La République (trad. Cousin)/Livre neuvième

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome neuvième & dixième

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LIVRE NEUVIÈME.



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Il nous reste à examiner le caractère du tyran dans l’individu, comment l’homme tyrannique naît de l’homme démocratique, quelles sont alors ses mœurs, et si son sort est heureux ou malheureux.

Oui, c’est l’homme tyrannique qui nous reste à examiner.

Sais-tu ce qui me manque encore ?

Quoi ?

Nous n’avons pas, ce me semble, assez nettement exposé la nature et les diverses espèces de désirs. Tant que ce point sera défectueux, nous n’arriverons à rien de clair.

Mais nous sommes à temps d’y revenir.

Sans doute. Voici ce que je suis bien aise de remarquer dans les désirs. Parmi les désirs et les plaisirs non nécessaires, j’en aperçois d’illégitimes qui naissent probablement dans l’ame de tous les hommes, mais qui, chez quelques-uns, réprimés par les lois et par d’autres désirs meilleurs, s’en vont tout-à-fait, grâce à la raison, ou demeurent faibles et en petit nombre, tandis que chez d’autres ils subsistent en plus grand nombre et plus forts.

De quels désirs parles-tu ?

Je parle de ceux qui se réveillent durant le sommeil, lorsque la partie de l’ame qui est raisonnable, pacifique et faite pour commander, est comme endormie ; et que la partie animale et féroce, excitée par le vin et la bonne chère, se soulève, et repoussant le sommeil cherche à s’échapper et à satisfaire ses propres penchans. Elle ose tout alors, comme si elle avait secoué et rejeté toute honte et toute retenue ; l’inceste avec une mère ne l’arrête pas ; elle ne distingue ni dieu, ni homme, ni bête ; aucun meurtre, aucun affreux aliment ne lui fait horreur ; en un mot, il n’est point d’infamie, point d’extravagance dont elle ne soit capable.

Tu dis très vrai.

Mais lorsqu’un homme mène une vie sobre et réglée ; lorsqu’il se livre au sommeil, après avoir éveillé en lui la raison, l’avoir nourrie de nobles pensées, de spéculations élevées, et s’être entretenu avec lui-même ; lorsqu’il a évité d’affamer aussi bien que de rassasier le désir, afin que celui-ci se repose et ne vienne point troubler, de ses joies ou ses tristesses, le principe meilleur, mais qu’il le laisse, seul et dégagé, examiner et poursuivre d’une ardeur curieuse ce qu’il voudrait savoir du passé, du présent et même de l’avenir ; lorsque cet homme a eu soin aussi de maintenir en repos la colère, et qu’il se couche, le cœur tranquille et exempt de ressentiment contre qui que ce soit ; enfin, lorsque ses yeux se ferment, le principe de la sagesse seul en mouvement dans le silence des deux autres, en cet état, tu le sais, l’ame entre dans un rapport plus intime avec la vérité, et les visions des songes n’ont rien de criminel[1].

J’admets tout cela parfaitement.

Je me suis trop étendu peut être ; ce que nous voulons constater, c’est qu’il y a en chacun de nous, même dans ceux qui paraissent les plus modérés, une espèce de désirs cruels, intraitables, sans lois ; et c’est ce que les songes attestent. Vois si ce que je dis est vrai et si tu en tombes d’accord ?

J’en tombe d’accord.

Rappelle-toi maintenant le portrait que nous avons fait de l’homme démocratique. Nous disions que dans sa jeunesse il avait été élevé par un père parcimonieux, n’estimant que les désirs qui ont le gain pour objet, et se mettant peu en peine des désirs superflus qui se rapportent au luxe et aux plaisirs : n’est-ce pas ?

Oui.

Que jeté dans la compagnie de gens frivoles et livrés à ces désirs superflus dont je viens de parler, entraîné dans toutes leurs folies et adoptant leur manière d’être par aversion pour l’économie étroite de son père ; doué pourtant d’un meilleur naturel que ses corrupteurs, ce jeune homme, tiraillé de deux côtés opposés, avait pris un milieu, et s’était décidé à user de l’un et de l’autre système avec modération, selon lui, et à mener une vie également éloignée de la contrainte servile et du désordre qui ne connaît point de loi ; qu’ainsi d’oligarchique il était devenu démocratique.

Cela est vrai. Telle est bien l’idée que nous nous en sommes faite.

Donne à présent à cet homme devenu vieux un fils élevé dans des habitudes semblables.

Fort bien.

Imagine ensuite qu’il lui arrive la même chose qu’à son père, je veux dire qu’il se trouve entraîné à une vie licencieuse, vie de liberté par excellence au dire de ses guides ; que son père et ses proches prêtent main-forte aux désirs modérés, tandis que les autres secondent de tout leur pouvoir la faction contraire ; quand ces enchanteurs habiles qui possèdent le secret de faire des tyrans, désespéreront de tout autre moyen de retenir ce jeune homme, ils feront naître en son cœur, par leurs artifices, l’amour de se mettre à la tête des désirs oisifs et prodigues, amour qui est une sorte de grand frelon ailé ; car crois-tu qu’un pareil amour soit autre chose ?

Non, rien autre chose.

Bientôt les autres désirs, ceux d’un caractère ardent, avec les parfums, les onguens recherchés, le vin, les fleurs, ainsi que les plaisirs sans frein qui sont toujours de la partie, viennent bourdonner autour de l’amour, le nourrissent, l’élèvent, et arment enfin le frelon de l’aiguillon de l’ambition ; alors, escorté de la folie et comme un forcené, ce tyran de l’ame immole tous les sentimens et les désirs honnêtes et pudiques qu’il peut trouver en lui-même, et s’applique à les en bannir, jusqu’à ce que toute sagesse ait fait place à une fureur inconnue.

Voilà bien comment se forme l’homme tyrannique.

N’est-ce pas pour cette raison que dès longtemps l’amour a été appelé tyran ?

Il y a toute apparence.

N’est-il pas vrai aussi que tout homme tombé dans l’ivresse a une disposition à la tyrannie ?

Oui.

De même encore un esprit dérangé et tombé en démence veut commander aux hommes et même aux dieux, et espère en être capable.

Assurément.

Ainsi, mon cher, rien ne manque à un homme pour être tyrannique, quand la nature ou l’éducation, ou l’une et l’autre ensemble, l’ont fait amoureux, ivrogne et fou.

Non rien vraiment.

Nous venons de voir comment se forme, selon toute vraisemblance, l’homme tyrannique. Mais comment vit-il ?

Je te répondrai comme on fait en plaisantant : C’est toi qui me le diras.

Je vais donc te le dire. J’imagine que ce sont désormais des fêtes, des banquets, des réjouissances et des courtisanes chez celui qui a laissé ce tyran d’amour pénétrer dans son ame et en gouverner tous les mouvemens.

En peut-il être autrement ?

Chaque jour, chaque nuit ne germera-t-il pas au dedans de lui-même une foule de désirs indomptables et fort exigeans ?

Oui.

Ainsi, ses revenus, s’il en a, seront bientôt épuisés à les satisfaire.

Tout-à-fait.

Après cela viendront les emprunts, suivis de la dissipation de sa fortune.

Sans contredit.

Et lorsqu’il n’aura plus rien, n’est-il pas inévitable que cette foule de désirs qui s’agitent dans son ame comme dans leur nid, poussent des cris tumultueux, et que, pressé de leurs aiguillons, et surtout de celui de l’amour, à qui tous les autres désirs servent pour ainsi dire d’escorte, il courra çà et là comme un forcené, cherchant de tous côtés quelque proie qu’il puisse surprendre par artifice ou ravir par force ?

Oui certes.

Ainsi, ce sera pour lui une nécessité de piller de tous côtés ou d’endurer les plus cruels chagrins.

Il n’y a pas de milieu.

Et comme les nouvelles passions survenues dans son cœur ont supplanté les anciennes et se sont enrichies de leurs dépouilles ; de même, quoique plus jeune, ne voudra-t-il pas usurper les droits de ses père et mère, et, après avoir dissipé sa part, leur enlever leur bien pour en faire largesse en son nom ?

Cela est très vraisemblable.

Et si ses parens ne lui cèdent point, n’essaiera-t-il pas d’abord contre eux le larcin et la fraude ?

Il le fera.

Si cette voie ne lui réussit pas, n’aura-t-il pas recours à la rapine et à la force ouverte ?

Je le pense.

Et si les pauvres vieilles gens font résistance, aura-t-il tant de réserve et de scrupule qu’il ne les traite un peu à la façon des tyrans ?

Pour moi, je ne suis pas fort rassuré sur le sort des parens de ce jeune homme-là.

Quoi donc, Adimante ! pour une courtisane, qui est à lui depuis hier, et à laquelle il ne tient que par un caprice ; ou pour quelque adolescent qu’il connaît à peine et qui n’est pour lui qu’un caprice aussi, tu crois qu’il irait jusqu’à porter la main sur sa mère, qui lui est chère depuis si long-temps et qui lui est unie par un lien si sacré, ou sur son vieux père, le plus ancien et le plus nécessaire des amis ; tu crois qu’il osera les asservir à cette fille, à cet enfant qu’il aura introduits dans la maison paternelle ?

Oui, je le crois.

C’est apparemment un grand bonheur d’avoir donné le jour à un fils de caractère tyrannique.

Il s’en faut bien.

Mais quoi ! lorsqu’il aura consumé tout le bien de ses père et mère, et que l’essaim des désirs qui s’est formé dans son cœur, s’y sera multiplié, ne sera-t-il pas réduit à forcer des maisons, à dépouiller de nuit des voyageurs, à piller des temples ? Cependant les sentimens d’honneur et de probité, qu’il avait dès l’enfance, disparaîtront devant les passions, nouvellement affranchies, qui servent de satellites à l’amour. Ces mêmes passions, qui à peine s’émancipaient la nuit dans ses songes, du temps que lui-même obéissait encore aux lois et à son père, à l’époque démocratique de sa vie ; aujourd’hui que le voilà sous le régime tyrannique de l’amour, elles le mettront sans cesse pendant la veille dans l’état où il se trouvait quelquefois en dormant. Aucun meurtre, aucun horrible festin, aucun crime ne l’arrêtera ; l’amour vivant dans son ame en véritable tyran, sans frein et sans loi, comme en étant le seul souverain, le traitera comme le tyran traite l’État où il règne, et le poussera à toutes les extrémités, pour qu’il trouve de quoi l’entretenir, lui et cette foule de passions tumultueuses qu’il traîne à sa suite ; les unes venues de dehors par les mauvaises compagnies, les autres nées au dedans, et qui ont été déchaînées par leur propre audace ou affranchies par lui-même. N’est-ce pas là la vie que mènera ce jeune homme ?

Oui.

Or, si dans un État il ne se rencontre qu’un petit nombre d’hommes semblables, au milieu d’une population honnête, ils sortiront du pays pour aller se mettre au service de quelque tyran étranger, ou pour se vendre comme auxiliaires s’il y a guerre quelque part ; ou, s’il y a partout paix et tranquillité, ils resteront dans leur patrie et y commettront un grand nombre de petits maux.

Lesquels ?

Par exemple, voler, forcer des maisons, couper des bourses, dépouiller des passans, piller des temples, faire capture et trafic d’esclaves. S’ils savent parler, ils feront le métier d’accusateurs, de faux témoins, de prévaricateurs prêts à se vendre.

Voilà donc ce que tu appelles de petits maux, tant que ces hommes seront en petit nombre ?

Oui ; les petites choses ne sont telles que par comparaison avec les grandes ; et tous ces maux mis à côté de la dépravation et de la misère d’un État qui a affaire à un tyran, ne sont, comme on dit, que bagatelle. Mais quand il y a dans un État beaucoup d’hommes de ce caractère, et que leur parti venant à se grossir chaque jour de nombreux adhérens, ils sentent que la majorité est à eux ; ce sont eux qui, à l’aide de la démence populaire, engendrent le tyran, prenant pour cela celui d’entre eux qui a dans son ame le tyran le plus puissant et le mieux escorté.

C’est en effet l’homme le plus propre au métier de tyran.

Passe encore, si on se soumet volontairement ; mais si on résiste, alors, tout comme il a maltraité son père et sa mère, il saura bien, s’il est le plus fort, corriger son pays, en y introduisant de jeunes amis, et en leur tenant asservis, contre les droits de l’ancienne affection, cette mère et ce père qu’on appelle la patrie[2]. C’est là qu’aboutiront les désirs du tyran.

Sans doute.

Maintenant n’est-il pas vrai que ces hommes encore dans la vie privée, et avant d’arriver au pouvoir, se conduisent de la sorte : ou bien ils ont des flatteurs prêts à leur obéir en tout, ou ils rampent eux-mêmes devant les autres, quand ils ont besoin d’eux, et n’hésitent pas à jouer tous les rôles pour montrer leur dévouement, sauf à leur devenir étrangers dès qu’ils ont obtenu ce qu’ils souhaitent ?

Rien n’est plus ordinaire.

Ils passent donc leur vie sans être amis de personne, sans cesse despotes ou esclaves ; pour la liberté et l’amitié véritable, le naturel tyrannique est condamné à ne jamais les connaître.

Cela est vrai.

Ne peut-on pas appeler ces hommes, avec raison, des hommes sans foi ?

Oui.

Et des hommes injustes à l’excès, si ce que nous avons décidé ensemble précédemment sur la nature de la justice, n’est pas une chimère ?

Et certes ce n’en est pas une.

Résumons donc le parfait scélérat : c’est celui qui réalise le portrait que nous venons de faire.

Tout-à-fait.

Ainsi ce doit être celui qui, avec le caractère le plus tyrannique qu’on puisse avoir, sera encore revêtu de l’autorité souveraine ; et plus il aura vécu de temps dans l’exercice de la tyrannie, plus il sera méchant.

C’est une conséquence nécessaire, dit Glaucon, prenant à son tour la parole.

Mais s’il est évidemment le plus méchant des hommes, continuai-je, n’en est-il pas évidemment aussi le plus malheureux ? Et ne sera-t-il pas en réalité d’autant plus long-temps et d’autant plus profondément méchant et malheureux, que sa tyrannie sera plus longue et plus absolue ? Après cela, permis à la multitude d’avoir à cet égard des opinions aussi nombreuses qu’elle-même.

Il n’en saurait être autrement.

Peut-on supposer que la ressemblance ne soit pas exacte de l’homme tyrannisé intérieurement avec l’État tyrannique, comme de l’homme moralement démocratique avec l’État analogue, et ainsi des autres ?

Eh bien ?

Par conséquent, ce qu’un État est par rapport à un autre État, soit pour la vertu soit pour le bonheur, un homme l’est par rapport à un autre homme.

Sans contredit.

Mais, dis-moi, quel est le rapport d’un État gouverné par un tyran à l’État gouverné par un roi[3], et tel que nous l’avons décrit d’abord ?

Ce sont exactement les deux contraires ; l’un est le meilleur, l’autre le pire.

Je ne te demanderai pas lequel des deux est le meilleur et le pire ; cela est évident : mais je te demande si tu juges que celui qui est le meilleur est aussi le plus heureux, et celui qui est le plus mauvais, le plus malheureux. N’allons pas nous laisser éblouir en considérant le tyran seul, qui après tout n’est qu’un individu, et le petit nombre de favoris qui l’environnent : entrons dans l’État, examinons-le tout entier, pénétrons et regardons partout, et prononçons ensuite sur ce que nous aurons vu.

Tu ne demandes rien que de juste. Il est évident pour tout le monde qu’il n’est point d’État plus malheureux que celui qui obéit à un tyran, ni de plus heureux que celui qui est gouverné par un roi.

Aurai-je tort de demander les mêmes précautions pour l’examen des individus ; de n’accorder le droit de prononcer sur leur compte qu’à celui qui peut pénétrer par la pensée dans l’intérieur de l’homme, qui, ne s’arrêtait pas comme un enfant aux apparences, n’est point ébloui de ces dehors fastueux dont le pouvoir tyrannique se revêt pour en imposer à la multitude, mais qui sait voir clair à travers tout cela ? Si donc je prétendais que nous devons tous écouter ici celui qui d’abord serait un juge éclairé, et qui de plus aurait vécu sous le même toit avec des tyrans, qui les aurait vus dans leur intérieur, avec leurs familiers, dépouillés de leur pompe de théâtre, ou bien encore dans les momens de crises politiques ; si j’engageais l’homme instruit par cette expérience à prononcer sur le bonheur ou le malheur de la condition du tyran, comparée à celle des autres ? …

Tu ne saurais mieux faire.

Veux-tu que nous supposions pour un moment que nous sommes nous-mêmes en état de juger et que nous avons eu commerce avec des tyrans, afin que nous ayons quelqu’un qui réponde à nos interrogations ?

Je le veux bien.

Suis-moi donc et juge. Rappelle-toi la ressemblance qui existe entre l’État et l’individu, et les considérant l’un après l’autre, dis-moi quelle doit être leur situation à tous deux.

Voyons.

Pour commencer par l’État, diras-tu d’un État soumis à un tyran, qu’il est libre ou esclave ?

Je dis qu’il est esclave autant qu’on peut l’être.

Tu vois cependant dans cet État des gens maîtres de quelque chose et libres dans leurs actions.

J’en vois, mais en très petit nombre ; et, à dire vrai, la plus grande et la plus honorable partie des citoyens est réduite à un dur et honteux esclavage.

Si donc il en est de l’individu comme de l’État, n’est-ce pas une nécessité qu’il se passe en lui les mêmes choses, que la servitude et la bassesse fassent comme le fond de son âme, et que les meilleures parties de cette ame soient précisément celles qui subissent le joug, tandis qu’une petite minorité y domine, formée de la partie la plus méchante et la plus furieuse ?

Cela doit être.

Que diras-tu d’une ame en cet état ? qu’elle est libre ou esclave ?

Je dis qu’elle est esclave.

Mais un État esclave et dominé par un tyran, ne fait point ce qu’il veut.

Non certainement.

Ainsi, à l’examiner à fond, une ame tyrannisée ne fera pas non plus ce qu’elle veut ; mais sans cesse et violemment agitée par la passion, elle sera pleine de trouble et de repentir.

Sans doute.

L’État où règne le tyran est-il nécessairement riche ou pauvre ?

Il est pauvre.

Une ame tyrannisée est donc aussi nécessairement toujours pauvre et jamais rassasiée ?

Oui.

N’est-ce pas encore une nécessité, que cet État et cet individu soient dans des frayeurs continuelles ?

Assurément.

Crois-tu qu’on puisse trouver plus de plaintes, plus de sanglots, plus de gémissemens et de douleurs amères dans quelque autre État ?

Non.

Ou dans quelque autre individu, plus que dans cet homme tyrannique que l’amour et tous les autres désirs rendent furieux ?

Je ne le crois pas.

Or, c’est en jetant les yeux sur tous ces maux et sur d’autres encore, que tu as jugé que cet État était le plus malheureux de tous les États.

N’ai-je pas eu raison ?

Oui ; mais que dis-tu maintenant de l’homme tyrannique, sous le même point de vue ?

Je dis que c’est le plus malheureux de tous les hommes.

Cette réponse n’est plus aussi vraie.

Pourquoi ?

Selon moi, il n’est pas encore aussi malheureux qu’on peut l’être.

Qui le sera donc ?

Tu trouveras peut-être celui-ci plus malheureux.

Lequel ?

Celui qui, né tyrannique, ne passe point sa vie dans une condition privée, mais qui est assez malheureux pour qu’un hasard funeste fasse de lui le tyran d’un État.

Sur ce que nous avons dit, je conjecture que tu as raison.

Cela peut être ; mais dans une matière de cette importance, où il ne s’agit de rien moins que d’examiner d’où dépend le bonheur et le malheur de la vie, il ne faut pas s’arrêter à des conjectures, mais procéder rigoureusement, comme je vais tâcher de le faire.

Fort bien.

Vois si je raisonne juste. Pour bien juger de la condition du tyran, il faut, je crois, l’envisager de cette manière.

De quelle manière ?

Il faut envisager le tyran comme un de ces riches particuliers qui ont beaucoup d’esclaves ; ils ont cela de commun avec lui qu’ils commandent à beaucoup de monde : toute la différence n’est que dans le nombre.

Cela est vrai.

Tu sais que ces particuliers vivent tranquilles, et ne craignent rien de la part de leurs esclaves.

Qu’en auraient-ils à craindre ?

Rien : mais en vois-tu la raison ?

Oui, c’est que l’État tout entier prête assistance à chaque citoyen.

A merveille. Mais si quelque dieu enlevant du sein de la cité un de ces hommes qui ont à leur service cinquante esclaves et davantage, avec sa femme et ses enfans, le transportait, ainsi que son bien et toute sa maison, dans un désert, où il n’aurait de secours à attendre d’aucun homme libre, ne serait-il pas dans une appréhension continuelle de périr de la main de ses esclaves, lui, sa femme et ses enfans ?

Certainement.

Il serait donc réduit à faire sa cour à quelques-uns d’entre eux, à les gagner à force de promesses, à les affranchir sans nécessité ; en un mot, à devenir le flatteur de ses esclaves.

Sans doute, à moins de périr.

Que serait-ce donc, si ce même dieu plaçait autour de sa demeure un grand nombre de gens déterminés à ne pas souffrir qu’aucun homme prétende avoir sur d’autres l’autorité d’un maître, et à punir du dernier supplice tous ceux qu’ils surprendraient en pareil cas ?

Environné de toutes parts de tant d’ennemis, il se trouverait plus que jamais dans une situation déplorable.

N’est-ce pas dans une semblable prison qu’est enchaîné le tyran, avec les craintes et les désirs de toute espèce auxquels il est en proie, tel enfin que nous l’avons dépeint ? Tout avide que soit son âme de jouissances nouvelles, seul de tous les citoyens, il ne peut ni voyager nulle part ni aller voir mille choses qui excitent la curiosité de tout le monde. Presque toujours enfermé dans sa demeure comme une femme, il porte envie à ses sujets, lorsqu’il apprend qu’ils font quelque voyage et qu’ils vont voir quelque objet intéressant.

Oui vraiment.

Tels sont les maux qui viennent accroître les souffrances de l’homme dont l’ame est mal gouvernée et que tu as jugé le plus malheureux des hommes, lorsque le sort l’arrache à la vie privée et l’élève à la condition de tyran : infortuné, incapable de se conduire lui-même, et qui aurait à conduire les autres, semblable à un malade qui, ne pouvant rien pour lui-même, au lieu de ne songer qu’à sa propre santé, serait contraint de passer sa vie à combattre comme un athlète.

Tu as raison, Socrate, et la comparaison est frappante.

Eh bien ! mon cher Glaucon, une telle situation n’est-elle pas la plus triste qu’on puisse imaginer, et la condition de tyran ne rend-elle pas encore plus malheureux celui qui, selon toi, était déjà le plus malheureux des hommes ?

J’en conviens.

Ainsi, en réalité, et quelle que soit l’apparence, le véritable tyran est un véritable esclave, un esclave condamné à la plus dure et à la plus basse servitude, et le flatteur des hommes les plus méchans. Loin de pouvoir rassassier ses désirs, il manque presque de tout et il est vraiment pauvre. Pour qui sait voir dans le fond de son âme, il passe sa vie dans une frayeur continuelle, en proie aux chagrins et aux angoisses[4]. Tel est cet homme, s’il est vrai que sa condition ressemble à celle de l’État dont il est le maître : or, elle y ressemble, n’est-ce pas ?

Oui.

Ajoutons à tout cela ce que nous avons déjà dit, que le pouvoir suprême le rend chaque jour nécessairement plus envieux, plus perfide, plus injuste, plus impie, plus disposé à loger et à nourrir tous les vices ; que, par toutes ces raisons, il est le plus malheureux de tous les hommes, et qu’ensuite il rend semblables à lui ceux qui l’approchent.

Nul homme de bon sens ne te contredira.

Allons, et, comme le juge d’un concours, détermine le premier rang, le second et ainsi de suite, par rapport au bonheur, entre ces cinq caractères, le royal, le timocratique, l’oligarchique, le démocratique, le tyrannique.

Le jugement est facile à prononcer. Je les range comme les chœurs, dans leur ordre d’entrée en scène, par rapport à la vertu et au vice, au bonheur et à son contraire.

Veux-tu que nous fassions venir un héraut, ou que je publie moi-même à haute voix que le fils d’Ariston a prononcé ce jugement que le plus heureux des hommes c’est le plus juste et le plus vertueux, celui dont l’âme est la plus royale, et qui règne sur lui-même ; et que le plus malheureux est le plus injuste et le plus méchant, c’est-à-dire celui qui étant du caractère le plus tyrannique, exerce sur lui-même et sur l’État tout entier la plus absolue tyrannie ?

Je te permets de le publier.

Ajouterai-je dans cette proclamation, qu’ils soient connus pour ce qu’ils sont ou qu’ils ne le soient de personne au monde, hommes ni dieux ?

Tu peux l’ajouter.

Ainsi voilà une première démonstration trouvée. Celle-ci sera la seconde, si elle te convient.

Laquelle ?

Si, comme l’État est partagé en trois corps, l’ame de chacun de nous est aussi divisée en trois parties, il y a lieu, ce me semble, à tirer de là une nouvelle démonstration.

Dis-nous-la.

La voici. À ces trois parties de l’ame répondent trois espèces de plaisirs, qui sont propres à chacune d’elles ; de là également trois ordres de désirs et de dominations.

Explique-toi.

La première des parties de l’ame, disions-nous, est celle par qui l’homme connaît ; la seconde, celle qui le rend irascible ; la troisième a trop de formes différentes pour pouvoir être comprise sous un nom particulier ; mais nous l’avons désignée par ce qu’il y a de remarquable et de prédominant en elle ; nous l’avons nommée faculté de désirer, à cause de la violence des désirs qui nous portent vers le manger, le boire, l’amour, et autres plaisirs semblables ; nous l’avons aussi nommée amie de l’argent, parce que l’argent est le moyen le plus efficace de satisfaire ces sortes de désirs.

Et nous avons eu raison.

Si donc nous ajoutions que le plaisir propre à cette faculté est le plaisir du gain, ne serait-ce pas la résumer dans son caractère général, et adopter un langage très clair pour nous, que de la désigner par cet endroit ? Ainsi, en l’appelant amie de l’argent et du gain, l’appellerons-nous convenablement ?

Oui, ce me semble.

Dirons-nous de cette autre faculté de l’ame qui la rend irascible, qu’elle ne cesse de nous porter de toutes ses forces à dominer, à l’emporter sur les autres, à acquérir de la gloire ?

Pourquoi pas ?

Ne sera-t-il pas juste aussi de l’appeler amie de l’intrigue et ambitieuse ?

Très juste.

Quant à la faculté qui connaît, il est évident qu’elle tend sans cesse et tout entière à connaître la vérité partout où elle est, et qu’elle se met peu en peine des richesses et de la gloire.

Cela est certain.

Si donc nous l’appelons amie de l’instruction et philosophique, lui donnerons-nous les noms qui lui conviennent[5] ?

Assurément.

N’est-il pas encore vrai que dans les ames telle ou telle partie domine à l’exclusion des autres ?

Oui.

C’est pour cela que nous disons qu’il y a trois principaux caractères d’hommes, le philosophe, l’ambitieux, l’intéressé.

Fort bien.

Et trois espèces de plaisirs analogues à chacun de ces caractères.

En effet.

Si tu demandais à chacun de ces hommes en particulier, quelle est la vie la plus heureuse, tu n’ignores pas que chacun d’eux vanterait principalement la sienne. L’homme intéressé dira que les plaisirs de la science et des honneurs ne sont rien en comparaison du plaisir du gain, à moins qu’on ne fasse argent de la science et des honneurs.

Ce sera là son langage.

De son côté, que dira l’ambitieux ? Ne traitera-t-il pas de bassesse le plaisir que donnent les richesses, et de vaine fumée celui qui revient de l’étude des sciences, quand cette étude ne conduit à rien ?

Il n’y manquera pas.

Quant au philosophe, disons qu’en comparant les autres plaisirs à celui qu’il éprouve à découvrir la vérité et à multiplier sans cesse ses connaissances par de semblables découvertes, il trouve que ces prétendus plaisirs n’en contiennent pas beaucoup, et s’il les appelle réellement nécessaires, c’est en ce sens qu’il n’y songerait en aucune façon sans la nécessité qui l’oblige à en user.

Sûrement, il doit l’entendre ainsi.

Maintenant, puisqu’il est question de décider lequel de ces trois genres de plaisir et de vie est, je ne dis pas le plus honnête et le meilleur en soi, mais le plus agréable et le moins mêlé de peines ; comment, entre ces prétentions opposées, pourrons-nous savoir de quel côté se trouve la vérité ?

Je ne saurais le dire.

Voyons la chose de cette manière : Quelles sont les conditions requises pour bien juger ? N’est-ce pas l’expérience, la réflexion, le raisonnement ? Existe-t-il de meilleurs moyens de juger que ceux-là ?

Non.

Or, lequel de nos trois hommes a le plus d’expérience des trois genres de plaisir dont nous venons de parler ? Crois-tu que l’homme intéressé, s’il s’appliquait à la connaissance du vrai, fût plus capable d’éprouver le plaisir de la science que le philosophe le plaisir du gain ?

Il s’en faut de beaucoup ; car enfin c’est une nécessité pour le philosophe de goûter, dès l’enfance, d’autres plaisirs que ceux de l’intelligence ; au lieu que si l’homme intéressé s’avise d’étudier la vérité, il n’y a nulle nécessité pour lui qu’il goûte toute la douceur de ce plaisir et qu’il en acquière l’expérience ; je dis même que, le voulût-il, cela ne lui serait point aisé.

Ainsi le philosophe a bien plus l’expérience de l’un et l’autre de ces plaisirs, que l’homme intéressé.

Assurément.

Et comparé à l’ambitieux, a-t-il moins l’expérience du plaisir attaché aux honneurs que l’ambitieux celle du plaisir qui suit la sagesse ?

Chacun de ces trois hommes est sûr d’être honoré, s’il parvient au but qu’il se propose ; car le riche, le brave, le sage, sont tous trois honorés de la multitude, en sorte que tous trois ont l’expérience du plaisir qui en revient. Mais il est impossible qu’aucun autre que le philosophe goûte le plaisir attaché à la contemplation de l’essence des choses.

Par conséquent, sous le rapport de l’expérience, le philosophe est plus en état de juger que les deux autres.

Sans doute.

Lui seul sera donc capable de joindre aux lumières de l’expérience celles de la réflexion ?

Certainement.

Quant à l’instrument qui est la troisième condition pour juger, il n’est à l’usage particulier ni de l’intéressé, ni de l’ambitieux, mais du philosophe.

Quel instrument ?

N’avons-nous pas dit qu’il faut employer la raison dans les jugemens ?

Oui.

Or, la raison est, à proprement parler, l’instrument du philosophe.

À la bonne heure.

Si la richesse et le gain étaient la plus juste règle pour bien juger de chaque chose, ce que l’homme intéressé estime ou méprise, serait en effet ce qu’il y a de plus digne d’estime ou de mépris.

J’en conviens.

Si c’étaient les honneurs, la victoire et le courage, ne faudrait-il pas s’en rapporter à la décision de l’homme ambitieux et querelleur ?

Cela est évident.

Mais puisque c’est à l’expérience, à la réflexion, à la raison qu’il appartient de prononcer… On ne peut s’empêcher de reconnaître que ce qui mérite l’estime du philosophe, de l’ami de la raison, est véritablement estimable.

Ainsi des trois plaisirs dont il s’agit, le plus doux est celui qui dépend de cette partie de l’ame par laquelle nous connaissons ; et l’homme en qui cette partie commande a la vie la plus heureuse.

Sans contredit ; et quand le sage vante le bonheur de son état, c’est avec l’autorité d’un véritable juge.

Quelle vie, quel plaisir mettra-t-il au second rang ?

Il est clair que ce sera le plaisir du guerrier et de l’ambitieux, qui approche beaucoup plus du sien que celui de l’homme intéressé.

Selon toute apparence, c’est à ce dernier qu’il assignera la dernière place.

Assurément.

Voilà donc deux démonstrations qui se succèdent, deux victoires que le juste remporte sur l’injuste. Voici maintenant la troisième, vraiment olympique, et en l’honneur de Jupiter Libérateur et Olympien[6] : c’est qu’à l’exception des plaisirs du sage, ceux des autres ne sont ni des plaisirs bien vrais, ni des plaisirs purs ; qu’au contraire, ce ne sont que des fantômes de plaisirs, comme je crois l’avoir entendu dire à quelqu’un d’entre les sages[7] ; or, une pareille défaite serait la plus complète et la plus décisive.

Oui ; mais comment le prouves-tu ?

Je le ferai, pourvu que tu me répondes pendant que je cherche avec toi.

Interroge.

Voyons. La douleur n’est-elle pas le contraire du plaisir ?

Oui.

N’est-ce pas aussi un état de l’ame que de n’éprouver ni plaisir ni douleur ?

Je le pense.

N’appelles-tu pas cela un état intermédiaire entre les deux autres, dans lequel l’ame se trouve à l’égard de l’un et de l’autre dans une sorte de repos ?

Oui.

Te rappelles-tu les discours que tiennent les malades dans les accès de leur mal ?

Quels discours ?

Qu’il n’est rien de plus agréable que la santé ; mais qu’ils n’en connaissaient pas tout le prix avant d’être malades.

Je m’en souviens.

N’entends-tu pas dire à ceux qui éprouvent quelque violente douleur, qu’il n’est rien de plus doux que de ne plus sentir de douleur ?

Cela est vrai.

Et tu conçois, je pense, beaucoup d’autres circonstances semblables où les hommes qui souffrent regardent comme le plus grand bonheur, non le plaisir lui-même, mais la cessation de la douleur et le sentiment du repos.

C’est qu’alors peut-être le repos devient doux et aimable.

Par la même raison, la cessation du plaisir doit être une douleur pour celui qui éprouvait auparavant du plaisir.

Peut-être.

Ainsi, ce calme de l’ame que nous disions tout à l’heure tenir le milieu entre le plaisir et la douleur, nous semble à présent être l’un et l’autre.

Il en a l’air.

Mais est-il possible que ce qui n’est ni l’un ni l’autre, soit tout ensemble l’un et l’autre ?

Je ne le pense pas.

Le plaisir et la douleur ne sont-ils pas l’un et l’autre un mouvement de l’ame ?

Oui.

Or, ne venons-nous pas de reconnaître que cet état où l’on ne sent ni plaisir ni douleur, est un repos de l’ame et quelque chose d’intermédiaire entre ces deux sentimens ?

Il est vrai.

Comment donc peut-on croire raisonnablement que la négation de la douleur soit un plaisir, et la négation du plaisir une douleur ?

On ne le peut pas.

Par conséquent, cet état n’est en lui-même ni agréable ni fâcheux ; mais on le juge agréable par opposition avec la douleur, et fâcheux par opposition avec le plaisir. Dans tous ces fantômes il n’y a point de plaisir réel ; ce n’est qu’un prestige.

C’est du moins ce que le raisonnement démontre.

Maintenant, pour que tu ne sois plus tenté de croire qu’en cette vie la nature du plaisir et de la douleur se réduit à n’être, l’un que la cessation de la douleur, et l’autre que la cessation du plaisir, considère des plaisirs qui ne viennent à la suite d’aucune douleur.

Quels sont-ils et où les trouver ?

Ils sont en grand nombre et de différentes espèces. Par exemple, fais attention, je te prie, aux plaisirs de l’odorat. Ceux-là se produisent immédiatement, avec une vivacité inexprimable, sans avoir été précédés d’aucune douleur, et lorsqu’ils viennent à cesser, ils ne laissent aucune douleur après eux.

Cela est très vrai.

Ne nous laissons donc pas persuader qu’il puisse y avoir un plaisir pur ou une douleur pure là où il n’y aurait qu’une cessation de douleur ou de plaisir.

Non.

Et pourtant ceux des plaisirs, qui passent dans l’ame par le corps, c’est-à-dire peut-être les plus nombreux et les plus vifs, sont de cette nature : ce sont de véritables cessations de douleur.

J’en conviens.

N’en est-il pas de même de ces plaisirs et de ces douleurs anticipés que cause l’attente ?

Oui.

Sais-tu ce qu’on doit penser de ces plaisirs, et à quoi on peut les comparer ?

À quoi ?

Tu admets probablement dans les choses un haut, un bas et un milieu ?

Eh bien ?

Quelqu’un qui passe d’une position inférieure à une région moyenne, ne doit-il pas se figurer qu’il monte en haut ? Et lorsque étant arrivé au milieu il viendrait à jeter les yeux sur le terme d’où il est parti, quelle autre pensée pourrait-il avoir, sinon qu’il est en haut, parce qu’il n’a pas encore vu la région véritablement haute ?

Je ne crois pas qu’il pût s’imaginer autre chose.

Et si de là il retombait, il croirait retourner vers le bas, et sans doute il ne se tromperait point.

Non.

Toute son erreur résulterait de l’ignorance où il est de ce qui est véritablement en haut, au milieu et en bas.

Évidemment.

Est-il donc surprenant que des hommes qui ne connaissent pas la vérité se forment des idées fausses de mille choses, entre autres du plaisir, de la douleur, et de ce qui tient le milieu entre l’un et l’autre ? Ainsi, lorsqu’ils passent à la douleur, ils croient souffrir et souffrent en effet ; mais lorsque de la douleur ils passent à l’état intermédiaire, ils se persuadent qu’ils sont arrivés au terme et à la possession d’un plaisir positif, trompés, dans leur ignorance du vrai plaisir, par le rapport qu’ils aperçoivent entre la douleur et l’exemption de douleur, tout comme si, ne connaissant pas la couleur blanche, ils comparaient du noir avec du gris.

Je ne suis nullement surpris de cela ; je le serais beaucoup plus qu’il en fût différemment.

Bien. Réfléchis maintenant sur ce que je vais dire. La faim, la soif et les autres besoins naturels, ne forment-ils pas des espèces de vides dans le corps ?

Oui.

Pareillement l’ignorance et la déraison ne sont-elles pas un vide dans l’ame ?

Soit.

Ne remplit-on pas la première sorte de vide en prenant de la nourriture, et la seconde en acquérant de l’intelligence ?

Oui.

Quelle est la plénitude la plus réelle, celle qui provient de choses qui ont plus de réalité, ou celle qui provient de choses qui en ont moins ?

Il est évident que c’est la première.

Or, le pain, la boisson, les viandes, en général tout ce qui nourrit le corps, participe-t-il à la pure essence plus que les opinions vraies, la science, l’intelligence, en un mot, toutes les vertus ? Voici comment tu peux en juger. Ce qui provient de la vérité, de l’essence immortelle et immuable ; ce qui offre en soi-même ces caractères et se produit en un sujet semblable, n’a-t-il pas plus de réalité que ce qui vient de choses périssables, toujours changeantes, et se produit en un sujet de même nature ?

Ce qui tient de l’essence immuable a incomparablement plus de réalité.

Mais l’essence immuable participe-t-elle de l’existence plus que de la science ?

Non.

Ou plus que de la vérité ?

Non plus.

Et si elle avait moins de vérité, elle aurait moins d’existence ?

Nécessairement.

Donc, en général, tout ce qui sert à l’entretien du corps participe moins de la vérité et de l’existence, que ce qui sert à l’entretien de l’ame.

Sans difficulté.

Le corps lui-même comparé à l’ame n’est-il pas dans ce cas ?

Oui.

Donc la plénitude de l’ame est plus réelle que celle du corps, à proportion que l’ame elle-même a plus de vérité que le corps, et que ce qui sert à la remplir en a aussi davantage.

Tout-à-fait.

Par conséquent, si le plaisir consiste à se remplir de choses conformes à sa nature, ce qui est capable de se remplir de choses qui ont plus de réalité, doit goûter un plaisir plus vrai et plus solide ; et ce qui participe à des choses moins réelles, doit être rempli d’une manière moins vraie et moins solide, et ne goûter qu’un plaisir moins sûr et moins vrai.

La conséquence est nécessaire.

Ainsi, ceux qui ne connaissent ni la sagesse ni la vertu, qui sont toujours dans les festins et les autres plaisirs sensuels, passent sans cesse de la basse région à la moyenne et de la moyenne à la basse. Ils sont toute leur vie errans entre ces deux termes, sans pouvoir jamais les franchir. Jamais ils ne se sont élevés jusqu’à la haute région ; ils n’ont pas même porté leurs regards jusque là ; ils n’ont point été véritablement remplis par la possession de ce qui est ; jamais ils n’ont goûté une joie pure et solide. Mais toujours penchés vers la terre, les yeux toujours fixés sur leur pâture comme les animaux, ils se livrent brutalement à la bonne chère et à l’amour ; et dans leur avidité jalouse, ils en viennent aux coups de cornes et aux ruades, et finissent par s’entre-tuer avec leurs cornes et leurs sabots de fer, grâce à la fureur d’appétits insatiables ; parce qu’ils ne songent à se remplir ni d’objets réels ni dans cette partie d’eux-mêmes qui tient de l’Être et qui est capable d’une vraie plénitude.

C’est parler en oracle ; et voilà, Socrate, une image frappante de la vie que mènent la plupart des hommes.

N’est-ce donc pas une nécessité pour eux de goûter seulement des plaisirs mêlés de douleurs, vains fantômes du plaisir véritable, qui ne prennent de couleur et d’éclat que par leur rapprochement, et dont l’aspect imposteur excite alors dans l’ame des insensés des transports d’amour si violens qu’ils se battent pour les posséder, comme le fantôme d’Hélène pour lequel les Troyens se battirent, selon Stésichore[8], faute de connaître l’Hélène véritable ?

Il est impossible que cela soit autrement.

Mais quoi ! la même chose n’arrive-t-elle pas à l’égard de cette partie de l’ame où réside le courage ; lorsque l’homme porté à la jalousie par l’ambition, à la violence par l’esprit de querelle, à la colère par l’humeur hautaine et intraitable, se livre aux mêmes fureurs, en cherchant à tout prix, sans réflexion et sans discernement, une vaine plénitude d’honneur, de victoire et de vengeance ?

Oui, la même chose doit nécessairement arriver.

Ne pouvons-nous encore avancer hardiment que nos désirs ambitieux et avares, qui, se laissant guider par la science et la raison, poursuivent sous leur conduite les plaisirs que leur indique la sagesse, atteindront alors les plaisirs les plus vrais qu’il leur soit permis d’atteindre, parce que c’est la vérité qui les guide, et des plaisirs conformes à leur nature, parce que ce qu’il y a de meilleur à chaque chose, est aussi ce qui a le plus de conformité avec sa nature[9] ?

Rien de plus vrai.

Lors donc que l’ame marche toute entière à la suite de l’élément philosophique, et qu’il ne s’élève en elle aucune sédition ; outre que chacune de ses parties se tient dans les limites de ses fonctions et du bon ordre, elle a encore la jouissance des plaisirs qui lui sont propres, des plaisirs les plus purs et les plus vrais dont elle puisse jouir.

Sans doute.

Au lieu que, quand une des deux autres parties obtient le pouvoir, il arrive de là, en premier lieu, qu’elle ne peut se procurer le plaisir qui lui convient ; en second lieu, qu’elle oblige les autres parties à poursuivre des plaisirs faux et qui leur sont étrangers.

Cela est certain.

Ce qui s’éloigne davantage de la philosophie et de la raison, est aussi plus capable de produire ces funestes effets.

Assurément.

Mais ce qui s’écarte davantage de l’ordre et de la loi, ne s’écarte-t-il pas de la raison dans la même proportion ?

Cela est évident.

Et ne sont-ce pas les désirs amoureux et tyranniques qui ont été trouvés s’en écarter davantage ?

Oui.

Et les désirs modérés et monarchiques s’en écarter le moins ?

Oui.

Par conséquent, le tyran sera le plus éloigné du plaisir véritable et propre de l’homme ; au lieu que le roi en approchera d’aussi près qu’il est possible.

Fort bien.

La condition du tyran sera donc la moins agréable, et celle du roi la plus agréable qu’on puisse imaginer ?

Cela est incontestable.

Sais-tu de combien la condition du tyran est moins agréable que celle du roi ?

Si tu me le dis.

Il y a, selon nous, trois espèces de plaisirs, l’une vraie, les deux autres fausses : or, le tyran, placé au terme extrême des plaisirs faux, le tyran qui a renoncé à la loi et à la raison, qui vit entouré d’un cortège de voluptés serviles ; de combien s’en faut-il qu’il égale l’autre en véritable plaisir, voilà ce qu’il n’est point aisé de déterminer, si ce n’est peut-être de cette manière.

De quelle manière ?

Le tyran est le troisième après l’homme oligarchique, car entre eux se trouve l’homme démocratique.

Oui.

Par conséquent, si ce que nous avons dit tout à l’heure est vrai, le fantôme de plaisir dont jouit le tyran est trois fois plus éloigné de la vérité, que celui dont jouit l’homme oligarchique.

Cela est ainsi.

Mais si nous comptons pour un seul l’homme royal et l’homme aristocratique, l’oligarchique est aussi le troisième après lui[10].

Il l’est en effet.

Le tyran est donc éloigné du vrai plaisir, le triple du triple.

Évidemment.

Par conséquent, le fantôme de plaisir du tyran, à le considérer selon sa longueur, peut être exprimé par un nombre plan.

Oui.

Or, en multipliant cette longueur par elle-même, et l’élevant à la troisième puissance, il est aisé de voir combien le plaisir du tyran est éloigné du véritable.

Rien de plus aisé pour un calculateur.

Maintenant si l’on renverse cette progression, et qu’on cherche de combien le plaisir du roi est plus vrai que celui du tyran, on trouvera, le calcul fait, que la condition du roi est sept cent vingt-neuf fois plus agréable que celle du tyran, et que cette dernière est plus pénible dans la même proportion[11].

Tu viens de trouver par un calcul tout-à-fait surprenant l’intervalle qui sépare le juste de l’injuste, sous le rapport du plaisir et de la douleur.

Ce nombre exprime au juste la différence de leur condition, si toutefois tout s’accorde de part et d’autre, les jours, les nuits, les mois et les années.

Tout s’accorde de part et d’autre.

Mais si la condition de l’homme juste et vertueux surpasse si fort en plaisir celle de l’homme injuste et méchant, ne la surpassera-t-elle pas à un degré infiniment plus élevé, en décence, en beauté et en mérite ?

Oui, certes.

Maintenant puisque nous en sommes venus ici, reprenons ce qui a été dit au commencement[12] et a donné occasion à cet entretien. On disait, ce me semble, que l’injustice était avantageuse au parfait scélérat, pourvu qu’il passât pour honnête homme. N’est-ce pas ainsi qu’on s’est exprimé ?

Oui.

C’est donc à notre premier adversaire[13] qu’il en faut revenir, à présent que nous sommes d’accord sur les effets que produisent les actions justes et injustes.

Eh bien, que lui dirons-nous ?

Pour montrer à celui qui a avancé cette maxime quelle en est la valeur, formons par la pensée une image de l’ame.

Quelle espèce d’image ?

Une image faite sur le modèle de la Chimère, de Scylla, de Cerbère, et de cette foule de monstres dont nous parlent les anciennes traditions, et qu’elles nous représentent comme offrant en un seul individu la réunion de plusieurs espèces.

En effet, les anciennes traditions nous parlent de semblables créatures.

Compose d’abord un monstre formé de plusieurs espèces et garni de plusieurs têtes, les unes d’animaux paisibles, les autres de bêtes féroces, avec le pouvoir de faire naître toutes ces têtes et de les changer à son gré.

Un pareil ouvrage demande un artiste habile. Mais. comme la pensée se laisse manier avec plus de facilité que la cire, ou toute autre matière, voilà qui est fait.

Fais-moi maintenant deux autres figures, l’une d’un lion, l’autre d’un homme. Mais il faut que la première de ces trois images soit la plus grande, et la seconde ensuite.

Ceci est plus aisé ; j’y suis.

Joins ensemble ces trois images, de sorte qu’elles se tiennent et ne fassent qu’un tout.

Elles sont jointes.

Enfin, enveloppe tout cela dans l’image d’un seul être, d’un homme par exemple, de manière que celui qui ne pourrait voir l’intérieur et ne jugerait que sur l’apparence, le prendrait pour un être unique, pour un homme.

C’est fait.

Adressons-nous à présent à qui soutiendrait que pour l’homme ainsi fait, il est avantageux d’être injuste, et qu’il ne lui sert de rien d’être juste : n’est-ce pas, dirons-nous, comme si on prétendait qu’il lui est avantageux de nourrir avec soin et de fortifier le monstre à plusieurs têtes et le lion, et de laisser l’homme s’affaiblir et mourir de faim ; de sorte que les deux autres le traînent partout où ils voudront ; et n’est-ce pas affirmer qu’au lieu de les accoutumer à vivre ensemble en bon accord, il lui vaudrait mieux les laisser se battre, se mordre et se dévorer les uns les autres ?

Vanter l’injustice, c’est dire en effet tout cela.

Mais réciproquement dire que la justice est utile, n’est-ce pas déclarer que par ses discours et ses actions il faut travailler à rendre le véritable être humain enfermé dans l’homme, le plus fort possible, capable d’en user avec la bête à plusieurs têtes comme un sage laboureur, de nourrir et d’élever l’espèce pacifique, d’empêcher l’espèce féroce de croître, à l’aide de la force du lion ; enfin de donner à tous des soins communs, et de les maintenir en bonne intelligence entre eux et avec lui-même ?

Voilà bien ce que dit le partisan de la justice.

Il résulte de tout ceci, que celui qui fait l’éloge de la justice a raison, et que l’autre qui loue l’injustice a tort. En effet, qu’on ait égard au plaisir, ou à la bonne renommée et à l’utilité, la vérité est tout entière du côté du partisan de la justice. Il n’y a rien de solide dans les discours de celui qui la blâme ; il n’a même aucune idée de la chose qu’il blâme.

Aucune, à ce qu’il me semble.

Comme son erreur n’est pas volontaire, tâchons doucement de le détromper. Mon cher ami, lui demanderons-nous, d’où vient la distinction établie entre l’honnête et le déshonnête ? N’est-ce point parce que l’un soumet la partie animale de notre nature à la partie humaine ou plutôt divine, et que l’autre assujettit à la partie sauvage celle qui est apprivoisée ? N’en conviendra-t-il pas ?

Oui, s’il veut m’en croire.

Dans ce point de vue, où est l’avantage pour quelqu’un de prendre de l’or injustement, s’il ne peut le faire sans assujettir la plus excellente partie de lui-même à la plus méprisable ? Quoi ! si pour de l’or il lui fallait sacrifier la liberté de son fils ou de sa fille, et les livrer à des maîtres durs et barbares, il croirait y perdre, dût-il acquérir par-là les plus grandes richesses ! Et quand ce qu’il y a en lui de plus divin est asservi sans pitié à ce qu’il y a de plus pervers et de plus ennemi des dieux, n’est-ce pas là pour lui le comble du malheur, et l’or qu’il reçoit à ce prix ne lui coûte-t-il pas beaucoup plus cher que ne coûta à Ériphile[14] le collier fatal pour lequel elle vendit la vie de son époux ?

Oui, certes beaucoup plus ; je réponds pour ton interlocuteur.

Si toujours on a condamné les mœurs licencieuses, n’est-ce pas, je te prie, parce qu’elles lâchent la bride à ce monstre énorme, terrible, à plusieurs têtes ?

Évidemment.

Pourquoi blâme-t-on l’arrogance et l’humeur irritable, sinon parce qu’on y voit grandir et se développer le naturel farouche du lion et du serpent ?

Sans doute.

Et le luxe et la mollesse, ce qui les fait blâmer, n’est-ce point l’affaiblissement et le relâchement de ce même naturel y dégénérant en lâcheté ?

Oui.

Si l’on blâme encore la flatterie et la bassesse, n’est-ce pas parce qu’elles asservissent le principe irascible et courageux à ce monstre turbulent, et que la soif insatiable des richesses l’avilissant dès sa jeunesse, change peu à peu le lion en singe ?

C’est cela.

Et l’état d’artisan et de manœuvre, d’où vient, dis-moi, qu’il emporte une sorte d’injure ? N’est-ce point parce qu’il suppose dans la meilleure des trois parties de l’homme une telle faiblesse, que ne pouvant prendre l’empire sur les deux autres, ces animaux dont nous avons parlé, elle est réduite à les servir et n’est capable que d’étudier les moyens de les satisfaire ?

Il y a toute apparence.

Si donc nous voulons donner à de pareils hommes un maître semblable à celui qui gouverne l’homme vertueux, n’exigerions-nous pas qu’ils obéissent aveuglément à cet homme, qui lui-même obéit intérieurement à la voix de Dieu ? Sans penser pour cela que l’obéissance doive tourner à leur préjudice, comme, dans l’opinion de Thrasymaque, elle tourne au préjudice des sujets en général. Nous pensons au contraire qu’il n’est rien de plus avantageux à chacun que d’être gouverné par un maître sage et divin, soit que ce maître habite au dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux, soit au moins qu’il gouverne de dehors ; afin que soumis au même régime, nous devenions tous amis, et semblables les uns aux autres, le plus possible.

Fort bien.

Et la loi ne montre-t-elle pas précisément cette même intention, elle qui prête également son secours à tous les membres de l’État ? Et n’est-ce pas là aussi notre but dans le gouvernement des enfans que nous tenons dans la dépendance, jusqu’à ce que nous ayons établi dans leur ame, comme dans un État, un gouvernement régulier, qui, cultivé par ce qu’il y a de meilleur en nous, devienne ce qu’il y a de meilleur en eux, le gardien et le maître de leur ame ; après quoi, nous les abandonnons à leurs propres lumières ?

Cela est vrai.

En quoi donc et sous quel rapport, mon cher Glaucon, dirons-nous qu’il soit avantageux de commettre quelque action injuste, licencieuse ou contraire à l’honnêteté, dût-on même, en devenant plus méchant, devenir plus riche ou plus considérable dans le monde ?

Sous aucun rapport.

Enfin, comment prétendre qu’il soit avantageux à l’homme coupable de ne point paraître tel, et de ne pas subir son châtiment ? L’impunité ne rend-elle pas le méchant plus méchant encore ? Au lieu que, quand le crime est découvert et puni, la partie féroce s’adoucit ; la partie raisonnable redevient libre, et l’ame entière, rendue au régime du principe meilleur, s’élève, en acquérant la tempérance, la justice et la prudence, à un état supérieur à celui du corps qui acquerrait la force, la beauté et la santé, de toute la supériorité de l’ame elle-même sur le corps ?

Tu as raison.

Tel sera donc le but auquel tout homme sensé devra rapporter toutes les actions de sa vie. D’abord il ne fera cas que des sciences propres à élever son ame à cet état, et il méprisera les autres.

Certainement.

Ensuite, dans son régime corporel, il ne recherchera nullement la jouissance de plaisirs brutaux et déraisonnables ; il ne recherchera même la santé, la force et la beauté, qu’autant que tous ces avantages seront pour lui des moyens d’être plus tempérant ; en un mot, il entretiendra la plus grande harmonie entre les parties de son corps dans l’unique intérêt de celle qui doit régner dans son ame.

Il ne se proposera pas d’autre but, s’il veut être vraiment musicien.

En conséquence, il cherchera le même accord, la même harmonie à l’égard de la richesse. Ou, ébloui par l’opinion de la multitude sur le bonheur, téntera-t-il de grossir son trésor à l’infini, pour accroître ses maux dans la même proportion ?

Je ne le pense pas.

Mais, plutôt, il aura toujours les yeux sur le gouvernement de son ame, et prendra garde d’en déranger l’équilibre ou par l’opulence ou par l’indigence ; tel est le plan de conduite qu’il s’efforcera de suivre dans les acquisitions et les dépenses qu’il pourra faire.

À merveille.

Considérant les honneurs sous le même point de vue, il ambitionnera, il goûtera même avec plaisir ceux qu’il croira pouvoir le rendre meilleur ; quant à ceux qui pourraient altérer l’ordre qui règne dans son ame, il les évitera, soit dans ses relations privées, soit dans sa vie publique.

Mais si cette pensée le préoccupe, il ne voudra donc pas se charger de l’administration des affaires ?

Si fait, je te jure, dans sa république à lui ; mais il ne sera peut-être pas aussi bien disposé à l’égard du gouvernement de sa patrie, si quelque coup du ciel ne lui vient en aide.

Je t’entends. Tu parles de cette république dont nous avons tracé le plan, et qui n’existe que dans nos discours ; car je ne crois pas qu’il y en ait une pareille sur la terre.

Du moins peut-être en est-il au ciel un modèle pour quiconque veut le contempler, et régler sur lui son ame. Au reste, peu importe que cette république existe ou doive exister un jour ; ce qui est certain, c’est que le sage ne consentira jamais à en gouverner d’autre que celle-là.

Cela est très vraisemblable.


Notes[modifier]

  1. Cicéron a encore traduit tout ce passage, De Divinatione, I, 29.
  2. Le texte : « Sa matrie (μητϱίδα), comme disent les Crétois, et sa patrie. » Nous n’avons pas osé transporter en français la locution Crétoise.
  3. Assimilation de la royauté et de la première forme de gouvernement dont il a été question, savoir, l’aristocratie.
  4. Voyez la belle imitation que Tacite a faite de ce passage au sujet de Tibère. Annal., VI, 6.
  5. Toute cette nomenclature est ici pénible et embarrassée, tandis que dans Platon elle est élégante et facile, grâce aux formes analogiques que notre langue ne peut reproduire. Une semblable remarque aurait pu être faite bien des fois dans le cours de cette traduction.
  6. Le nombre 3 était sacré. On avait consacré la troisième coupe, le troisième combat, etc.
  7. C’est très probablement une allusion au Philèbe..
  8. Le Scholiaste de Lycophron (Alexandra, v. 113), rapporte une vieille tradition, d’après laquelle Hélène, débarquée en Égypte avec Paris, aurait été enlevée par Protée, roi d'Égypte, et n’aurait pas été elle-même à Troie, mais seulement son fantôme. Ce même Scholiaste cite un vers de Stésichore, relatif à cette tradition. Il est probable que Stésichore en était le principal auteur, et c’est à lui qu’Euripide l’aura empruntée, Hélène, v. 33 sqq. Hérodote, II, 113, raconte aussi le séjour d’Hélène en Égypte, d’après le témoignage des prêtres de ce pays ; mais il ne parle pas du fantôme.
  9. Voyez le Lysis.
  10. Parce qu’il y a entre eux l’homme timocratique.
  11. Voyez la note à la fin du volume.
  12. Voyez liv. I.
  13. Thrasymaque, qui paraît s’être retiré, et dont Glaucon a pris la place.
  14. Ériphile, épouse du divin Amphiaraüs, séduite par le présent d’un collier d’or, fit connaître l’endroit où s’était caché son mari pour n’être point obligé d’aller à la guerre de Thèbes, où il avait prédit qu’il périrait, et où il périt en effet. Odyssée, XI, 325.