonneau de poudre bien placé, d’un pétard apporté au milieu d’une nuit sombre par un homme déterminé, pour « envoyer par le fond » toute la force navale, tous les millions que représentent des navires tels que le Solférino ou le Warrior, sans compter les centaines d’êtres humains qui les monteront[1]. » Prédiction qui se serait réalisée complètement si, depuis la guerre de la sécession, il y avait eu dans le monde de grandes guerres maritimes. Partout où deux marines se sont trouvées en présence, la torpille a joué un rôle important, sinon décisif. Dans la lutte entre la Russie et la Turquie, de hardis marins russes ont fait sauter des monitors turcs en portant sous leurs flancs des torpilles explosibles ; dans la guerre du Chili contre le Pérou, une torpille de l’Independencia a coulé en quelques minutes le Janequeo ; et si la France, en 1870-1871, n’a pu forcer les ports de l’Allemagne et s’approcher de ses côtes, c’est en grande partie par crainte des torpilles que les Allemands y avaient semées avec une profusion telle qu’ils ont eu bien de la peine à les enlever quand la paix a été faite, et qu’ils ont perdu cent trente hommes en cherchant à les détruire.

Mais, quelque redoutable que fût la torpille sur les côtes et dans les rivières, il semblait, jusqu’à ces dernières années, que les escadres en pleine mer n’eussent pas grand’chose à redouter d’elle. À la vérité, la plupart de nos cuirassés avaient été munis de torpilles nommées torpilles divergentes, organisées de façon à pouvoir être méthodiquement tenues à distance, hors du sillage du navire. Mais ces torpilles remorquées étaient d’un emploi singulièrement délicat et hasardeux. Les officiers de marine constataient qu’elles provoquaient de grandes tensions sur les remorques et qu’on ne pouvait, sans s’exposer à des accidens de rupture, donner à l’appareil des vitesses supérieures à 10 nœuds. La manœuvre en était, d’ailleurs, toujours difficile, souvent inefficace. On avait beaucoup plus de confiance dans l’emploi des torpilles portées. L’histoire de ces torpilles est, en effet, bien glorieuse. Elle a été illustrée par les marins américains et par les marins russes. Mais le plus beau fait d’armes qu’elle ait eu à enregistrer est sans contredit celui des deux petits torpilleurs 45 et 46 à Fou-Tchéou. Ceux-ci combattaient au grand jour, sous le double feu des Chinois et des bateaux français qui tiraient à toute mitraille contre l’escadre chinoise. On sait qu’en dépit de ces difficultés et de ces dangers, ils ont fait sauter un transport et grièvement endommagé un aviso. On n’a pas rendu, suivant nous, assez de justice à cet acte d’intrépidité, qui certes, laisse bien loin derrière lui les exploits de Canaris agissant dans la nuit, et ceux des torpilleurs américains et russes attaquant, toujours dans la nuit, des navires au repos, tandis que les torpilleurs 45 et 46 étaient en pleine lumière et entre deux feux. Mais quelqu’admirable que soit l’héroïsme de nos braves marins, il est clair qu’une arme qu’il faut placer contre le navire lui-même pour le détruire ne saurait être une arme d’un usage ordinaire et d’un effet, sinon décisif, du moins toujours sûr. La torpille portée, comme la torpille divergente, était pour le cuirassé une menace redoutable, non un danger certain. Contre elle la défense était encore possible ; l’assaillant devait braver de tels périls qu’il était inévitable qu’il y succombât souvent. Mais, ces périls diminuant à mesure qu’augmentait la vitesse et que les dimensions du torpilleur devenaient plus restreintes, on songea à construire un bateau minuscule à très grande vitesse, problème que bien des ingénieurs officiels considéraient comme insoluble. M. Thornycroft eut pourtant l’honneur de le résoudre. La célèbre Miranda devint le prototype des premiers torpilleurs qui ont reçu si justement le nom de thornycrofts. Le torpilleur était donc trouvé, mais son arme restait incomplète. La torpille portée ne pouvant être utilisée que comme arme à main ; l’arme à jet, la torpille projectile, était à créer.

Diverses recherches furent faites pour cela. Néanmoins M. Whitehead est le seul qui ait abouti jusqu’à ce jour à un résultat pratique. Sa torpille est un véritable petit bateau sous-marin, en forme de cigare, d’une longueur et d’un diamètre variables. Elle navigue à une immersion constante et porte à l’avant une charge de fulmicoton qu’un percuteur fait éclater au choc. La machine met en mouvement deux hélices ; elle est mue elle-même par de l’air comprimé emprisonné dans un réservoir à parois très résistantes situé vers la partie centrale de la torpille. Deux organes spéciaux, un piston hydrostatique et un pendule, servent à maintenir la torpille à l’immersion désirée, ordinairement 3 mètres. Quand la torpille s’écarte de son immersion, le piston hydrostatique l’y ramène en agissant sur un gouvernail placé à l’arrière. Le pendule n’a pas d’autre rôle que de servir de régulateur à ce piston. La vitesse de la torpille Whitehead est d’environ 12 mètres à la seconde pendant les 400 premiers mètres de parcours ; nous dirons plus loin qu’elle a parcouru des distances plus grandes sans dévier ; mais il est prudent de ne pas viser le but à plus de 400 mètres. On peut exécuter le lancement sous l’eau ou au-dessus de l’eau. Ce dernier moyen est le plus généralement usité ; la torpille est disposée dans un tube, espèce particulière de canon dont elle est le projectile ; le bateau torpilleur manœuvre de manière à présenter l’axe du tube dans la direction que devra suivre la torpille, et quand il se trouve à portée, la torpille est projetée. Une sorte de clé placée au milieu du tube ouvre le réservoir d’air ; la machine se met aussitôt en marche ; la torpille prend son immersion et continue sa course jusqu’à ce qu’elle rencontre le navire contre lequel elle fait explosion.

On a placé des torpilles automobiles sur nos cuirassés ; mais il est évident que cette arme terrible est bien plus efficace lorsqu’elle est installée sur un thornycroft doué d’une grande vitesse et pouvant s’approcher assez près de l’ennemi pour le couler presque à coup sûr. Grâce à la portée de l’artillerie moderne, les cuirassés se tiennent à grande distance les uns des autres. Le thornycroft, le torpilleur se fiant à sa vitesse et à ses faibles dimensions pour éviter tout danger, s’avance résolument contre l’adversaire géant qu’il veut combattre. Un torpilleur muni d’une torpille automobile peut être comparé, comme on l’a dit justement, à un porte-torpille dont la hampe aurait 300 mètres de long au moins. Si les porte-torpilles ont déjà causé tant de ravages, que sera-ce des torpilleurs munis de torpilles automobiles ? Pourtant, un très grand nombre de marins ne sont pas convaincus que ce nouveau navire de combat doive détruire le cuirassé ; ils ne le croient même pas très dangereux, D’après eux, la torpille automobile est une arme d’une excessive délicatesse, qu’un rien dérange, qui se détériore avec une facilité extraordinaire et qui risque fort de trahir, au moment de la lutte, toutes les espérances qu’on a mises en elle. Quant au torpilleur lui-même, on a longtemps douté, on doute encore de ses qualités nautiques. On consent à avouer qu’il sera de quelque utilité sur les côtes ou à une très petite distance des côtes ; mais que ce navire minuscule, que cette « coquille de noix, » comme l’a dédaigneusement appelée M. Gougeard, puisse s’aventurer en pleine et grosse mer, à la poursuite des escadres, c’est ce que bien des officiers, trop fidèles peut-être à de vieilles traditions, nous ne dirons pas à la routine, refusent d’admettre. Ils traitent de visionnaires les partisans des torpilles et des torpilleurs. Ils affirment du moins que l’expérience de l’arme et du bateau destiné à la porter est encore à faire. Ils disent qu’il faut attendre des preuves décisives, et en tous cas ménager la transition entre la marine d’aujourd’hui et celle de l’avenir. Nous allons voir s’ils ont raison, ou plutôt nous allons tâcher de réfuter, par l’exemple des manœuvres de notre escadre et des escadres étrangères, les objections qu’ils opposent à ceux qui prédisent, comme le faisait l’amiral Jurien de La Gravière bien avant les succès de la torpille, l’avènement des « grandes flottilles » succédant aux lourdes et peu nombreuses escadres d’aujourd’hui[2].


II.

Pour montrer combien sont peu fondées les critiques qu’on adresse à la torpille automobile comme arme de guerre, il est nécessaire de faire très succinctement l’historique des transformations qu’elle a subies, et dont les dernières sont tellement récentes qu’on ne doit pas s’étonner qu’elles soient presque inconnues, même dans la marine. C’est vers l’année 1872 que l’idée d’une torpille automobile destinée à porter à bonne profondeur sous les flancs d’un navire une charge explosible, a reçu un commencement d’exécution. On a construit d’abord des torpilles à quilles qui n’avaient que de très faibles charges, qu’une vitesse médiocre, et qui naviguaient fort mal. Elles ne possédaient aucune des qualités nécessaires pour constituer une arme réellement pratique ; néanmoins, le problème était virtuellement résolu. On chercha à perfectionner cette œuvre de premier jet ; dès l’année 1876, M. Whitehead vendait aux puissances européennes une torpille automobile naviguant assez bien quand elle était sous l’eau, et douée également d’une vitesse suffisante. C’est donc à partir de cette époque seulement que la torpille automobile a mérité d’intéresser les gens de mer et de préoccuper les hommes politiques. On a d’abord essayé de lancer le nouvel engin avec des tubes dits tubes-carcasses, placés sous l’eau ; les résultats ont été satisfaisans ; mais lorsqu’il s’est agi de placer ces tubes-carcasses à bord des bâtimens et de lancer les torpilles pendant la marche, on a éprouvé des difficultés presque insurmontables provenant de la vitesse même de la marche, et l’on a été amené à l’idée de tirer les torpilles au-dessus de l’eau. N’étant pas construite pour cela, la torpille Whitehead donna de très mauvais résultats : de nombreux accidens se produisirent, auxquels il fallut remédier. M. Whitehead crut d’abord y parvenir en faisant des torpilles plus petites ; il leur donna 4m,40 de longueur au lieu de 5m,80. C’est ce type qui a constitué la torpille modèle de 1877. Ainsi modifiée, la torpille nouvelle était peu supérieure à celle de 1876. Mais on prévoyait déjà d’autres modifications plus importantes, et le gouvernement français se hâta de faire construire à Indret, dès 1878, cent torpilles de forces et de dimensions meilleures. La torpille 1878 française constitua un progrès réel ; on n’a pas rendu justice à l’ingénieur chargé de sa construction ; à l’heure actuelle, on en modifie l’arrière d’une façon fort peu coûteuse et elle devient excellente. Malheureusement, les perfectionnemens opérés en 1878 n’étaient pas encore suffisans, et lorsque M. Whitehead nous a offert, en 1880, la torpille type 1880, cette dernière a paru tellement supérieure que tout le monde y a applaudi ; on a battu en brèche l’atelier d’Indret, qui a été supprimé comme atelier de construction, et nous sommes réduits à acheter toutes nos torpilles en Autriche. C’est là, pour le dire en passant, une situation très grave, car en temps de guerre nous ne pourrions nous procurer à l’étranger les torpilles nécessaires à l’armement de nos bateaux ; nous risquerions de nous trouver désarmés en face d’ennemis auxquels rien ne ferait défaut.

Quoi qu’il en soit, le type 1880 est le premier qui ait donné des résultats réellement satisfaisans dans les lancemens au-dessus de l’eau. Dès qu’il parut, les officiers qui connaissaient les modèles antérieurs et qui suivaient avec intérêt les transformations de la torpille, demandèrent à l’essayer non plus sur des bâtimens fixes tirant sur des buts fixes, comme on l’avait fait presque uniquement jusqu’alors, mais bien sur des bâtimens mobiles tirant sur des buts mobiles eux-mêmes. Ces premières tentatives de tir par le travers ne furent pas heureuses ; les déviations subies par la torpille étaient fort irrégulières. Il semble qu’en France on se découragea aussitôt. Il en fut tout autrement à l’étranger. Après avoir soigneusement étudié le problème, les Danois construisirent, en 1881, un tube spécial, dit à cuiller, qui obtint un succès remarquable. Soit qu’elle ne connût pas les expériences danoises, soit qu’elle fût dégoûtée par ses expériences personnelles, la France ne fit plus rien pour les torpilles ; on se bornait à les conserver plus ou moins bien dans les magasins ; il fallut l’arrivée à Toulon d’un officier-général des plus distingués, l’amiral Du Petit-Thouars, pour remettre à l’ordre du jour une question oubliée. Dans le commencement de l’année 1883, l’amiral Du Petit-Thouars fit exécuter par la défense mobile de Toulon des tirs nombreux aussi bien sur buts fixes que sur buts mobiles ; c’est grâce à son influence que le transport le Japon a été maintenu armé et qu’il est devenu une sorte de commission permanente d’expériences en même temps qu’une excellente école de mécaniciens pour les torpilles Whitehead. Dès lors, on tenta de nouveaux essais ; un affût à cuiller du système danois fut demandé ; en moins d’un an, des progrès considérables étaient accomplis. Peut-être le ministre actuel de la marine, M. l’amiral Peyron, qui était alors préfet maritime à Toulon, se rappellerait-il que, conduit à bord du Japon par un bateau-torpilleur de la défense mobile, il a assisté aux îles d’Hyères à des exercices de tir en marche dont il se montra émerveillé, s’il n’avait bu, comme tant d’autres, à ce fleuve d’oubli qui, d’après l’amiral Jurien de La Gravière, coule au pied du palais de la rue Royale. Et peut-être sa mémoire en défaut pourrait-elle retrouver dans les cartons de son ministère des rapports contenant le nombre de tirs exécutés sous ses yeux soit à la défense mobile, soit à bord du Japon, si les cartons des ministères avaient jamais servi à redresser la mémoire défaillante des ministres. C’est en présence de l’amiral Peyron que des torpilleurs ont effectué avec plein succès des tirs en marche sur but mobile, et cela jusqu’à 700 mètres de distance ! Depuis lors, le lancement des torpilles automobiles a fait de rapides progrès qui sont malheureusement ignorés par la grande majorité de nos marins. Les officiers généraux et supérieurs en sont restés aux expériences tentées avec les premiers modèles, ceux de 1876, de 1877, de 1878, et avec un matériel non perfectionné ; ils ne croient pas aux résultats obtenus avec le nouveau modèle 1880 et avec le tube à cuiller ; leur siège est fait, leur jugement arrêté. Ils ne veulent pas venir voir les tirs actuels, ils dédaignent même de s’en occuper. Quand on les interroge dans les assemblées politiques, ils répondent que la torpille est encore en enfance, qu’on ne doit pas compter sur elle, qu’on doit encore moins compter avec elle. Ils réservent toute leur foi pour les progrès déjà anciens dont ils ont été témoins dans leur jeunesse ou dans leur âge mûr, pour la cuirasse, pour le canon de gros calibre. Toutes les demandes qui ont trait à la torpille sont repoussées par eux avec ironie ou avec ennui. Il en résulte que nous ne possédons ni le personnel, ni le matériel nécessaires à l’usage d’une arme terrible que tous nos voisins étudient, manient et développent avant nous. Le Japon est presque le seul bâtiment sur lequel on puisse dire que la torpille automobile soit devenue réellement pratique. Il fait environ deux cents lancemens par mois et ne perd jamais une torpille. Si l’on en perd ailleurs, c’est donc faute d’exercice de la part des officiers et des hommes qui s’en servent. Même en escadre, c’est à peine si, de loin en loin, on tente au hasard quelques tirs sans but précis, sans utilité. Cette inaction produit l’inhabileté, et, à chaque échec, on met sur le compte de l’instrument la faute des opérateurs. Les lancemens du Japon se font, au contraire, avec plein succès, soit au mouillage, soit en marche, par beau ou mauvais temps, soit sur un but mobile, soit sur un but immobile. Dans les derniers tirs en marche qu’il a exécutés sur but mobile, les déviations au but ont été si faibles, qu’il est permis d’assurer que quatre-vingt-quinze fois sur cent un bâtiment de 70 mètres eût été atteint à des distances variant de 250 à 400 mètres. Qu’on ne vienne donc plus nous dire que la torpille est une arme peu sûre ! Entre les mains d’un personnel instruit et entraîné comme celui du Japon, elle est d’une précision admirable qu’on atteindra sur tous les navires où l’on fera les mêmes exercices que sur celui-là.

Mais on ajoute que la torpille Whitehead a beau être précise, son extrême délicatesse ne permet de s’en servir qu’avec des précautions infinies ; la moindre chose dérangerait son mécanisme merveilleusement compliqué ; ce chef-d’œuvre d’horlogerie ne saurait résister à tous les hasards de la guerre et des voyages lointains. Deux faits qui se sont passés cette année même prouvent à quel point cette opinion est erronée. Le seul bâtiment armé de torpilles Whitehead qui se trouve dans notre escadre de Chine est le cuirassé la Triomphante ; ce navire, parti de France depuis près de deux ans, possède quatre tubes de lancement et huit torpilles automobiles ; il a comme personnel spécial un officier torpilleur et deux mécaniciens Whitehead ; de temps à autre, il exécute des exercices de lancement[3] et ses torpilles sont encore en ce moment en aussi bon état qu’au départ. Le jour même de la surprise de Lang-Son, Li-Hung-Chang s’était rendu sur ce cuirassé mouillé à Tchéfou ; après lui avoir montré l’artillerie du bord et les autres appareils militaires, le commandant lui proposa d’assister à un tir de torpilles Whitehead ; le tube de lancement fut pointé à 30 mètres de l’avant du Volta, distant de 300 mètres ; la torpille fut lancée, et, au grand étonnement du vice-roi du Petcheli, étonnement que certains de nos amiraux partageraient sans nul doute, elle suivit une trajectoire rectiligne qui la fit passer exactement à l’endroit voulu. Il est regrettable que les dimensions de la Triomphante ne lui aient pas permis d’arriver à temps au combat de Fou-Tchéou, car elle aurait peut-être coulé avec une de ses torpilles lancées à 300 mètres un bâtiment chinois. Le second fait, non moins significatif que le premier, s’est produit durant les manœuvres russes. L’escadre du vice-amiral directeur de l’artillerie venait d’appareiller pour aller à la recherche de l’escadre ennemie, et elle passait à une encâblure (200 mètres) de quelques bateaux de pêcheurs, qui paraissaient fort occupés avec leurs filets, quand le vaisseau-amiral sentit une petite secousse à tribord derrière. C’était une torpille Whitehead qui venait de l’atteindre ; il fut déclaré immédiatement hors de combat. Cette torpille avait été lancés par un des bâtimens pêcheurs à bord duquel se trouvaient trois officiers de marins déguisés en marins de commerce. Ainsi cet engin de guerre, que l’on prétend si fragile, si délicat, les Russes, ont pu le placer et le conserver durant plusieurs jours dans une petite embarcation de pêche ; ils ont pu le lancer par un moyen de fortune quelconque, et le succès n’en a pas été moins grand, car non-seulement la torpille a toucher le bateau-amiral, mais il y a eu encore explosion de l’amorce, qui avait été mise en place au milieu d’une fausse charge afin de vérifier le fonctionnement du percuteur !

L’épreuve de la valeur de la torpille automobile, comme arme de combat, est donc faite. Mais, nous l’avons déjà dit, tant qu’on était obligé de la placer sur des cuirassés auxquels la portée de leur artillerie permet de ne point s’approcher les uns des autres dans le combat, on pouvait en contester l’usage, sinon l’efficacité ; prétendre du moins que l’emploi en serait restreint ou secondaire. Portée par des thornycrofts sur les côtes et aux abords des rades, elle devenait terrible. En pleine mer, on n’avait guère à la craindre, son rôle restait toujours douteux. On a pu vivre avec cette illusion, ou, pour beaucoup, avec cette espérance, jusqu’au mois d’avril 1884, époque où les torpilleurs autonomes capables d’affronter les plus grosses mers et d’y faire de longues traversées, ont fait leur apparition dans notre escadre. Ces torpilleurs n’étaient pas les premiers qui sortaient victorieux d’une pareille épreuve. Déjà des torpilleurs construits par des maisons anglaises soit pour la Grèce, soit pour les états de l’Amérique du Sud, s’étaient rendus seuls, sans escorte et sans accident, quoique non sans tempête, dans les pays auxquels ils étaient destinés. Les deux torpilleurs de l’escadre, les torpilleurs 63 et 64, œuvre du plus habile de nos constructeurs, M. Normand, étaient venus eux-mêmes, dans des conditions semblables et avec un succès non moins grand, de Brest à Toulon. Mais des expériences qui n’avaient point été publiques ne pouvaient frapper l’opinion. Il en a été tout autrement de la brillante sortie des torpilleurs 63 et 64, le 14 avril 1884. L’escadre avait appareillé le matin par grand vent d’est ; à l’entrée de la rade des îles d’Hyères, dès qu’elle eut quitté l’abri de la terre, la brise fraîchit, le vent se déchaîna avec une violence extraordinaire ; la mer devint bientôt si forte que deux gardes-côtes cuirassés, le Vengeur et le Tonnerre, se virent dans l’impossibilité de continuer à suivre les cuirassés : le premier chercha un refuge sous le fort de Brégançon, le second dut continuer sa marche en route libre. Loin d’imiter cet exemple, les deux torpilleurs ont montré une sûreté de marche extraordinaire ; non-seulement, ils ont suivi l’escadre à la vitesse de 10 nœuds, mais lorsque sa vitesse tombait au-dessous de 8 nœuds, ils étaient forcés de la dépasser, leur machine ne leur permettant pas une marche aussi lente. L’impression produite par cette belle tenue de deux navires de 33 mètres et de 45 tonneaux a été considérable ; on peut dire que l’écho en a retenti dans l’Europe entière et qu’il n’a pas été étranger aux expériences qu’ont faites immédiatement toutes les nations maritimes. Dès lors, il n’a plus été douteux que le problème de la navigation à grande vitesse sur des bateaux relativement minuscules fût résolue. Mais ces essais de navigation ont été poursuivis. Les torpilleurs 63 et 64 sont restés attachés à l’escadre, ils l’ont accompagnée en Corse, en Algérie, en Tunisie, au Maroc ; ils ont parcouru avec elle tout le bassin occidental de la Méditerranée. Malgré leur petitesse et leur peu d’élévation sur l’eau, même par gros temps et grosse mer debout, ils ont joui d’une sécurité complète et n’ont jamais subi d’avaries sérieuses. Sans doute, dans les coups de vent de quelque durée (les plus longs ne vont pas au-delà de quatre à cinq jours), il a fallu prendre certaines précautions, naviguer sous l’allure la plus convenable ; mais on agit ainsi avec tous les bâtimens marins et les gros cuirassés peuvent seuls, s’affranchir de cette règle. Leur machine s’est montrée excellente, elle n’a éprouvé qu’une difficulté, celle de se soumettre à la vitesse normale d’une escadre en marche. Le moins qu’on puisse lui demander est la vitesse de 8 à 9 nœuds. Mais c’est là une qualité de plus ; car, pour attaquer les escadres, les torpilleurs doivent aller plus vite qu’elles. La vitesse et l’agilité sont les conditions mêmes de leur succès.

L’épreuve de la navigation des torpilleurs a donc été complète et concluante. Il restait néanmoins à savoir quelle serait leur valeur comme engins militaires. Les marins ne manquaient pas pour soutenir que, si minces qu’ils fussent, les torpilleurs n’échapperaient jamais à la surveillance des cuirassés, qui, les distinguant à une grande distance, parviendraient infailliblement à les couler avant d’être atteints par eux. Les cuirassés sont armés de canons particuliers : canons Hotchkiss, canons Nordenfelt, etc., espèces de mitrailleuses fort légères qu’on place dans les hunes et le long des murailles des navires, et qui peuvent de là lancer une pluie de balles sur tout assaillant. Mais on ne saurait user de ce moyen de protection, dont l’effet est d’ailleurs beaucoup moins sûr qu’on ne le dit, qu’à la condition d’apercevoir les torpilleurs d’assez loin pour les tenir quelques minutes sous le feu du cuirassé. Grâce à leur vitesse, ils s’avancent sur ce dernier avec la rapidité de l’éclair ; si on ne les reconnaît qu’à quelques centaines de mètres, qu’à un mille même, on est perdu. Le jour, le danger est moins grand, car l’œil, à moins que la brume ne soit épaisse ou que la fumée du combat n’enveloppe le navire, parcourt sans cesse le cercle entier de l’horizon. La nuit, c’est bien différent. Pour éclairer les cuirassés, on a armé chacun d’eux de deux lampes électriques qui projettent au loin leurs rayons dans la mer. Mais ces rayons n’en illuminent qu’un seul point à la fois. Tout le reste est plongé dans une ombre que le contraste avec les rayons lumineux rend encore plus opaque. Si le cuirassé est attaqué par plusieurs torpilleurs, il est possible qu’il en coule un ou deux, que ses projecteurs électriques lui auront permis de viser ; mais, pendant qu’il les coulera, ne sera-t-il pas coulé lui-même par les autres torpilleurs ? D’ailleurs, nul n’ignore combien une surveillance constante et constamment active épuise vite un personnel marin, surtout lorsqu’elle a pour cause l’émotion du plus terrible des périls. Le cuirassé, poursuivi par une flottille de torpilleurs, est condamné à une veille incessante qui démoralise les équipages les plus aguerris. Les machines elles-mêmes souffrent de cette tension perpétuelle ; les lampes électriques, toujours allumées, toujours en mouvement, s’usent à ce service forcé. Au début, hommes et instrumens, parfaitement préparés, parfaitement dispos, étaient à l’abri de toutes les surprises. Mais, à la longue, la fatigue, l’incertitude, l’effort trop longtemps soutenu, produisent d’inévitables conséquences ; or, il suffit de quelques secondes ou d’oubli ou de lassitude de la part des matelots et des officiers de quart, d’un mécanisme qui se dérange, d’un rayon lumineux qui s’éteint ou dévie, pour produire d’épouvantables désastres.

Et ce ne sont pas là, comme on le soutient encore, des raisonnemens de pure théorie, des inductions sans preuves ; la nuit, le résultat est certain : des expériences d’attaque de gros bâtimens à vitesse moyenne par les torpilleurs ont été faites en France et dans certaines escadres étrangères ; partout les résultats ont été les mêmes, partout le microbe a tué le géant ; partout le gros navire a été atteint par la périssoire et n’a pu résister à ses coups. La défense mobile de Toulon a la première tenté en France ces essais de combat. Quelle que fût la surveillance des bâtimens manœuvrant au large et prévenus de l’attaque des torpilleurs, quelle que fût la puissance de leurs feux électriques, les torpilleurs ont toujours eu l’avantage ; toujours un ou plusieurs des assaillans ont pu s’approcher suffisamment du bâtiment à attaquer pour lancer leurs torpilles à coup sûr avant que leur présence fût signalée. Nous ne relaterons pas les détails de ces expériences, entreprises sous l’intelligente direction de l’amiral Du Petit-Thouars ; nous nous bornerons à rappeler celle qui a été faite plus tard dans notre escadre d’évolutions, et dont les amiraux Jaurès et Aube ont pris l’initiative. L’attaque de cette escadre, sur nos côtes d’Algérie, par les torpilleurs 63 et 64, n’a pas produit moins d’impression en France et en Europe que la sortie de ces deux torpilleurs par le fort coup de vent des îles d’Hyères. Toutefois, on n’a peut-être pas assez remarqué dans quelles conditions essentiellement favorables aux cuirassés cette attaque s’était produite. Il est admis, en général, qu’il faut au moins trois torpilleurs (39 hommes et 600,000 fr.) pour combattre avec chances de réussite un cuirassé d’escadre (700 hommes et 20 millions). Or, dans l’exercice dont nous parlons, deux torpilleurs avaient à lutter contre six cuirassés qui étaient avertis de l’heure de l’attaque et dont le service de garde était favorisé par un clair de lune splendide. Il est bien certain qu’en temps de guerre on ne connaîtra jamais le moment de l’attaque et que les assaillans choisiront presque toujours une nuit sombre ou un peu brumeuse, de façon à être moins facilement découverts par la lumière électrique, dont la vapeur d’eau atmosphérique absorbe en grande partie les rayons. L’escadre possédait donc des avantages tout à fait exceptionnels, qui auraient dû lui assurer le succès. Et cependant, quoique les torpilleurs 63 et 64 eussent à braver tous les obstacles, quoique douze faisceaux électriques fussent employés à les découvrir, c’est seulement à la distance de 1,200 mètres, c’est-à-dire 70 secondes environ avant le moment opportun pour lancer leurs torpilles, qu’ils ont été aperçus par le vaisseau amiral le Richelieu. À peine l’alarme avait-elle été donnée à l’escadre, que déjà les torpilleurs se trouvaient sur elle ; et ce n’est pas s’avancer beaucoup que d’affirmer que, dans une attaque sérieuse, un de ses bâtimens aurait été mis hors de combat.

Quel qu’ait été l’effet produit par une expérience aussi décisive, elle n’a pas désarmé en France les adversaires des torpilles et des torpilleurs. On s’est borné à ne pas la renouveler en escadre, de peur que la démonstration ne tournât, la seconde comme la première fois, au profit d’un engin et d’un navire de combat contre lesquels on nourrit des préjugés invétérés. L’Allemagne, l’Autriche et la Russie se sont mises avec ardeur à la pratique de la torpille : la France et l’Angleterre, au contraire, n’épargnent rien pour en entraver les progrès. Il semble que les deux grandes nations maritimes de l’Europe ont l’instinct des dangers que leur fera courir la révolution navale qui se prépare. « Pitt est le plus grand sot qui ait jamais existé, » disait l’amiral de Saint-Vincent, lorsque le ministre anglais accueillit avec faveur les premiers essais de torpille de Fulton ; « Pitt est le plus grand sot qui ait jamais existé d’encourager un genre de guerre inutile à ceux qui sont les maîtres de la mer, et qui, s’il réussit, les privera de cette suprématie. » On pouvait raisonner ainsi en 1805, il y avait même quelque prudence à le faire ; mais aujourd’hui que la découverte est devenue d’un usage universel, essayer de la nier ne serait pas une moindre sottise que de l’avoir favorisée lorsque personne ne la connaissait et n’y croyait. La France et l’Angleterre sont dans une voie mauvaise : au lieu d’accepter la situation nouvelle qui leur est faite ; au lieu de reconnaître que le passé est fini et que les conditions de la suprématie maritime sont changées ; au lieu de soumettre leurs navires de combat à une transformation nécessaire, elles préfèrent fermer les yeux à la lumière, nier l’évidence. Plaise au ciel qu’elles n’en soient pas cruellement punies ! Fidèles à des traditions qui n’ont plus de raison d’être, ces deux nations sont presque les seules puissances qui conservent une escadre armée pendant toute l’année, s’imaginant avec naïveté s’assurer par là une supériorité sur leurs rivales. Les Autrichiens, les Allemands, les Russes, les Italiens agissent tout autrement. Persuadés que les escadres armées l’hiver coûtent beaucoup, ne rendent que des services minimes et ne font que peu d’exercices, ils préfèrent n’armer leurs cuirassés que pendant une période assez restreinte de l’été ; mais, en revanche, pendant cette période, ils ne se bornent pas à mettre à flot trois ou quatre bateaux, ils lancent tout leur matériel disponible à la mer, exécutent des manœuvres incessantes, forment un personnel considérable à la vie maritime. Durant l’été qui vient de s’écouler, les Italiens ont mobilisé presque tous leurs torpilleurs, et les Autrichiens, dont le budget n’est que de 30 millions, tandis que le nôtre est sur le point d’atteindre 200 millions, ont armé six cuirassés, six torpilleurs, trois avisos, avec lesquels ils ont exécuté des manœuvres que l’on n’a pas osé tenter dans notre escadre. Leurs quinze bâtimens ont été partagés en deux divisions, comprenant chacune trois cuirassés, un aviso et trois torpilleurs, l’aviso amiral restant neutre. Ces deux divisions, après avoir fait des exercices d’ensemble, simulaient des combats d’escadre ; elles couraient au-devant l’une de l’autre, chaque cuirassé ayant un torpilleur sur ses flancs. Arrivés à bonne distance, l’artillerie commençait le feu, les bâtimens disparaissaient dans la fumée ; les torpilleurs choisissaient ce moment pour s’élancer au combat ; sitôt aperçus, ils étaient accueillis par le tir de l’artillerie et de la mousqueterie des hunes, mais bien souvent ils n’étaient vus que lorsque leurs torpilles étaient déjà lancées. Ces exercices ont été complétés par plus de trois cents tirs exécutés tant à bord des bâtimens que sur les torpilleurs ; ces derniers ont effectué en outre, en l’espace d’un mois, douze attaques de nuit dans des conditions très diverses : tantôt l’escadre était au mouillage et se défendait avec sa lumière électrique et ses embarcations ; tantôt elle était en marche, elle prenait chasse devant les torpilleurs et cherchait à les écraser sous le feu de ses canons. Les résultats fournis par cette campagne ont été très remarquables : neuf fois sur dix, les torpilleurs ont réussi leurs attaques, et ils ont tiré de ces exercices des règles de stratégie navale que nous ne connaissons peut-être pas, car l’envoyé militaire expédié de Vienne pour assister à ces expériences était un lieutenant-colonel de cavalerie.

Les manœuvres des Russes ont été mieux ordonnées encore que celles des Autrichiens. Ils ont mobilisé au mois d’août dernier tous leurs bâtimens de la Baltique et les ont partagés en deux escadres, qui ont été placées, l’une sous le commandement du vice-amiral chargé de la direction des torpilleurs, l’autre sous les ordres du vice-amiral chargé de la direction de l’artillerie. Ces deux escadres ont été disposées, à un jour donné, à des endroits distans d’une soixantaine de milles, et elles ont commencé l’une contre l’autre une véritable petite guerre : guerre de reconnaissances, guerre de torpilles, attaques de jour, attaques de nuit, attaques des ports et des fortifications par une flotte, tout a été tenté. Des arbitres chargés de juger les coups avaient été désignés par le ministre et se trouvaient répartis sur les divers bâtimens. Nous ne possédons, par malheur, que peu de renseignemens sur ces importantes manœuvres où la lutte du canon contre la torpille s’est produite dans les conditions les plus favorables. Nous savons seulement que, dès les premiers momens, le vaisseau de l’amiral directeur de l’artillerie a été mis hors de combat par une torpille lancée d’un bateau de pêcheurs. Plus tard, la frégate cuirassée Wladimir Monomach, se trouvant subitement en présence de l’escadre ennemie, fut attaquée par ses torpilleurs avec une telle fougue, qu’elle eut à peine le temps d’ouvrir le feu avant d’être atteinte. Le clipper Zemcug, qui défilait avec l’escadre devant les batteries de Cronstadt, donna sur une torpille et fut considéré comme détruit. Cette perte d’un de ses meilleurs navires donna le signal de la retraite de l’escadre, qui se retira vers Riörko-Sund, poursuivie par les canonnières ennemies. Deux torpilleurs furent dirigés vers la canonnière hors de service Ossetr et lui lancèrent des torpilles Whitehead. La première attaque échoua, les torpilles furent perdues ; mais une deuxième tentative eut un plein succès. La canonnière fut mise en pièces par deux explosions formidables. On voit donc que les manœuvres russes ont abouti aux mêmes résultats que les manœuvres autrichiennes. Aussi la Russie a-t-elle une entière confiance dans les torpilleurs et les torpilles ; elle possède déjà plus de cent torpilleurs de 1re classe, et ne cesse d’en construire de nouveaux.

Mais ce sont surtout les expériences allemandes qui méritent d’attirer l’attention. L’Allemagne semble rêver, depuis quelques années, de mettre sa puissance maritime au niveau de sa puissance continentale. Elle a d’abord suivi pour cela la méthode commune, elle a construit des cuirassés plus ou moins médiocres, qui lui ont causé d’assez vives déceptions. Mais elle s’est bientôt révisée. En présence de l’indécision qui règne aujourd’hui sur les instrumens futurs de la guerre maritime, elle a compris que le plus urgent était de former un personnel excellent, et de se procurer le plus grand nombre possible de ces torpilleurs peu coûteux dont, quoi qu’il arrive, le rôle sera désormais capital. Renonçant aux constructions dispendieuses, elle s’est mise, sous la direction d’un ministre de la marine qui paraît être un homme supérieur, le général Caprivi, à employer à la formation de son armée de mer les procédés qui lui ont procuré une armée de terre incomparable. Elle fait passer le plus grand nombre d’hommes possible sur ses navires et leur donne une instruction complète. Cette année, elle a mobilisé tout son matériel disponible et a fait de grandes manœuvres sur trois points de la Baltique et de la Mer du Nord. « Dans peu d’années, a dit avec raison un journal anglais, l’Army and Navy Gazette, l’Allemagne pourra tenir tête à une coalition maritime, en quelque endroit du globe que ce soit. Elle continue à augmenter le nombre et à perfectionner la qualité de ses torpilleurs. Il est évident qu’elle a de hautes visées en ce qui concerne sa puissance maritime ; la persévérance tenace avec laquelle elle travaille à les réaliser est un gage certain de son succès. Un soin extrême est apporté à l’instruction et à l’équipement des navires. Les remarquables manœuvres de sa flotte sont pour l’Angleterre une leçon et un avertissement. » Ce n’est pas seulement à l’Angleterre que cette leçon s’adresse ; nous ne saurions trop en faire notre profit. L’Allemagne a étudié plus qu’aucune autre puissance peut-être le rôle des torpilles et des torpilleurs pour l’offensive et la défensive. Ses manœuvres ont démontré que l’emploi de ces engins et de ces navires de combat rendait presque impossible un bombardement effectué par une escadre. Un de nos amiraux, l’amiral Aube, avait déjà soutenu qu’il en était ainsi ; mais le fait a été mis hors de doute dans un simulacre d’attaque de Dantzig opéré par l’escadre allemande. La fumée de la poudre a rapidement enveloppé l’escadre. Le volume et la densité de cette fumée étaient naturellement en rapport avec la quantité de poudre employée par la grosse artillerie des cuirassés et des batteries de côtes, ce qui prouve que plus l’artillerie est formidable, plus les conditions d’attaque sont favorables à la torpille. Par moment, les navires ont été si complètement voilés de fumée que les canonniers des batteries n’avaient, pour leur permettre de viser, que les éclairs des décharges des canons ennemis. On comprend combien il est aisé aux torpilleurs de profiter de cette obscurité pour s’approcher des cuirassés et pour les couler. Et ce n’est là qu’un épisode bien instructif, il est vrai, des manœuvres allemandes ; Mais voici comment la Gazette de Voss a résumé les leçons générales qui en ont découlé : « Non-seulement tous les cuirassés étaient munis d’appareils de torpilles explosibles, mais une division spéciale de torpilleurs avait été attachée à l’escadre à la fin de juillet, et on y ajouta plus tard une autre division d’expérience pour essayer les nouveaux torpilleurs. Les résultats de ces essais ont confirmé la valeur de cet engin sous-marin pour la défense des côtes allemandes. On semble, en fin de compte, avoir renoncé à l’idée de placer un ou deux bateaux-torpilleurs à bord de chaque grand cuirassé. On trouve préférable de faire des torpilleurs de plus grande dimension, de manière et les rendre capables de tenir la mer et de les relier au cuirassé d’escadre comme une sorte d’appendice flottant. Les expériences de cette année ont confirmé la conviction que les cuirassés monstres peuvent être coulés par la simple explosion d’une torpille. Même par un brillant clair de lune et malgré la plus grande vigilance, aucun navire n’est à l’abri des attaques qui peuvent être dirigées contre lui, surtout s’il est à l’ancre et au large d’une cote abondamment pourvue de bateaux-torpilleurs. Même en se déplaçant, les navires faisant le blocus ne seront pas en sûreté, attendu que les torpilleurs peuvent les suivre et reconnaître leur proie à la clarté des feux qu’il est bien difficile à l’ennemi de dissimuler, s’il marche en escadre. Si le navire est frappé dans ses compartimens étanches, il peut être considéré comme mis hors de combat, par ce seul fait qu’il perd sa faculté d’évoluer. Le renforcement de la cuirasse, effectué dans les conditions recommandées par l’amiral Symonds, de la marine anglaise, ne saurait prévenir ce résultat. Autant qu’on en peut juger actuellement, on ne possède aucun moyen de protéger les plus puissans navires de combat, même ceux qui résument le dernier terme de la perfection, contre les effets destructeurs des bateaux-torpilleurs. On a essayé de faire surveiller les cuirassés d’escadre au moyen de bâtimens de garde placés autour d’eux à 500 mètres de distance ; mais l’expérience a prouvé que même par les plus beaux clairs de lune, et à supposer que les équipages fussent aussi éveillés qu’en plein jour, il est impossible d’assurer la sécurité du navire menacé. On a eu l’idée d’entourer les navires au mouillage d’une sorte de ceinture sous-marine formée de filets métalliques ; mais ce procédé n’a donné que des résultats peu pratiques, attendu que, si le bâtiment ainsi protégé vient à être attaqué, il ne peut se mouvoir et perd conséquemment presque tous ses moyens de défense. Quant aux bateaux-torpilleurs, ils sont difficiles à atteindre et présentent sur les gros navires, au moment de l’explosion de la torpille, l’avantage de pouvoir être facilement dirigés dans le sens qu’il convient pour en éviter le contre-coup. Néanmoins, leur emploi n’est efficace que lorsqu’il peut surprendre l’ennemi, soit à la faveur de l’obscurité de la nuit, du brouillard ou de la fumée du tir de l’artillerie, soit en sortant soudainement d’une embuscade. En ce qui concerne les torpilles elles-mêmes, les expériences qu’on a faites avec les différens systèmes ont clairement prouvé que la marine allemande seule possède les engins les plus meurtriers de cette espèce. Elle emploie une torpille inventée par un capitaine de la marine autrichienne. Le secret de l’invention a été acheté par l’amirauté au prix de 225,000 francs, et la marine allemande en poursuit elle-même l’amélioration. Cette torpille a atteint, à l’heure qu’il est, un tel degré de perfection qu’elle constitue une merveille des temps modernes. »

On voit jusqu’où va la confiance, nous dirions presque l’enthousiasme des Allemands pour la torpille. Aussi se préoccupent-ils avant tout de posséder le plus grand nombre possible de torpilleurs. L’année dernière, ils en faisaient construire soixante-dix ; ils en ont porté cette année le nombre à cent cinquante. L’Autriche imite leur exemple ; le ministre de la marine a demandé et obtenu des délégations un crédit de 1,778,000 florins comme premier acompte, pour la construction d’une flotte de soixante-quatre torpilleurs de trois catégories : des torpilleurs pour l’attaque directe, des torpilleurs éclaireurs et des torpilleurs de haute mer, destinés à porter le choc en bataille. L’Allemagne n’a qu’un cuirassé en chantier ; l’Autriche renonce absolument à en construire, elle se borne à préparer de nouveaux avisos. On voit que les leçons des manœuvres ne sont pas perdues pour les deux grands empires alliés. On dit que le même esprit les anime, ou plutôt que c’est à l’instigation de l’Allemagne que l’Autriche a entrepris ses belles expériences de cette année. En vue d’une guerre commune, les deux marines doivent être organisées d’après un plan unique. L’Angleterre et la France s’opposent donc seules au mouvement général. Pourtant la première ne fait déjà plus qu’une faible résistance. Les manœuvres de son escadre de la Manche ont ébranlé les adversaires les plus convaincus de la torpille. Un officier hardi a conduit, sans être aperçu, une flottille de torpilleurs à moins de 400 mètres du vaisseau qu’il devait attaquer et qui s’éclairait de son mieux avec des lampes électriques. Dans un autre exercice, la confusion a été telle, que les vigies ont tiré sur de simples embarcations remplies de promeneurs, montrant ainsi combien il serait difficile à un cuirassé, dans le désordre de la bataille, de distinguer les torpilleurs amis des torpilleurs ennemis et de n’atteindre que ces derniers. Aussi les nouveaux programmes de construction de l’Angleterre comprennent-ils de nombreux torpilleurs, et lord Northbrook a-t-il déclaré, dans une discussion récente que, si l’Angleterre continuait à construire des cuirassés, c’est qu’elle était assez riche pour faire des dépenses militaires peut-être inutiles. Il n’y a donc que la France qui nie tout à fait l’évidence, et qui, fière des nombreux cuirassés qu’elle a, non à flot, mais en chantiers, se borne à commander cette année à l’admirable constructeur des torpilleurs 63 et 64 sept autres torpilleurs à peu près du même type !


III.

On peut discuter à perte de vue la question de savoir si les escadres de cuirassés résisteraient à l’attaque d’une flottille de torpilleurs. Quant à nous, nous la croyons résolue par l’exemple des manœuvres de toutes les puissances européennes. Il ne s’agit plus de raisonnemens de pure théorie, il s’agit de faits d’expérience parfaitement constatés. Les nations qui, comme l’Allemagne et l’Autriche, renoncent à construire des cuirassés et commandent de nombreux torpilleurs, ont donc une vue claire et prophétique de l’avenir qui leur assurera bientôt une force maritime supérieure à celles de leurs rivales. Il y a longtemps que l’amiral Aube l’a écrit : « Une escadre, réunion plus ou moins nombreuse de cuirassés, n’est plus l’expression de la puissance navale. » Et tout récemment, l’ancien ministre de la marine du cabinet Gambetta, M. Gougeard, disait dans une brochure qui a soulevé bien des polémiques : « Il est et sera toujours profondément absurde de risquer 12 à 15 millions, et même davantage, contre 200,000 ou 300,000 fr., et six cents hommes contre douze. » Ainsi, sur ce point, les doutes disparaissent peu à peu et les défenseurs des cuirassés en sont réduits, comme argument suprême, à parler des sommes énormes enfouies dans le matériel actuel, dont il serait désastreux, à leur avis, de ne tirer aucun profit. Mais ce n’est pas tout que de reconnaître la nécessité de constituer au plus vite des flottilles de torpilleurs, la discussion recommence dès qu’il s’agit de savoir d’après quel type il faudrait construire le nouveau navire de combat. Il semble que la question devrait être résolue pour nous, puisque les torpilleurs 63 et 64 ont fait preuve de qualités nautiques et militaires tout à fait remarquables. Elle ne l’est cependant pas. À peine ces torpilleurs revenaient-ils de parcourir, en tous sens et par tous les temps, les bassin occidental de la Méditerranée, que M. Gougeard, dans la brochure dont nous venons de parler, leur reprochant d’êtres des « coquilles de noix, » incapables de tenir réellement la mer et d’affronter les tempêtes, proposait de leur substituer ce qu’on pourrait appeler un torpilleur géant, un bateau à pont blindé de 95 mètres de long, d’un tirant d’eau moyen de 4m,50 et d’un déplacement de 1,780 tonneaux. Et cette tendance à accroître les dimensions des torpilleurs ne s’est pas manifestée seulement dans des ouvrages de controverse, elle s’est déjà produite dans la pratique, elle a exercé une influence importante sur nos constructions. Nous avons dès à présent des torpilleurs de 350 tonneaux, nous en aurons bientôt qui déplaceront 1,200 tonneaux. L’Angleterre nous a devancés dans cette voie ; elle est passée sans transition des petits torpilleurs au Polyphemus d’un déplacement de 2,640 tonneaux et d’une longueur de 73 mètres. Si ce mouvement d’agrandissement continue, si des torpilleurs éclaireurs on arrive aux torpilleurs avisos, puis aux torpilleurs à ponts blindés, puis aux torpilleurs cuirassés, on reviendra, en fin de compte, par une évolution logique, aux navires monstres d’aujourd’hui. Il vaudrait mieux, dès lors, sans rien changer à la marine actuelle, continuer tout simplement, jusqu’aux désastres de la prochaine guerre, à y jeter avec profusion les millions de notre budget.

Les raisons pour lesquelles on agrandit ainsi les torpilleurs, c’est qu’on les juge incapables, dans leurs dimensions restreintes, de s’aventurer à la poursuite des cuirassés et qu’on les trouve, en même temps, dépourvus de tout moyen de protection contre l’artillerie de ces mêmes cuirassés. On voudrait les rendre plus marins, plus commodes pour l’équipage, moins vulnérables aux boulets ennemis. L’invulnérabilité, cette chimère inutilement poursuivie dans les navires géans depuis l’invention de la cuirasse, on commence à la poursuivre aussi dans les navires minuscules qui ont eu précisément pour effet de la détruire à jamais chez les premiers. Rien n’est plus contraire au bon sens. Ce n’est pas que les petits torpilleurs ne soient doués d’une sorte d’invulnérabilité, mais il faut bien se rendre compte des conditions qui la leur assurent. Pour échapper aux prises de leurs adversaires, ils ont trois qualités essentielles : la vitesse, le nombre, la faiblesse de leurs dimensions. Par leur vitesse, ils sont maîtres de choisir l’heure du combat, de frapper l’ennemi à l’improviste, de fondre sur lui trop brusquement pour lui permettre de les atteindre, ou de le fuir lorsqu’ils se sentent incapables de lui résister. De l’aveu de tous les marins, la vitesse est aujourd’hui la plus efficace des armes. C’est grâce à sa vitesse que le Huascar a pu accomplir, dans la guerre du Chili et du Pérou, les exploits qui ont rendu célèbre le nom de l’illustre et infortuné amiral Grau, et lorsque la fortune l’a trahi, lorsque, pris entre deux feux, ce navire héroïque, privé de ses officiers, couvert de sang et de débris, a dû se livrer vaincu aux Chiliens, malgré la cuirasse qui le protégeait et la grosse artillerie dont il était muni et qui n’avait pu le défendre, la frégate en bois l’Union, compagne de ses croisières, a trouvé, dans sa vitesse plus grande encore, le moyen de fuir le champ de bataille pour aller continuer sa vie d’aventures, ses luttes hardies, ses glorieuses entreprises. Le nombre est une garantie d’invulnérabilité non moins sérieuse. Qu’importe, en effet, que, dans une flottille de torpilleurs, plusieurs soient coulés, si les autres, arrivant au but, écrasent l’adversaire ? La destruction de deux ou trois torpilleurs n’équivaut pas, comme perte matérielle, à une avarie grave sur un cuirassé de premier rang. La perte en hommes n’est pas plus considérable que celle que produit sur ce même cuirassé un boulet heureux qui en balaie le pont ou écrase dans la tourelle du commandant, ainsi qu’il est arrivé au Huascar, les officiers et les contremaîtres. Or, pour le prix d’un cuirassé, on aurait au moins soixante torpilleurs. Il n’y a pas d’escadre qui soit en mesure de résister à l’attaque d’une pareille flottille, même en plein jour et sans la moindre surprise. L’exemple de ce qui s’est passé dans la rivière Min est, à cet égard, décisif. Malgré ses excellentes torpilles automobiles, le cuirassé la Triomphante n’a coulé aucun bateau ennemi, parce qu’il n’a pu, retardé par ses dimensions considérables, arriver sur le champ de bataille en temps opportun et que, d’ailleurs, il lui était impossible de manœuvrer avec agilité au milieu d’une flotte légère, dans une rivière trop étroite et trop peu profonde pour lui. Au contraire, les torpilleurs 45 et 46, quoique armés seulement de torpilles portées, se sont lancés résolument contre l’escadre chinoise, à laquelle ils ont infligé des pertes sérieuses. L’un d’eux a été frappé par un boulet que lui a envoyé un navire chinois, auquel il présentait le travers. En supposant qu’au lieu d’avoir affaire à des artilleurs barbares, les torpilleurs 45 et 46 se fussent trouvés en face d’artilleurs européens, tous deux auraient péri peut-être au premier feu ; mais si d’autres torpilleurs les avaient immédiatement suivis, ces derniers auraient frappé l’ennemi avant qu’il eut eu le temps de recharger ses pièces et d’envoyer aux assaillans une nouvelle bordée de mitraille. Et les torpilleurs 45 et 46 sont forcés de se coller aux flancs d’un navire pour le faire voler en éclats ! Les torpilleurs 63 et 64, au contraire, sont doués d’une vitesse maximum supérieure de 2 nœuds à celle des torpilleurs 45 et 46 et lancent leurs torpilles de 200 à 400 mètres de distance. Dans un combat d’escadre, la première rangée de torpilleurs de ce genre risquerait en plein jour d’être détruite ; mais, pendant qu’elle sombrerait, la seconde rangée anéantirait sûrement l’escadre cuirassée. Le nombre et la vitesse sont donc des conditions d’invulnérabilité d’une nature particulière, puisqu’elle ne s’applique pas à chaque instrument de combat pris à part, mais à l’ensemble de ces instrumens réunis. La petitesse des dimensions a la même efficacité, comme moyen de salut ; un torpilleur minuscule est toujours maître de ne présenter à l’ennemi que son avant, c’est-à-dire une cible tellement étroite qu’elle ne sera atteinte qu’avec une extrême difficulté. Moins le torpilleur est grand, moins il court de risques, moins il est exposé à périr.

Il est donc bien clair que la première condition qu’on doit se proposer en construisant un torpilleur, c’est de le réduire aux dimensions les plus faibles. Pourvu qu’il soit capable de naviguer partout et en tout temps, pourvu que son appareil militaire soit disposé commodément pour la manœuvre, lui demander autre chose est une véritable folie. Mais on affirme que la navigation sur les petits bateaux est une chimère. C’est oublier l’exemple de toutes ces flottilles antiques, dont l’amiral Jurien de La Gravière a raconté l’histoire ; c’est oublier aussi que Christophe Colomb, a traversé l’océan et découvert la Nouveau-Monde avec de simples caravelles. Le torpilleur de 33 mètres et de 45 tonneaux est, quoi qu’on en dise, un bateau très marin, propre à tous les voyages. Il faut reconnaître toutefois qu’on y est fort mal logé, et que les torpilles y sont tellement à l’étroit que la manœuvre en devient parfois malaisée. Pour remédier à cet inconvénient, il aurait suffi de faire des torpilleurs de 36 à 37 mètres ; on a été d’emblée jusqu’au torpilleur de 41 mètres et de 71 tonneaux. Pourvu que ce dernier type ne soit pas dépassé, qu’il soit le terme, non le commencement des agrandissemens, il ne faudra pas se plaindre. Le torpilleur de 41 mètres sera encore un microbe, et cependant personne n’osera dire qu’il ne puisse affronter l’océan. Acceptons-le donc comme type définitif du torpilleur. Nous demanderons seulement qu’on lui donne une vitesse au moins égale, sinon supérieure à celle des torpilleurs 63 et 64, soit 21 nœuds au maximum. Mais nous voulons parler d’une vitesse réelle, non d’une vitesse obtenue seulement pendant les expériences. Dans les essais de recette qu’on fait aujourd’hui, on ne prend pas les navires en pleine charge, avec leurs équipages, leurs approvisionnemens, leur matériel. Il en résulte que la vitesse vraie est toujours inférieure de quelques nœuds à la vitesse officielle. Tel torpilleur livré, qui a donné, par exemple, 21 nœuds aux expériences, n’en file plus que 19 et même 18 lorsqu’il a reçu son chargement complet. Or, comme la vitesse est la première des conditions de succès pour un navire de guerre, toute erreur sur la vitesse est d’une incontestable gravité. Il est permis d’espérer que nos torpilleurs ne s’arrêteront pas à 21 nœuds. On a déjà parlé de torpilleurs capables de filer 25 nœuds. On parle enfin de chaudières qui leur assureront peut-être cette vitesse supérieure, ce sont les chaudières dites Belleville, Elles sont plus légères que les autres ; elles peuvent supporter des pressions de 12 à 15 atmosphères, alors que les chaudières actuelles ne dépassent pas 9 atmosphères ; enfin on les chauffe sans danger à l’eau de mer et elles sont inexplosibles. On devrait en faire au plus tôt l’expérience sur un ou plusieurs des torpilleurs à construire. La véritable devise de la marine moderne est : De la vitesse, encore de la vitesse, toujours de la vitesse !


IV.

En portant un coup mortel au cuirassé, l’avènement du torpilleur autonome, muni de torpilles automobiles, met évidemment un terme à la lutte, qui se poursuivait depuis quelques années, du canon contre la cuirasse. Dès que la cuirasse disparaît, brisée par la torpille, le canon monstre n’a plus de raison d’être. On pourrait l’employer, il est vrai, contre les batteries blindées des ports et des côtes ; mais ce serait se condamner à un échec certain, car si le cuirassement a des limites sur mer et si, par suite, le moment arrive toujours où le canon perfore la cuirasse, il n’en a pas sur terre. On peut blinder à l’infini des ouvrages défensifs. On peut aussi, comme il est arrivé à Alexandrie, où les plus gros boulets anglais se sont enfoncés, sans produire aucun effet, dans des murailles de sable, construire ces ouvrages avec des terrassemens. Il est probable que nous allons assister à une révolution dans l’art de défendre les ports aussi bien que dans l’art de combattre en pleine mer. Désormais cette défense se fera surtout avec des torpilleurs qui, sortant à l’improviste de toutes les anfractuosités de la côte, iront en pleine mer arrêter les escadres assaillantes. Dès lors, à quoi bon fabriquer des canons monstres, dont le prix est si grand, et élever, pour les contenir, des fortifications plus coûteuses encore ? Mais si on persiste dans le système actuel de défense, il est clair que la guerre de côtes consistera surtout dans l’incendie des ports ouverts et des villes sans protection, l’attaque des places fortes étant devenue impossible. On a constaté, au bombardement d’Alexandrie, que l’artillerie formidable de l’Inflexible et des autres cuirassés ne produisait pas grand effet sur les grosses pièces montées derrière des épaulemens sans embrasures ou sur des affûts à éclipse du système Moncrieff. Les gens les plus compétens ont été d’avis qu’en supposant de part et d’autre le personnel d’égale force et d’égale habileté, une flotte composée des meilleurs cuirassés actuellement à flot n’obtiendrait pas, dans un duel avec des forts, un succès qui compensât les dangers auxquels elle s’exposerait. « Si les forts d’Alexandrie, a dit l’United Service Gazette, avaient été armés de canons plus parfaits, comme ceux qu’on rencontre sur les côtes allemandes ou françaises, et si ces canons avaient été servis par des artilleurs français ou allemands, les résultats de la lutte eussent été bien différens. Probablement nous aurions eu un tiers de notre flotte, sinon coulé, au moins mis hors de combat et perdu en définitive. »

Peut-on courir la chance de pertes pareilles lorsque les forces navales dont un grand pays dispose ne se composent que d’un petit nombre de cuirassés, qu’il faut des années pour reconstruire ou pour réparer ? Le bombardement d’Alexandrie a montré encore que, si la grosse artillerie d’un cuirassé risquait d’être rapidement réduite à l’impuissance par la résistance des forts, la seule arme qui pût leur causer un grave dommage était la petite artillerie portée sur des navires rapides. Voyant que le feu du fort Marabout inquiétait la division intérieure, le commandant de la canonnière le Condor profita du faible tirant d’eau de son navire pour se porter en avant, de manière à ranger le fort et à engager la lutte en présentant la plus petite surface possible aux coups de l’ennemi. Celui-ci concentra son feu sur la canonnière, mais, en dépit de tous ses efforts, il ne parvint jamais à l’atteindre sérieusement. Le commandant du Condor avait placé une mitrailleuse Nordenfeldt, empruntée à l’Inflexible, dans la hune de sa misaine et le canon de sa chaloupe dans la grande hune, tandis qu’un appareil à lancer des fusées était installé sur le beaupré. Avec ces diverses armes, il fit tirer sur les embrasures des forts. Les coups de la mitrailleuse surtout causèrent de tels ravages parmi les servans des pièces que ceux-ci commencèrent à prendre la fuite ; bientôt trois autres canonnières se portèrent au secours du Condor et, suivant la même tactique que lui, parvinrent à réduire rapidement au silence l’artillerie du fort Marabout. Frappé de ce succès, l’amiral Seymour s’empressa d’appeler les quatre canonnières à coopérer au bombardement du fort du Mex, que ses ouvrages en terre rendaient plus résistant que les forts en pierre à l’action des gros canons des cuirassés.

N’y a-t-il pas là un enseignement précieux et qui prouve que les canonnières de faibles dimensions et de vitesse considérable, munies de pièces de petits calibres, pourront seules désormais se mesurer avec des forts, non pour les détruire, mais pour tenter de les réduire au silence au moyen de coups heureux d’embrasure ? Leur tirant d’eau médiocre et leur agilité leur permettent de changer de place aussi souvent qu’elles le jugent à propos, d’échapper au tir de leurs adversaires, de prendre la meilleure position pour rendre le leur efficace. À Sfax, vu le peu de profondeur de la côte, nos cuirassés étaient forcés de se tenir à de si grandes distances qu’il ne leur était possible de se servir que de leurs pièces de tourelles. Des canonnières se seraient approchées du rivage pour tirer à bout portant, non-seulement sur les ouvrages, mais sur la ville. Or, dorénavant, les ouvrages étant inexpugnables, ou du moins ne pouvant être attaqués qu’à travers les embrasures, ce sont les arsenaux et les villes qu’il faudra viser. Pour cela, les petits canons suffiront. On a calculé que le prix, du Duperré nous donnerait, outre vingt-cinq torpilleurs, dix canonnières qui lanceraient d’une seule bordée 1,200 kilogrammes de fer, presque autant que le Duperré qui en lance 1,400 kilogrammes. Mais il y aurait cette grande différence que les tirs des canonnières, étant bien plus rapides, seraient bien plus nombreux que ceux du Duperré, et que leurs 1,200 kilogrammes de fer, passant au-dessus des fortifications pour tomber en pluie de mitraille sur la ville, y produiraient des désastres, tandis que les gros boulets du cuirassé risqueraient d’avoir sur des forts blindés ou en terre le même effet médiocre que les boulets de l’Inflexible sur les fortifications d’Alexandrie. Le Duperré, attaché par sa grandeur, non au rivage, mais à la haute mer, resterait exposé à tous les assauts des torpilleurs ; les dix canonnières, comptant sur leur nombre et sur leur vitesse pour échapper au danger, se lanceraient en avant : les unes tâcheraient de démonter la grosse artillerie des forts en atteignant par les embrasures les pièces et leurs servans ; les autres tireraient sur la ville, essaieraient de forcer les passes et de pénétrer dans le port. Plusieurs couleraient ; mais qu’importe, si quelques-unes réussissaient ? On ne fait pas la guerre sans perdre des hommes et des bâtimens, et il vaut assurément mieux voir périr quelques canonnières avec leur équipage restreint que le tiers d’une escadre de cuirassés.

Dans les combats sur mer, la cuirasse étant annihilée par la torpille, nous n’avons plus besoin de canons perforans. Ce qu’il nous faut, c’est une artillerie suffisante pour arrêter un paquebot, un croiseur non cuirassé, ou tout au plus pour démolir la superstructure des cuirassés actuels et pour y détruire les servans et le service des pièces. Il y a longtemps que des marins prévoyans soutenaient que le danger le plus terrible qui pût menacer un cuirassé, dans la guerre maritime de l’avenir, serait d’être assailli, de différens côtés à la fois, par plusieurs canonnières agiles et difficiles à viser. Un boulet ordinaire, arrivant dans une de leurs tourelles, suffirait pour crever un tuyau du système hydraulique qui fait mouvoir leur artillerie et pour la réduire à l’impuissance. Les Allemands, qui semblent apporter dans la solution des problèmes maritimes l’admirable clairvoyance à laquelle ils ont dû de posséder la plus puissante organisation militaire de l’Europe, sont convaincus que les petits canons seraient en mesure de lutter avec succès, même sans le concours de la torpille, contre les grands cuirassés. Ils vont plus loin que nous : ils ne demandent pas pour cela plusieurs canonnières, ils n’en demandent qu’une seule. « Certainement, disait le Marineverordnungsblatt du 15 novembre 1883, certainement la puissance d’un canon monstre est redoutable. Mais un projectile moins puissant ne pourrait-il pas suffire pour arriver à la mise hors de combat de l’adversaire ? Sur mer, les chances d’atteindre sont très faibles, à cause des mouvemens du but et du navire. Un canon de petit calibre est beaucoup plus facile à manœuvrer et on peut avoir avec lui un tir plus précis. Si un coup est perdu, la perte n’est pas aussi grande que s’il s’agit d’un projectile de 10, 15 ou 20 quintaux des canons de 50, 75 ou 100 tonnes. Toutes les pièces, d’ailleurs, sont au même degré exposées au feu de l’ennemi. Un coup à la bouche suffit pour mettre un canon hors de service ; et plusieurs pièces de petit calibre, dont le feu serait dirigé contre un canon placé dans une tour cuirassée, ne tarderaient pas à le condamner au silence. Ne pourrait-on pas, avec un petit vaisseau armé de trois ou quatre canons légers et dont les parties virales seraient protégées par une cuirasse, s’attaquer avec succès à l’arrière d’un vaisseau tel que l’Inflexible ou l’Italia, et, profitant de la rapidité du tir, compter aussi sur un coup à la bouche, ou bien tout renverser et tout briser dans les parties non cuirassées ? Non ! nous ne voulons point de canons monstres sur nos beaux et puissans vaisseaux. Nous devons adopter des pièces plus mobiles et plus faciles à servir. Laissons aux géans les canons monstres. Ils offrent un but trop étendu aux coups ennemis et trop de chances d’être atteints. »

Pénétrés de ces vérités, nous allons d’abord chercher quel est le canon que nous pourrions utiliser dans notre marine pour la guerre que nous croyons être la guerre de l’avenir. Nous verrons ensuite sur quels bâtimens spéciaux on pourra l’établir. La marine française compte huit canons de divers calibres, et chaque canon de même calibre représente différens modèles (modèle 1875, modèle 1880, etc.). Il en résulte une complication de manœuvres qui exige de la part des officiers et des matelots des études et des exercices compliqués. Pour remplir le rôle nouveau réservé à l’artillerie, le canon de 16cm est un peu fort et surtout un peu lourd à porter. Il ne conviendrait pas à de petits bateaux. Le canon de 14cm n’est pas parfait ; le canon de 15cm, que possèdent les Italiens et les Allemands, serait préférable. Mais nous n’avons pas ce modèle et il faut bien se servir de notre matériel. Au reste, les effets destructeurs du canon de 14cm sont très suffisans ; il est léger et peut être mis aisément sur de petits bateaux ; le maniement en est très facile, la manœuvre aisée à comprendre ; son projectile, qui pèse 30 kilogrammes, fera en un quart d’heure plus de ravages que les boulets des gros canons ; car on suppléera à l’effet du boulet-monstre par le nombre des boulets de moindre taille : la rapidité du tir est un avantage qui compensera certainement tous les autres.

Il s’agit maintenant de loger le canon de 14cm sur un bateau approprié. Selon nous, ce bateau doit être construit d’après les mêmes principes que le torpilleur, c’est-à-dire qu’il doit avoir une vitesse considérable, coûter peu cher pour qu’on puisse en multiplier les échantillons, être réduit enfin aux dimensions les plus restreintes pour échapper aux coups de l’ennemi. Nous voudrions qu’à l’exemple des torpilleurs il fût très étroit, très ras sur l’eau, et qu’il ne calât pas plus de 2 mètres, sauf dans la partie extrême-arrière formant la cage des hélices : on pourrait aller dans cette partie-là jusqu’à 3m,50, afin d’avoir des hélices d’un pas suffisamment grand. L’arme offensive de ce bateau étant le canon, ses armes défensives seraient la vitesse et ses dimensions restreintes. Par sa vitesse, vitesse de marche et vitesse d’évolutions (il aurait deux hélices) il serait libre d’accepter ou de refuser le combat contre un ennemi moins rapide que lui ; grâce à cette même vitesse, il n’aurait rien à craindre d’une torpille portée et serait, de plus, un but trop mobile pour pouvoir être atteint par une torpille automobile, en admettant, chose assez douteuse, que les torpilles automobiles, qui sont actuellement réglées pour une immersion de 3 mètres, et qui, dans ce cas, passeraient sous sa quille sans le toucher, puissent être réglées à une immersion plus faible sans rien perdre de leur justesse de tir. La longueur maximum de cette canonnière, dont le faible tirant d’eau lui permettrait d’entrer dans presque toutes les passes, ce qui est interdit à nos bâtimens de guerre actuels, serait de 60 mètres, la largeur du dixième de sa longueur. Son appareil militaire se composerait de deux canons de 14cm, l’un en avant, l’autre au milieu ou un peu sur l’arrière, et de plus d’autant de hotchkiss qu’on pourrait lui en donner sans l’alourdir. On serait tenté sans doute de se contenter d’un canon, ce qui simplifierait le problème, mais il faut être en mesure de tirer dans toutes les directions et ne pas construire des bateaux qui coûteraient trop cher en raison de leur armement trop réduit. La vitesse de cette canonnière devrait être égale à celle des torpilleurs, c’est-à-dire de 20 à 21 nœuds, plus tard 25, et de même qu’eux, elle devrait posséder un approvisionnement de charbon lui permettant de marcher de six à huit jours à 10 nœuds. Elle n’aurait pas besoin de mâture, sauf peut-être un mât de fortune pour fuir vent arrière après une avarie. Dans ces conditions, elle coûterait au plus 1 million. Nous pensons que ce chiffre est exagéré, car les avisos-torpilleurs commandés à la maison Claparède et aux Forges-et-Chantiers, qui ont à peu près les mêmes dimensions et qui sont chargés d’appareils beaucoup plus compliqués, ne dépassent pas le prix de 827,800 francs.

N’étant point ingénieur, nous ne saurions avoir la prétention de dresser le plan exact de ce que nous appellerons la canonnière de 14cm. Nous nous bornons à en esquisser, très largement le programme. Ce n’est pas la première fois que nous le faisons, et nous avions d’ailleurs été précédés dans cette voie par un marin de la plus haute compétence, M. l’amiral Aube. Partisan convaincu de la division du travail, M. l’amiral Aube pense que ce grand principe doit être appliqué à la marine comme à toutes les choses humaines. Pour lui, l’énorme cuirassé destiné à combattre à la fois avec l’éperon, la torpille et l’artillerie, est incapable de se servir à la fois d’armes aussi diverses. Il demande donc la division de l’unité de combat, la spécialisation des instrumens militaires, la construction de bateaux-canons à côté des bateaux-torpilles[4]. De graves et sérieuses objections lui ont été adressées, ainsi qu’à nous-même. Si les torpilleurs peuvent avoir cette grande vitesse qui constitue leur force, s’ils ont prouvé qu’ils sont en état de lutter avantageusement contre une grosse mer, cela tient à leur excessive légèreté. À mesure qu’on les charge plus qu’il ne convient, on voit disparaître successivement leurs qualités de vitesse et de navigabilité. Les capitaines de ces petits bateaux sont tellement convaincus de cette vérité qu’on les a entendus se plaindre très énergiquement de l’addition à leur bord de poids de 50 à 100 kilogrammes. On ne saurait trop insister sur ce point que, si les constructeurs ont pu créer des torpilleurs minuscules et de très grande vitesse, c’est que l’appareil militaire de ces bateaux est fort léger. Il ne pèse, en effet, que 2 tonneaux, tandis qu’une pièce de 14cm avec son approvisionnement pèse près de cinq fois plus. Cette différence de poids s’explique sans peine. Le tube de lancement est, à la vérité, un véritable canon, mais sa fonction se borne à projeter la torpille à quelques mètres, de sorte que la pression de chasse est toujours très petite et que le tube n’a pas besoin de beaucoup de résistance. La torpille renferme en elle-même, sous forme d’air comprimé, la force destinée à lui imprimer sa vitesse de propulsion. Tout autre est le boulet, qui n’est qu’un corps inerte recevant son impulsion par la pression énorme due à la déflagration d’une charge de poudre. Pour que le canon résiste à cet effort considérable, il faut qu’il soit très épais, partant très lourd. D’un autre côté, si la torpille pèse plus qu’un boulet de moyen calibre, il ne faut pas perdre de vue qu’il suffit de munir un bateau de deux torpilles pour en faire un ennemi dangereux, tandis qu’un canon ne saurait être de quelque efficacité qu’à la condition d’être approvisionné d’un grand nombre de coups à tirer. Il en résulte que l’approvisionnement d’une pièce de moyen calibre pèse beaucoup plus que l’approvisionnement des torpilles d’un tube de lancement. « On conçoit dès lors, dit l’auteur anonyme d’une remarquable Étude critique sur la marine de guerre au point de vue des torpilles[5], on conçoit dès lors combien le problème du torpilleur est différent de celui du bateau-canon. Lorsqu’on construit un bâtiment, son déplacement est connu, et les différens poids qui le composent sont répartis suivant des proportions forcées dont il est impossible de sortir. Ainsi, pour un navire rapide, il faut compter environ 35 pour 100 du poids total pour la coque ; 4S pour 100 du poids total pour l’appareil moteur évaporatoire ; 10 pour 100 pour le charbon. Il ne reste donc plus que 10 pour 100 pour le poids de l’armement militaire, de l’équipage, des vivres, des rechanges, etc. Cette fraction est suffisante pour le torpilleur à cause du nombre réduit de son équipage et de la légèreté relative de son engin de combat. Mais si l’on voulait réaliser un bateau-canon d’une vitesse égale à celle des torpilleurs, il faut remarquer d’abord que le poids de la coque devrait être porté à 40 pour 100 au moins du poids total, car ce n’est qu’à cette condition qu’on obtiendrait un échantillon suffisant pour résister au tir de la pièce. La fraction disponible pour l’armement militaire, les vivres, les rechanges et l’équipage se trouverait donc réduite à 5 pour 100. Or le poids d’un canon de 14cm avec tout son approvisionnement est de 40 tonneaux environ. Il faudrait bien au moins vingt-cinq hommes d’équipage pour manœuvrer l’appareil moteur et l’appareil militaire. On peut estimer le poids de ces vingt-cinq hommes avec leurs sacs, leurs vivres, leurs rechanges et autres impedimenta du bord à environ 8 tonneaux. Cela fait un total de 18 tonneaux représentant 5 pour 100 du poids total, ce qui revient à dire qu’un bateau-canon susceptible d’avoir une grande vitesse et ne portant qu’une simple petite pièce de 14cm ne saurait être réalisé à moins d’atteindre 360 tonneaux… Nous voilà loin de nos torpilleurs du type 60, qui ne pèsent que 50 tonnes ! »

Il y a certainement quelque vérité dans les observations que nous venons de reproduire, et nous sommes loin de prétendre qu’une canonnière puisse être aussi petite et aussi légère qu’un torpilleur. Nous ajouterons qu’il serait inutile qu’elle le fût. Le torpilleur a besoin d’une agilité et d’une petitesse extrêmes, parce qu’il attaque de près, parce qu’il combat tout à fait sous le feu de l’ennemi. Mais pour incendier des ports, des rades ouvertes, pour faire sauter les magasins à poudre, voire même pour tenter des coups heureux d’embrasure contre des batteries, les canonnières peuvent se tenir à des distances de plus de 400 mètres, où elles seront bien moins exposées que les torpilleurs. Toutefois, nous ne saurions admettre les chiffres de l’étude que nous venons de citer, et nous continuons à soutenir qu’il est possible de construire des bateaux rapides portant une artillerie raisonnable sans leur donner de trop grandes dimensions. En effet, nous croyons pouvoir montrer qu’il est aisé d’avoir un bateau rapide portant en artillerie un poids égal au 1/15e environ de son déplacement. Pour le prouver, nous prendrons trois exemples qui nous paraissent décisifs. Dans sa brochure, M. Gougeard propose le plan d’un navire qui est à la fois un torpilleur et une canonnière. Ce navire, recouvert d’un pont d’acier, filera entre 20 et 24 nœuds. Nous sommes persuadé qu’il réalisera les espérances de M. Gougeard, attendu qu’il a été approuvé par l’homme le plus compétent en ces matières, le directeur de nos constructions navales, M. de Bussy. Ce nivire a un déplacement de 1, 780 tonneaux. C’est évidemment beaucoup trop pour nous ; mais voyons ce qu’il porte. D’après l’auteur du projet, il doit avoir : six canons de 10cm avec approvisionnement, soit 30 tonneaux ; huit mitrailleuses avec approvisionnement, soit 5 tonneaux ; cinq tubes lance-torpilles avec leurs affûts, soit 5 tonneaux si on lance des torpilles de petites dimensions, et 7 tonn. 5 si on lance de grandes torpilles ; dix torpilles qui pèseront 2 tonn. 5 si elles sont du petit modèle et 4 tonneaux si elles sont de grand modèle ; enfin, des pompes de compression, accumulateurs et chantiers du poids de 4 tonneaux. Le total de cet armement est donc de 46 tonn. 5 ou de 50 tonn. 5. Maintenant, si l’on considère que le bateau de M. Gougeard à un pont cuirassé à 7 mètres dans la région qui recouvre la machine et à 4 mètres sur l’avant et l’arrière, qu’un pont pareil pèsera plus de 200 tonneaux, on conviendra sans peine que, en diminuant de 1/3 l’épaisseur de ce pont, on ne perdra pas grand’chose au point de vue de la protection du bateau, protection dont nous ne voudrions pas du reste, étant convaincus que les canonnières, comme les torpilleurs, ne doivent plus chercher dans la cuirasse, même réduite, des garanties d’invulnérabilité. Quoi qu’il en soit, en opérant cette réduction, on aura un excédent de poids disponible de 70 tonneaux. Ce poids, ajouté aux 50 tonneaux indiqués tout à l’heure, donnera 120 tonneaux pour l’artillerie, soit un peu plus du 1/15e du déplacement total du navire.

Nous prendrons comme second exemple les avisos-torpilleurs Bombe, Coulevrine, Dague, Dragonne, Flèche et Lance, construits par la maison Claparède et par la Société des Forges et Chantiers, pour un prix que nous avons cité plus haut. Dans le marché passé par le ministère de la marine avec la maison Claparède, marché dressé, contrôlé, approuvé par nos ingénieurs, nous remarquons que le poids de la coque des avisos-torpilleurs à grande vitesse doit être 40 pour 400 du poids total, le poids de l’appareil évaporatoire 25 pour 100 du poids total, le poids de l’approvisionnement de charbon 13 pour 100 du poids total. Nous dirons donc à notre tour, comme l’auteur de l’étude à laquelle nous répondons : Nous voilà bien loin des chiffres d’après lesquels le poids de l’appareil moteur évaporatoire devrait être de 45 pour 100 du poids total ! Et en faisant sur les chiffres ci-dessus, chiffres exacts, chiffres incontestables, puisque nous les tirons d’un document officiel, le même calcul que notre contradicteur, nous trouvons qu’il nous reste une fraction de 22 pour 100 disponible pour l’armement militaire, les vivres, les rechanges et l’équipage au lieu d’une fraction de 5 pour 100 qu’on voulait nous imposer. Sur cette fraction de 22 pour 100, il nous sera facile de prélever 7 pour 100, soit 1/15e environ, pour l’artillerie ; c’est même à peu près cette fraction qui est réservée, dans le devis des avisos-torpilleurs dont nous parlons, pour les divers appareils de ces bateaux, attendu que le poids de ces appareils s’élève à 19 tonn. 500. En rognant un peu, très légèrement, sur la mâture, que nous voudrions réduire à un mât de fortune, les ancres et les chaînes, pour lesquelles on sacrifie un poids de 7 tonneaux, qui nous paraît exagéré, sur les vivres des hommes, qu’on porte à quarante jours, tandis que le combustible ne dépasse pas dix jours, et qui ne devraient pas, selon nous, aller au-delà d’un mois, on arriverait bien aisément à avoir pour l’artillerie un poids disponible de 22 tonneaux, soit 7 pour 100 du poids total.

Veut-on un troisième exemple ? Nous choisirons celui des torpilleurs, type 60, déplaçant 45 tonneaux environ. Leur appareil militaire comprend les poids suivans : deux tubes de lancement, avec accumulateurs pesant 1,200 kilogrammes ; une pompe de compression pesant 400 kilogrammes et quatre torpilles pesant 1,600 kilogrammes, soit en tout 3 tonn. 200 ; ce qui représente 7 pour 100 du poids total.

Qu’on veuille bien excuser l’aridité de ces détails, un peu techniques sans doute, mais qui sont indispensables pour éviter le reproche de faire de la pure théorie. Nous avons choisi trois comparaisons précises avec trois bateaux de dimensions différentes pour mieux établir qu’on peut toujours disposer, sur un navire rapide, d’une fraction de 7 pour 100 du poids total à consacrer à l’appareil militaire. Si cet appareil militaire est uniquement constitué avec l’artillerie, il en résulte que, pour porter un canon de 14cm, un bateau de 150 tonneaux suffit très largement. Qu’on ne nous dise donc plus qu’il nous faudrait à cet effet un bateau de 360 tonneaux au minimum ! Sur un bateau rapide de dimensions pareilles, nous logerions sans peine deux canons de 14cm et quelques mitrailleuses. Sans doute, nous ne lui donnerions pas pour trois mois de charbon. M. Gougeard se borne à faire parcourir au sien 1,800 milles à la vitesse, réduite de 10 nœuds. Nous ne sommes pas plus exigeans.

Il nous suffit d’arriver aux mêmes parcours avec des bateaux de 300 à 350 tonneaux, qui ne coûteront pas plus d’un million chacun et qui, secondés par des torpilleurs, seront les meilleurs instrumens de la guerre maritime de l’avenir.

Ou nous pardonnera de faire encore un calcul, ce sera le dernier. M. Gougeard a établi, dans sa brochure, que, pour finir les quatorze cuirassés que nous avons sur chantiers ou en achèvement à flot, une somme de 130 millions serait nécessaire. Enlevons de cette somme 14 millions à consacrer aux croiseurs, aux réparations, aux économies, il nous restera 116 millions, avec lesquels on pourrait constituer la première flotte légère du monde. Elle comprendrait cinquante-huit canonnières de 14cm à 1 million chacune, et deux cent trente-deux torpilleurs à 250,000 francs. Avec une pareille force, nous serions irrésistibles dans la Méditerranée et invincibles sur l’océan. Mais on préfère continuer à engloutir des millions en constructions de cuirassés qui n’ont jamais servi à rien, qui ne serviront jamais à rien ! On affirme, pour justifier cet aveuglement, que nous avons déjà soixante-dix torpilleurs qui suffiront à la défense de nos côtes. C’est tout à fait inexact. La plupart des torpilleurs que nous possédons sont de vieux modèles, doués d’une vitesse de 11 à 12 nœuds seulement, et qui d’ailleurs sont dans un état tel, que si la guerre éclatait demain, il serait tout à fait impossible de s’en servir. Ils sont attachés à la défense mobile de nos ports, et on les emploie quelquefois à des promenades en mer, afin de s’assurer que leur machine est en bon état. Mais on n’a jamais essayé leur appareil militaire, ou plutôt ils n’ont pas jusqu’ici d’appareil militaire. On ignore quel genre de torpille devra être placé sur chacun d’eux, on ne sait pas davantage quels officiers les conduiront au combat. Le personnel ne manque pas moins que le matériel. Il ne se forme jusqu’ici que sur le Japon, car ce n’est que là qu’on fait des tirs de torpilles automobiles. Les torpilleurs 63 et 64 eux-mêmes ont fait d’excellentes expériences de navigation et de tactique, mais presque pas d’exercices de tir. Tous les hommes compétens affirment qu’en cas de guerre subite, nous ne pourrions pas mettre vingt torpilleurs en ligne sur les soixante-dix qui figurent ans les listes officielles ; et pourtant ce sont les premiers coups portés par les petits bateaux qui seraient les plus terribles et qui décideraient de la victoire. Il n’est que temps d’aviser. Deux dépêches ministérielles récentes ont mis à l’étude un projet d’organisation de personnel pour les torpilles automobiles et pour la chauffe des bateaux torpilleurs. Mais il est à craindre que ce projet, envoyé à des commissions diverses, ne finisse, comme tant d’autres, par être enterré dans les cartons du ministère. C’est à l’opinion publique d’exercer une pression sur le gouvernement pour l’obliger à montrer plus de décision. Si admirable que soit la torpille automobile, c’est une arme dont ne pourront se servir que les nations qui l’auront étudiée et pratiquée longuement. Chez nous, nous le répétons, elle est si peu connue que les trois-quarts de nos marins nient de bonne foi ses qualités les mieux constatées. Enfin, même si nos soixante-dix torpilleurs étaient armés et s’ils étaient excellens, ce ne serait pas assez pour un pays qui est vulnérable sur trois mers, il faudrait donc se hâter d’en mettre un grand nombre d’autres en construction. Puisqu’on tient au type de 41 mètres et de 71 tonneaux, on réserverait, pour l’océan et les croisières les torpilleurs de ce genre. Ceux que nous possédons déjà, et qui sont tous d’un modèle inférieur, seraient ralliés dans la Méditerranée, où on les emploierait immédiatement à l’instruction du personnel. Il y en a peut-être quarante d’une valeur réelle. Ne serait-ce pas le meilleur usage à en faire ? Quant aux canonnières rapides, nous n’en avons aucune. Nos croiseurs même ont une vitesse actuellement insuffisante, et la flottille de petits bâtimens que nous possédons se compose en grande partie de vieux types qui ne font guère honneur à ceux qui les ont construits. Ils sont sans vitesse, impropres à la course, incapables de faire route par gros temps, à la merci de tout cuirassé ou autre bâtiment mieux armé qu’eux, puisque leur désespérante lenteur ne leur permettra jamais d’éviter le combat. Les types nouveaux ont aussi une vitesse dérisoire ; leur mobilité, par suite, n’est pas assez grande pour qu’ils puissent présenter une cible difficile à atteindre ; ils ont un trop fort tirant d’eau ; leur seul avantage sur les types plus anciens, c’est qu’ils tiennent mieux la mer. Nous demandons que la vitesse soit désormais le premier facteur à considérer dans le devis de tout navire à construire, et après la vitesse, les petites dimensions, ce qui nous permettra d’avoir le nombre. Mais encore une fois, il est urgent de constituer cette flotte de bâtimens offensifs, canonnières et torpilleurs, dont nous sommes si complètement dépourvus. La vitesse n’est pas moins nécessaire en administration que durant le combat. Si, pour être prêts au moment décisif, il faut hâter la création de toutes pièces des futurs engins de la guerre maritime, qu’on se soutienne qu’administrer, c’est prévoir, et qu’en marine, — surtout chez nous, — rien ne s’improvise ! Nous sommes déjà distancés par quelques-uns de nos rivaux ; il n’est que temps de s’en apercevoir et d’aviser.


Gabriel Charmes.
  1. La Marine en France et aux États-Unis en 1865. Revue du 15 août 1865.
  2. Voir l’étude de l’amiral Jurien de La Gravière sur les Grandes Flottilles, dans la Revue du 1er avril 1880.
  3. Quand on lance une torpille, si le but est manqué, un mécanisme spécial la fait couler au fond de la mer. Pour les exercices, la torpille possède un autre mécanisme spécial qui, au lieu de la faire couler au fond, la ramène à la surface où elle est facilement recueillie ; de sorte que la même torpille peut servir indéfiniment à des tirs d’exercice ; précaution utile, car les torpilles coûtent fort cher.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1874, l’étude sur l’Avenir de la marine française, et dans celle du 15 mars 1882, l’étude sur la Marine militaire et les Ports de la France.
  5. Avenir des colonies et de la marine, 5 novembre 1884.