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La République (trad. Cousin)/Livre septième

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome neuvième & dixième

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LIVRE SEPTIÈME.



Maintenant, repris-je, pour avoir une idée de la conduite de l’homme par rapport à la science et à l’ignorance, figure-toi la situation que je vais te décrire. Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la lumière du jour ; et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaînes qui leur assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni changer de place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face. La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles qu’ils montrent.

Je vois cela.

Figure-toi encore qu’il passe le long de ce mur, des hommes portant des objets de toute sorte qui paraissent ainsi au-dessus du mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois ou en pierre, et de mille formes différentes ; et naturellement parmi ceux qui passent, les uns se parlent entre eux, d’autres ne disent rien.

Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Voilà pourtant ce que nous sommes. Et d’abord, crois-tu que dans cette situation ils verront autre chose d’eux-mêmes et de ceux qui sont à leurs côtés, que les ombres qui vont se retracer, à la lueur du feu, sur le côté de la caverne exposé à leurs regards ?

Non, puisqu’ils sont forcés de rester toute leur vie la tête immobile.

Et les objets qui passent derrière eux, de même aussi n’en verront-ils pas seulement l’ombre ?

Sans contredit.

Or, s’ils pouvaient converser ensemble, ne crois-tu pas qu’ils s’aviseraient de désigner comme les choses mêmes les ombres qu’ils voient passer ?

Nécessairement.

Et, si la prison avait un écho, toutes les fois qu’un des passans viendrait à parler, ne s’imagineraient-ils pas entendre parler l’ombre même qui passe sous leurs yeux ?

Oui.

Enfin, ces captifs n’attribueront absolument de réalité qu’aux ombres.

Cela est inévitable.

Supposons maintenant qu’on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur erreur : vois ce qui résulterait naturellement de la situation nouvelle où nous allons les placer. Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la tête, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les ombres. Je te demande ce qu’il pourra dire, si quelqu’un vient lui déclarer que jusqu’alors il n’a vu que des fantômes ; qu’à présent plus près de la réalité, et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui montrant chaque objet à mesure qu’il passe, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ; ne penses-tu pas qu’il sera fort embarrassé, et que ce qu’il voyait auparavant lui paraîtra plus vrai que ce qu’on lui montre ?

Sans doute.

Et si on le contraint de regarder le feu, sa vue n’en sera-t-elle pas blessée ? N’en détournera-t-il pas les regards pour les porter sur ces ombres qu’il considère sans effort ? Ne jugera-t-il pas que ces ombres sont réellement plus visibles que les objets qu’on lui montre ?

Assurément.

Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et qu’on le traîne, par le sentier rude et escarpé, jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas ses plaintes et sa colère ? Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il distinguer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ?

Il ne le pourra pas d’abord.

Ce n’est que peu à peu que ses yeux pourront s’accoutumer à cette région supérieure. Ce qu’il discernera plus facilement, ce sera d’abord les ombres, puis les images des hommes et des autres objets qui se peignent sur la surface des eaux, ensuite les objets eux-mêmes. De là il portera ses regards vers le ciel, dont il soutiendra plus facilement la vue, quand il contemplera pendant la nuit la lune et les étoiles, qu’il ne pourrait le faire, pendant que le soleil éclaire l’horizon.

Je le crois.

À la fin il pourra, je pense, non-seulement voir le soleil dans les eaux et partout où son image se réfléchit, mais le contempler en lui-même à sa véritable place.

Certainement.

Après cela, se mettant à raisonner, il en viendra à conclure que c’est le soleil qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui est en quelque sorte le principe de tout ce que nos gens voyaient là-bas dans la caverne.

Il est évident que c’est par tous ces degrés qu’il arrivera à cette conclusion.

Se rappelant alors sa première demeure et ce qu’on y appelait sagesse et ses compagnons de captivité, ne se trouvera-t-il pas heureux de son changement et ne plaindra-t-il pas les autres ?

Tout-à-fait.

Et s’il y avait là-bas des honneurs, des éloges, des récompenses publiques établies entre eux pour celui qui observe le mieux les ombres à leur passage, qui se rappelle le mieux en quel ordre elles ont coutume de précéder, de suivre ou de paraître ensemble, et qui par là est le plus habile à deviner leur apparition ; penses-tu que l’homme dont nous parlons fût encore bien jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui sont les plus honorés et les plus puissans dans ce souterrain ? Ou bien ne sera-t-il pas comme le héros d’Homère, et ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur[1], et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à sa première illusion et de vivre comme il vivait ?

Je ne doute pas qu’il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et qu’il aille s’asseoir à son ancienne place ; dans ce passage subit du grand jour à l’obscurité, ses yeux ne seront-ils pas comme aveuglés ?

Oui vraiment.

Et si tandis que sa vue est encore confuse, et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut donner son avis sur ces ombres et entrer en dispute à ce sujet avec ses compagnons qui n’ont pas quitté leurs chaînes, n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ? Ne diront-ils pas que pour être monté là-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d’essayer de sortir du lieu où ils sont, et que si quelqu’un s’avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s’il est possible.

Cela est fort probable.

Voilà précisément, cher Glaucon, l’image de notre condition. L’antre souterrain, c’est ce monde visible : le feu qui l’éclaire, c’est la lumière du soleil : ce captif qui monte à la région supérieure et la contemple, c’est l’ame qui s’élève dans l’espace intelligible. Voilà du moins quelle est ma pensée, puisque tu veux la savoir : Dieu sait si elle est vraie. Quant à moi, la chose me paraît telle que je vais dire. Aux dernières limites du monde intellectuel, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible, elle produit la lumière et l’astre de qui elle vient directement ; que dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique.

J’entre dans cette manière de voir autant qu’il m’appartient.

Conçois donc aussi et cesse de t’étonner que ceux qui sont parvenus à cette hauteur dédaignent de prendre en main les affaires humaines, et que leurs ames aspirent sans cesse à se fixer dans la région supérieure. Cela est bien naturel, s’il y a analogie entre ce dont nous parlons et l’image que nous avons tracée plus haut.

Oui, rien de plus naturel.

Qu’y a-t-il d’étonnant, dis-moi, qu’un homme, passant des contemplations divines aux misérables objets qui occupent les hommes, ait mauvaise grâce et paraisse ridicule, lorsque dans le premier trouble, et avant d’être familiarisé avec les ténèbres qui l’environnent, il est forcé d’entrer en dispute devant les tribunaux ou ailleurs sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de s’escrimer contre la manière dont ces images sont prises par des hommes qui n’ont jamais vu la justice elle-même ?

Il est impossible de s’en étonner.

Un homme sensé fera réflexion que la vue peut être troublée de deux manières et par deux causes opposées, par le passage de la lumière à l’obscurité, ou par celui de l’obscurité à la lumière : et comme il en est de même de la vue de l’ame, lorsqu’il verra une ame troublée et embarrassée pour discerner certains objets, il n’ira pas en rire sans raison ; il examinera si c’est que revenant d’un état plus lumineux elle se trouve comme offusquée faute d’habitude, ou si passant des ténèbres de l’ignorance à la lumière, elle est éblouie de son trop vif éclat. Dans le premier cas, il la félicitera de l’embarras qu’elle éprouve et de ce commerce divin ; dans le second, il la plaindra ; ou bien s’il veut rire à ses dépens, ses railleries seront moins ridicules que si elles s’adressaient à l’ame qui redescend du séjour de la lumière.

On ne peut parler plus raisonnablement.

Or, si tout cela est vrai, il faut en conclure que la science ne s’apprend pas de la manière dont certaines gens le prétendent. Ils se vantent de pouvoir la faire entrer dans l’ame où elle n’est point, à peu près comme on donnerait la vue à des yeux aveugles.

Tel est leur langage.

Ce que nous avons dit suppose au contraire que chacun possède la faculté d’apprendre, un organe de la science ; et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner des ténèbres vers la lumière qu’avec le corps tout entier, l’organe de l’intelligence doit se tourner, avec l’ame tout entière, de la vue de ce qui naît vers la contemplation de ce qui est et de ce qu’il y a de plus lumineux dans l’être ; et cela nous l’avons appelé le bien, n’est-ce pas ?

Oui.

Tout l’art consiste donc à chercher la manière la plus aisée et la plus avantageuse dont l’ame puisse exécuter l’évolution qu’elle doit faire : il ne s’agit pas de lui donner la faculté de voir ; elle l’a déjà : mais son organe n’est pas dans une bonne direction, il ne regarde point où il faudrait : c’est ce qu’il s’agit de corriger.

En effet.

Il en est à peu près des autres vertus de l’ame comme de celles du corps. L’ame ne les recevant pas de la nature, on les y introduit plus tard par l’éducation et l’exercice ; mais la science semble appartenir à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais de sa force et qui, selon la direction qu’on lui donne, devient utile ou inutile, avantageux ou nuisible. N’as-tu point encore remarqué jusqu’où va la sagacité de ces hommes à qui on donne le nom d’habiles malhonnêtes gens ? Avec quelle pénétration leur misérable petite ame démêle tout ce qui les intéresse ? Leur ame n’a pas une mauvaise vue ; mais comme elle est forcée de servir d’instrument à leur malice, ils sont d’autant plus malfaisans qu’ils sont plus subtils et plus clairvoyans.

Il n’est que trop vrai.

Si dès l’enfance on coupait ces penchans nés avec l’être mortel, qui, comme autant de poids de plomb, entraînent l’ame vers les plaisirs sensuels et grossiers et abaissent ses regards vers les choses inférieures ; si le principe meilleur dont je viens de parler, dégagé et affranchi, était dirigé vers la vérité, ces hommes l’apercevraient avec la même sagacité qu’ils aperçoivent les choses sur lesquelles se porte maintenant leur attention.

Il y a apparence.

N’est-ce pas une conséquence vraisemblable, nécessaire même, de tout ce que nous avons dit, que le gouvernement des États, s’il ne convient guère à des hommes sans éducation et étrangers à la connaissance de la vérité, ne va pas mieux aux habitudes de ceux auxquels on laisse passer toute leur vie dans l’étude ; les uns, parce qu’ils n’ont dans toute leur conduite aucun but fixe auquel ils rapportent tout ce qu’ils font dans la carrière de la vie publique ou privée ; les autres, parce qu’ils ne consentiront jamais à se charger du fardeau des affaires, eux qui dès leur vivant se croient déjà dans les îles fortunées.

Tu as raison.

C’est donc à nous, fondateurs de l’État, d’obliger les hommes d’élite de se tourner vers cette science, que nous avons reconnue tout à l’heure comme la plus sublime de toutes, de monter le chemin que nous avons dit vers la région supérieure pour y contempler le bien en lui-même ; mais lorsque, parvenus à cette élévation, ils auront contemplé le bien pendant le temps convenable, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui.

Quoi ?

De se fixer dans cette région supérieure et de ne plus vouloir redescendre auprès des malheureux captifs ni prendre part à leurs travaux, à leurs honneurs mêmes, quel que soit le cas qu’on doive en faire.

Eh quoi ! dit Glaucon, serons-nous si injustes envers eux ? Lorsqu’une vie meilleure leur est offerte, les condamnerons-nous à une vie moins heureuse ?

Tu oublies encore une fois, mon cher ami, que le législateur doit se proposer, non pas le bonheur d’un ordre particulier de citoyens à l’exclusion des autres, mais le bonheur de tous, en les unissant entre eux par la persuasion et l’autorité, en les amenant à se faire part les uns aux autres des avantages que chacun peut apporter à la société commune ; et que s’il s’applique à former dans l’État de pareils citoyens, ce n’est pas pour les laisser libres de faire de leurs facultés tel emploi qu’ils voudront, mais pour les faire concourir à fortifier le lien de l’État.

Tu dis vrai : je l’avais oublié.

Au reste, mon cher Glaucon, fais attention que nous ne serons pas coupables d’injustice envers les philosophes qui se formeront chez nous, et qu’en les obligeant à se charger de la conduite et de la garde de leurs concitoyens, nous aurons de bonnes raisons à leur donner. « Dans les autres États, leur dirons-nous, les hommes comme vous sont plus excusables de se dispenser des travaux de la vie publique, car ils se sont formés eux-mêmes, malgré le gouvernement ; or, quand on ne doit qu’à soi seul sa naissance et son accroissement, il est juste qu’on ne soit tenu à la reconnaissance envers personne. Mais vous, nous vous avons formés dans l’intérêt de l’État comme dans le vôtre, pour être ce que sont dans les ruches les mères abeilles et les reines : dans ce dessein, nous vous avons donné une éducation plus parfaite qui vous rendît plus capables que tous les autres hommes d’allier l’étude de la sagesse au maniement des affaires. Consentez donc à descendre chacun autant qu’il est nécessaire dans la demeure commune ; accoutumez vos yeux aux ténèbres qui y règnent ; lorsque vous vous serez familiarisés avec elles, vous y verrez mille fois mieux que les habitans de ce séjour ; vous discernerez beaucoup mieux les fantômes du beau, du juste et du bien, parce que vous avez vu ailleurs le beau, le juste et le bien lui-même. Ainsi, pour vous comme pour nous, le gouvernement sera une affaire sérieuse et de gens éveillés, et non pas un rêve, comme dans la plupart des autres États, où les chefs se battent pour des ombres vaines et se disputent avec acharnement l’autorité, comme si c’était un grand bien. Voici là-dessus quelle est la vérité : le bon gouvernement et la concorde se rencontrent nécessairement dans l’État où ceux qui doivent commander ne montrent aucun empressement pour leur élévation ; le contraire arrive dans les États dont les chefs sont ambitieux. »

Cela est vrai.

Eh bien, crois-tu que nos élèves résisteront à la force de ces raisons ? Refuseront-ils de prendre part tour à tour aux affaires publiques pour aller ensuite passer ensemble la plus grande partie de leur vie dans la région de la pure lumière ?

Il est impossible qu’ils le refusent ; car ils sont justes, et nos demandes le sont aussi. Mais alors chacun d’eux ne prendra le pouvoir que pour acquitter une dette, tout au contraire de ce qui se fait actuellement dans les autres États.

Il en est ainsi, mon cher ami ; partout où tu trouveras que la condition des hommes destinés au pouvoir est préférable pour eux au pouvoir lui-même, il sera possible d’établir un bon gouvernement ; car dans cet État seul commanderont ceux que rendent vraiment riches, non pas l’or, mais la sagesse et la vertu, les seules richesses de l’homme heureux : mais partout où l’on voit courir aux affaires publiques des mendians, des gens affamés de biens, qui n’en ont aucuns, et qui s’imaginent que c’est là qu’ils doivent en aller prendre, il n’y a pas de bon gouvernement possible. Le pouvoir devient une proie qu’on se dispute ; et cette guerre domestique et intestine finit par perdre et les hommes qui se disputent le gouvernement de l’État, et l’État lui-même.

Rien de plus vrai.

Mais connais-tu une autre condition que celle du vrai philosophe pour inspirer le mépris du pouvoir ?

Je n’en connais point d’autre.

D’autre part, le pouvoir doit toujours être confié à ceux qui ne sont pas jaloux de le posséder ; autrement, la rivalité fera naître des disputes entre ceux qui le convoitent.

Nous en sommes convenus.

Par conséquent, à qui imposeras-tu la garde de l’État, si ce n’est à ceux qui, mieux instruits que tous les autres dans la science de gouverner, ont une vie bien préférable à la vie civile et qui leur offre d’autres honneurs.

C’est à ceux-là qu’il faut s’adresser.

Veux-tu maintenant que nous examinions ensemble de quelle manière nous formerons des hommes de ce caractère, et comment nous les ferons passer des ténèbres à la lumière, comme on dit que quelques-uns ont passé des enfers au séjour des dieux ?

Faut-il demander si je le veux ?

Ceci n’est pas chose facile, comme au jeu un tour de palet[2] ; il s’agit d’imprimer à l’ame un mouvement qui, du jour ténébreux qui l’environne, l’élève jusqu’à la vraie lumière de l’être, par la route que nous appellerons pour cela la véritable philosophie.

Fort bien.

Ainsi il faut chercher quelle est, parmi les sciences, celle qui est propre à produire cet effet.

C’est cela.

Hé bien, mon cher Glaucon, quelle est la science qui élève l’ame de ce qui naît vers ce qui est ? En même temps que je te fais cette question, je me rappelle une chose : n’avons-nous pas dit que nos philosophes devaient, dans la jeunesse, s’exercer au métier des armes ?

Oui.

Il faut donc que la science que nous cherchons, outre ce premier avantage, en ait encore un autre.

Lequel ?

Celui de n’être point inutile à des guerriers.

Assurément il le faut, si la chose est possible.

N’avons-nous pas déjà admis la gymnastique et la musique dans notre système d’éducation ?

Oui.

Mais la gymnastique a pour objet ce qui naît, se développe et périt, puisque sa juridiction porte sur ce qui peut augmenter ou diminuer les forces du corps.

Sans doute.

Elle n’est donc pas la science que nous cherchons.

Non.

Serait-ce la musique telle que nous l’avons envisagée plus haut ?

Mais, s’il t’en souvient, ce n’était qu’une sorte de pendant de la gymnastique, dans un genre opposé. C’est elle, disions-nous, qui doit régler les habitudes des guerriers, en communiquant à leur ame non pas une science, mais un certain accord par le sentiment de l’harmonie, et une certaine régularité de mouvemens par l’influence du rhythme et de la mesure ; elle emploie dans un but semblable les discours soit vrais soit fabuleux ; mais je n’ai point vu qu’elle enseignât ce que tu cherches, la science du bien.

Tu me rappelles exactement ce que nous avons dit : la musique en effet ne nous a paru enseigner rien de semblable. Mais, mon cher Glaucon, où donc rencontrer cette science du bien ? Tu n’as rien trouvé que d’ignoble dans tous les arts mécaniques : n’est-ce pas ?

Oui, mais si nous écartons la musique, la gymnastique et les arts, quelle autre science peut-il rester encore ?

Si nous ne trouvons plus rien hors de là, prenons quelque science qui s’étende à tout universellement.

Laquelle, par exemple ?

Celle qui est si commune, dont tous les arts, toutes les industries et toutes les sciences font usage, et que tout homme a besoin d’apprendre des premières.

Qu’apprend-elle ?

Ce que c’est qu’un, deux, trois, connaissance vulgaire et facile. Je l’appelle en général science des nombres et du calcul : n’est-il pas vrai qu’aucun art, aucune science ne peut s’en passer ?

J’en conviens.

Ni l’art militaire par conséquent.

Elle lui est absolument nécessaire.

En vérité, Palamède, dans les tragédies, nous représente toujours Agamemnon[3] comme un plaisant général. N’as-tu pas remarqué qu’il prétend avoir, à l’aide des nombres qu’il avait inventés, distribué les troupes dans le camp devant Troie, et fait le dénombrement des vaisseaux et de tout le reste, comme si avant lui rien de tout cela n’eût encore été compté, et qu’Agamemnon ne sût pas même combien il avait de pieds, puisqu’à l’en croire il ne savait pas compter ? Quel général serait-ce là, je te prie ?

Un bien singulier, si la chose était vraie.

Ne convenons-nous pas que la science des nombres et du calcul est absolument nécessaire au guerrier ?

Certainement elle lui est indispensable, s’il veut entendre quelque chose à l’ordonnance d’une armée, ou plutôt s’il veut être homme.

Maintenant admets-tu la même idée que moi au sujet de cette science ?

Quelle idée ?

Cette science pourrait bien se trouver être une de ces choses que nous cherchons, et qui élèvent l’ame à la pure intelligence et l’amènent à la contemplation de l’être ; mais personne ne sait s’en servir comme il faut.

Je n’entends pas.

Je vais tâcher de t’expliquer ma pensée. À mesure que je vais distinguer ce qui est propre à élever l’ame de ce qui ne l’est pas, considère de ton côté le même objet, puis accorde ou nie, selon que tu le jugeras à propos ; nous verrons mieux par là si la chose est telle que je l’imagine.

Montre-moi ce dont il s’agit.

Je te montrerai donc, si tu veux bien y faire attention, cette distinction dans les perceptions des sens ; les unes n’invitent point l’entendement à la réflexion, parce que les sens en sont juges compétens ; les autres sont très propres à l’y inviter, parce que les sens n’en sauraient porter un jugement sain.

Tu parles sans doute des objets vus dans le lointain et des esquisses ?

Tu n’as pas bien compris ce que je veux dire.

De quoi donc veux-tu parler ?

J’entends comme n’invitant point l’entendement à la réflexion, tout ce qui n’excite point en même temps deux sensations contraires ; et je tiens comme invitant à la réflexion, tout ce qui fait naître deux sensations opposées, lorsque le rapport des sens ne dit pas plutôt que c’est telle chose que telle autre chose tout opposée, soit que l’objet frappe les sens de près ou de loin. Pour te faire mieux comprendre ma pensée, voilà trois doigts ; le petit, le suivant et celui du milieu.

Fort bien.

Conçois que je les suppose vus de près : maintenant fais avec moi cette observation.

Quelle observation ?

Chacun d’eux nous paraît également un doigt ; peu importe à cet égard qu’on le voie au milieu ou à l’extrémité, blanc ou noir, gros ou menu et ainsi du reste. Rien de tout cela n’oblige l’ame à demander à l’entendement ce que c’est précisément qu’un doigt ; car jamais la vue n’a témoigné en même temps qu’un doigt fût autre chose qu’un doigt.

Non certes.

J’ai donc raison de dire qu’en ce cas rien n’excite ni ne réveille l’entendement.

Oui.

Mais quoi ! la vue juge-t-elle bien de la grandeur ou de la petitesse de ces doigts, et à cet égard lui est-il indifférent que l’un d’eux soit au milieu ou à l’extrémité ? J’en dis autant de la grosseur et de la finesse, de la mollesse et de la dureté au toucher. En général, le rapport des sens sur tous ces points n’est-il pas bien défectueux ? N’est-ce pas ceci plutôt que fait chacun d’eux : Le sens destiné à juger ce qui est dur, ne peut le faire qu’après s’être préalablement appliqué à ce qui est mou, et il rapporte à l’ame que la sensation qu’elle éprouve est en même temps une sensation de dureté et de mollesse.

Il en est ainsi.

N’est-il pas inévitable alors que l’ame soit embarrassée de ce que peut signifier une sensation, qui lui dit dur, quand la même sensation dit aussi mou ? Et de même la sensation de la pesanteur et de la légèreté n’engage-t-elle point l’ame dans de semblables incertitudes sur ce que peuvent être la pesanteur et la légèreté, lorsque la sensation rapporte à la fois l’une et l’autre au même objet ?

En effet, de pareils témoignages doivent sembler bien étranges à l’ame et demandent un examen sérieux.

Ce n’est donc pas à tort que l’ame, appelant à son secours l’entendement et la réflexion, tâche alors d’examiner si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux.

Non sans doute.

Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d’elles lui paraîtra une et distincte de l’autre.

Oui.

Si donc chacune d’elles lui paraît une, et l’une et l’autre deux, elle les concevra toutes deux à part ; car si elle les concevait comme n’étant pas séparées, ce ne serait plus la conception de deux choses, mais d’une seule.

Fort bien.

La vue, disions-nous, aperçoit la grandeur et la petitesse comme des choses non séparées, mais confondues ensemble : n’est-ce pas ?

Oui.

Et pour éclaircir cette confusion, l’entendement, au contraire de la vue, est forcé de considérer la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées l’une de l’autre.

Il est vrai.

Ainsi, voilà ce qui nous fait naître la pensée de nous demander à nous-mêmes ce que c’est que grandeur et petitesse.

Oui.

C’est aussi pour cela que nous avons distingué quelque chose de visible et quelque chose d’intelligible.

Soit.

Voilà ce que je voulais te faire entendre, lorsque je disais que parmi les sensations, les unes appellent la réflexion, j’entends celles qui sont enveloppées avec des sensations contraires, et les autres ne l’appellent point, parce qu’elles ne renferment pas cette contradiction.

Je comprends à présent, et je pense comme toi.

À laquelle de ces deux classes rapportes-tu le nombre et l’unité ?

Je n’en sais rien.

Juges-en par ce que nous avons dit. Si nous obtenons une connaissance satisfaisante de l’unité par la vue ou par quelque autre sens, cette connaissance ne saurait porter la pensée vers l’être, comme nous le disions tout à l’heure du doigt ; mais si l’unité offre toujours quelque contradiction, de sorte que l’unité ne paraisse pas plus unité que multiplicité, il est alors besoin d’un juge qui décide ; l’ame se trouve nécessairement embarrassée, et réveillant en elle l’entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que c’est que l’unité ; c’est à cette condition que la connaissance de l’unité est une de celles qui élèvent l’ame et la tournent vers la contemplation de l’être.

C’est là précisément ce qui arrive dans la perception de l’unité par la vue : nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu’à l’infini.

Ce qui arrive à l’unité, n’arrive-t-il pas aussi à tout nombre quel qu’il soit ?

Oui.

Or, la science du calcul et l’arithmétique ont pour objet le nombre.

Sans contredit.

Elles conduisent par conséquent à la connaissance de la vérité.

Parfaitement.

Nous pouvons donc les ranger parmi les sciences que nous cherchons. En effet, elles sont nécessaires au guerrier pour bien disposer une armée ; au philosophe, afin de sortir de ce qui naît pour mourir et de s’élever jusqu’à l’être par excellence ; car il n’y aurait jamais sans cela de vrai arithméticien.

Je l’avoue.

Mais celui à qui nous confions la garde de notre État est à la fois guerrier et philosophe.

Oui.

Il conviendrait donc de faire une loi et de persuader en même temps à ceux qui sont destinés à remplir les premiers rangs dans l’État, de se livrer à la science du calcul, non pas pour en faire une étude superficielle, mais pour s’élever, par le moyen de la pure intelligence, à la contemplation de l’essence des nombres ; non pas pour la faire servir, comme les marchands et les négociants, aux ventes et aux achats, mais pour en faire des applications à la guerre et faciliter à l’ame les moyens de s’élever de l’ordre des choses qui passent vers la vérité et l’être.

À merveille.

J’aperçois maintenant combien cette science du calcul est belle en soi ; et en combien de manières elle est utile à notre projet, pourvu qu’on l’étudie pour connaître et non pas pour faire un négoce.

Comment donc l’envisages-tu ?

Comme je te l’ai montrée, c’est-à-dire donnant à l’ame un puissant élan vers la région supérieure, et l’obligeant à raisonner sur les nombres tels qu’ils sont en eux-mêmes, sans jamais souffrir que ses calculs roulent sur des nombres visibles et palpables. Tu sais en effet que les habiles arithméticiens, lorsqu’on veut diviser l’unité proprement dite, se moquent des gens et n’y veulent pas entendre : si tu la divises, ils la multiplient d’autant, de peur que l’unité ne paraisse point ce qu’elle est, c’est-à-dire une, mais un assemblage de parties.

Tu as raison.

Et si on leur demandait : « Admirables calculateurs, de quels nombres parlez-vous ? Où sont ces unités telles que vous les supposez, parfaitement égales entre elles, sans qu’il y ait la moindre différence, et qui ne sont point composées de parties ? » Mon cher Glaucon, que crois-tu qu’ils répondissent ?

Ils répondront, je crois, qu’ils parlent de ces nombres qui ne tombent pas sous les sens, et qu’on ne peut saisir autrement que par la pensée.

Ainsi tu vois, mon cher ami, que nous ne pouvons absolument nous passer de cette science, puisqu’il est évident qu’elle oblige l’ame à se servir de la pure intelligence pour connaître la vérité.

Oui, c’est bien là son caractère.

As-tu observé aussi que ceux qui sont nés calculateurs s’appliquent avec succès à presque toutes les sciences, et que même les esprits pesans, lorsqu’ils ont été exercés et rompus au calcul, quand même ils n’en retireraient aucun autre avantage, y gagnent au moins d’acquérir plus de facilité à apprendre qu’ils n’en avaient auparavant ?

Cela est incontestable.

Au reste, il te serait impossible de trouver beaucoup de sciences qui coûtent plus à apprendre et à pratiquer que celle-là.

Je le crois.

Par toutes ces raisons, nous ne devons pas la négliger, mais il faut y appliquer de bonne heure les esprits les plus heureusement doués.

J’y consens.

Voilà donc une science que nous adoptons ; voyons si celle-ci qui tient à la première nous convient ou non.

Quelle est-elle ? Ne serait-ce point la géométrie ?

Elle-même.

Il est évident qu’elle nous convient, du moins en tant qu’elle a rapport aux opérations de la guerre. Le même général, s’il est géomètre, s’entendra bien autrement à asseoir un camp, à prendre des places fortes, à resserrer ou à étendre une armée et à lui faire exécuter toutes les évolutions qui sont d’usage dans une action ou dans une marche.

Mais, en vérité, pour tout cela il n’est pas besoin de beaucoup de géométrie et de calcul. Il faut voir si le fort de cette science et ses parties les plus élevées tendent à notre grand but, je veux dire à rendre plus facile à l’esprit la contemplation de l’idée du bien. Car c’est là, disons-nous, que vont aboutir toutes les sciences qui obligent l’ame à se tourner vers le lieu où est cet être, le plus heureux de tous les êtres, que l’ame doit contempler de toute manière.

Fort bien.

Si donc la géométrie porte l’ame à contempler l’essence des choses, elle nous convient ; si elle s’arrête à leurs accidens, elle ne nous convient pas.

Soit.

Or, la moindre teinture de géométrie ne permet pas de contester que cette science n’a absolument aucun rapport avec le langage qu’emploient ceux qui en font leur occupation.

Comment ?

Leur langage est plaisant vraiment, quoique nécessaire. Ils parlent de quarrer, de prolonger, d’ajouter, et emploient d’autres expressions semblables, comme s’ils opéraient réellement et que toutes leurs démonstrations tendissent à la pratique. Mais cette science n’a, tout entière, d’autre objet que la connaissance.

Il est vrai.

Alors conviens encore de ceci.

De quoi ?

Qu’elle a pour objet la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt.

Je n’ai pas de peine à en convenir : la géométrie est en effet la connaissance de ce qui est toujours.

Par conséquent, mon cher, elle attire l’ame vers la vérité ; elle forme en elle cet esprit philosophique qui élève nos regards vers les choses d’en haut au lieu de les abaisser, comme on le fait, sur les choses d’ici-bas.

C’est à quoi rien n’est plus propre que la géométrie.

Ne prescrivons donc rien avec plus d’empressement aux citoyens de notre belle république, que de ne point négliger l’étude de la géométrie : d’autant plus qu’elle a encore d’autres avantages qui ne sont pas à mépriser.

Quels sont-ils ?

D’abord, ceux dont tu as parlé, et qui regardent la guerre. En outre, elle dispose plus heureusement l’esprit à l’étude des autres sciences ; aussi nous voyons qu’il y a à cet égard une différence du tout au tout entre celui qui est versé dans la géométrie et celui qui ne l’est pas.

En effet, la différence est très grande.

Voilà donc la seconde science que nous prescrirons à nos jeunes gens.

C’est décidé.

Eh bien, l’astronomie sera-t-elle la troisième science ? Que t’en semble ?

C’est mon avis ; car, selon moi, une connaissance exacte des saisons, des mois, des années n’est pas moins nécessaire au guerrier qu’au laboureur et au pilote.

Vraiment, c’est bonté pure de ta part. Tu as l’air d’avoir peur que le vulgaire ne te reproche de prescrire l’étude de sciences inutiles. Le plus solide avantage de ces sciences, mais un avantage dont il n’est point du tout facile de faire sentir le prix, c’est qu’elles purifient et raniment un organe de l’ame aveuglé et comme éteint par les autres occupations de la vie ; organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c’est par celui-là seul qu’on aperçoit la vérité. Quand tu diras cela, ceux qui pensent de la même manière ne peuvent manquer d’applaudir à tes paroles ; mais ceux qui n’y ont jamais réfléchi, trouveront que cela ne signifie rien ; car ils ne voient dans ces sciences, après l’avantage dont tu as parlé d’abord, aucun autre qui vaille la peine d’être compté. Vois donc, entre ces deux classes d’auditeurs, à qui tu t’adresses. Ou bien n’est-ce principalement ni pour les uns ni pour les autres, mais pour toi-même que tu raisonnes, sans trouver mauvais toutefois que d’autres puissent en faire leur profit ?

Oui, c’est ainsi, Socrate, c’est pour moi que j’aime à converser, à interroger et à répondre.

Revenons alors sur nos pas. Car tout à l’heure nous n’avons pas pris la science qui dans l’ordre vient immédiatement après la géométrie.

Comment avons-nous donc fait ?

Nous avons quitté les surfaces pour nous occuper des solides en mouvement, avant de nous occuper des solides en eux-mêmes. L’ordre exige qu’après ce qui est composé de deux dimensions, nous passions à ce qui en a trois, c’est-à-dire aux cubes, et à tout ce qui a de la profondeur.

Il est vrai : mais il semble, Socrate, que cette science n’est pas encore découverte.

Cela vient de deux causes. La première est qu’aucun État ne faisant assez de cas de ces découvertes, on y travaille faiblement, parce qu’elles sont pénibles. La seconde est que ceux qui s’y appliquent auraient besoin d’un guide, sans lequel leurs recherches seront inutiles. Or, il est difficile d’en trouver un bon ; et quand on en trouverait un, dans l’état actuel des choses, ceux qui s’occupent de ces recherches ont trop de présomption pour lui obéir. Mais si un État qui estimerait ces travaux, en prenait la direction, les individus se prêteraient à ses vues, et grâce à des efforts concertés et soutenus la science prendrait son développement véritable, puisque aujourd’hui même, méprisée et entravée par le vulgaire, entre les mains de gens qui y travaillent sans comprendre toute son utilité, malgré tous ces obstacles, par la seule force du charme qu’elle exerce, elle fait des progrès, et il n’est pas surprenant qu’elle en soit au point où nous la voyons.

Je conviens qu’il n’est point d’étude plus attrayante que celle-là : mais explique-moi ce que tu disais tout à l’heure. Tu as d’abord placé la géométrie ou la science des surfaces.

Oui.

Ensuite l’astronomie immédiatement après. Puis tu es revenu sur tes pas.

C’est qu’en voulant trop me hâter, je recule au lieu d’avancer. Je devais, après la géométrie, parler des solides : mais voyant l’état pitoyable de cette étude, je l’ai laissée de côté pour passer à l’astronomie, c’est-à-dire aux solides en mouvement.

À la bonne heure.

Mettons par conséquent l’astronomie à la quatrième place, en supposant réalisée cette science qui manque aujourd’hui, du moment qu’un État s’en occuperait.

En effet elle ne pourrait manquer de l’être bientôt. Mais à ce propos, puisque tu m’as reproché d’avoir fait un éloge maladroit de l’astronomie, je vais la louer d’une manière conforme à tes idées. Il est, ce me semble, évident pour tout le monde, qu’elle oblige l’ame à regarder en haut et à passer des choses de la terre à la contemplation de celles du ciel.

Peut-être cela est-il évident pour tout autre que pour moi : mais je n’en juge pas de même.

Comment en juges-tu ?

De la manière dont je la vois traiter par ceux qui l’érigent en philosophie, c’est en bas, selon moi, qu’elle fait regarder.

Que veux-tu dire ?

Vraiment, il me semble que tu te fais-là une belle idée de la connaissance qui a pour objet les choses d’en haut. À ce compte, qu’un homme démèle quelque chose dans un plafond en considérant de bas en haut ses divers ornemens, tu ne manqueras pas de dire qu’il regarde des yeux de l’ame et non de ceux du corps. Peut-être as-tu raison et me trompé-je grossièrement. Pour moi, je ne puis reconnaître d’autre science qui fasse regarder l’ame en haut que celle qui a pour objet ce qui est et ce qu’on ne voit pas, que l’on acquière cette science en regardant en haut, la bouche béante, ou en baissant la tête et clignant les yeux ; tandis que si quelqu’un regarde en haut, la bouche béante, pour apprendre quelque chose de sensible, je nie même qu’il apprenne quelque chose, parce que rien de sensible n’est objet de science, et je soutiens que de cette manière son ame ne regarde point en haut, mais en bas, fût-il couché à la renverse sur la terre ou sur la mer.

Tu as raison de me reprendre : je n’ai que ce que je mérite. Mais dis-moi de quelle manière tu voudrais réformer l’étude de l’astronomie, pour que cette étude devînt profitable dans le sens dont nous parlons.

Le voici. Certes les ornemens dont la voûte des cieux est décorée, doivent être considérés comme ce qu’il y a de plus beau et de plus accompli dans leur ordre ; néanmoins, comme toute cette magnificence appartient à l’ordre des choses visibles, j’entends qu’il la faut considérer comme très inférieure à cette magnificence véritable que produisent la vraie vitesse et la vraie lenteur, dans leurs mouvemens respectifs et dans ceux des grands corps auxquels elles sont attachées, selon le vrai nombre et toutes les vraies figures. Or, ces choses échappent à la vue et ne peuvent se saisir que par l’entendement et la pensée : ou peut-être crois-tu le contraire ?

Nullement.

Je veux donc que la beauté dont le ciel est décoré soit le symbole de cette autre beauté, et serve à notre instruction, comme seraient pour un géomètre des dessins tracés et exécutés par Dédale ou par tout autre sculpteur ou peintre. Tout en les considérant comme des chefs-d’œuvre d’art, un géomètre croirait ridicule de les étudier sérieusement, pour y découvrir la vérité absolue des rapports entre des quantités égales, doubles et autres.

Assurément, cela serait ridicule.

Le véritable astronome n’aura-t-il pas la même pensée en considérant les mouvemens célestes ? Toute la perfection que l’artiste dont nous venons de parler, aura pu mettre dans ses ouvrages, l’astronome s’attendra bien à la trouver dans l’œuvre de celui qui a fait le ciel et tout ce qu’il renferme ; mais quant aux rapports du jour à la nuit, des jours aux mois, des mois aux années, enfin des autres astres soit entre eux soit avec la lune et le soleil ; ne crois-tu pas qu’il regardera comme une extravagance de s’imaginer que ces rapports soient toujours les mêmes, et qu’ils ne changent jamais, lorsqu’il ne s’agit que de phénomènes matériels et visibles, et de se donner bien du mal pour trouver dans ces phénomènes la vérité même de ces rapports ?

Je le crois aussi, Socrate, d’après ce que tu viens de dire.

Étudions donc l’astronomie comme la géométrie, pour nous servir des données qu’elle fournit ; et laissons là le ciel et ses phénomènes, si nous voulons, en vrais astronomes, rendre utile la partie intelligente de notre ame, d’inutile qu’elle était auparavant.

Tu nous rends là, Socrate, l’étude de l’astronomie dix fois plus difficile qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Nous prescrirons, je pense, la même méthode à l’égard des autres sciences, si nous voulons être bons à quelque chose, comme législateurs. Mais toi, pourrais-tu me rappeler encore quelque science qui convienne à notre dessein ?

Il ne m’en vient aucune à l’esprit quant à présent.

Cependant le mouvement, à ce qu’il me semble, ne présente pas une seule forme ; il en a plusieurs. Un savant pourrait peut-être les nommer toutes ; mais il en est deux que nous connaissons.

Quelles sont-elles ?

Après celle que nous avons dite, vient celle-ci qui lui correspond.

Laquelle ?

Il semble que, comme les yeux ont été faits pour l’astronomie, les oreilles l’ont été pour les mouvemens harmoniques, et que ces deux sciences, l’astronomie et la musique, sont sœurs, comme disent les Pythagoriciens et comme nous, cher Glaucon, nous l’admettons : n’est-ce pas ?

Oui.

Comme c’est une grande affaire, nous prendrons leur opinion sur ce point et sur d’autres encore, s’il y a lieu ; mais à côté de tout cela, nous maintiendrons notre maxime.

Quelle maxime ?

Celle d’interdire à nos élèves toute étude en ce genre qui demeurerait imparfaite et ne tendrait point au terme où doivent aboutir toutes nos connaissances, comme nous le disions tout à l’heure au sujet de l’astronomie. Ne sais-tu pas que la musique aujourd’hui n’est pas mieux traitée que sa sœur ? On borne cette science à la mesure des tons et des accords sensibles : travail sans fin, aussi inutile que celui des astronomes.

Il est plaisant en effet, Socrate, de voir nos musiciens avec ce qu’ils appellent leurs nuances diatoniques, l’oreille tendue, comme des curieux qui sont aux écoutes, les uns disant qu’ils découvrent un certain ton particulier entre deux tons, et que ce ton est le plus petit qui se puisse apprécier : les autres soutenant au contraire que cette différence est nulle ; mais tous d’accord pour préférer l’autorité de l’oreille à celle de l’esprit[4].

Tu parles de ces braves musiciens qui ne laissent aucun repos aux cordes, les fatiguent de leurs expériences et les mettent pour ainsi dire à la question au moyen des chevilles. Pour ne pas prolonger cette description, je te fais grâce des coups d’archet qu’ils leur donnent, et des accusations dont ils les chargent sur leur obstination à refuser certains sons ou à en donner qu’on ne leur demande pas : j’abandonne toute cette description, et je déclare que ce n’est point de ceux-là que je veux parler, mais de ceux que nous nous sommes proposé d’interroger sur l’harmonie[5]. Ceux-ci du moins font la même chose que les astronomes ; ils cherchent des nombres dans les accords qui frappent l’oreille : mais ils ne vont pas jusqu’à y voir de simples données pour découvrir quels sont les nombres harmoniques et ceux qui ne le sont pas, ni d’où vient entre eux cette différence.

Voilà une étude bien sublime.

Elle est utile à la recherche du beau et du bon ; mais si on s’y livre dans une autre vue, elle ne servira de rien.

Cela peut bien être.

Pour moi je pense que l’étude de toutes les sciences que nous venons de parcourir, si elle portait sur leurs points de contact et sur leurs analogies entre elles, et les comprenait dans leurs rapports généraux, cette étude serait utile à la fin que nous nous proposons et vaudrait la peine qu’on s’y adonnât : sinon, elle n’en vaudrait nullement la peine.

J’en augure de même : mais, Socrate, tu nous parles là d’un bien long travail.

Quoi, tu veux dire sans doute notre prélude ? Et ne savons-nous pas que toutes ces études ne sont que des espèces de préludes de l’air qu’il nous faut apprendre ? Car assurément les gens qui excellent dans ces sciences ne sont pas dialecticiens, à ton avis ?

Non, certes, sauf un très petit nombre que j’ai pu rencontrer.

Mais si l’on n’est pas en état de donner ou d’entendre la raison de chaque chose, crois-tu qu’on puisse jamais bien connaître ce que nous avons dit qu’il fallait savoir ?

Je ne le crois pas.

Eh bien, Glaucon, voilà enfin après tous les préludes l’air dont je parlais ; c’est la dialectique qui l’exécute. Science toute spirituelle, elle peut cependant être représentée par l’organe de la vue qui, comme nous l’avons montré, s’essaie d’abord sur les animaux, puis s’élève vers les astres et enfin jusqu’au soleil lui-même. Pareillement, celui qui se livre à la dialectique, qui, sans aucune intervention des sens, s’élève par la raison seule jusqu’à l’essence des choses, et ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la pensée l’essence du bien, celui-là est arrivé au sommet de l’ordre intelligible, comme celui qui voit le soleil est arrivé au sommet de l’ordre visible.

Cela est vrai.

N’est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique ?

Oui.

Rappelle-toi l’homme de la caverne : il se dégage de ses chaînes ; il se détourne des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette ; il sort de la caverne et monte aux lieux qu’éclaire le soleil ; et là, dans l’impuissance de porter directement les yeux sur les animaux, les plantes et le soleil, il contemple d’abord dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres véritables, au lieu des ombres d’objets artificiels, formées par une lumière que l’on prend pour le soleil. Voilà précisément ce que fait dans le monde intellectuel l’étude des sciences que nous avons parcourues ; elle élève la partie la plus noble de l’ame jusqu’à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l’heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps s’élever à la contemplation de ce qu’il y a de plus lumineux dans le monde corporel et visible.

J’admets ce que tu dis : ce n’est pas que je n’aie bien de la peine à l’admettre, mais il me serait aussi difficile de le rejeter ; au surplus, comme ce sont des choses que nous n’avons pas à entendre seulement aujourd’hui, mais sur lesquelles il faut revenir plusieurs fois, supposons qu’il en est comme tu dis, venons-en à notre air, et étudions-le avec autant de soin que nous avons fait le prélude. Dis-nous donc en quoi consiste la dialectique, en combien d’espèces elle se divise, et par quels chemins on y parvient ; car il y a apparence que ce sont ces chemins qui conduisent au terme où le voyageur fatigué trouve le repos et la fin de sa course.

Je crains fort que tu ne puisses me suivre jusque là, mon cher Glaucon ; car pour moi la bonne volonté ne me manquerait pas ; ce que tu aurais à voir, ce n’est plus l’image du bien, mais le bien lui-même, ou du moins ce qui me paraît tel. Que je me trompe ou non, ce n’est pas encore la question ; mais ce qu’il s’agit de prouver, c’est qu’il existe quelque chose de semblable : n’est-ce pas ?

Oui.

Et que la dialectique seule peut le découvrir à un esprit exercé dans les sciences que nous avons parcourues ; qu’autrement, cela est impossible.

C’est bien là ce qu’il s’agit de prouver.

Au moins il est un point que personne ne nous contestera, c’est que la méthode dialectique est la seule qui tente de parvenir régulièrement à l’essence de chaque chose, tandis que la plupart des arts ne s’occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts, de production et de fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l’accompagnent, nous avons dit qu’ils ont quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais une science ?

Cela est impossible.

Il n’y a donc que la méthode dialectique qui, écartant les hypothèses, va droit au principe pour l’établir solidement ; qui tire peu à peu l’œil de l’ame du bourbier où il est honteusement plongé, et l’élève en haut avec le secours et par le ministère des arts dont nous avons parlé. Nous les avons appelés plusieurs fois du nom de sciences pour nous conformer à l’usage ; mais il faudrait leur donner un autre nom qui tienne le milieu entre l’obscurité de l’opinion et l’évidence de la science : nous nous sommes servis quelque part plus haut du nom de connaissance raisonnée. Au reste il ne s’agit pas de disputer sur les noms, quand nous avons, ce semble, des choses si importantes à examiner.

Tu as raison ; c’est à la pensée à éclairer les termes.

Ainsi nous jugeons à propos, comme auparavant, d’appeler science la première et la plus parfaite manière de connaître ; connaissance raisonnée, la seconde ; foi, la troisième ; conjecture, la quatrième, comprenant les deux dernières sous le nom d’opinion, et les deux premières sous celui d’intelligence, de sorte que le rapport qui existe entre ce qui est et ce qui naît, se retrouve de l’intelligence à l’opinion, de la science à la foi, de la connaissance raisonnée à la conjecture. Mais laissons là, Glaucon, les rapports de ces deux ordres, à savoir, l’ordre de l’opinion et celui de l’intelligence, ainsi que le détail de la subdivision de chacun d’eux, pour ne pas nous jeter dans des discussions plus longues que celles dont nous sommes sortis.

Pour ce que tu as dit, Socrate, j’y adhère, autant que je suis capable de te suivre.

N’appelles-tu pas dialecticien celui qui rend raison de ce qu’est chaque chose en soi ? Et ne dis-tu pas d’un homme qu’il n’a pas l’intelligence d’une chose, lorsqu’il ne peut en rendre raison ni à lui-même ni aux autres ?

Et comment pourrais-je dire qu’il l’a ?

Il en est de même du bien. Qu’un homme ne puisse, séparant l’idée du bien de toutes les autres, en donner une définition précise ; qu’il ne sache pas se frayer un passage à travers toutes les objections, comme un brave dans la mêlée ; que tout en désirant ardemment démontrer cette idée non pas selon l’opinion, mais selon la réalité, il ne puisse surmonter tous les obstacles par la puissance de la logique ; ne diras-tu pas de cet homme qu’il ne connaît ni le bien par essence ni aucun autre bien, que s’il saisit quelque fantôme de bien, ce n’est point sur la science mais sur l’apparence qu’il se fonde, que sa vie se passe dans un profond sommeil rempli de vains rêves, dont il ne se réveillera pas probablement en ce monde, avant d’aller dans l’autre dormir d’un sommeil parfait ?

Oui, certes, je dirai tout cela.

Mais si un jour tu viens à former réellement ces mêmes élèves dont tu ne fais ici l’éducation qu’en paroles, tu ne les mettrais pas sans doute à la tête de l’État et tu ne leur donnerais pas un grand pouvoir, s’ils étaient incapables de rendre raison de leurs pensées, comme ces lignes qu’on appelle irrationnelles[6].

Assurément non.

Tu leur prescriras donc de s’appliquer particulièrement à cette science qui doit les rendre capables d’interroger et de répondre de la manière la plus savante possible.

Oui, je le leur prescrirai de concert avec toi.

Ainsi tu juges que la dialectique est pour ainsi dire le faîte et le comble des autres sciences, qu’il n’en reste aucune qui puisse être ajoutée par-dessus celle-là, et que nous voilà au bout de nos recherches sur les sciences qu’il importe d’apprendre.

Oui.

Il te reste à régler quels sont ceux à qui nous ferons part de ces sciences, et comment il faudra les leur enseigner.

Voilà bien ce qui nous reste à faire.

Tu te rappelles quel était le caractère de ceux que nous avons choisis pour gouverner ?

Oui.

Toi-même tu pensais que c’étaient des hommes de cette trempe que nous devions choisir, que nous devions préférer les plus fermes, les plus vaillans, et s’il se peut, les plus beaux. Ajoutons qu’il nous faut chercher non seulement de nobles et fortes natures, mais encore des dispositions appropriées à l’éducation que nous voulons leur donner.

Quelles sont ces dispositions ?

La pénétration d’esprit nécessaire à l’étude des sciences et la facilité à apprendre ; en effet, l’ame est bien plutôt découragée par les difficultés de la science que par celles de la gymnastique ; car ici la peine est pour l’ame seule, et le corps ne la partage point.

Cela est vrai.

Il faut de plus qu’ils aient de la mémoire, du caractère, qu’ils aiment le travail, et toute espèce de travail sans distinction ; autrement comment crois-tu qu’ils consentent à allier ensemble tant d’exercices du corps, tant de réflexions et de travaux de l’esprit ?

Jamais, s’ils ne sont nés avec le plus heureux naturel.

La faute que l’on fait aujourd’hui, et c’est cette faute qui a fait tant de tort à la philosophie, vient, comme nous l’avons dit précédemment, de ce qu’on s’adonne à la philosophie sans avoir qualité pour cela ; il ne faudrait point en laisser approcher des talens bâtards, mais seulement de vrais et légitimes talens.

Comment l’entends-tu ?

D’abord celui qui veut s’y appliquer ne doit pas être boiteux par rapport au travail, c’est-à-dire en partie laborieux et en partie indolent ; ce qui arrive lorsqu’un jeune homme, rempli d’ardeur pour le gymnase, pour la chasse, pour tous les exercices du corps, n’a d’ailleurs aucun goût pour tout ce qui est études, conversations, recherches scientifiques, et qu’il craint le travail de cette sorte. J’en dis autant de celui dont l’amour pour le travail se porte tout entier du côté opposé.

Rien n’est plus vrai.

Ne considérerons-nous pas encore comme des ames estropiées par rapport à la vérité, celles qui, détestant le mensonge volontaire, et ne pouvant le souffrir sans répugnance dans elles-mêmes ni sans indignation dans les autres, n’ont pas la même horreur pour le mensonge involontaire, et qui, lorsqu’elles sont convaincues d’ignorance, ne s’indignent pas contre elles-mêmes, mais se vautrent dans l’ignorance comme le pourceau dans la fange ?

Oui, certes.

Il ne faut pas mettre moins d’attention à discerner le naturel heureux et bien constitué d’avec celui qui est mal venu, par rapport à la tempérance, le courage, la grandeur d’ame et les autres vertus. Faute de savoir faire de semblables distinctions, les individus et les États commettent, sans s’en apercevoir, leurs intérêts, ceux-ci à des magistrats, ceux-là à des amis, infirmes et incapables.

Cela n’est que trop ordinaire.

Prenons donc les mesures que doivent nous inspirer ces réflexions : si nous n’appelons à des études et à des exercices de cette importance que des sujets auxquels il ne manque rien ni du côté du corps ni du côté de l’ame, la justice elle-même n’aura aucun reproche à nous faire ; notre État et nos lois se maintiendront : mais si nous appliquons à ces travaux des sujets indignes, le contraire arrivera, et nous jetterons plus de ridicule encore sur la philosophie.

Cela serait honteux pour nous.

Sans doute ; mais il me semble que je ne suis pas moi-même exempt de ridicule.

En quoi donc ?

J’oubliais que nous plaisantions, et j’ai peut-être parlé un peu trop vivement. Mais en parlant, j’ai jeté les yeux sur la philosophie, et la voyant traitée indignement, je me suis laissé emporter trop loin, je crois, en me livrant à l’indignation et presque à la colère contre ceux qui l’outragent.

Certes, ce n’est pas l’avis de ton auditeur.

Mais c’est celui de l’orateur. Quoi qu’il en soit, n’oublions pas que notre premier choix tombait sur des vieillards, et qu’ici un pareil choix ne serait pas de saison ; car il n’en faut pas croire Solon, lorsqu’il dit qu’un homme qui vieillit peut apprendre beaucoup de choses[7]. Il serait plutôt en état de courir ; non, c’est à la jeunesse que tous les grands travaux appartiennent.

Nécessairement.

C’est donc dès l’enfance qu’il faut appliquer nos élèves à l’étude de l’arithmétique, de la géométrie, et des autres sciences qui servent de préparation à la dialectique. Mais il ne doit y avoir dans les formes de l’enseignement rien qui les contraigne à apprendre.

Pour quelle raison ?

Parce que l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave. Que les exercices du corps soient forcés, le corps n’en profite pas moins que s’ils étaient volontaires ; mais les leçons qui entrent de force dans l’ame n’y demeurent pas.

Il est vrai.

Ainsi, mon cher ami, bannis toute violence des études de ces enfans : qu’ils s’instruisent en jouant ; par là tu seras plus à portée de connaître leurs dispositions particulières.

Ce que tu dis est très sensé.

Te souvient-il aussi de ce que nous disions plus haut, qu’il fallait mener les enfans à la guerre sur des chevaux, les rendre spectateurs du combat, les approcher même de la mêlée, lorsqu’on le pourra sans danger, et leur faire en quelque manière goûter le sang, comme on fait aux jeunes chiens de meute ?

Je m’en souviens.

Tu mettras à part ceux qui auront constamment montré plus de patience dans les travaux, plus de courage dans les dangers, plus d’ardeur pour les sciences.

À quel âge ?

Lorsqu’ils auront fini leur cours nécessaire d’exercices gymniques ; car ce temps d’exercices qui sera de deux ou trois ans, n’admet pas d’autres occupations, la fatigue et le sommeil étant ennemis des sciences : et d’ailleurs ce n’est pas une épreuve sans importance de savoir comment chacun d’eux se montrera dans le cours gymnique.

Non, certainement.

Après ce temps, à partir de leur vingtième année, ceux qu’on aura choisis obtiendront des distinctions plus honorables et on devra leur présenter dans leur ensemble les sciences que dans l’enfance ils ont étudiées isolément, afin qu’ils saisissent sous un point de vue général et les rapports que ces sciences ont entre elles et la nature de l’être.

Cette méthode est la seule qui produise des résultats solides partout où on la suit.

Elle offre aussi un moyen excellent de distinguer l’esprit propre à la dialectique de tout autre esprit : celui qui se place dans le point de vue général est dialecticien ; les autres ne le sont pas.

J’en tombe d’accord.

C’est à quoi tu devras faire attention, et quand tu auras bien reconnu les naturels les plus solides et dans les sciences et dans la guerre et dans les autres épreuves prescrites, lorsqu’ils auront atteint l’âge de trente ans, tu devras en former une élite nouvelle pour leur accorder de plus grands honneurs, et tu distingueras, en les éprouvant par la dialectique, ceux qui, sans s’aider de leurs yeux ni des autres sens, pourront s’élever jusqu’à la connaissance de l’être par la seule force de la vérité ; et c’est ici, mon cher Glaucon, qu’il faut apporter les plus grandes précautions.

Pourquoi ?

As-tu remarqué de quel mal l’étude de la dialectique est de nos jours travaillée ?

Quel mal ?

Elle est pleine de désordre.

Tu as bien raison.

Mais crois-tu qu’il y ait en ce désordre rien de surprenant, et n’excuses-tu pas ceux qui s’y laissent aller ?

Comment cela ?

Ils sont dans le cas d’un enfant supposé qui, élevé dans le sein d’une famille noble, opulente, au milieu du faste et des flatteurs, s’apercevrait, étant devenu grand, que ceux qui se disent ses parens ne le sont pas, sans pouvoir retrouver les véritables. Conçois-tu les sentimens qu’il aurait pour ses flatteurs et ses prétendus parens, avant qu’il eût connaissance de sa fausse position et après qu’il en serait instruit ? Ou veux-tu savoir là-dessus ma pensée ?

Je le veux bien.

Je m’imagine qu’il aurait d’abord plus de respect pour son père, sa mère, et ceux qu’il regarderait comme ses proches, que pour ses flatteurs ; qu’il aurait plus d’empressement à les secourir, s’ils en avaient besoin ; qu’il serait moins disposé à leur manquer en paroles ou en action ; en un mot, que dans les choses essentielles il leur désobéirait moins qu’à ses flatteurs, pendant tout le temps qu’il ignorerait son état.

Il y a apparence.

Mais à peine aurait-il connu la vérité, il me semble qu’aussitôt son empressement et ses attentions diminueraient à l’égard de ses parens, et augmenteraient pour ses flatteurs ; il s’abandonnerait aux conseils de ceux-ci avec moins de réserve qu’auparavant, et il vivrait avec eux publiquement dans la plus grande intimité, tandis qu’il ne s’embarrasserait guère de son père et de ses parens supposés, à moins qu’il ne fût naturellement très sage.

Tout arriverait comme tu dis ; mais comment cette comparaison s’applique-t-elle à ceux qui se livrent à la dialectique ?

Voici comment : n’avons-nous pas dès l’enfance sur la justice et l’honnêteté des maximes qui sont pour nous comme des parens au sein desquels nous sommes élevés dans l’habitude de les honorer et de leur obéir ?

Oui.

Mais n’y a-t-il pas aussi des maximes opposées à celles-là, maximes séduisantes qui obsèdent notre ame comme autant de flatteurs, sans pourtant nous persuader, pour peu que nous ayons de sagesse, et nous détourner de notre culte et de notre obéissance envers les autres maximes vraiment paternelles ?

Soit.

Eh bien, maintenant, qu’il survienne un raisonneur qui demande à un homme ainsi disposé ce que c’est que l’honnête ; après que celui-ci aura fait une réponse conforme à ce qu’il a appris de la bouche du législateur, qu’on le réfute, et, qu’à force de le confondre en tous sens, on le réduise à douter s’il y a rien qui soit honnête plutôt que déshonnête ; qu’on lui inspire le même doute à l’égard du juste, du bien et des autres choses qu’il révérait le plus ; que deviendront alors, dis-moi, à l’égard de toutes ces choses, ses habitudes de respect et de soumission ?

Nécessairement elles ne seront plus les mêmes.

Mais lorsqu’il en sera venu à n’avoir plus le même respect pour les maximes qui l’ont élevé, et à ne plus reconnaître comme auparavant la parenté qui l’unit à elles, sans cependant en trouver de plus légitimes, se peut-il faire qu’il ne s’abandonne pas au régime qui le flatte ?

Non.

Auparavant soumis à la loi, il lui deviendra maintenant rebelle.

Sans doute.

Il n’y a donc rien de surprenant dans ce qui arrive à ceux qui se livrent ainsi à la dialectique, et, comme je viens de le dire, ils méritent qu’on leur pardonne.

Et de plus qu’on les plaigne.

Or, afin que tu n’aies pas aussi à plaindre les élèves que tu as choisis parmi les hommes de trente ans, avant de les appliquer à la dialectique, prenons toutes les précautions possibles.

Il le faut.

N’est-ce pas déjà une importante précaution de leur interdire la dialectique, quand ils sont trop jeunes ? Tu as dû remarquer que les jeunes gens, lorsqu’ils commencent à étudier la dialectique, en abusent et en font un jeu, contredisant sans cesse, et, à l’exemple de ceux qui les ont confondus dans la dispute, confondant les autres à leur tour ; semblables à de jeunes chiens, ils se plaisent à harceler et à mordre avec le raisonnement tous ceux qui les approchent.

On ne peut pas mieux peindre leur travers.

Après beaucoup de disputes où ils ont été tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, ils finissent bientôt par ne plus rien croire de ce qu’ils croyaient auparavant. Par là ils donnent occasion au public de les décrier eux et la philosophie tout entière.

Cela est certain.

Arrivé à un âge plus mûr, on ne voudra pas donner dans cette manie. On imitera ceux qui veulent faire sérieusement de la dialectique et découvrir la vérité plutôt que ceux qui ne veulent que s’amuser et contredire. Ainsi on prendra soi-même un caractère plus honorable et on rendra à la profession philosophique décriée la dignité qui lui appartient.

Très bien.

C’était dans ce même esprit de précaution que nous avions antérieurement insisté pour n’admettre aux exercices de la dialectique que des esprits graves et solides, au lieu d’y admettre, comme on fait de nos jours, le premier venu qui n’y apporte aucune disposition.

En effet.

Sera-ce assez de donner à la dialectique le double du temps qu’on aura donné à la gymnastique, de s’y appliquer sans relâche et aussi exclusivement qu’on avait fait pour les exercices du corps ?

Combien d’années ? Quatre ou six ?

Environ ; mets-en cinq. Après quoi, tu les feras descendre de nouveau dans la caverne, et tu les obligeras de remplir les emplois militaires et les autres fonctions propres aux jeunes hommes, afin que du côté de l’expérience ils ne restent pas en arrière des autres. Ce seront encore pour eux de nouvelles épreuves : tu observeras, au milieu des distractions qui les assiégent de tous les côtés, s’ils demeurent fermes ou s’ils fléchissent un peu.

Combien de temps dureront ces épreuves ?

Quinze ans. Il sera temps alors de conduire au terme ceux qui à cinquante ans seront sortis de ces épreuves et se seront distingués dans la vie comme dans les sciences, et de les contraindre à diriger l’œil de l’ame vers l’être qui éclaire toutes choses, afin qu’après avoir contemplé l’essence du bien, ils s’en servent désormais comme d’un modèle pour gouverner chacun à leur tour et l’État et les particuliers et leur propre personne, s’occupant presque toujours de l’étude de la philosophie, mais se chargeant, quand leur tour arrivera, du fardeau de l’autorité et de l’administration des affaires dans la seule vue du bien public, et moins comme un honneur que comme un devoir indispensable ; c’est alors qu’après avoir travaillé sans cesse à former des hommes qui leur ressemblent, et laissant de dignes successeurs dans la garde de l’État, ils pourront passer de cette vie dans les îles des bienheureux. L’État leur consacrera des monumens et des sacrifices publics, à tel titre que la Pythie voudra autoriser, soit comme à des génies tutélaires, ou du moins comme à des ames bienheureuses et divines.

Voilà, Socrate, de merveilleux hommes politiques que tu viens de fabriquer, comme un sculpteur habile.

Dis aussi des femmes politiques, mon cher Glaucon ; car ne crois pas que j’aie voulu parler des hommes plutôt que des femmes, toutes les fois qu’elles seront douées d’une aptitude convenable.

Cela doit être, si, comme nous l’avons établi, il faut que tout soit commun entre les deux sexes.

Eh bien, mes amis, admettez-vous maintenant que notre projet d’État et de gouvernement n’est pas un simple souhait, qu’il est difficile sans doute, mais possible, et possible seulement comme il a été dit, savoir, lorsque de vrais philosophes, soit un seul, soit plusieurs, placés à la tête d’un État, méprisant les honneurs qu’on brigue aujourd’hui, comme de nul prix et indignes d’un homme libre, n’estimant que le devoir et les honneurs qui en sont la récompense, et regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, dévoués à son service et s’appliquant à la faire prévaloir, entreprendront la réforme de l’État ?

De quelle manière ?

Ils relègueront à la campagne tous les citoyens qui seront au-dessus de dix ans, et ayant soustrait de cette manière les enfans de ces citoyens à l’influence des mœurs actuelles qui sont aussi celles des parens, ils les élèveront conformément à leurs propres mœurs et à leurs propres principes, qui sont ceux que nous avons exposés. Ce sera là le plus prompt et le plus sûr moyen d’établir le gouvernement dont nous avons parlé, de le rendre prospère et très avantageux au peuple chez lequel il sera formé.

Sans contredit. Je crois, Socrate, que tu as heureusement trouvé la manière dont notre projet s’exécutera, s’il s’exécute un jour.

N’avons-nous pas assez prolongé cette discussion sur l’État et sur l’homme individuel qui lui ressemble ? Il est aisé de voir quel doit être cet homme selon nos principes.

Très aisé ; et, comme tu dis, la matière est épuisée.


Notes

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  1. Odyssée, XI, v. 488. Paroles d’Achille regrettant la vie jusqu’à préférer la condition de valet de laboureur au pouvoir suprême chez les morts.
  2. Voyez le Phèdre, t. VI, p. 34-35.
  3. Les critiques voient ici une allusion au Ve fragment du Nauplius de Sophocle, où toutefois c’est Nauplius qui dit cela de Palamède, et non celui-ci qui parle. Gelder, dans son édition de Théon de Smyrne, soutient, non sans fondement, qu’il ne s’agit point de telle ou telle tragédie, mais que les poètes avaient prêté ce langage à Palamède dans plusieurs tragédies où il jouait un rôle.
  4. Consultez sur ce passage Théon, Arithm., p. 21 ; Music., p. 73 ; Boeckh, de Metris Pindari, p. 208.
  5. Les Pythagoriciens.
  6. Voyez la note à la fin du volume.
  7. Plutarque, Vie de Solon ; Brunck, Anal. I, 65. — Ce mot de Solon est aussi cité dans le Lachès, t. V, p. 359.