La Réforme de la Marine/03

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La Réforme de la Marine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 68 (p. 770-806).
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LA
REFORME MARITIME

III.
DÉFENSE DES COTES.


I

Nous ne nous sommes occupé jusqu’ici[1], dans l’étude des conditions de la guerre maritime de l’avenir, que de l’offensive ; nous avons cherché les moyens d’organiser nos forces navales de manière à réduire les escadres de l’ennemi, à ruiner son commerce, à ravager ses côtes. Mais il ne suffit pas d’attaquer, il faut aussi se défendre. La tactique offensive-défensive est, d’après M. de Moltke, la meilleure de toutes ; néanmoins, elle ne saurait à elle seule préserver un grand pays des désastres qui peuvent l’atteindre. Pendant qu’il porterait chez son adversaire la désolation et la mort, s’il n’avait pas pris des précautions sérieuses pour les éviter lui-même, il resterait exposé à des coups qui causeraient à sa propre prospérité d’irréparables dommages. La victoire même le consolerait à peine de l’incendie de ses ports, de la destruction de ses villes commerciales, accomplis, comme nous l’avons vu, par quelques torpilleurs et par quelques canonnières qui ne rencontreraient devant eux aucun obstacle. La France est vulnérable sur trois mers. Mais cette ceinture de flots, qui, suivant la magnifique expression de Berryer, viennent, en battant ses rivages, solliciter son génie et éveiller eu elle le goût des entreprises lointaines, est aisée à forcer de toutes parts. Ce n’est pas, ou du moins ce n’est plus une frontière qui la défende, et nous ferions preuve d’une grande légèreté si, après avoir couvert nos provinces de l’Est de fortifications presque continues, nous laissions sans protection les côtes de la Manche, de l’Océan et de la Méditerranée. Est-ce à dire que nous demandions qu’on y multiplie les forteresses comme on les a multipliées sur les Vosges ou sur les Alpes ? Non, certes ! Les forteresses ne nous manquent point ; après tout ce que nous avons dit de l’inefficacité des bombardemens, on comprendra que nous regardions les forts comme insignifians ; nous ne sommes pas partisans des ouvrages blindés ; sur terre comme sur mer, nous répugnons aux grandes constructions aussi coûteuses qu’impuissantes. Mais la torpille est l’arme de la défensive aussi bien que de l’offensive ; c’est elle qui doit préserver, outre nos arsenaux et nos grands établissemens militaires, nos ports de commerce, nos riches cités du littoral, aujourd’hui sans défense et toujours exposés à un coup de main, à un bombardement, à un incendie : tâche qu’elle remplira beaucoup mieux que de lourdes murailles, que les masses de pierre et de fer qu’on ne saurait songer, d’ailleurs, à élever partout.

La première question que nous ayons à résoudre est celle de savoir à qui doit être confiée la défense des côtes. A l’heure actuelle, elle est partagée entre la marine et l’armée. La défense des arsenaux appartient aux préfets maritimes, qui ont le titre de commandans en chef et qui commandent, en effet, à toutes les troupes, quelles qu’elles soient, comprises dans la zone de ces arsenaux. Cette zone est nettement délimitée pour chacun d’eux. Pour Toulon, par exemple, elle s’étend à l’est jusqu’aux îles d’Hyères, à l’ouest jusqu’à Ollioules, au nord jusqu’au deuxième plan des collines, qui, sous le nom de la Côte Noire, forment un massif couronné de forts dominant et la mer et la vallée du chemin de fer de Marseille à Nice. L’autorité du préfet maritime s’exerce dans le rayon de chaque place forte, et l’artillerie de marine, placée sous ses ordres, occupe un certain nombre de forts et de batteries particulièrement destinés à la protection de l’arsenal. Mais ces forts et batteries de la marine, quel qu’en soit le nombre et l’importance, ne constituent qu’une partie de la défense de Toulon, et cette défense est complétée, du côté de la terre, par les forts et les batteries de la guerre qui font de notre grand port méditerranéen un vaste camp retranché. Ainsi, pour préciser davantage, les batteries du cap Sepet, de la pointe de la Grosse-Tour etc., sont desservies par l’artillerie de marine ; les forts du Faron, de Six-Fours, etc., le sont, au contraire, par l’artillerie de la guerre. Mais ce partage d’attributions entre la guerre et la marine n’existe plus pour la défense des ports de commerce, dont les ouvrages, lorsqu’ils en possèdent, appartiennent uniquement à la guerre. Ce sont les généraux commandant la zone dans laquelle se trouvent ces ports qui sont chargés de les préserver contre toute attaque, même contre une attaque maritime. Il est permis de se demander si cette organisation répond aux exigences de l’avenir. Sans doute, un général habile est capable de s’acquitter heureusement du rôle qui lui est confié. Masséna a défendu Gènes, bloqué par terre et par mer, mieux ou du moins aussi bien qu’aurait pu le faire le plus héroïque des amiraux. Mais les temps ne sont-ils point changés ? Beaucoup de personnes ne le pensent pas : elles sont d’avis qu’il faut laisser les marins sur l’eau ; qu’on ne trouverait aucun intérêt à les immobiliser dans des forteresses ; que, si leur connaissance des manœuvres d’une flotte ne serait pas sans utilité pour repousser les tentatives de bombardement, comme tout bombardement peut être suivi d’un débarquement, les militaires sont mieux préparés qu’eux à déjouer cette seconde opération, suite naturelle de la première ; qu’en conséquence le plus simple serait de confier à la marine le service des torpilles, mais de laisser à la guerre celui de l’artillerie en fondant l’artillerie de marine dans l’artillerie ordinaire. Elles ne verraient aucun inconvénient à placer les officiers chargés des torpilles et des torpilleurs dans les ports de commerce sous la direction des généraux de la région. La marine resterait toujours sur mer, son élément véritable, le seul qu’il ne puisse même pas être question de lui disputer.

On sait que les Allemands ne partagent point cette manière de voir. Après un mûr examen, ils ont décidé de mettre dans les attributions de la marine la défense de toutes les fortifications des côtes, et les motifs qui les ont portés à prendre cette résolution tiennent à l’idée, fort juste selon nous, qu’ils se sont faite les premiers de la guerre maritime de l’avenir. Convaincus que la torpille sera dorénavant l’agent principal, essentiel, de la défensive aussi bien que de l’offensive, ils ont pensé qu’il fallait lui subordonner tous les autres, afin de donner à leurs opérations l’harmonie et l’unité qui doivent les rendre plus efficaces. Jusqu’à ces dernières années, la torpille ne jouait, chez eux comme chez nous, qu’un rôle secondaire ; aussi en avaient-ils longtemps laissé le maniement partagé entre l’armée et la marine. C’était un détachement des troupes du génie qui était chargé de barrer l’entrée de leurs ports, le plus sûrement et le plus rapidement possible, avec des torpilles fixes. Ce travail, qui différait beaucoup des autres travaux des sapeurs, avait l’inconvénient de distraire de leur destination, en temps de guerre, un grand nombre de ces militaires. De plus, il pouvait gêner singulièrement la marine, qui a un grand intérêt à maintenir les ports ouverts le plus longtemps qu’il se peut, afin d’y trouver, en cas de besoin, un refuge assuré. Elle seule est en mesure d’arranger les choses de manière que la défense des ports ne lui en interdise pas l’entrée. Un emploi plus étendu des bateaux-torpilleurs et des batteries de torpilles permettra désormais de concilier tous les intérêts. L’introduction des batteries de torpilles dans les armes dont l’artillerie et le génie doivent faire usage aurait eu les mêmes inconvéniens que l’emploi des torpilles fixes. Il est donc évident qu’aucun commandant de place maritime ne pourrait se passer du concours d’un personnel marin. Pour placer les torpilles, pour soutenir les bateaux-torpilleurs, pour profiter de leurs succès, pour tenir éloigné l’ennemi, il faut des marins. Il en faut également pour faire le service des avant-ports en mer, dans les ports de commerce, à l’aide des bâtimens et des matelots empruntés à la marine marchande. Dès lors, le personnel et le matériel maritime prennent une importance capitale, ou plutôt prennent le premier rang dans l’armement des places des côtes. Pourquoi donc ne pas organiser ces places de manière à ce que cette suprématie de la marine soit assurée ? Il n’y a que les marins qui soient aptes à reconnaître les navires ennemis, à en apprécier la valeur, à comprendre leurs manœuvres, à découvrir les moyens de les déjouer : pourquoi donc ne pas leur laisser uniquement un soin dont personne ne s’acquitterait aussi bien qu’eux ? Quelque habile, quelque distingué qu’il soit, un général ne vaudra jamais un amiral pour cela. Une flotte apparaît au large ; elle évolue en face des côtes : quelle opération prépare-t-elle ? Sur quel point et de quelle façon dirigera-t-elle ses entreprises ? Problème grave, dont la solution demande non-seulement une grande intelligence, mais le coup d’œil du marin, mais la science et la pratique des choses de la mer. Et lorsqu’il s’agit de s’opposer, même avec les canons des forteresses et des batteries, soit à un débarquement, soit à une entreprise quelconque de l’assaillant, croit-on que le canonnier de marine, habitué à tirer sur un but mobile, à viser un bateau en marche, ne sera pas mieux préparé que l’artilleur à cette tâche difficile ? Pour repousser l’attaque, aussi bien que pour la prévoir, c’est donc au marin qu’on doit recourir.

Ces raisons, qui ont amené l’Allemagne à confier la défense des côtes à la marine, sont trop conformes aux idées que nous avons exposées sur l’attaque de ces mêmes côtes pour que nous hésitions à les adopter. Nous avons tâché de montrer, on s’en souvient, que désormais il serait tout à fait inutile de faire le siège des fortifications, de bombarder les gros ouvrages de terre, de cribler de boulets impuissans des massifs blindés ou des terrassemens. Ce qui sera le plus menacé, ce ne seront point nos arsenaux, qu’il est toujours possible, sinon facile, de mettre à l’abri des coups de l’ennemi, ce seront nos ports de commerce, nos villes du littoral, les voies ferrées qui les relient, qui sont et resteront ouverts, exposés à toutes les entreprises. Que pourrait l’armée pour les protéger, pour les sauver ? Nous avons expliqué aussi que les flottes ennemies, qui viendront ravager nos rivages, se composeront de bâtimens légers, minuscules, profitant de l’ombre de la nuit afin de tenter plus sûrement leurs sanglantes aventures. A quoi servirait d’essuyer de les atteindre dans l’obscurité à l’aide de l’artillerie des forts, si formidable qu’elle fût ? Par le fait même des progrès modernes, l’artillerie tombe au second rang dans la guerre maritime ; elle devient, pour ainsi dire, l’auxiliaire de la torpille. C’est cette dernière qui, portée au large sur des navires non moins minuscules que les navires d’attaque, sur des flottilles légères croisant sans cesse en face des points menacés, peut espérer de détourner d’eux les périls prêts à les frapper. C’est encore elle qui, fixée dans les passes, peut en interdire l’accès aux assaillans. Le rôle du canon est donc, nous le répétons, un rôle subordonné. Il doit soutenir la torpille, il ne doit pas risquer de l’entraver. Or, pour qu’il en soit ainsi, la zone d’action de chacun d’eux ne saurait être trop nettement déterminée d’avance. La nuit, les canons ne seront en état de tirer qu’à la condition d’éclairer soigneusement l’horizon, de le fouiller avec des lampes électriques pour essayer de découvrir l’adversaire, qui n’épargnera, de son côté, aucun effort pour se soustraire aux regards. Mais quel fâcheux résultat si cette manœuvre du canon gênait celle de la torpille soit en illuminant des régions où seraient établies les torpilles sous-marines que les navires ennemis enteraient alors bien aisément, soit en divulguant la présence de torpilleurs défensifs cherchant à surprendre ces mêmes navires pour les couler ! Et ne s’y exposerait-on pas en donnant l’artillerie à la guerre, tandis que la torpille appartiendrait à la marine ? Une complète unité d’action ne se produit qu’avec une unité complète de commandement ; il semble donc bien naturel que le corps qui se sert de l’arme principale, le corps sur lequel reposent, en définitive, les opérations décisives, soit aussi celui auquel on confie les opérations accessoires destinées à soutenir les premières. Du moment que la marine est l’élément essentiel de la défense des côtes, des ports et des rades, du moment qu’on ne saurait se passer d’elle, que tout, au contraire, doit être organisé de manière à la seconder sans l’entraver jamais, les Allemands ont raison de lui accorder une autorité pleine et entière. Seule elle peut préparer la défense avec ordre et méthode ; seule aussi, comme le pensent toujours les Allemands, elle peut prévoir les intentions de l’ennemi, deviner le but où tendent ses manœuvres, apprécier, au moyen de ses éclaireurs, sa force et ses projets, disposer ou modifier enfin la résistance d’après le plan d’attaque qui résulte de cet ensemble d’observations.

On ne parait pas s’être préoccupé jusqu’à présent en France de cette nécessité de tenir compte avant tout de la marine dans la défense de nos côtes. De là des erreurs bien regrettables qui ont eu, entre autres inconvéniens, celui de coûter des sommes énormes sans beaucoup de profit ; de là aussi des négligences qui risqueraient fort de nous devenir fatales au jour de danger. En construisant les batteries des côtes, on s’est assez peu soucié des services qu’elles seraient appelées à rendre. On a élevé des forts superbes, mais souvent fort mal placés et à des hauteurs telles qu’il est aisé d’éviter leur feu en longeant rapidement le rivage. Ils sont jusqu’ici mal armés, soit qu’ils n’aient pas encore reçu leurs canons, soit que ces canons ne soient pas assez puissans. Personne n’est d’ailleurs bien fixé sur la manière de faire concourir leur artillerie, lorsqu’elle sera placée, à repousser une attaque sur le front de mer. La nuit, la visée est impossible ; le jour, il est plus impossible encore de laisser les forts tirer dans toutes les directions, car alors, encore une fois, les embarcations de la défense et les torpilleurs se trouveraient paralysés. Si la marine avait été chargée de la défense des côtes, on aurait peut-être étudié plus sérieusement, avant de les construire, l’usage à faire de chacun des ouvrages qui protègent ou plutôt qui sont censés protéger nos ports de guerre. Et si cette étude avait été bien faite, on n’aurait pas construit la moitié de ces ouvrages qui ne sont bons à rien et qui coûtent des prix excessifs. Un torpilleur de 200,000 francs vaut mieux pour la protection d’une rade qu’un fort de plusieurs millions. L’économie eût été considérable. Quant à nos ports de commerce, on aurait certainement songé à les défendre. Mais comme ils n’entraient pas, comme ils ne pouvaient entrer dans le plan des opérations de la guerre continentale, ils ont été absolument délaissés par l’armée, qui se bornait à y mettre des garnisons, et par la marine, qui ne pensait qu’à ses propres établissemens. Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire, Le Havre, Dunkerque, etc., sont à la merci de la plus faible attaque. Rien n’a été préparé pour les en garantir. Nous avons vu, dans la guerre de 1870-1871, une corvette prussienne capturer un navire de commerce à l’entrée de la Gironde, et cette insulte, pourtant si grave, a été tellement oubliée que, depuis quatorze ans écoulés, nous nous trouvons dans une situation aussi fâcheuse qua l’époque où elle s’est produite. Si de nouvelles hostilités éclataient demain, nous en subirions certainement de pareilles ; elles nous seraient infligées avec d’autant plus de facilité qu’en 1870-1871 nos flottes étaient maîtresses absolues de la mer, tandis qu’aujourd’hui toutes les puissances qui pourraient entrer en lutte avec nous auraient le moyen de nous en disputer, sinon de nous en arracher la possession. Mais la marine ne porterait pas la responsabilité de ces malheurs, puisqu’avec la marche lente des escadres elle ne saura ! plus atteindre au large les croiseurs et les canonnières, et que son action expire à l’entrée même de ces ports de commerce, où un ennemi audacieux viendrait accomplir ses exploits.

On objecte que la défense des côtes ne consiste pas uniquement à préserver un arsenal d’un bombardement, une ville ouverte d’un incendie, une rade des coups de main hardis d’un corsaire contra les bateaux qui s’y seraient réfugiés. Il n’est pas moins nécessaire de s’opposer à un débarquement. C’est à l’armée qu’appartient sans contredit ce dernier soin, et comment s’en acquittera-t-elle si on lui enlève tous les forts d’où elle surveillerait l’ennemi ? Nous pourrions répondre en rappelant ce que nous avons dit sur l’inutilité et, par suite, sur le peu de probabilité des débarquemens dans les guerres de l’avenir. Le débarquement d’un corps de troupes tant soit peu considérable sur un territoire ennemi deviendra de plus en plus rare. Mais, en supposant qu’il soit encore tenté quelquefois, ce n’est pas sur la côte même qu’il faudra le repousser, c’est au large, en lançant au milieu des flottes de transports des escadrilles de torpilleurs et de canonnières, qui leur causeraient d’affreux dommages. Les côtes de la France, avec leurs sémaphores, leurs lignes télégraphiques assurant la concentration rapide de ces escadrilles, resteraient toujours reliées aux côtes ennemies d’où pourrait sortir une flotte de transports, par nos croiseurs à grande vitesse et nos éclaireurs de tout genre. La sortie de cette flotte serait donc immédiatement signalée, et les escadrilles lancées à sa poursuite. Si, par hasard ou par malheur, elles ne la rencontraient pas au large, elles serviraient encore efficacement à l’heure du débarquement. S’imagine-t-on le désordre, le trouble des embarcations assaillies par des torpilleurs de défense, le désarroi des transports menacés par des torpilleurs d’attaque au moment où s’opéreraient la mise à flot et le chargement de ces embarcations ? En supposant que l’ennemi eût choisi un point de débarquement protégé par l’artillerie, l’effet des canons des forts serait sans contredit moins terrible, et là encore, s’il venait à gêner l’action des torpilleurs, il ferait beaucoup plus de mal que de bien. Les deux opérations doivent être combinées de telle manière que l’une ne soit jamais pour l’autre une entrave sérieuse, ce qui ne saurait s’obtenir qu’en subordonnant la moins importante à celle qui l’est davantage. Admettons toutefois, car tout arrive, que, la marine échouant pour une raison quelconque dans sa tâche, l’ennemi parvienne à débarquer. Alors commence le rôle de l’armée. Toutes les lignes de chemin de fer, toutes les routes de terre, toutes les fortifications qui les commandent sont restées entre ses mains ; elle est donc maîtresse du terrain contre un ennemi sans autre base d’opérations que la mer, où sa flotte de transports continue d’être exposée à l’assaut d’un croiseur ou à la surprise d’une torpille. Comme nous l’avons montré, il lui sera facile d’en venir à bout, et la marine la secondera dans cette entreprise en réunissant de nouvelles escadrilles pour attaquer de nouveau la flotte de transports. Quant à l’armée et la marine procéderont avec cette harmonie, avec cette sage division du travail, chacune suivant ses fonctions naturelles, en se soutenant réciproquement sans empiéter jamais sur les attributions l’une de l’autre, la défense des côtes sera mieux assurée, l’armée sera délivrée d’une mission qu’elle n’est pas sûre de pouvoir remplir, et les intérêts de la marine seront plus sérieusement garantis qu’ils ne l’ont été jusqu’ici.

Nous sommes donc de ceux qui pensent que l’exemple de l’Allemagne est bon à suivre. Il est suivi, en effet, par les nations que n’entravent pas les traditions d’une marine vieillie, par la Russie et par l’Autriche. En Russie, le littoral est divisé en zones de défense placées sous le commandement du commandant de forteresse le plus ancien, lequel est nommé par décret impérial. Il est de règle que ces commandemens soient attribués à des officiers de marine, à moins que la forteresse, bien que située sur la côte, n’ait de valeur stratégique qu’au point de vue de l’attaque par terre. Déjà, dans la dernière guerre, les côtes de la Baltique étaient divisées en zone de défense sous le commandement d’un contre-amiral. Mais cette organisation reçoit chaque jour de nouveaux développemens. Deux compagnies de torpilleurs, dans lesquelles, faute de personnel maritime, on a incorporé des pontonniers, ont été créées : l’une a son siège de commandement à Saint-Pétersbourg, l’autre à Odessa, et elles sont réparties sur différens points des côtes, par petits détachemens chargés, en temps de paix, d’étudier la contrée où elles devront opérer pendant la guerre. En même temps, des flottilles de torpilleurs évoluent chaque année au milieu des écueils du littoral, afin de familiariser officiers et matelots avec ce genre de navigation. Nous dirons plus loin comment les douaniers sont appelés à seconder la défense des côtes. L’Autriche, qui prend en toutes choses l’Allemagne pour modèle, est complètement entrée dans la voie où celle-ci l’avait si hardiment précédée. Exposant aux Délégations, dans la session dernière, le plan qu’il se propose de suivre pour mettre la marine austro-hongroise en mesure de répondre à toutes les nécessités de l’avenir, le vice-amiral baron de Sterneck a expliqué les motifs pour lesquels il s’était décidé à rejeter le programme de son illustre prédécesseur, Tegethof. Ce programme avait été conçu à l’époque où les cuirassés étaient la force navale prépondérante et où ils rendaient nécessaire la possession de nombreuses escadres. Il n’en est plus de même aujourd’hui. On ne doute pas en Autriche que le cuirassé ne soit vaincu par le torpilleur ; c’est pourquoi le chef de la marine a résolu de diviser les côtes de l’empire en plusieurs zones, à chacune desquelles une flottille de torpilleurs sera spécialement attachée. Quatre flottilles de ce genre suffiront pour tout l’empire. Elles ne s’éloigneront pas des côtes. Il y aura des torpilleurs de haute mer pour escorter les flottes qu’on composera surtout d’avisos rapides ; on espère que l’industrie privée pourra doter ces avisos d’une vitesse de 20 milles à l’heure et, naturellement, les torpilleurs de haute mer ne seront pas moins agiles. Mais ce seront les torpilleurs des côtes qui assureront la protection des ports et des rades. Le comte de Hohemvart a rappelé, dans la discussion qui a suivi l’exposé du baron de Sterneck, que la présence de deux frégates françaises devant Fiume avait suffi, en 1859, pour obliger la garnison de cette ville à la quitter et à laisser tout le littoral sans défense. Désormais les frégates ennemies qui tenteraient de s’approcher de Fiume s’en verraient interdire l’accès par des torpilleurs sur lesquels l’Autriche-Hongrie se repose avec confiance pour la préserver de tout danger. Comme à l’Allemagne et à la Russie, la défense des côtes par la marine lui paraît la meilleure ou plutôt l’unique garantie de sécurité d’une puissance qui confine à la mer sur un point quelconque de son territoire.

Et la France, qui est baignée par trois mers, qui peut être atteinte de trois côtés à la fois, continue de se croire à l’abri de tout accident parce que ses ports de guerre sont entourés de forteresses placées à de telles hauteurs que leur artillerie n’atteindrait jamais des navires longeant la côte, et possèdent à peine quelques torpilleurs désarmés ou mal armés ! Elle ne paraît pas se douter qu’elle sera attaquée, si la guerre éclate, sur toute l’étendue de ses rivages couverts de cités florissantes, d’établissemens industriels, de villages populeux et de riches villas. Elle n’a pas encore songé à les diviser par zones, à placer ces zones sous des commandemens réguliers, à les étudier dans tous leurs détails, afin de fixer les lieux de refuge ou d’action des torpilleurs et de rechercher comment il sera possible de défendre ces ports de fortune contre les entreprises de l’ennemi. Il y a là toute une exploration du terrain à faire, exploration dont la marine seule est capable. De même qu’en Russie, il faudrait qu’il existât chez nous des compagnies de torpilleurs sans cesse occupées à parcourir les côtes, à en relever tous les accidens, à en reconnaître toutes les criques, toutes les baies, toutes les embuscades où des torpilleurs, soigneusement dissimulés, pourront attendre l’ennemi, comme ces fourmis qui se cachent derrière un brin de sable pour guetter leur proie. Ce premier travail effectué, tous les endroits favorables aux torpilleurs explorés, il y aurait encore à songer aux moyens de les relier soit aux sémaphores voisins, soit aux ports de guerre, afin de pouvoir être prévenu à tout moment des fumées qui paraîtraient nu large et des flottes qui s’approcheraient. Les Autrichiens, dont les côtes très découpées semblent être prédestinées à la défense par les torpilleurs, ont achevé ces investigations depuis longtemps, et chaque année des bateaux sont envoyés dans les stations où ils doivent trouver de l’eau, des vivres et du charbon. Chez nous, encore une fois, elles ne sont même pas commencées ; en dehors de nos ports de guerre, nous n’avons pas un dépôt d’alimens ou de munitions préparé pour nos torpilleurs. Il en sera ainsi tant que la défense des côtes, spécialement confiée à la marine, ne sera pas un des objets principaux de ses préoccupations. Les travaux préparatoires de la guerre doivent être accomplis avec une méthode, une suite, une précision, qui demandent des connaissances techniques et des soins assidus. Il semble qu’en France le plan général d’une organisation de la défense des côtes soit tracé par la nature. Puisque nous sommes entourés de trois mers, pourquoi ne pas charger sur chacune d’elles un vice-amiral du commandement général des forces maritimes ? Il serait secondé dans sa tâche, suivant l’étendue des côtes, par un ou deux contre-amiraux, exerçant sous ses ordres la direction suprême. Nous pourrions dès maintenant rechercher dans quels ports doit résider le vice-amiral, dans quels autres les contre-amiraux ; mais, comme cette question touche à la question plus grave de la suppression de quelques-uns de nos ports de guerre, nous aimons mieux la réserver. Il nous suffira d’ajouter qu’au-dessous du vice-amiral et des contre-amiraux, chaque station de torpilleurs serait commandée, suivant les circonstances, par des capitaines de vaisseau ou des capitaines de frégate. Nous croyons que toute côte ainsi entourée d’un cordon continu de torpilleurs deviendrait facilement invulnérable. Mais il serait indispensable que ce cordon fût, en effet, continu, c’est-à-dire que chaque flottille fût reliée aux autres, de manière qu’elles pussent se réunir en plus ou moins grand nombre, avec une très grande rapidité, là où le péril éclaterait. On n’obtiendrait pas ce résultat en laissant chacune d’elles sous le commandement du chef militaire de la région où elle se trouverait placée, d’un chef militaire peu préparé d’ailleurs à juger de l’heure, du lieu, du moment et des conditions les plus favorables à leur action. C’est pourquoi nous sommes d’avis de confier aux marins les côtes avec leurs ouvrages d’artillerie, désormais destinés presque uniquement à soutenir les attaques des torpilleurs et à protéger leurs centres d’approvisionnement et de ravitaillement, avec leurs défenses fixes par la torpille et leurs escadrilles toujours mobiles de torpilleurs. Mais, pour bien comprendre le but et l’étendue de cette réforme, il est nécessaire d’entrer dans des détails précis, d’expliquer l’organisation actuelle avec ses défauts, ses lacunes et aussi ses avantages, dont on pourrait profiter en les développant. C’est ce que nous allons essayer de faire aussi clairement qu’il nous sera possible.


II

A l’heure actuelle, la défense de nos ports de guerre, — la seule, nous le répétons, qui soit confiée à la marine, — placée, pour chacun d’eux, sous la haute responsabilité du vice-amiral, préfet maritime, dépend, en ce qui concerne les engins sous-marins, du contre-amiral major-général. Le major-général préside la commission locale, sorte de conseil par les soins duquel sont étudiées toutes les questions qui ont trait aux défenses sous-marines. Cette commission comprend : le major-général, président ; le commandant de la défense fixe ; le commandant de la défense mobile ; le commandant en second de la défense fixe ; un des lieutenans de vaisseau de la défense fixe ; un des lieutenans de la défense mobile ; un officier d’artillerie de marine ; un officier du génie maritime ; un ingénieur des travaux hydrauliques ; un lieutenant de vaisseau torpilleur secrétaire. Ainsi composée, la commission locale a l’initiative des propositions qui concernent la défense par des engins sous-marins. Les rapports qu’elle présente sur ces questions sont renvoyés par les soins du préfet maritime, et accompagnés de ses observations, au ministre de la marine, lequel approuve ou désapprouve les mesures soumises à son examen. Cette organisation présente l’inconvénient très sérieux de créer un antagonisme regrettable entre le préfet, qui a le pouvoir exécutif, et la commission locale, dont le président est pourtant son subordonné. Il en résulte des conflits plus ou moins aperçus, plus ou moins graves, mais très réels et très préjudiciables au service. Quoi qu’il en soit, l’exécution des mesures proposées par la commission locale et sanctionnées par le ministre est du ressort de trois services beaucoup plus distincts en apparence qu’ils ne le sont en réalité : 1° la défense fixe ; 2° la défense mobile ; 3° la commission de réglage.

On désigne sous le nom de défense fixe la défense des ports par les torpilles mouillées. Le capitaine de vaisseau ou le capitaine de frégate, directeur des mouvemens du port, la commande, et elle comprend, en outre : un capitaine de frégate, commandant en second, plusieurs lieutenans de vaisseau torpilleurs, et des adjudans, sous-officiers et marins du corps des marins-vétérans. Ce corps est organisé militairement, avec un cadre de maîtres, seconds maîtres, quartiers maîtres, tout comme les marins de la flotte. Les hommes qui le composent sont d’anciens marins ayant terminé leur service, qu’on reçoit suivant qu’ils ont de bons certificats ou de bons protecteurs. Les marins originaires du port de guerre ou des environs tâchent généralement d’entrer, après avoir accompli leur temps de service, dans le corps des marins-vétérans. Ils trouvent là ce qu’on appelle en marine « un bon fromage, » c’est-à-dire une solde assurée et peu de besogne ; ils se marient ou mènent la vie du marin célibataire, ont de l’avancement, des appointemens qui leur suffisent, et des droits à la retraite tout aussi élevés que s’ils restaient dans la marine active. Une partie d’entre eux seulement est spécialement dressée pour le service de la défense fixe ; car le capitaine de vaisseau ou de frégate, directeur des mouvemens du port, aussi bien que de la défense fixe, a dans ses attributions : le mouvement des bateaux dans le port, l’amarrage en rade sur les coffres ou aux appontemens, le balayage de l’arsenal, etc., et il emploie naturellement à ces besognes peu militaires le gros de son personnel. Les marins-vétérans ont une valeur plus que médiocre. Ils vivent à terre, dans leur famille, et ne vont à l’arsenal que pendant le jour, aux heures des ouvriers, lis sont plutôt eux-mêmes des ouvriers que des marins ; ils ont l’esprit, les manières de voir, les habitudes de ceux des ports, et tous les vices que donne une vie généralement oisive, car ils ont encore moins à faire que les ouvriers, ce qui est beaucoup dire. Les plus méritans d’entre eux semblent être, en fait, sous le titre de patrons de canots, les premiers domestiques des hauts dignitaires qui fourmillent dans nos ports. On ne déplace pas tous les jours des bateaux ; on n’exécute pas tous les jours des exercices de défense fixe. Néanmoins, l’institution est bonne en elle-même, et, comme elle ne date que de quelques années, il serait facile de la régénérer. Si l’on se décide enfin à supprimer l’inscription maritime, qui n’a plus de raison d’être dans la marine moderne, à notre époque de service obligatoire pour tous, et qui n’est qu’une source d’abus administratifs, il faudra établir en principe que tout Français ayant fait son service dans la marine entrera dans la réserve de la marine et sera appelé, en temps de guerre, à concourir à la défense des côtes. Le corps des marins-vétérans pourrait fournir des cadres pour ces réservistes. Sous une direction plus énergique, on le tiendrait en haleine en préparant dans les ports de guerre, non-seulement la défense de ces ports, mais celle des ports de commerce, et en tentant pour cela, aussi souvent que possible, des essais de mobilisation. Les marins-vétérans, bien organisés et mieux entraînés, seraient le noyau de la défense fixe, en ce qui concerne du moins le personnel, qui n’est pas moins difficile à se procurer et à entretenir que le matériel.

Pour empêcher un ennemi de pénétrer dans un port, pour l’en tenir même à une certaine distance, la défense fixe emploie les torpilles de fond, les torpilles mouillées et les torpilles portées. Les torpilles de fond, ou torpilles dormantes, reposent sur le fond de la mer, et on les fait éclater d’un poste à terre lorsqu’on juge qu’un bâtiment passe au-dessus d’elles. Mais, si elles sont plongées à plus de 20 ou 25 mètres, le résultat de l’explosion est insuffisant, à moins que la charge ne soit énorme et, par suite, peu maniable. Une torpille de 700 kilogrammes de fulmicoton, à une profondeur de 30 mètres, ne possède que 8 ou 9 mètres d’action efficace ; c’est-à-dire qu’un bâtiment passant, au moment de l’explosion, à 9 ou 10 mètres de cette torpille, n’en souffrirait que très peu et ne coulerait certainement pas. Qu’elles soient au fond ou mouillées entre deux eaux, les torpilles ne produisent d’effet que dans des cercles très restreints ; et c’est d’ailleurs ce qui permet de les faire éclater sur des canots, au bout de perches de 7 à 8 mètres, sans qu’il en résulte le moindre dommage pour l’embarcation qui les porte. Mais cette faible étendue de leur rayon d’action rend très difficile la manœuvre des torpilles de fond. Le coup doit partir au moment précis où le bâtiment est au-dessus d’elles. On se sert pour y arriver de deux observateurs : l’un se trouve dans le prolongement de la ligne des torpilles et indique l’instant où l’ennemi traverse cette ligne ; l’autre, placé sur le prolongement de la torpille milieu, voit sur quelle torpille est l’ennemi et met en place le bouchon électrique d’explosion. Si l’ennemi vient le jour, les observateurs peuvent jusqu’à un certain point répondre du succès, en admettant toutefois, chose toujours douteuse, que la fumée de l’artillerie leur permette de viser ; mais lorsque les attaques ont lieu la nuit, on a beau se servir de la lumière électrique pour éclairer les assaillans, on risque fort de n’arriver par là qu’à leur indiquer le lieu où sont fixées les torpilles, et il paraît bien difficile de compter sur une réussite quelconque. Ce sont pourtant les entreprises de nuit qu’il faut songer à prévenir ; car elles sont les plus probables et les plus dangereuses de toutes. La torpille de fond exigeant une manœuvre si délicate, étant d’ailleurs très lourde, très longue à mettre en place, demandant un matériel considérable et coûteux, un personnel spécial, nombreux et très exercé, et n’étant rien moins que sûre dans ses effets, ne saurait donc plus convenir à la guerre maritime ; c’est un engin qui a fait son temps et qu’on doit mettre au plus tôt de côté.

Les torpilles mouillées sont de deux sortes : les unes, immergées à 10 mètres environ, disposées comme les torpilles de fond ou dormantes, éclatent également à l’aide d’un courant électrique parti d’un poste à terre. Elles ont, bien qu’à un degré moindre, les mêmes défauts que les torpilles de fond ou dormantes et doivent être, par suite, également rejetées. Les autres torpilles mouillées, nommées torpilles vigilantes, les meilleures de toutes, les seules dont l’usage mérite d’être conservé, véritables ballons captifs sous-marins, sont des engins piriformes, faisant explosion au choc lorsqu’une carène vient à les frapper. Elles flottent à une profondeur de 4 ou 5 mètres, ce qui permet de leur donner une charge de dynamite ou de fulmicoton assez légère ; le maniement en est très facile ; elles sont maintenues par un crapaud de fonte reposant sur le fond auquel les relie une petite chaîne ; une chambre à air parfaitement étanche leur assure une flottabilité suffisante pour compenser le poids de cette chaîne et les maintenir verticales ; un mécanisme ingénieux les conserve toujours à la même profondeur, quels que soient les mouvemens de la marée dans les ports. On les mouille soit en ligne droite, soit en quinconces. Enfin des feux électriques les éclairent, ce qui est assurément une disposition malheureuse, car elle indique à l’assaillant où se trouve le danger. La lumière électrique ne devrait être employée que pour fouiller l’horizon et pour dévoiler, par exemple, aux torpilleurs de la défense ou à l’artillerie des ouvrages tel ou tel navire douteux. Mais, à cela près, les torpilles vigilantes, qui sont très légères, très maniables, très faibles de charge, qui n’ont pas besoin pour éclater de la coopération de deux observateurs, que les étrangers arrivent à conserver chargées et à mettre en place rapidement, constituent sans nul doute le véritable engin des défenses fixes. Par malheur, nous cherchons encore en France et le modèle définitif de ces torpilles et le moyen de les mouiller vite et bien.

Nous n’avons pas besoin de redire ce que sont les torpilles portées ; nous l’avons suffisamment expliqué. Il nous suffira d’ajouter que les embarcations des défenses fixes qui doivent en user ne sont ni assez nombreuses ni assez rapides. Mais c’est un point sur lequel nous reviendrons. Les défenses mobiles, destinées actuellement à empêcher un ennemi de s’approcher d’un port, d’arriver jusqu’aux passes où agit la défense fixe, sont commandées par des capitaines de frégate. Leur personnel d’officiers se compose, dans chaque port, de deux ou trois lieutenans de vaisseau commandant chacun un bateau, d’un lieutenant de vaisseau adjoint et d’un officier mécanicien. Leur personnel ordinaire est celui de la marine. Leurs moyens d’action consistent en bateaux torpilleurs, munis, ou plutôt devant être munis les uns de torpilles portées, les autres de torpilles automobiles. Pour armer ces derniers, il faut avoir des torpilles Whitehead, qui, réglées et conservées en bon état pendant la paix, peuvent être délivrées rapidement aux torpilleurs au moment d’une guerre. Ce service est du ressort de la commission de réglage. Il existe une commission de réglage dans nos cinq ports, où elle forme une délégation de la commission locale : elle se compose du capitaine de frégate commandant la défense mobile, d’un lieutenant de vaisseau de la défense fixe et de l’officier du génie maritime membre de la commission locale. La commission de réglage exerce son action sur tout ce qui se rapporte au réglage des torpilles Whitehead : préparation des torpilles à l’atelier, bon état d’entretien, réparations et modifications faites d’après les demandes, lancemens des torpilles, etc. Il faut dire tout de suite que la dualité des fonctions imposées au commandant de la défense mobile et au lieutenant de la défense fixe est fort regrettable. Elle favorise l’indécision et le manque d’activité qui entravent jusqu’ici le progrès dans nos ports. Il arrive aussi bien souvent que le capitaine de frégate, président de la commission de réglage, et le lieutenant de vaisseau qui y est attaché ne connaissent ni l’un ni l’autre la torpille automobile au moment où ils entrent en fonctions. Ce n’est qu’après une longue pratique qu’ils commencent à se mettre au courant de cet engin, de sorte que tout le fonctionnement de la commission repose sur l’ingénieur et sur les contremaîtres de l’atelier. L’ingénieur lui-même est changé très fréquemment ; il a d’ailleurs trop d’occupations différentes pour s’appliquer beaucoup au soin de la torpille. Faut-il donc s’étonner si, dans deux ou plutôt dans quatre de nos ports, on ne sait ni préparer, ni régler, ni entretenir les torpilles Whitehead ? Cette situation, affirmée par les uns, niée par les autres, a produit tout récemment un incident qui caractérise bien l’état déplorable de notre organisation maritime. Voulant se défendre du reproche d’inaction, le port de Cherbourg a créé de toutes pièces un système de manœuvres des torpilles pour les torpilleurs autonomes, le système Laffisse. Ce système augmente de 1,750 kilogrammes au moins la surcharge du torpilleur et pèse 1,600 kilogrammes de plus que le système adopté jusqu’à ce jour par le port de Toulon. Les autorités de ce dernier port ont donc fait contre son adoption des observations motivées auxquelles celles de Cherbourg ne se sont pas rendues. Sur de nouvelles observations, mais très timides, adressées de Toulon au ministre, celui-ci a passé outre et ordonné l’installation du système Laffisse sur le torpilleur 62. A l’arrivée de ce torpilleur en escadre, la commission d’examen a condamné le système, et on a dû procéder à la réinstallation du système ordinaire, ce qui a coûté très cher et retardé d’au moins deux mois l’entrée du torpilleur en escadre. On se demande, en vérité, si un ministre n’est pas fait pour trancher des questions pareilles, après les examens et les études qu’elles comportent, et si à vouloir contenter Toulon et Cherbourg, on satisfait au bon sens et au devoir !

Nous possédons en France un matériel de torpilles qui ne peut qu’augmenter, malgré les répugnances du ministère de la marine pour une arme ayant le grave défaut de déranger toutes les traditions, toutes les habitudes des bureaux. Quoiqu’il ne soit encore qu’à l’état embryonnaire, il représente une valeur d’au moins 40 millions abandonnée, sans discrétion, a des commissions diverses, à un personnel changeant dont la responsabilité est nulle, dont les efforts impuissans ne peuvent aboutir qu’à la confusion la plus complète. Sur les six cents torpilles automobiles que nous possédons, trois cents ont besoin d’être transformées pour être mises en usage ; elles sont d’un modèle suranné qu’il serait d’ailleurs très facile de modifier, si notre atelier de réparations d’Indret ne fonctionnait pas dans des conditions détestables. Il y a plus d’un an que la nécessité de cette transformation est reconnue, et c’est tout juste si quatre torpilles l’ont subie ! Les trois cents autres torpilles errent dans nos divers ports ou sur nos bâtimens, mal réglées, mal entretenues, et restant, par suite, d’une efficacité problématique. Si l’on doutait de ce que nous disons là, nous n’aurions qu’à rappeler certains tirs faits en escadre et l’état lamentable dans lequel certaines torpilles embarquées sur tel cuirassé ont été trouvées lorsqu’elles ont été remises à l’atelier du port. C’est là un fait des plus graves. Plus on étudie le problème du bateau torpilleur, plus on demeure convaincu qu’il faut, pour rendre utile la tâche si périlleuse du combattant, qu’il soit sûr de l’engin qu’on place entre ses mains ; il est indispensable qu’il aille à l’attaque avec la certitude de la victoire ; la fuite d’un torpilleur qui a manqué son assaut est des plus difficiles ; le capitaine ne doit même pas y songer ; il ne doit prévoir que le succès ; il doit être persuadé que, ses torpilles tirées, il n’aura plus affaire qu’à un cuirassé coulant bas. Or, peut-il en être ainsi alors que nous n’avons qu’un type de torpilles automobiles, la torpille Whitehead, construite à l’étranger par un étranger, connue de tout le monde aussi bien que de nous, et tellement délaissée chez nous que peut-être est-il permis de dire que nous ne savons même point l’entretenir ? Nous sommes, à l’heure actuelle, la seule puissance qui ne possède pas une usine spéciale pour les torpilles et qui ne cherche pas à y apporter des perfectionnemens soigneusement tenus secrets. L’Allemagne se vante, et avec raison, parait-il, d’avoir un modèle de torpilles supérieur à celui de toutes les autres nations. L’Angleterre se berce de la même espérance ; ses nouvelles torpilles ont atteint une vitesse de 24 nœuds à l’heure, leur portée a été reconnue efficace jusqu’à 540 mètres, et leur immersion est telle qu’elles atteindraient les plus gros cuirassés au-dessous du blindage. Il n’y a pas jusqu’à la Turquie, qui ne se pique de se procurer une torpille particulière, bien à elle, ignorée des étrangers. Au milieu de cette émulation générale, la France laisse à M. Whitehead le soin de faire des inventions pour elle. Aucun de nos ingénieurs ne s’est consacré exclusivement à la torpille automobile, la théorie même n’en est pas encore arrêtée chez nous, et rien n’est plus curieux que d’entendre les discussions auxquelles elle donne lieu parmi ceux qui en ont fait une étude spéciale ; beaucoup de personnes croient la connaître, qui n’en saisissent pas les élémens. Peut-être serait-il malaisé de la faire apprendre à tous les officiers destinés à devenir, à l’heure soudaine d’une guerre toujours possible, les capitaines de nos torpilleurs ; aussi voudrions-nous qu’on se proposât pour problème de la rapprocher le plus possible du boulet. Le jour où elle ne sera plus qu’un boulet que l’on pourra mettre et conserver indéfiniment en soute, la liberté des mers sera assurée pour toutes les nations qui voudront construire des torpilleurs.

Nous n’en sommes pas là en France, à beaucoup près même, puisque non-seulement nous ne construisons pas, nous ne perfectionnons pas de torpilles, mais nous ne savons pas encore entretenir celles de M. Whitehead. Le nombre de nos torpilles réellement utilisables n’est pas suffisant pour armer nos bâtimens ; et, le serait-il, que les appareils militaires destinés au lancement de ces engins se trouvent dans un état tel qu’il n’en permettrait pas le bon emploi. Nos tubes de lancement ne sont pas calibrés ; les portes de fermeture de ces tubes, sur les torpilleurs, ne forment pas joint étanche ; depuis deux ans, on demande à en changer la culasse. Une dépêche ministérielle du 4 avril 1884 a bien prescrit d’essayer sur les torpilleurs des culasses pareilles à celles qui donnent de bons effets sur les bâtimens ; mais cette installation n’est pas commencée, et l’on attendra longtemps avant qu’elle le soit. Quand elle le sera, il faudra encore des essais, puis un rapport, qui, ballotté de bureau en bureau, n’aboutira qu’un an après son envoi au ministère, en admettant qu’il n’aille pas tout droit, — hypothèse assez vraisemblable, — dormir dans un dossier poudreux d’où il ne s’éveillera plus. Presque tous les détails de l’appareil militaire de nos torpilleurs sont absolument négligés ; pour sa construction même, nous en sommes toujours à la période des tâtonnemens. Nous n’avons aucun tube de lancement, aucun accessoire de tube de rechange, en sorte que la plus légère avarie entraîne, pour un temps indéterminé, la mise hors de service de l’appareil. Lorsqu’une pièce quelconque, pour une cause quelconque, est détériorée, le malheur est grand : refaire une autre pièce, en admettant qu’on ait les matériaux nécessaires, demande un temps considérable. Si on possédait des rechanges, tout accident, pouvant être réparé sur l’heure, serait sans gravité. Mais nos arsenaux ne travaillent que pour les besoins urgens, connus, indiqués, non pour les besoins à prévoir. Nous avons déjà constaté, mais on ne saurait cesser de redire qu’on voit dans nos ports de guerre bon nombre de torpilleurs qui attendent depuis bien des années un appareil de lancement qu’on n’a pas même étudié pour eux ; en cas de guerre, personne ne saurait à quel genre d’armement ils peuvent être particulièrement appropriés.

Ainsi donc, soit en ce qui concerne la fabrication, soit en ce qui concerne le perfectionnement des torpilles, nous sommes dans un état d’infériorité notoire, éclatante, vis-à-vis des autres nations, qui ont toutes créé chez elles une usine spéciale où on construit et où on perfectionne cet engin de combat d’après des procédés qui restent cachés. Cela ne les empêche point d’acheter de temps à autre à M. Whitehead un modèle qui paraît supérieur aux autres ; mais elles travaillent surtout chez elles, et, si l’on nous passe le mot, elles travaillent ferme. Anglais, Russes, Allemands, suivant le précepte de la fable, ne se fient qu’à eux-mêmes. Nous, nous nous fions uniquement à M. Whitehead, dans la caisse duquel nous versons des millions, assurément bien placés, mais qui le seraient peut-être mieux dans une usine nationale. Il faut prévoir aussi l’hypothèse d’une guerre où M. Whitehead se verrait forcé de nous fermer ses ateliers. Cette hypothèse serait-elle absurde, par hasard ? On ne semble pourtant pas y avoir songé. Et, si elle se réalisait, nous n’aurions plus une seule torpille à mettre sur nos bâtimens, à moins d’organiser à la hâte, et, par suite, dans des conditions tout à fait déplorables, cette usine nationale à laquelle nous ne songeons pas en temps de paix. Enfin, si parfaits que soient nos derniers torpilleurs au point de vue de la navigation, leur appareil militaire est encore des plus incomplets, et là encore, si les hostilités venaient à éclater, les déceptions seraient grandes. Il faut donc rechercher les vices de notre organisation actuelle et les remèdes qu’on devrait y apporter au plus tôt.


III

A quoi tient l’état de choses que nous, venons de décrire ? Nous répondrons sans hésiter : à ce que nous n’avons ni l’outillage, ni le personnel nécessaire à la torpille, ni, en haut lieu, des hommes convaincus que la torpille est une arme destinée à jouer dans les guerres maritimes un rôle au moins aussi important que le canon. On l’a bien vu au discours de l’amiral-ministre à la dernière discussion du budget. Qu’a-t-on fait pour le canon ? que fait-on pour la torpille ? De la comparaison entre l’organisation du service de l’artillerie et du service des torpilles, nous tirerons des conclusions évidentes qui nous indiqueront comment il faut traiter l’arme nouvelle. L’artillerie de marine possède comme matériel : deux fonderies spéciales, à Ruelle et à Saint-Gervais ; un atelier spécial dans chaque port, atelier responsable, où l’on répare et où l’on entretient les canons ; enfin une école à feu, à Gavres et même sur le Souverain, où on expérimente les canons sortant des usines de l’état ou achetés à l’industrie. Comme personnel chargé de la construction, de la réparation et de l’entretien des pièces et des projectiles destinés au service de la flotte, elle possède : un inspecteur général, résidant à Paris ; cet inspecteur, qui est un général de division d’artillerie, est secondé par un général de brigade désigné sous le nom d’adjoint à l’inspecteur général ; ces deux officiers généraux ont sous leurs ordres, indépendamment de deux chefs d’escadron ou capitaines aides-de-camp, deux officiers supérieurs d’artillerie, un capitaine, deux gardes ou commis-destinateurs, deux gardes chargés de la surveillance des travaux et un garde comptable. Outre les inspections spéciales et inopinées que le ministre peut confier à l’inspecteur permanent et à l’adjoint à l’inspection générale, ce dernier a plus spécialement pour mission de procéder à des tournées périodiques d’inspection. L’inspecteur général permanent de l’artillerie et l’adjoint font partie du conseil des travaux de la marine ; l’inspecteur général est chargé de l’étude des projets, tracés et instructions qui se rapportent : 1° à l’établissement, la construction, l’amélioration et l’entretien du matériel d’artillerie en France et aux colonies ; 2° à la détermination et à l’exécution des expériences ; 3° aux inspections générales du matériel et à la suite qu’elles peuvent recevoir ; 4° aux inspections de fabrication de bouches à fou, d’armes, de projectiles et de matériel ; 5° aux travaux des écoles. Il donne son avis sur toutes les inventions relatives au service de l’artillerie ; il fait surveiller, d’après les ordres du ministre qui lui sont transmis par la direction du matériel, tous les travaux de fabrication et autres en cours d’exécution pour le compte de l’artillerie de marine ; il ne correspond pas directement avec les chefs de service dans les ports et les établissemens hors des ports ; les communications qu’il peut avoir à échanger avec eux sont faites au nom du ministre par la direction du matériel ; enfin il remet chaque année au ministre un rapport sur la situation générale de son service. Cette forte centralisation à Paris donne au service une unité et une activité remarquables. Un directeur et un sous-directeur sont chargés des fonderies de Ruelle et de Saint-Gervais ; tout un personnel secondaire, civil ou militaire, est employé dans ces usines. Dans chacun des ports, la direction d’artillerie est placée sous les ordres d’un colonel qui a également à sa disposition un nombreux personnel civil ou militaire ; elle est chargée : 1° de tous les travaux relatifs à l’artillerie ; 2° des ateliers affectés au service de l’artillerie ; 3° des épreuves des bouches à feu et des poudres ; 4° de l’arrangement et de la conservation des bouches à feu et des munitions servant à l’armement des bâtimens de l’état et des batteries de marine ; 5° de la garde, de la délivrance et de la comptabilité des objets ayant rapport à la direction. On le voit, cette organisation est complète, et si elle peut être critiquée sur quelques points, elle n’en assure pas moins à l’artillerie tous les avantages que donnent l’ordre, la méthode, la vue claire du but et des moyens à prendre pour l’atteindre.

Existe-t-il rien de semblable en ce qui concerne les torpilles ? On va le voir. Comme personnel, voici ce que nous trouvons : à Paris, deux lieutenans de vaisseau sous les ordres directs du directeur du matériel : ce dernier est beaucoup trop occupé des constructions gigantesques malheureusement à l’ordre du jour pour s’occuper des torpilles, et c’est d’une oreille distraite qu’il écoute les observations des deux lieutenans de vaisseau, auxquelles il n’est en rien tenu de faire attention. Dans les ports, nous trouvons : un sous-ingénieur chargé du service des torpilles, et en outre d’un service particulier dans l’arsenal ; la surveillance des bâtimens en réparation lui prend plus de temps que la surveillance d’un atelier minuscule spécial, dit atelier des torpilles, dont le personnel se fond dans celui des autres ateliers ; à côté de lui, ou plutôt avec lui, car il en fait partie, existe, ainsi que nous l’avons dit, une commission de réglage, présidée par un capitaine de frégate qui est en même temps commandant de la défense mobile ; cette commission, composée de membres essentiellement temporaires, ne saurait avoir ni traditions ni suite dans les idées. Le commandant de la défense mobile y reste deux ans ; il y arrive ne sachant rien, met très longtemps à apprendre, car souvent hélas ! il est inintelligent ou timide, il n’ose pas faire d’expériences, il a peur d’avoir des avaries, il se dit toujours prêt, et c’est lorsqu’il est enfin parvenu, grâce à la force des choses, à s’initier à son service qu’on le renvoie, qu’on lui donne le commandement d’un transport quelconque où il s’empresse d’oublier ce qu’il a appris. Le sous-ingénieur, de son côté, ne demande qu’à abandonner l’étude des torpilles qui ne peut lui servir à rien. Comme matériel, le service des torpilles est d’une pauvreté lamentable. D’abord, nous le répétons, il n’y a pas d’usine de construction, répondant à ce que Ruelle et Saint-Gervais sont pour l’artillerie. Quant à l’entretien et aux réparations, ils se font dans les ateliers des ports, à personnel restreint, où n’existent ni plans, ni travaux en vue de l’avenir, où l’on se borne à parer aux besoins urgens, aux avaries qui se produisent. Les ouvriers de ces ateliers n’ont pas plus de consistance que le sous-ingénieur qui les dirige. On a pris pour travailler aux torpilles des mécaniciens empruntés à divers services ; il n’y aurait point à s’en plaindre s’ils restaient attachés à leur nouvelle besogne. Mais ils vont sans cesse d’un atelier à l’autre, passent de celui des torpilles dans celui des machines des bâtimens, etc., etc. Les contremaîtres et chefs d’atelier ne sont pas plus stables. Aussi ne trouverait-on pas dans l’atelier de n’importe lequel de nos cinq ports les plans nécessaires pour construire, quand le besoin s’en fait sentir, les pièces de rechange d’un appareil de lancement de torpilles. A chaque avarie, on va sur le bateau où elle s’est produite pour prendre les mesures nécessaires à l’exécution du travail. Pour les approvisionnemens et les rechanges, il n’y a rien dans nos ports. Enfin la commission de réglage a sous ses ordres un atelier dérisoire composé d’un contremaître et de quelques ouvriers. Cet atelier est pourtant celui qui fonctionne le mieux à Toulon, car, grâce à un heureux hasard, son personnel n’a pas été changé depuis longtemps ; mais il est bien insuffisant, et il le deviendra bien plus encore.

Ainsi donc le service des torpilles n’existe pas ou existe dans des conditions telles qu’il ne saurait fonctionner utilement. C’est en vain que de jeunes officiers se sont mis avec passion à l’étude des torpilles ; c’est en vain que quelques ingénieurs ont essayé de les suivre dans cette voie ; c’est en vain qu’on travaille avec ardeur sur le Japon et dans les défenses mobiles. Tous ces efforts isolés, toutes ces bonnes volontés sans appui, avortent faute d’encouragement et de direction. Chacun envoie à Paris des projets, des travaux, des plans souvent contradictoires ; et, pour se prononcer entre eux, pour trancher les difficultés ou plutôt pour en indiquer la solution au directeur du matériel, qui ne s’en soucie guère, il n’y a au ministère que deux lieutenans de vaisseau, lesquels auraient grand besoin, de se retremper là où l’on cherche, là où se produisent les progrès, c’est-à-dire sur le Japon et dans les défenses mobiles. Si l’on veut être au courant de ce qui se fait et prévoir ce qu’il faut faire, un maniement perpétuel de la torpille et de ses accessoires est nécessaire, car la torpille est en voie d’incessantes transformations, de perfectionnemens continuels. Elle s’est simplifiée beaucoup, elle se simplifiera bien plus encore ; les modèles successifs que nous obtenons de M. Whitehead, et qui sont, hélas ! ignorés de nos amiraux, en font foi. Et comment veut-on que deux lieutenans de vaisseau, immobilisés à la rue Royale, soient au courant du service qu’ils dirigent, si l’on peut se servir d’un mot pareil dans de pareilles conditions ? Ils devraient venir à tour de rôle dans les ports et surtout à Toulon. Mais à quoi bon se déranger ? C’est en marine surtout que le zèle semble intempestif. De là des hésitations constantes, des réformes toujours en suspens, une absence complète d’autorité et d’esprit d’initiative, aucune vue d’ensemble, aucune direction, aucune centralisation, aucune impulsion d’en haut. Les influences les plus diverses s’entre-croisent d’ailleurs au ministère pour tout entraver. Comme les deux lieutenans de vaisseau sont sans pouvoir et le directeur du matériel indifférent, le chef d’état-major du ministre prétend avoir un pied dans un service nouveau et sans consistance. Parfois, le conseil des travaux est également appelé à s’en occuper. Comment se reconnaître au milieu de tous ces tiraillemens, de cet encombrement d’avis, parmi lesquels il y en a un si grand nombre qui sont tout à fait dépourvus de compétence ? Ce désordre subsistera tant qu’on n’aura pas créé un personnel spécial et responsable pour la torpille comme pour l’artillerie ; et, quand on l’aura créé, toutes les réformes, les refontes et les perfectionnemens du matériel, viendront au contraire naturellement par surcroit.

De même qu’il existe pour l’artillerie de la flotte, c’est-à-dire des bâtimens de combat, un personnel qui construit, répare et prépare l’armement à terre, et un personnel naviguant qui s’en sert à bord, de même il doit exister pour les torpilles ces deux sortes de personnel. Pour constituer le premier, il est nécessaire d’avoir à Paris une inspection générale des torpilles dirigée par un vice-amiral responsable, qui recevra les dossiers, rapports, projets, études, etc., les examinera mûrement, les contrôlera et mettra à exécution ceux qu’il lui paraîtra utile d’appliquer. Il sera assisté dans ce travail par des officiers de vaisseau qui changeront souvent, feront, sans cesse des tournées dans les ports et sur le bâtiment-école des torpilles, assisteront aux expériences et seront, par conséquent, au courant des besoins indiqués par la pratique. Ces officiers resteront, bien entendu, dans leurs corps ; ils représenteront, comme le vice-amiral, l’élément naviguant et combattant, qui doit avoir la haute main sur la préparation des instrumens dont il aura à se servir. Mais il faudra, nous le répétons, qu’ils changent souvent pour ne pas s’endormir dans des idées qui, bonnes à leur arrivée à Paris, pourront ne plus l’être quelques mois après. À côté de ces officiers, toujours mobiles, il y aura place pour un ou deux ingénieurs torpilleurs vivant à terre et faisant partie du personnel dirigeant des ports dont nous allons nous occuper. L’inspection générale des torpilles sera placée au ministère sur le même pied que celle de l’artillerie, et le vice-amiral qui la dirigera fera partie du conseil des travaux, ce qui est fort important, car la torpille conserverait sans cela un rôle subalterne. Pour exécuter les plans, projets, réformes, etc., demandées par l’inspection générale, il faudra un personnel sédentaire conservant les traditions et maintenant l’esprit de suite. Nous l’appellerons le corps des ingénieurs torpilleurs. Il y aura, comme nous venons de le dire, deux ingénieurs torpilleurs à Paris à l’inspection générale ; dans les ports, suivant leur importance, un ou deux de ces mêmes ingénieurs. Ces derniers réuniront sous leur direction absolue les ateliers actuels, ateliers dits des torpilles, ateliers des commissions de réglage. Ce sera le noyau d’un atelier central de la direction des torpilles, dont nos ports ne sauraient plus se passer pour la réparation de l’arme et des appareils de lancement. Nous ne parlons pas seulement des torpilles automobiles. Les torpilles portées, les torpilles mouillées de la défense fixe, enfin les appareils de lumière électrique, tant à bord qu’à terre, ont également besoin d’entretien. Tout ce matériel des torpilles de divers modèles et des auxiliaires des torpilles appartiendra à la direction des torpilles. Mais il ne s’agit que de constituer un atelier de réparation et de conservation des armes de réserve. Il va sans dire que, lorsqu’il faudra se servir du matériel des torpilles à bord, ce seront les officiers de vaisseau et les matelots torpilleurs qui seront chargés de le faire, et qu’à terre ce sera la défense fixe, qui est constituée pour cela. Les ingénieurs torpilleurs régleront aussi les torpilles automobiles, s’assureront que leurs organes fonctionnent bien, que leur trajectoire et leur immersion sont bonnes, et les délivreront aux bâtimens, ainsi que les appareils de lancement, tout comme l’artillerie, dans les ports, leur délivre les canons, boulets et autres armes. En un mot, nous aurons la direction des torpilles à l’instar de la direction d’artillerie : mêmes attributions et même responsabilité.

Nous avons dit comment serait constitué, dès le début, l’atelier de cette direction par la fusion de l’atelier des torpilles et de l’atelier de la commission de réglage, qui existent déjà. On en augmenterait le personnel, suivant les besoins du service, en puisant dans les divers ateliers de nos arsenaux, où les ouvriers pullulent. Il n’y aurait donc de ce chef aucune dépense à foire, considération qui, à l’heure actuelle, est d’une importance incontestable. Il reste à créer et à faire marcher l’usine de construction de torpilles dont nous avons reconnu la nécessité. Elle n’exigera que deux ou trois ingénieurs-torpilleurs, puisque les artilleurs se contentent, dans leurs usines de Ruelle et de Saint-Gervais, de deux officiers dirigeans. Comme noyau du personnel ouvrier, il suffira de prendre celui qui, à Indret, répare nos torpilles automobiles et en a déjà construit, il y a quelques années. Nous avons dit qu’on avait eu grand tort de renoncer à cette construction de torpilles à Indret. Les premières torpilles livrées par cet établissement n’étaient pas aussi mauvaises qu’on l’a prétendu et coûtaient beaucoup moins cher, malgré l’imperfection de l’outillage, que celles de M. Whitehead. Il n’y avait qu’à persévérer dans la voie où l’on était entré, les progrès seraient arrivés vite. On a préféré tout détruire, habitude bien française. Maintenant il faut revenir sur cette destruction maladroite. On ne saurait, pour les raisons que nous avons déjà données, se contenter des torpilles de M. Whitehead ; on ne saurait non plus, pour s’en procurer d’autres, recourir à l’industrie privée, car la première condition à remplir dans la création et le perfectionnement des torpilles est le secret. D’autre part, Indret était fort mal choisi comme centre d’un atelier de construction. Cet établissement doit être placé en un lieu qui permette des expériences incessantes. À notre avis, l’étang de Berre, en Provence, est naturellement désigné pour l’usine des torpilles. Quoique à portée d’une grande voie ferrée, il est éloigné des curieux dont les visites sont quelquefois difficiles à éviter ; il est de plus situé dans un climat qui facilite les travaux au dehors et protégé de manière à rester à l’abri d’un coup de main ou d’un bombardement par mer ; enfin sa vaste étendue d’eau de faible profondeur se prête merveilleusement à toutes les opérations de réglage que nécessite la bonne confection des torpilles. C’est donc à l’étang de Berre qu’il faudrait se hâter d’installer une usine qui permettrait à nos officiers d’arriver à rendre la torpille, suivant le programme que nous avons tracé, d’un maniement aussi simple et d’un usage aussi sûr que ceux du boulet de canon.

Comme nous ne voulons, dans cette étude, rien laisser à la fantaisie, afin d’éviter ces prétendus écarts d’imagination que M. l’amiral Peyron nous a reprochés du haut de la tribune de la chambre des députés, on nous permettra quelques calculs. Que coûtera l’organisation que nous proposons ? On va le voir. Parlons d’abord du matériel. Nous estimons à 1 million environ les frais d’établissement de l’usine de construction des torpilles. Pour l’atelier de la direction des torpilles, nous possédons malheureusement cinq ports, ce qui multipliera la dépense ; mais jusqu’à la suppression d’un ou de deux d’entre eux, il faut bien les faire participer tous à la réforme. Nous avons déjà dit qu’en fondant les deux ateliers de torpilles actuels, nous aurions, pour le moment, un atelier suffisant. Lorsqu’on devra faire de grosses œuvres, la direction des torpilles se contentera de recourir aux grands ateliers des constructions navales. On pourra donc se borner à installer les ateliers actuels dans un local spécial, qui ne sera pas difficile à trouver dans nos ports où les bâtimens vides abondent. On perfectionnera quelque peu leur outillage, soit, en moyenne, 100,000 francs par port, en tout 500,000 francs. Nous prenons une moyenne, car il est clair que Toulon demandera plus de 100,000 francs, mais on économisera sur les autres ports. Quant à l’inspection générale, on n’aura qu’à approprier pour elle des bureaux du ministère et à lui fournir des meubles ; mettons que cela coûte 30,000 francs et récapitulons : 1 million pour l’usine, 500,000 francs pour les ateliers des directions, 30,000 francs pour l’inspection : total 1,530,000 fr. Passons au personnel. Le personnel ouvrier existe, comme nous l’avons déjà dit. On l’augmentera suivant les besoins du service, mais au détriment des constructions navales, qu’on débarrassera des ennuis que leur cause actuellement le service de torpilles qu’elles dirigent. En prenant les ouvriers de l’usine de construction à Indret et ceux des ateliers des directions dans les arsenaux, les frais seront nuls. Il va sans dire que ces ouvriers seront traités comme ceux des arsenaux : même solde, même hiérarchie, même avancement, etc. L’inspecteur général étant un de nos vice-amiraux, nous n’avons à prévoir pour lui que les frais de tournée et d’inspection ; de même pour les officiers de vaisseau attachés à l’inspection. Les dépenses du personnel se réduisent donc à la création d’un corps nouveau, celui des ingénieurs-torpilleurs. Or nous aurons besoin de 2 ingénieurs à l’usine de construction, de 2 autres à chacune des directions de Toulon, de Brest et de Hoche-fort ; 1 pourra suffire dans chacune des directions de Lorient et de Cherbourg ; mettons-en 3 à l’inspection générale et aux bureaux, nous arriverons au nombre de 13. Le total de la dépense pour un personnel aussi réduit ne s’élèvera certainement pas à plus de 120,000 francs. En chiffres ronds, l’ensemble de la réforme du matériel et du personnel peut s’évaluer à 2 millions.

Mais comment recruter, dira-t-on, le corps des ingénieurs-torpilleurs ? Évidemment par des grades et de l’argent. L’un de ces ingénieurs aura le rang d’officier général, avec même solde et supplémens. Les autres auront tous rang d’officiers supérieurs ; six d’entre eux étant assimilés à des capitaines de vaisseau, et les six autres à des capitaines de frégate, avec même solde et supplémens. En établissant ainsi ce corps privilégié, le recrutement en sera facile ; des ingénieurs distingués des constructions navales consentiront sans peine à en faire partie. Deux ou trois de nos officiers de vaisseau seraient aussi d’excellens ingénieurs-torpilleurs. Mais c’est évidemment surtout parmi les ingénieurs qu’il faudra faire des recrues. Peut-être pourra-t-on choisir encore quelques mécaniciens. On nous objectera sans doute que notre réforme n’est pas bien profonde, puisqu’elle consiste uniquement à donner une nouvelle organisation à des élémens qui existent déjà. Mais, pour nous, l’essentiel est d’avoir un corps constitué, dirigeant, autonome, et des ateliers distincts. De cette manière, nous créons la responsabilité, qui n’est nulle part aujourd’hui. A l’heure actuelle, encore une fois, le directeur du matériel est le grand chef des torpilles : a-t-il le temps de s’occuper de leur matériel accessoire et infime comparé au gigantesque matériel des constructions navales ? En eût-il le temps, ne verrait-il pas avec une défiance instinctive l’arme nouvelle qui risque de rendre inutiles et irréalisables les beaux plans qu’il caresse pour la construction de merveilleux cuirassés ? Enfin, ce que nous demandons en faveur de la torpille, c’est le régime du canon. Ce dernier ne sera bientôt pas plus important qu’elle, et puisqu’on a des hommes spéciaux pour diriger le service de l’artillerie, n’est-oi pas naturel d’en avoir aussi pour le service des torpilles ? On ne saurait croire combien l’organisation ou plutôt la désorganisation actuelle est fatale à tout progrès. Ainsi, par exemple, à l’heure présente, c’est, comme on le sait, un sous-ingénieur qui est chargé de l’atelier des torpilles. Ce sous-ingénieur rend compte de ce qu’il fait à son chef de section, lequel en rend compte au directeur des constructions navales de Paris. Il reçoit des ordres par la même filière. Or le directeur des constructions navales a bien autre chose à faire qu’à s’occuper des infiniment petits de la marine. Que sont, à Toulon, les torpilleurs à côté du Foudroyant, du Caïman, de ces immenses machines qui engloutissent tant de soins, tant de génie et tant de millions ? Les quelques dépêches ministérielles qui arrivent au sujet des torpilles et des torpilleurs sont mises à exécution plusieurs années après leur arrivée ; on voit des torpilleurs passer des mois entiers sur cale pour recevoir certaines réparations qui auraient dû être terminées en quelques jours. Les officiers torpilleurs qui voudraient faire réparer leur bateau s’usent en efforts stériles au bout desquels ils n’ont que des ouvrages imparfaits, incomplets, jamais finis. Ils se butent contre une force d’inertie d’autant plus grande que la responsabilité n’existe pas. La responsabilité des retards ou de l’inexécution des travaux ordonnés ne pourrait retomber que sur le directeur des constructions navales. Mais son chef à Paris, le directeur du matériel, l’excusera toujours de ne s’être pas occupé de détails indignes de lui. Créer la responsabilité serait donc un grand point. Ayons des ateliers autonomes, des ingénieurs spéciaux, une inspection générale, tous responsables en ce qui les concerne, et bientôt nous n’aurons rien à envier aux puissances étrangères, qui nous ont en ce moment si fort distancés.


IV

Lorsque les directions des torpilles seront organisées, lorsqu’on donnera aux combattans des armes étudiées avec tout le soin possible par des hommes qui feront de cette étude un métier, on n’aura plus à craindre d’avoir, comme aujourd’hui, un matériel qui serait insuffisant pour l’armement de nos navires et de nos embarcations, et dont une bonne partie est sans valeur. Mais ce n’est pas tout que de créer et de perfectionner les engins, il faut former les hommes. Nous nous demandons parfois avec terreur ce qui arriverait si une guerre maritime venait nous surprendre en ce moment. Où trouverait-on des officiers pour commander les soixante-dix torpilleurs qui sont censés disponibles ? Prendrait-on des officiers n’ayant jamais commandé ces navires ? Les confierait-on à des officiers qui n’ont aucune des connaissances indispensables à un pareil service ? Et ces officiers supérieurs, en vertu de quel titre les désignerait-on pour commander les escadrilles de torpilleurs ? Suffirait-il au ministre de frapper la terre du pied pour faire surgir du néant des hommes capables de diriger des mouvemens auxquels ils n’ont jamais songé ? Comment recruterait-on le personnel de mécaniciens nécessaire à la conduite de toutes ces machines à haute pression ? Ce personnel pourrait-il être formé en quelques jours ? Pourrait-on retrouver les quelques personnes qui ont déjà servi à bord des torpilleurs ? A-t-on pris pour cela une précaution quelconque ?

On a créé une spécialité de marins-torpilleurs, comme il existait déjà des spécialités de canonniers, fusiliers, timoniers, etc. Cette spécialité se compose de matelots qu’on envoie à l’école des défenses sous-marines et qui en sortent, après examen, avec un brevet les rendant aptes à manœuvrer des torpilles mouillées et des torpilles portées, ainsi que les appareils photo-électriques dont on se 9ert à bord et à terre. Mais, pour le service des torpilles automobiles, qui sont des mécanismes très compliqués, il faut des mécaniciens spéciaux ayant fait leur apprentissage à bord du Japon, bâtiment-école des torpilles automobiles. Le ministère de la marine a demandé aux ports un projet d’organisation de ce corps spécial, qui sera un corps de mécaniciens torpilleurs et constituera une spécialité de plus parmi les marins. Par malheur, il y a loin de la mise à l’étude à l’organisation du corps, aussi loin, pour le moins, que de la coupe aux lèvres. Et la plus haute des spécialités n’est pas celle des mécaniciens, c’est celle des officiers : que fait-on pour elle ? Rien ou presque rien. Nous avons parlé de la défense mobile ; mais n’est-on pas pris d’un profond découragement lorsqu’on songe que cette défense, qui devrait être une grande école de commandement, ne peut pas mettre en moyenne plus de deux torpilleurs en ligne par port ? Nous réservons, en effet, le nom de torpilleurs aux bateaux capables de lancer des torpilles, non aux thornycrofts, qui n’ont encore servi qu’à faire des promenades en mer et qui sont dépourvus de tout appareil militaire. Quelques exercices de chauffe, mais pas de lancemens de torpille ; quelques manœuvres ridicules de tactique, mais aucune attaque faite dans les conditions de la guerre ; quelques sorties de nuit, mais aucune reconnaissance de la côte ; rien enfin de ce que l’on serait appelé à faire le jour où les hostilités seraient ouvertes : tel est le bilan de nos défenses mobiles ! Nous n’avons pas dans notre marine six officiers ayant lancé des torpilles sur but mobile : telle est la vérité, obstinément niée au ministère de la rue Royale !

Les étrangers tirent tous les ans, avec leurs torpilleurs, et contre un but mobile ou non mobile, deux torpilles réellement chargées et amorcées. Nous n’avons jamais osé faire cet exercice ; nous avons eu, il est vrai, la grande audace d’exécuter deux explosions de torpilles automobiles lancées à l’aide du tube carcasse, c’est-à-dire d’un tube placé sous l’eau en un point immobile ; mais ces lancemens se sont faits après avoir pris grand soin d’éloigner à des distances absurdes le personnel de manœuvre. Et c’est tout ! Jamais, jamais jusqu’ici nous n’avons tiré une torpille d’un torpilleur en marche ! Quel courage cette façon d’agir peut-elle donner au personnel ? Il va jusqu’à croire, ou du moins jusqu’à dire que le lancement est dangereux, que la torpille risque de ne pas sortir du tube ou d’aller au fond et d’éclater sous le torpilleur, etc., etc. Qui sait si de pareilles idées n’influeront pas, au moment du combat, sur l’audace, sur la résolution des assaillans ? Il est absolument nécessaire, non seulement que ceux-ci sachent lancer les torpilles, mais encore qu’ils aient une entière confiance dans l’engin qui leur est donné ; qu’ils soient parfaitement sûrs qu’il n’éclatera pas dans le tube de lancement, et que, s’il va au fond, il ne fera aucun mal au torpilleur passant au-dessus de lui. On n’obtiendra ce résultat qu’à l’aide d’exercices réguliers, et aussi nombreux que réguliers, faits par toutes sortes de temps et de mers, exercices qui montreront au capitaine si l’on peut lancer des torpilles, même lorsque les tubes sont immergés par la lame, qui lui donneront une grande assurance personnelle et l’entière conviction que l’arme placée entre ses mains est excellente. Nous devrions avoir au moins deux cents torpilleurs, comme la Russie, et en garder un grand nombre toujours armés. Ce serait la meilleure école du capitaine et des équipages. Alors, nos défenses mobiles seraient à la hauteur de leur tâche.

L’éducation de notre personnel exige des instructeurs restant plusieurs années dans ces défenses et y maintenant la tradition. Or, nous avons dit qu’en ce moment elles étaient commandées par un capitaine de frégate qui abandonnait son poste au moment où il commençait à être digne de le remplir. Les officiers capitaines ne demeurent qu’un an sur leurs bateaux, et quand ils quittent la défense mobile, beaucoup d’entre eux ne connaissent pas les appareils de ces bateaux, parce qu’ils n’ont fait que des exercices de navigation. Ils vont souvent de là dans les stations lointaines d’où il serait impossible de les faire revenir à temps si la guerre éclatait. Sans doute, on ne saurait songer à conserver en France tous les officiers qui ont commandé des torpilleurs ; mais pour être certain d’en retrouver, au moment d’un brusque danger, il faut en former beaucoup en temps de paix. Une douzaine par an passent aux défenses mobiles. Dès aujourd’hui, ce chiffre devrait être au moins triplé. L’instruction des mécaniciens ne se fait pas non plus dans de bonnes conditions ; le personnel change tous les six mois ; professeurs, c’est-à-dire seconds maîtres, et élèves, ne restent pas un temps suffisamment long à bord des petits bateaux. S’il suffit de six mois pour les élèves, il est impossible d’admettre qu’on instruise aussi vile les seconds maîtres professeurs. Ceux-ci auraient besoin d’être très nombreux et de passer deux ans aux défenses mobiles.

Nous aurions les mêmes observations à faire sur les défenses fixes, si déjà nous n’avions pas indiqué le peu qu’elles valaient. Sait-on seulement dans quelles conditions nos ports de guerre pourraient être défendus par des torpilles mouillées ? Possède-t-on le matériel destiné à servir dans les lignes de ces torpilles ? Les chaloupes destinées au mouillage existent-elles, où sont-elles prêtes si elles existent ? A-t-on étudié le rôle des batteries de terre, de manière à permettre un concours complet de tous les organes de la défense générale ? Les secteurs de tir de ces batteries sont-ils déterminés de façon à ne pas se confondre avec les secteurs d’attaque des torpilles ? Les appareils photo-électriques de la défense sont-ils en place, et les fait-on fonctionner en place ? S’est-on demandé comment les torpilles devront être reliées à la terre ? Avons-nous des tubes de lancement qu’on puisse placer dans les embarcations à vapeur de la défense ? Ces embarcations figurent-elles ailleurs que sur le papier ? Seraient-elles disponibles en cas de guerre ? Les marins vétérans sont-ils aptes à remplir le service qui leur est confié ? Font-ils des exercices constans ? Pourraient-ils, le lendemain de l’ouverture des hostilités, encadrer les réserves et former un personnel défensif solide et sûr ? A toutes ces questions on peut répondre par la négative la plus absolue. Là non plus, rien n’est fait, rien n’est prêt. Il faut donc donner une nouvelle vie à nos défenses fixes et les préparer de manière à être employées en temps de guerre, non-seulement à la protection des ports militaires, mais à celle des ports de commerce, qui sont exposés aujourd’hui à tant et à de si épouvantables catastrophes.

Nous voilà revenus à notre point de départ : à la défense des côtes. D’après tout ce que nous venons de dire, il n’est que trop clair qu’en l’état actuel des choses la marine ne saurait s’en charger, car tout lui manquerait pour cela, matériel et personnel. Elle aurait bien de la peine à suffire à la défense de nos arsenaux. Quant à nos ports de commerce, un seul croiseur rapide, une seule canonnière du genre de celle que nous avons proposée, pourrait les bombarder la nuit sans rencontrer de résistance. On a si bien compris ce danger, que le ministre de la marine a songé un instant à faire appel à ces ports eux-mêmes pour les décider à se procurer des torpilleurs défensifs. Une dépêche du 21 novembre 1882 faisait part à la chambre de commerce de Dunkerque d’un extrait de la séance du à novembre 1882 de la sous-commission de défense des ports militaires, dans laquelle le vice-amiral Garnault invitait les ministres de la guerre et de la marine à demander à chacune des chambres de commerce des grands ports marchands si elle ne serait pas disposée à faire le premier achat des torpilleurs nécessaires à la défense locale. « Le département de la marine, disait la dépêche, fournirait le personnel et le matériel de guerre de ces torpilleurs, qui seraient naturellement placés sous le commandement du gouverneur militaire de la ville, sous réserve toutefois qu’ils ne pourraient être distraits, sous aucun prétexte, de leur mission spéciale. Le prix de chacun des torpilleurs ne dépasserait pas 200,000 francs. » Après avoir cité les termes du ministre, le président de la chambre de commerce, lors de la délibération, ajoutait : « Tel est l’exposé sommaire de la question faite par le ministre de la marine, et j’invite l’assemblée à formuler une opinion sur l’opportunité qu’il peut y avoir à adopter les propositions qui lui sont faites, ou à donner les motifs qui tendraient à les faire repousser. » La chambre de Dunkerque accepta, après discussion, l’acquisition de deux torpilleurs, se fondant sur les deux considérations suivantes : « 1° qu’il est du plus haut intérêt pour les ports de commerce d’assurer la protection des navires qui les fréquentent, et de posséder pour leur usage exclusif de redoutables moyens de défense ; 2° que les arméniens analogues qui se poursuivent dans les ports étrangers, et notamment en Allemagne, sont une indication précise que la France a le devoir de prendre pour elle-même des précautions identiques, sous peine de se voir, à un moment donné, réduite à un état d’infériorité dont les conséquences pourraient être désastreuses pour le pays. » Mais comment réaliser les 400,000 francs nécessaires à cette acquisition ? Après examen, discussion et rejet des diverses combinaisons présentées, la chambre décida : « 1° que le ministre de la marine serait informé par lettre que l’acquisition de deux torpilleurs, pour la défense du port de Dunkerque et de ses abords, était admise en principe ; 2° qu’il serait écrit à MM. les ministres du commerce et des travaux publics, pour leur demander de vouloir bien indiquer sur quelles ressources il serait possible de s’appuyer pour résoudre la question financière. » Par dépêche, en date du 21 avril 1883, le ministre du commerce, en réponse à la demande que lui faisait la chambre d’indiquer sur quelles ressources on pourrait imputer la somme de 400,000 francs nécessaire au premier achat des torpilleurs de la défense locale, déclara qu’il ne voyait aucune combinaison financière qui permit cette acquisition.

Cette fin de non-recevoir a été inspirée, nous l’espérons du moins, par des considérations d’un ordre supérieur aux motifs purement financiers qu’invoquait le ministre du commerce. L’espèce de décentralisation maritime dont on voulait faire l’épreuve était une idée médiocrement heureuse. Il nous paraîtrait bien mauvais de créer, à côté de la défense nationale, des défenses particulières incompatibles avec les nécessités de la guerre moderne. La défense des côtes doit être organisée d’après un plan d’ensemble mûrement étudié en temps de paix, pour être mis aisément à exécution en temps de guerre. Nous avons dit qu’à notre avis la marine seule pouvait s’acquitter de cette mission à l’aide de ses défenses fixes et de ses défenses mobiles transformées. C’est à elle de fournir, non-seulement les hommes et les armes nécessaires à la protection de chaque port, mais encore les bateaux sur lesquels on les placera. On ne s’est pas encore avisé de demander à nos villes frontières de construire elles-mêmes leurs fortifications. Il n’y a pas plus de raisons pour inviter les ports de commerce à acheter à leurs frais leurs torpilleurs. Cette division, cet émiettement des forces, auraient certainement de graves inconvéniens, car, à la guerre, rien n’est aussi dangereux que le particularisme. Nous sommes tellement persuadé de la nécessité d’une complète unité dans l’action, que nous n’hésitons pas, contrairement à l’avis d’excellens esprits, à croire que les batteries et les forteresses des côtes elles-mêmes seront mieux placées dans les mains de la marine que dans celles de l’armée, et qu’il résultera de cette concentration en un seul corps de tous les élémens défensifs une puissance de résistance peut-être indispensable pour sauver nos côtes des dévastations qui les menacent. Est-ce à dire que le personnel et le matériel de nos ports de commerce ne puissent pas servir en temps de guerre ? Non certes. Ils offriront, au contraire, suivant nous, de grandes ressources dont il serait insensé de ne pas savoir tirer parti. De même que l’armée de terre est préparée à employer le matériel des agriculteurs, de même qu’elle tient note des chevaux de chaque région et qu’elle est toujours disposée à les réquisitionner en cas de besoin ; de même nous voudrions voir la marine militaire se mettre en mesure de profiter des ressources que lui offre la marine marchande. L’état subventionne des compagnies auxquelles il devrait imposer des conditions spéciales de construction qui seraient, d’ailleurs, peu coûteuses. Chacun de nos ports a un intérêt immense à voir se développer de plus en plus la défense de nos côtes, puisque c’est pour eux tous une question de vie ou de mort, et l’exemple de la chambre de Dunkerque prouve bien que toutes les chambres de commerce seraient disposées, pourvu que le prix n’en fût pas trop élevé, à seconder une réforme devenue si pressante. Or, avec la torpille Whitehead, les modifications à apporter aux bateaux marchands seraient bien simples. La marine de guerre emploie cet engin surtout à bord des torpilleurs ; mais des expériences faites récemment ont prouvé qu’elle pouvait être placée à bord de n’importe quelle embarcation.

Pourquoi donc ne pas donner des tubes de lancement à une partie de nos embarcations de commerce ? Ainsi armées, ces embarcations rendraient de grands services à l’entrée des ports : le jour, leur vitesse, généralement inférieure à celle des croiseurs rapides, ne leur permettrait pas de s’aventurer plus loin ; mais la nuit elles feraient la ronde et empêcheraient sans grands risques les assaillans d’approcher. Lorsque les torpilleurs surpris en mer par des ennemi mieux armés ou plus forts en nombre, seront obligés de se replier vers la côte pour y trouver un soutien, qu’adviendra-t-il ? Dans les environs des ports militaires, l’artillerie de la côte et les embarcations de la défense fixe, munies soit de torpilles Whitehead, soit de canons Hotchkiss, soit d’appareils photo-électriques, viendront les protéger ; mais dans les parages de nos ports de commerce, rien de pareil aux batteries et à la défense fixe n’existe en ce moment. Il serait pourtant bien aisé de créer un système de protection efficace : il suffirait d’inviter les constructeurs à renforcer un peu les avans de leurs embarcations à vapeur et à y placer des supports soit pour des Hotchkiss, soit pour des tubes de lancement, soit pour des appareils photo-électriques. En temps de guerre, l’état s’empresserait de réquisitionner ces embarcations, comme il réquisitionne les chevaux de l’agriculture. Toutes seraient classées et numérotées d’avance pour que la mobilisation se fit sans retard. Chaque année, une commission composée d’un officier de vaisseau du port militaire voisin, de l’officier capitaine du port, d’un commissaire de la marine, constaterait dans chaque port de commerce l’état de ces embarcations. Dans les ports militaires, on préparerait le personnel et le matériel destinés à les armer dès l’ouverture des hostilités ; on pourrait conserver leur personnel chauffeur et mécanicien. Le soutien des torpilleurs au large serait ainsi assuré sur presque toutes les côtes, ou du moins sur tous les points importans des côtes. Jusqu’ici on n’a pas pris une seule de ces mesures ; que disons-nous ? on n’a même pas songé à les prendre. Pour excuser une aussi inconcevable négligence, le ministère de la marine ne saurait donner qu’une raison, c’est que, n’ayant même pas le matériel indispensable aux bâtimens de guerre, chercher à en fournir à ceux du commerce serait de sa part une folie. A l’heure actuelle, quand un navire arrive au port, on s’empresse de lui enlever son artillerie pour la mettre à bord d’un autre navire. Tout récemment encore, on a été obligé de débarquer les approvisionnemens et les munitions pour canons-revolvers de tous les bâtimens du port de Toulon afin de les envoyer au Tonkin. Et notre budget de la marine atteint près de 200 millions ! Et le pays qui fait de pareils sacrifices s’imagine, hélas ! être prêt à repousser les dangers qui risquent toujours d’assaillir une grande nation quand ses rivaux, mieux instruits qu’elle, connaissent sa faiblesse véritable et son impuissance mal déguisée !

Les Russes et les Anglais ont depuis longtemps procédé au classement de leurs navires de commerce. SI. Normand a construit pour les premiers, dès 1877, de véritables croiseurs en acier filant 18 nœuds, qu’ils appellent des paquebots postaux, mais qui seraient, grâce à leur vitesse et aux officiers de marine qui les commandant en temps de paix, les plus redoutables des écumeurs de mer. Les paquebots russes et anglais sont installés de manière à pouvoir être plus ou moins armés en temps de guerre. L’adaptation des paquebots à la course est un des problèmes dont l’Angleterre s’est le plus occupée en ces dernières années. Chez nous, c’est à peine s’il a été effleuré dans la discussion des subventions données aux compagnies maritimes. Comme la vitesse est l’élément principal de la lutte sur mer, nous voudrions voir, en France aussi bien qu’en Angleterre, les pouvoirs publics pousser, à l’aide de primes, à la construction de paquebots très rapides. Ces paquebots coûteraient un peu plus cher, il est vrai, que les paquebots actuels ; mais il ne serait pas impossible de concilier et le service de paix, c’est-à-dire le transport, et le service de guerre, c’est-à-dire la course. On nous permettra de soumettre à ce sujet quelques idées à l’examen des ingénieurs. Lorsqu’on construit un bateau, il est fait pour naviguer dans de certaines lignes d’eau, et c’est quand il est dans ces lignes que l’on doit faire les essais de vitesse. Si l’on place trop de chargement sur le bateau, il s’enfonce et marche moins vite ; si, au contraire, on donne au bateau un chargement moindre que celui qui le met dans ses lignes, il devient lège, et si l’on prend garde que son hélice demeure cependant dans de bonnes conditions de travail, il acquiert des vitesses plus grandes. Nous désirerions donc qu’on s’appliquât sur nos paquebots d’abord évidemment à augmenter la force des machines, ce qui est la première condition pour avoir de grandes vitesses, puis à construire les paquebots eux-mêmes de telle façon que leurs lignes d’eaux devinssent plus fixes à mesure qu’ils deviendraient plus lèges, tout en maintenant toujours leurs hélices bien plongées dans l’eau. Ces bateaux lèges fileraient peut-être 18 nœuds, et on les emploierait, non-seulement pour faire isolément la course, mais pour escorter les torpilleurs, pour forcer les blocus, pour combattre soit avec de petites pièces, soit avec des torpilles Whitehead, comme nous l’avons expliqué dans un travail précédent.

N’étant pas ingénieur, Dieu nous garde de chercher à donner les dimensions du bateau que nous voudrions voir étudier par nos grandes compagnies ! Il devrait être construit en acier, ce qui diminuerait beaucoup le poids de la coque ; il devrait avoir deux hélices, ce qui permet un plus faible tirant d’eau ; il lui faudrait des formes relativement grosses à la partie supérieure avant ; sa machine serait à engrenages ; ses cales enfin seraient réparties de façon à permettre des chargemens variés et au besoin à le rendre insubmersible pendant la guerre. Ce bateau est-il un rêve sorti de notre imagination ? Nous ne le croyons pas ; il nous semble qu’il peut être construit et qu’il serait parfaitement approprié aux deux fins pour lesquelles nous le destinons. En temps de paix, il serait très utile au commerce ; en temps de guerre, employé presque lège, il rendrait d’immenses services.

Quoi qu’il en soit, il n’est que temps de s’occuper des moyens d’utiliser le matériel de la marine marchande, afin de combler, quand les hostilités éclateront, les vides de la marine de guerre. Les Russes, nous l’avons dit, nous ont devancés dans cette voie. Ils ont fait plus ; avec une bien remarquable prévoyance, ils ont cherché à se servir de leurs institutions administratives au profit de la défensive. C’est ainsi qu’ils ont organisé une flottille militaire de douanes, qui mérite une mention particulière. Cette flottille, constituée en 1873, sous le commandement d’un contre-amiral, a pour mission : d’empêcher la contrebande ; d’exercer le personnel maritime à la navigation côtière au milieu des écueils de la Baltique ; d’instruire tous les ans une partie du bas personnel de la marine, de façon à former de bons sous-officiers pour la flotte ; de surveiller le service des places, de porter secours aux navires en danger ; enfin, en temps de guerre, elle est munie de torpilles et concourt à la défense des côtes. Elle se compose actuellement de trois bâtimens et de sept embarcations à vapeur, pouvant marcher à la voile. Chacune de ces embarcations a la surveillance d’une étendue de côtes de 100 milles environ, elle est armée de quatre canons. Les hommes ont une carabine, un revolver et un sabre. Ils servent deux ans, après avoir fait une année de service en escadre ; ils reviennent ensuite dans les équipages de la flotte. Chaque embarcation est commandée par un lieutenant de vaisseau, assisté d’un sous-lieutenant et d’un garde marinier. Tous les hommes sont astreints à faire alternativement tous les services du bord : timonerie, manœuvre, exercice des armes, etc. Ils doivent, en outre, apprendre à lire et à écrire. Quoique faisant partie, comme on le voit, de la marine militaire, la flottille de la douane est placée, en temps de paix, dans les attributions du ministre des finances. L’état des officiers et des équipages est dressé tous les ans, sous l’approbation du conseil d’amirauté, par le ministre de la marine, qui exerce une surveillance constante sur le personnel et se tient au courant du service des douanes. Il est question de créer une flottille semblable dans la Mer-Noire et sur les côtes de la Sibérie. De plus, un corps de gardes-côtes est organisé en divers points du littoral, sous les ordres du chef de service des douanes, dont la mission n’est pas moins militaire que fiscale. La Russie devient de plus en plus une grande puissance maritime, et si jamais éclate entre elle et l’Angleterre la guerre que leur vieil antagonisme rend sans cesse menaçante, ce ne sera plus, suivant un mot de M. de Bismarck, la lutte de l’éléphant contre la baleine. L’éléphant a appris à nager, ou plutôt il s’est entouré de défenseurs aquatiques qui le protègent de toutes parts. Les côtes de la Russie sont admirablement gardées, et les croiseurs russes s’habituent de plus en plus à s’élancer dans ces mers lointaines où ils cribleraient la baleine d’une telle quantité de traits qu’elle finirait par succomber, peut-être, à un aussi formidable assaut.

Il est triste de penser qu’au milieu de ces efforts universels des nations européennes pour se préparer à la guerre maritime de l’avenir, la France seule reste immobile. Seule elle n’a rien fait pour la défense de ses côtes et de ses ports de commerce, de même que seule elle n’a pas compris le rôle que la torpille allait être appelée à jouer en pleine mer. Quand on étudie de près l’état de notre marine, on est effrayé des travaux qu’on devra entreprendre, nous ne dirons pas pour la transformer, mais seulement, hélas ! pour s’en servir telle qu’elle existe. Aucun problème n’est résolu, aucune mesure n’est arrêtée. L’œuvre sera immense ; il n’y a pas un point de notre organisme maritime sur lequel il ne faille porter une main réformatrice. La tâche est si vaste, si complexe, qu’on s’explique les défaillances, qu’on comprend les hésitations de ceux qui, n’ayant pas le courage de se dévouer, nient la vérité pour n’être pas obligés de secouer la torpeur dont elle les a accablés. « Après nous le déluge ! » se disent-ils sans doute, car cette phrase, malheureusement trop française, n’est pas le dernier mot de la vieille monarchie expirante, nous l’avons retrouvée bien des fois, depuis sa chute, sur des lèvres qui auraient dû s’écrier : Laboremus ! Oui, il faut travailler, travailler tout de suite, travailler sans repos et sans relâche ; car l’heure est pressante et le péril est grand. Peu nous importe d’être traité d’alarmiste, lorsque nous signalons au pays la désespérante illusion de sécurité dans laquelle il se berce ! Peu nous importe d’être accusé de montrer nos faiblesses à nos rivaux et de les pousser à en profiter ! Nous savons trop de quelles bouches partent ces reproches et quels sentimens les inspirent. Il n’y n rien à gagner à s’aveugler soi-même sur sa puissance réelle, et quant aux autres, ils n’en sont point dupes ; on ne leur apprend rien lorsqu’on en découvre la vanité. C’est pourquoi nous avons cru de notre devoir, après avoir montré que le rôle de nos cuirassés était fini, que nos croiseurs étaient sans vitesse, que nos arsenaux étaient dépourvus des armes les plus nécessaires, d’exposer encore l’état de nos côtes si belles et si prospères, où chaque lame de la mer peut jeter un ennemi qui les saccagerait en quelques heures, sans rencontrer aucun obstacle capable de l’arrêter. Nos ports de commerce sont ouverts, nos populeuses cités du Nord sont exposées à tous les coups, et ces admirables rivages de la Provence, une des sources les plus fécondes de notre fortune publique, où les villes d’hiver succèdent aux villes d’hiver, où les stations les plus brillantes s’échelonnent sous un ciel bleu, sous un climat délicieux, au milieu d’une merveilleuse nature, que faudrait-il pour les changer en une contrée maudite, couverte de débris d’un luxe si prestigieux, d’une richesse si enviée ? Quelques croiseurs et quelques canonnières circulant la nuit en face d’elles, et criblant Menton, Nice, Cannes, Saint-Raphaël de leurs projectiles incendiaires. Que pourraient, pour empêcher un tel malheur, des forts isolés, qui commandent les routes d’Italie, mais qui ne commandent nullement la pleine mer, où les boulets de leur artillerie s’égareraient dans l’obscurité ? La défense des côtes est ou plutôt doit être une défense marine ; c’est au large, c’est là où se produira l’attaque, qu’elle doit se produire ainsi ; il faut que des flottilles de torpilleurs, soutenues par des embarcations fouillant l’horizon de leurs appareils photo-électriques, aillent chasser l’assaillant et le forcer à la retraite. Les batteries de la côte ne serviront qu’à les soutenir dans cette œuvre de salut. Or nous ne cesserons de le répéter : nous ne possédons ni flottilles de torpilleurs, ni embarcations préparées pour la guerre, ni torpilles ; toutes nos ressources passent en cuirassés qui ne serviront à rien, qui surtout ne sauraient être d’aucune utilité pour préserver nos côtes des catastrophes que notre imprévoyance risque d’attirer sur elles. Nous savons bien qu’on refuse de croire à ces catastrophes, qu’on les déclare impossibles, contraires au progrès moderne, indignes des nations civilisées. On ne croyait pas non plus, avant 1870, que le jour se lèverait sur nous où Paris serait bombardé et Verdun incendié. On était persuadé que la guerre allait cesser d’être barbare, que l’humanité ne reverrait plus ces scènes de désolation et de carnage qui font de l’histoire une horrible tragédie. On se trompait cruellement, et le réveil a été affreux. On ne se trompe pas moins lorsqu’on cherche à se convaincre qu’un ennemi luttant contre nous pour la vie reculera devant la dévastation de nos côtes, entreprise si aisée pour lui, si effroyablement désastreuse pour nous ! Il n’est que temps de prévoir les ravages qui peut-être s’approchent. C’est à ceux qui nous gouvernent d’aviser !


GABRIEL CHARMES.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1884 et du 1er mars 1885.