La République d’Amalfi/01

La bibliothèque libre.



LA
RÉPUBLIQUE D’AMALFI.

I. – LA COSTIERA ET LE GOLFE D’AMALFI.

Le petit pays d’Amalfi est l’un des plus visités et des moins connus de l’Italie. Chaque année plusieurs centaines de touristes le traversent processionnellement. Partis de quelque ville voisine, de Salerne ou de Sorrente, ils se rendent en quelques heures à Amalfi, se logent au couvent des capucins (c’est la mode), et jettent à peine un coup d’œil sur la ville, qu’ils trouvent affreuse ; les plus jeunes et les plus curieux vont faire une promenade à Atrani, et grimpent même jusqu’à Ravello, admirant pour la forme les ruines moresques de cette ville singulière ; puis nos voyageurs se rembarquent, n’ayant guère vu là, les gens du monde, que des vignes en guirlandes, des oliviers, de blanches maisons perdues dans la verdure sombre des orangers, des grenadiers et des garoubiers ; les artistes, que des paysages aux lignes grandioses. Quelques uns ont appris vaguement qu’ils parcouraient un pays jadis fameux ; mais ils ignorent que cette misérable ville d’Amalfi fut autrefois l’une des plus puissantes cités maritimes de l’Italie ; qu’elle dut au caractère aventureux, à l’admirable industrie, aux passions même de ses habitans, une splendeur qu’effacèrent seules les magnificences de Pise, de Gênes et de Venise ; qu’elle ouvrit la route de l’Orient à ces villes rivales, qu’elle eut des comptoirs dans toutes les parties du monde alors connu, qu’elle couvrit la Méditerranée de ses flottes, qu’enfin, lorsque les barbares en armes se partageaient les populations de l’Europe effrayée, la liberté, bannie du reste du monde, trouva un asile au milieu de ces rocs et de ces monts escarpés.

Il y a quatorze siècles qu’Amalfi fut fondée par des Romains fuyant devant l’invasion des barbares, et pendant tout ce temps, même au Xe et XIe siècle, époque de sa plus grande prospérité, elle ne communiquait avec Naples et Salerne qu’au moyen de sentiers praticables à dos de mulet. Avant la fin de 1840, cette ville aura un chemin pour les voitures ; en passant par Vietri, la Cava et Nocera, on pourra se rendre d’Amalfi à Naples en une journée ; c’était le temps qu’il fallait autrefois aux galères de la république pour aller soutenir ou combattre les Napolitains tour à tour alliés ou ennemis.

Aujourd’hui les galères d’Amalfi se sont transformées en barques que manœuvrent quatre rameurs et un timonier. Ces barques, pour peu que le vent les seconde, tiennent bien la mer et marchent rapidement. L’une d’elles avait relâché à Salerne et attendait des passagers pour retourner à Amalfi. Nous fîmes marché avec son patron, rusé compère taillé en Hercule, et un quart d’heure après avoir doublé la jetée du port de Salerne, nous longions les rochers et la plage de Vietri. Une population nombreuse se pressait autour des bâtimens échoués sur le rivage, étendant des filets, embarquant ou débarquant les denrées du commerce, car Vietri est, à proprement parler, le vrai port de Salerne. On voit encore, au centre de sa marine, les restes d’une grosse tour qui servait à protéger contre les Barbaresques les bâtimens qui s’y arrêtaient. Aussitôt qu’ils nous aperçurent, tous les marins de la plage nous saluèrent par de grands cris, et pour n’en pas perdre l’habitude, leurs femmes et leurs enfans tendirent les mains du rivage.

Vietri, vue de la mer, présente un admirable coup d’œil. Ses bourgades étagées l’une sur l’autre, et dont quelques-unes semblent collées au front des rochers dont le pied plonge dans les flots ; ses maisons blanches auxquelles les reflets soyeux de la mer donnent la transparence de l’albâtre ; ses massifs de citronniers, d’orangers et de grenadiers, aux branches chargées de fruits dorés ; ses bois d’oliviers, au milieu desquels apparaît d’espace en espace la cime arrondie et d’un vert plus vigoureux du garoubier naturalisé sur ces rivages ; ses montagnes, revêtues de la base au sommet de myrthes, d’arbousiers, d’arbustes épineux, et dont les cimes dentelées se dressent vers le ciel avec une sorte de fierté sauvage, tout concourt à former de ce coin du golfe de Salerne l’un des plus séduisans et des plus magnifiques paysages qui soient au monde.

La brise de mer s’était élevée peu après notre départ et creusait de profondes vallées sur la plaine azurée, comme disaient les poètes il y a deux mille ans, lorsque le golfe de Salerne s’appelait la mer Tyrrhénienne. Notre petite barque descendait gracieusement au fond de ces vallées, et remontait légèrement sur leurs pentes ; on eût dit un dauphin se jouant au milieu des flots. Mais toute cette grace et cette gaieté ne nous plaisaient guère, et les nausées auraient bientôt succédé à la désagréable ivresse du mal de mer, si nous n’eussions donné ordre à nos rameurs de se rapprocher de la terre. Là nous commençâmes une prudente navigation, pénétrant dans toutes les anses, nous abritant derrière les caps, perdant sans doute beaucoup de temps au grand mécontentement de nos bateliers, mais jouissant de la double satisfaction d’éviter le mal de mer et de pouvoir admirer le paysage dans ses moindres détails.

Toute cette côte, qui s’étend de Vietri au cap du Tombeau, est singulièrement triste ; elle présente de grandes pentes boisées par places, ou des escarpemens de roches calcaires couronnés de créneaux et d’obélisques naturels. De distance en distance, ces escarpemens sont sillonnés d’étroites et profondes vallées au fond desquelles bouillonnent les eaux noires d’un torrent. À l’embouchure du torrent s’élèvent quelques petites maisons sans toits ou aux terrasses cintrées comme le couvercle d’un tombeau. Chacune de ces maisons, qu’ombrage un oranger ou un figuier qu’à leurs dimensions et à leur stature robuste on prendrait pour de grands chênes, sert d’asile à une famille de pêcheurs dont les filets sèchent au soleil, près de la barque échouée sur le sable.

Toujours côtoyant, nous arrivâmes bientôt à Cetara, le premier port de la Costiera[1] d’Amalfi. C’était l’heure de midi, et sa flottille, composée d’une trentaine de barques de pêcheurs, profitait de la brise de mer pour gagner le large en louvoyant. Ces voiles blanches, que le vent poussait dans la même direction, leur donnant à chacune la même forme triangulaire, éclairées par l’ardent soleil du midi, égayaient toute cette partie du golfe. Ce départ des pêcheurs, leurs cris de joie, les chants qu’ils répétaient en chœur et dont ils se renvoyaient les refrains d’une barque à l’autre, donnaient au paysage de Cetara une inexprimable couleur antique. Les souvenirs, il est vrai, aidaient à l’illusion ; car devant nous, sur cette pointe élevée d’Erchia, nos mariniers nous montraient les ruines d’un temple antique consacré à Hercule, qui aurait laissé son nom à ce promontoire, et à notre gauche les monts de Pœstum et de l’Agropoli fermaient l’horizon de leur barrière azurée.

Cetara, au temps de la république d’Amalfi, était la dernière de ses possessions du côté de Salerne. Aujourd’hui cette petite ville, peuplée de 2,400 habitans, fait partie du district de la Cava. Cetara, du IXe au XIe siècle, fut, à diverses reprises, occupée par les Sarrasins.

Les habitans de Cetara ont gardé quelque chose de leur origine sarrasine ; leur visage maigre et olivâtre, leurs bras et leurs jambes couleur de cuivre, leurs chants rudes et gutturaux, l’éclat inaccoutumé de leurs yeux noirs qui brillent comme des étoiles sous leur brun capuchon, tout jusqu’à ce vêtement des pêcheurs, pareil au burnouss des Arabes, complète la ressemblance, que leurs mœurs rendent encore plus parfaite. Cetara est en effet l’un des bourgs les plus mal famés du royaume de Naples, après ceux des Calabres. Les riverains du golfe se rappellent encore avec terreur le brigandage et les pirateries qu’exercèrent en 1799 une poignée d’hommes déterminés, fortifiés dans cette petite marine ; les habitans de Salerne et de la côte d’Amalfi pouvaient se croire revenus au temps où Barberousse et Sinan-Bassa infestaient leurs parages et faisaient la chasse aux chrétiens dans leur voisinage. Si le châtiment se fit attendre, il fut terrible, et cette fois il était mérité[2].

Cetara a un monastère de frères mineurs et une église paroissiale dédiée à saint Pierre. Dans la muraille de cette église, à gauche de la porte principale, est enclavé un tombeau sur lequel on a gravé en forme d’épitaphe une sorte de narration poétique qui piqua ma curiosité.

Grandonetto Aulisio repose dans cette tombe, disait l’inscription ; après avoir parcouru les mers sur son fidèle navire, il rentra sain et sauf dans Parthenope et délivra de la prison de Salerne le prince Frédéric ; la gloire fut sa dernière compagne, etc., etc.[3].

Quel était ce Grandonetto ? et à quelle action de sa vie l’épitaphe faisait-elle allusion ? Voici ce que m’a raconté à ce sujet un érudit d’Amalfi :

En 1484, le roi Ferdinand, ayant essuyé une grande défaite dans la plaine de Sarno, au pied du Vésuve, fit la paix avec ses barons soulevés. Le prince de Salerne, Antonello Sanseverino, avait seul refusé d’acquiescer à cet arrangement. Il donnait pour prétexte à ce refus que les conditions du traité lui paraissaient obscures : « Que le roi envoie à Salerne le prince Frédéric son frère, il m’expliquera les articles que je n’ai pu comprendre ; rien ne s’opposera plus alors à un accommodement entre nous. Le roi, sans méfiance, envoya donc Frédéric à Salerne. Le jeune prince y fut reçu avec les marques du plus grand respect et du plus vif enthousiasme. Il convoqua les barons au palais du prince de Salerne et se rendit au milieu de leur assemblée. Les portes de la salle n’étaient pas encore refermées derrière lui, qu’Antonello Sanseverino, se levant et s’adressant au prince, lui déclara solennellement, au nom de tous les barons présens, que leur intention était de déposer le roi Ferdinand son frère et de le mettre sur le trône à sa place. « Nos bras, nos armes, nos cœurs, sont à vous, ajouta-t-il ; le saint-père est d’accord avec nous ; le jour même de votre acceptation, vous recevrez son investiture. » Frédéric aimait son frère, et, ce qui était fort rare à cette époque, il avait autant de désintéressement que de loyauté. Il fut saisi d’horreur à la proposition des barons ; repoussant avec fermeté et circonspection des offres qu’il déclarait ne pouvoir accepter sans manquer à son devoir, il fit connaître les propositions du roi et sortit. Mais Sanseverino et ses complices avaient bien pris leurs mesures. Le prince fut retenu captif dans le palais ; il avait à choisir entre le trône et la prison ; il choisit la prison, et il y languissait depuis vingt jours, s’attendant à être mis à mort par les rebelles, quand Grandonetto Aulisio, patron d’une felouque de Cetara, à l’ancre dans le port de Salerne, et Mariotto Broggi, originaire de la Corse, qui avait servi autrefois sous le prince, résolurent de le délivrer. Mariotto Broggi était logé dans la forteresse qui servait de prison à Frédéric ; il lui fit passer par l’un des gardes qu’il avait gagné un costume de jeune fille ; le prince s’en revêtit et descendit dans une cour où Broggi l’attendait. Celui-ci, le prenant gaiement par la taille, passa devant les sentinelles auxquelles il laissait entendre par des signes mystérieux qu’il reconduisait son amoureuse, qui était venue le trouver ce soir-là. Il le mena ainsi jusqu’au port où Grandonetto les attendait. Sa felouque mit aussitôt à la voile, et le lendemain, au point du jour, le jeune prince débarquait sur la place du palais de Naples.

En reconnaissance de sa généreuse intervention, le roi Ferdinand créa le capitaine Broggi baron d’Arnesano dans la province d’Otrante ; quant à Grandonetto, il lui fit de riches présens, et, à sa prière, il accorda à Cetara, son pays, divers priviléges. Aussi les habitans de Cetara lui ont-ils élevé le tombeau qu’on remarque à l’entrée de leur église.

Au-delà de Cetara et de la petite marine d’Erchia, qui semble cachée sous le grand rocher du temple d’Hercule, l’aspect de la côte devient horrible. Nulles traces d’habitations, nulle végétation ; partout d’immenses rochers nus des formes les plus bizarres, les uns se dressant comme des obélisques de sept à huit cents pieds de hauteur, les autres suspendus dans les airs comme des voûtes d’arcs ruinés sous lesquels un des titans de la fable eût passé sans courber la tête. La base de ces pyramides et de ces rocs qui semblent descendre des cieux, s’enfonce perpendiculairement dans la mer. Poussée par les vents d’est et de sud, la vague s’y brise en fureur et les corrode. Les flancs de ces rochers offrent donc de tous côtés de bizarres déchirures, des cavernes profondes au fond desquelles pendent de gigantesques stalactites, ou des grottes étroites et tortueuses dont l’ouverture est à demi cachée par les flots. La mer, en s’engouffrant dans ces abîmes, en tire des bruits sourds et singuliers, d’affreux cris pareils aux mugissemens de l’ours en fureur ; aussi le cap que forment ces rochers a-t-il reçu le nom de Cap de l’Ours. À l’extrémité de ce promontoire, un long banc de rochers, formant une espèce de cirque, se détache de la masse principale ; cette pointe, qui s’avance au loin dans les flots, a reçu le nom de Cap du Tombeau. Les marins de Naples et d’Amalfi ne répètent qu’avec un respect mêlé de terreur les noms de ces deux caps redoutables ; ils vous racontent longuement la fatale histoire de ceux de leurs compagnons que l’Ours a dévorés ou qui dorment dans le Tombeau. Ce qui rend ces parages si dangereux, ce sont des bancs de roches sous-marines qui, à la profondeur de deux ou trois brasses, s’allongent au loin dans la mer. Malheur à la barque qui par un jour de tempête s’est aventurée sur cet écueil.

Lorsque nous traversâmes la Secca del Gaetano, — c’est le nom que les marins donnent à ces brisans, — le temps était magnifique ; la mer, légèrement agitée par la brise, fraîchissait à peine dans le reste du golfe ; et cependant notre petit navire ne marchait qu’à travers un banc d’écume, que le vent nous soufflait au visage, et qui donnait à notre navigation une agréable apparence de danger. Le bruit des vagues qui s’engouffraient dans ces cavernes et en fermaient l’entrée, tantôt retentissait comme un coup de canon parti des entrailles de la montagne, tantôt grondait comme la voix de l’ours irrité. Les cris d’innombrables oiseaux, décrivant de mobiles spirales autour des gigantesques pyramides des rochers, se mêlaient au bruit de la mer. Les voix haletantes et les gestes expressifs de nos rameurs s’encourageant l’un l’autre à lutter contre les courans qui se croisent autour de ces écueils, complétaient l’intérêt. J’aurais voulu croire au danger ; mais notre vieux timonier, qui, tout en fumant sa pipe et en tenant le gouvernail, sifflait joyeusement l’air de la Campanella, ne me le permettait pas. S’il y eût eu le moindre indice de péril, au lieu de montrer ce grand sang froid, notre homme fût tombé à genoux au fond du bateau et eût invoqué avec ferveur saint André, sainte Trophimène ou le grand saint Janvier.

Ce promontoire est célèbre par la victoire que les flottes génoise et française, commandées par Philippino Doria, le neveu du fameux André Doria, remportèrent, lors du siége de Naples par Lautrec, sur la flotte espagnole, qui avait pour amiral le vice-roi don Hugues de Moncade. Hugues savait que Doria, dont la flotte ne se composait que de huit galères et de quelques bâtimens, attendait des renforts de Venise et de France ; comme ses forces étaient supérieures, il résolut de surprendre le Génois avant que ces renforts ne lui fussent parvenus. Il embarqua donc à la pointe de Pausilippe mille arquebusiers choisis parmi ses vieilles bandes espagnoles, et réunit sur sa flotte, qu’il grossit de petits bâtimens, tous ses meilleurs officiers, espérant, ainsi compenser la supériorité des marins génois. Moncade espérait surprendre Doria ; mais celui-ci, averti par les intelligences que Lautrec avait dans Naples, avait de son côté renforcé ses équipages de trois cents arquebusiers français, et avait donné ordre à Nicolo Lomellino, l’un de ses amiraux, de prendre le large avec trois galères et de se tenir prêt à fondre sur l’ennemi au signal qu’il lui donnerait.

Hugues de Moncade partit dans la nuit de la pointe de Pausilippe ; il croyait rencontrer les Génois aux environs de Caprée et les surprendre avant que le soleil ne fût levé. Comme ses galères longeaient les immenses rochers perpendiculaires au sommet desquels se dressent les ruines sinistres du palais de Tibère, on entendit tout à coup une voix sonore et imposante qui retentissait au milieu de ces rochers. Les yeux des marins et des soldats de la flotte s’étaient tournés vers le rivage, cherchant d’où partait cette voix, quand on vit une figure étrange apparaître à l’entrée d’une grotte creusée dans les flancs de la montagne. C’était un ermite, autrefois soldat, qui, après avoir long-temps fait la guerre, s’était consacré à la vie solitaire ; il s’appelait Gonsalve Barretto. À la vue des galères et de l’armée, le vieux soldat avait senti se ranimer son ancienne ardeur ; s’avançant sur la pointe d’un rocher penché sur la mer et d’où sa voix pouvait être entendue de toute la flotte, il commença une exhortation prophétique, engageant ses anciens compagnons à combattre avec courage, et leur promettant la victoire, car cette nuit même il avait eu une vision : l’Archange Michel lui était apparu et lui avait annoncé que ses compatriotes triompheraient de leurs ennemis ; il acheva en bénissant chacune des galères de la flotte, à mesure qu’elles défilaient devant son rocher, et rentra dans sa caverne[4].

Cette apparition et l’oracle que le solitaire venait de prononcer enflammèrent tellement le courage des soldats de Moncade, que tous demandèrent le combat à grands cris. L’amiral se hâta donc de cingler vers Amalfi, où l’on apercevait les voiles de la flotte de Doria, qui croisait aux environs du cap du Tombeau. La journée était déjà avancée quand les galères de Moncade vinrent l’assaillir.

Doria laissa arriver l’amiral espagnol jusqu’à portée de sa mousqueterie ; il se hâta alors de faire feu le premier. Sa décharge tua quarante hommes sur le navire de Moncade, et comme le vaisseau génois se trouvait enveloppé de sa propre fumée, il reçut la bordée de l’espagnol sans en éprouver de grands dommages. Moncade, cependant, ne perdit pas courage, il commanda l’abordage ; mais les galères de Doria, manœuvrées par d’excellens matelots, l’évitèrent adroitement, et les arquebusiers qui les montaient dirigèrent du haut des huniers, sur le pont des navires espagnols, le feu le plus meurtrier ; toutefois, deux galères génoises, serrées de près par trois galères impériales, étaient sur le point de se rendre, quand Doria fit à Lomellino le signal convenu. Celui-ci, profitant du vent favorable, fondit sur la flotte de Moncade, et le choc de sa galère, qui s’attaquait au vaisseau amiral, fut si terrible, que le grand mât de ce navire fut brisé du coup. Moncade, blessé au bras droit, restait sur le pont pour exhorter ses soldats ; les Génois l’écrasèrent sous une grêle de pierres et d’artifices qu’ils lancèrent du haut des mâts ; il rendit le dernier soupir comme son vaisseau fracassé coulait à fond. La galère que commandait César Fieramosca, un de ses meilleurs officiers, sombra également ; toutes les autres furent prises, à l’exception de deux seulement qui, voyant mal tourner l’affaire, avaient quitté le champ de bataille. Ces deux galères s’étaient réfugiées à Naples, mais le prince d’Orange, qui commandait dans cette ville, ayant fait pendre le capitaine de l’une d’elles, l’autre remit sur-le-champ à la voile et se livra aux Génois. Les Espagnols perdirent dans cette affaire leur amiral et leurs plus braves officiers ; en dépit des prédictions de l’ermite de Caprée, la victoire des Français fut complète. Le corps du vice-roi, Hugues de Moncade, fut retrouvé par des pêcheurs d’Amalfi, qui le déposèrent dans une église de leur ville. Plus tard ses compatriotes le transportèrent à Valence.

Ce combat du cap du Tombeau se donna le 1er mai 1528, il y a plus de trois siècles de cela ; les pêcheurs de la côte assurent que de temps à autre la mer rejette encore sur le rivage des débris des galères espagnoles coulées à fond à peu de distance du promontoire.

Quand on a doublé le cap du Tombeau et franchi l’écueil del Gaëtano, les grottes creusées dans le roc se multiplient, et la forme des rochers devient plus extraordinaire. De distance en distance et dans les endroits abordables, de grosses tours carrées, surmontées de créneaux à deux dents et percées de larges machicoulis, se dressent fièrement sur des rocs isolés ; la plupart de ces tours furent construites par don Pedro de Tolède, lieutenant de Charles Quint, lorsque Soliman II, et l’immense flotte qui prit Rhodes, menaçaient les côtes du royaume de Naples ; chacune de ces tours avait une garnison de soldats espagnols payés par les habitans de la côte. Aussitôt qu’un navire barbaresque apparaissait à l’horizon, la tour faisait un signal, la nuit en allumant un grand feu, le jour en tirant un coup de canon, et aussitôt tous les paysans de la côte se fortifiaient dans leurs villages, ou se réfugiaient avec leurs bestiaux dans l’intérieur des terres. Ces alarmes continuelles furent une des principales causes de la dépopulation de ces côtes, tous ceux qui n’étaient pas attachés au sol s’étant réfugiés à Naples et dans les villes de l’intérieur.

Au-dessous de ces rochers et de ces tours, on aperçoit de petites cales (c’est le nom que l’on donne ici à de petites anses sablonneuses) qui semblent cachées sous les montagnes au sommet desquelles conduisent de longues et étroites rampes. Au bas de ces rampes est bâtie quelque maisonnette blanche, sans toit, ressemblant à un tombeau antique. Devant chaque maisonnette, sur le sable du rivage, sont attachées de petites barques autour desquelles joue toute une famille de pêcheurs. La ligne tourmentée du chemin de Salerne à Amalfi se dessine, dans la montagne, bien au-dessus de ces tours et de ces criques solitaires. Tantôt on le voit descendre près du rivage, tantôt grimper au sommet des rocs les plus élevés, dont il contourne hardiment les cônes nuageux. Sur ce chemin, à quelques milliers de pieds de haut et dans l’infiniment petit, se montrent, de distance en distance, des convois de mulets ou des groupes de piétons qui se rendent d’une ville à l’autre. Ce chemin, auprès duquel la route de la Corniche paraîtrait tracée dans la plaine, ne sera ouvert aux voitures qu’à la fin de 1840 ; Amalfi et toutes les bourgades de la côte l’auront attendu quatorze siècles.

De la tour del Cane, située sur la dernière pointe du cap de l’Ours, on aperçoit tout le golfe d’Amalfi, que les riches bourgades de Majori, Minori et Atrani semblent enceindre comme une seule ville, et que dominent de hautes montagnes couvertes de villages et de châteaux gothiques debout ou en ruines. Majori, la plus rapprochée de ces bourgades, est située au fond du golfe et à l’embouchure d’une jolie rivière. Majori n’a pas de port ; ses pêcheurs échouent leurs barques sur la plage, qui est magnifique, et, quand la tempête menace, ils les traînent à terre à l’aide de cabestans. Au centre des montagnes couvertes d’habitations qui s’élèvent au-dessus de Majori, est placé le curieux pays de Tramonti ; on appelle ainsi toute la contrée comprise entre les monts Albinio, Chiancolella, Falesio et Mirteto. Ce district semble un morceau des Alpes éclairé par le soleil de l’Italie. Le climat en est délicieux ; trois torrens y entretiennent une éternelle fraîcheur, et les mœurs de ses habitans ont quelque chose de pastoral qui les distingue du reste des rudes et avides populations de la côte. Treize hameaux ou casali[5] sont répandus dans la vallée et sur les flancs des collines de Tramonti.

L’antique tour de Chiunzo défendait, du côté du nord, le pays de Tramonti, que protégeait, du côté du sud, le château de Majori. On aperçoit ce château de fort loin en mer ; l’aspect en est singulier. Ses murailles à seize pans, flanquées de tours crénelées à chaque angle, enveloppent toute la colline ; ces murailles et treize de ces tours sont parfaitement conservées ; on dirait les remparts d’une ville restés seuls debout quand la ville aurait disparu. Ce château contient de vastes appartemens, une chapelle, des arsenaux, des prisons et des écuries pour toute une petite armée. Il fut construit par Raimond Orsino, prince de Salerne, en 1457 ; Raimond Orsino était grand feudataire du duché d’Amalfi. C’est l’une des plus belles et des plus complètes constructions de ce genre, et l’on a peine à s’expliquer le but de semblables ouvrages dans des lieux déjà inaccessibles.

En 1260, Manfred fit don à Jean de Procida du pays de Tramonti, lui accordant le titre de marquis de Tramonti. Le dévouement à la maison de Souabe dont Procida fit preuve dans la suite, lors de la conspiration des vêpres siciliennes, n’était donc pas tout-à-fait gratuit.

Quand on vient de passer les horribles rochers des caps de l’Ours et du Tombeau, l’aspect de Majori et de ses environs est vraiment ravissant. Ses maisons, de construction élégante, qui se composent de voûtes superposées et entretenues avec une propreté tout-à-fait anglaise, sont perdues au milieu de forêts de vignes, de mûriers, d’orangers, de citronniers, de cédrats et de grenadiers, et d’une foule d’arbres toujours verts et chargés de fruits en tout temps. On dirait une de ces villes créées par l’imagination des poètes ; dont chaque maison est entourée d’un jardin enchanté.

Rimira in verdi rami’i pomi d’auro ;
E conte spieghi nell’ ombrosa riva
Natura ogni sua pompa, ogni tesauro
[6].

Majori a sur toutes les autres villes et bourgades de la côte l’avantage d’être construit en grande partie dans la plaine, de sorte que ses rues sont plus spacieuses que celles d’Amalfi, d’Atrani ou même de Salerne. La plupart des jardins de la ville donnent sur la rue principale ; une jolie rivière sert de ruisseau à cette belle rue. On traverse ce ruisseau sur plusieurs ponts tout blancs qui lui donnent l’air d’un canal de Venise. Le bruit, le mouvement des eaux courantes, les exhalaisons balsamiques des jardins, les branches dorées des arbres qui pendent en berceau sur la rue qu’elles ombragent, forment de cette partie de la ville une des plus agréables promenades qui soient au monde. C’est là que le soir se réunissent tous les oisifs de la côte, amenés par douze ou quinze calèches ou carrosses du pays, condamnés jusqu’à ce jour à ne jamais dépasser la distance d’Amalfi à Majori.

La beauté des femmes de Majori est renommée, surtout celle des femmes du peuple ; ce sont, comme à la Cava, de fortes et robustes beautés. Aussi, tandis qu’à l’heure de midi les maris faisaient la sieste, voyions-nous les femmes faire sur la place l’office de porte-faix et de manœuvres, chargeant ou déchargeant les barques, portant sur la tête des poutres ou d’énormes planches, s’aidant d’une main et s’appuyant de l’autre sur un grand bâton. La plupart de ces femmes sont vêtues en Dianes, le sein nu, les jambes nues, et la robe relevée fort au-dessus des genoux, sans doute pour que l’eau de mer ne mouille pas la jupe.

Minori, situé à deux milles environ de Majori, dont il n’est séparé que par un petit cap, est un joli bourg de deux mille quatre cents habitans. Au temps de la république d’Amalfi, c’était le plus important de ses arsenaux et de ses chantiers de construction. Les récits des chroniqueurs sont remplis de fables sur la nature de ses premiers habitans. Freccia, ce grave jurisconsulte, se fait l’écho de ces fables. « Forcella, nous dit-il (c’était le nom antique de Minori), cette bourgade dépendante de Ravello, eut autrefois pour habitans des hommes dont la taille dépassait dix palmes. Leurs forces étaient supérieures à celles des géans, et ils soulevaient les fardeaux les plus considérables. De nos jours on voit encore, dans l’église de Saint-Sébastien, quatre os des pieds et des bras de ces géans[7]. »

Aujourd’hui les habitans de Minori sont revenus à des proportions plus naturelles. Les femmes seules semblent descendre des géans de Freccia ; elles sont, s’il est possible, plus fortes et plus robustes encore que celles de Majori, et, à leur exemple, elles se livrent aux travaux les plus pénibles.

Minori, après s’être appelé Forcella, prit le nom de Rhegina minor, comme Majori de Rhegina major. Rhegina, à ce que prétendent les érudits, est un dérivé du mot grec ρηγνυμι (je brise, je romps), et ce nom s’appliquait à la vallée qui brisait la chaîne des montagnes. Les érudits nous expliquent encore comment Rhegina se transforma en i, et se plaça à la suite des mots major et minor, qui servaient à qualifier chacune de ces anfractuosités ; de là Majori et Minori.

La situation de Minori, au pied de la montagne de Ravello, est peut-être plus délicieuse encore que celle de Majori ; son église contient quelques tableaux remarquables, entre autres une Résurrection d’un maître inconnu, et une fort belle copie du Calvaire, de Marco de Sienne, tableau dont l’original existe à l’église de Saint-Jacques de Naples.

Les jardins de Minori, comme ceux de Majori, abondent en fruits de toute espèce ; mais ses habitans s’adonnent surtout à la culture d’une espèce de gros cédrat, qu’on appelle ponsiri. Rien de merveilleux comme un bel arbre chargé de ces fruits, dont quelques-uns ont la grosseur de la tête. On pourrait croire que les souhaits de l’homme de La Fontaine se sont réalisés, et que les chênes portent des citrouilles. Les ponsiri de Minori sont bien supérieurs à tous les autres cédrats du royaume de Naples ; leur dureté et leur suc, d’une exquise acidité, les rendent même préférables aux cédrats de Sicile. Ils ont sur ces derniers l’avantage de pouvoir supporter de longues navigations ; aussi en expédie-t-on de grandes quantités à Rome, Livourne, Gênes, Marseille, et même dans l’Orient. Ce sont les ponsiri de Minori que, dans leur paradis, les Turcs font servir aux élus sur des plats d’argent par des pages richement vêtus[8].

II. — AMALFI.

Plus l’on s’éloigne du cap du Tombeau, plus l’aspect du pays devient ravissant. Il semble que d’un affreux désert on soit passé dans une terre promise. De tous côtés de beaux bourgs et de jolis villages se groupent sur les pentes des collines, ou s’élèvent en amphithéâtre jusqu’au sommet des montagnes. Souvent cinq de ces bourgs ou de ces villages sont étagés l’un sur l’autre, Villamena sur Minori, Ravello sur Villamena, Saint-Martino sur Ravello, et enfin Cesarano sur Saint-Martino. Ce dernier village, perdu dans les nuages, auxquels se mêlent les fumées de ses maisons, est bâti sur l’un des pics les plus élevés du mont Cereto ; c’est un nid d’aigle habité par des hommes.

En avant de ces villages, et à l’entrée d’une vallée si étroite et si sombre qu’on la prendrait pour la bouche d’une vaste caverne dont la voûte se serait écroulée, on aperçoit Atrani. Ses maisons occupent le fond du ravin, ou sont admirablement groupées sur des rochers des deux côtés de la vallée. La plus élevée de ces maisons, à droite du ravin, et non loin d’une chapelle collée au rocher, à l’entrée d’une immense grotte, est la maison du fameux Masaniello (Thomas Agnello). Pour un pêcheur, la situation était singulièrement choisie ; cette position aérienne et isolée eût mieux convenu aux méditations d’un ermite. Mais peut-être Mas Agnello méditait-il sur son rocher l’affranchissement de son pays.

Atrani n’est rien autre chose qu’un morceau d’Amalfi, détaché du reste de la ville par un petit cap, sur l’extrémité duquel s’élève une tour en ruines. La belle route d’Amalfi à Majori traverse Atrani sur de hautes et solides voûtes, construites en avant du quartier de la ville bâti sur la plage. Ces voûtes s’élèvent à la hauteur du toit des maisons de ce quartier, et ont la solidité d’un ouvrage romain. La place publique d’Atrani, qui s’étend sur un petit espace laissé vide derrière ces belles arcades, sert de refuge aux barques quand le sirocco souffle et que la mer est menaçante. À l’aide de câbles et de cabestans, les barques, et même les petits navires, sont traînés sous les voûtes qui portent la route, et de là amarrés sur cette place, qui, en quelques heures, se trouve transformée en port. Ce port paraît bien misérable, surtout si l’on vient à penser qu’autrefois Atrani était l’un des principaux bassins d’Amalfi, que là mouillaient de nombreuses galères, et que la mer à une grande distance était couverte de jetées et d’ouvrages qui joignaient les deux ports.

Ces immenses constructions n’ont pas même laissé de ruines. Minée par la mer, la roche à laquelle elles étaient sans doute appuyées est vive, pleine de cavités formées par le flot qui la corrode, et ne laisse apercevoir aucune trace d’un travail humain. On m’a assuré cependant qu’à la hauteur de la tour ruinée qui s’élève sur la pointe du petit cap situé entre Amalfi et Atrani, on découvrait, quand la mer était parfaitement calme, et à la suite de tempêtes qui en avaient profondément remué le fond, de gros blocs de pierres taillés par la main de l’homme, et comme les restes d’un môle. Pour moi, quelque temps qu’il fît, je n’ai rien pu découvrir de semblable. Amalfi n’ayant jamais eu de port naturel, ces constructions devaient être fort considérables, puisque plus de deux cents galères vinrent quelquefois s’abriter derrière ces jetées, sans compter de nombreuses flottes marchandes. La ville elle-même, avec sa population, qui était encore de cinquante mille ames au commencement du XIVe siècle, c’est-à-dire au temps de sa décadence, couvrait sans doute de grands terrains, envahis aujourd’hui par la mer. Ce qui reste maintenant d’Amalfi ne doit pas valoir un sixième de l’ancienne ville, puisque sa population ne dépasse pas cinq mille habitans. Il est vrai qu’au temps de sa prospérité, tout le pays d’Amalfi, du cap de Minerve au port de Cetara, comptait près de cinq cent mille habitans, et qu’aujourd’hui il en renferme à peine trente-deux mille.

Ce n’est que par-delà le petit cap d’Amalfi que cette ville apparaît tout entière, mais comme un spectre de ville. Ses maisons, dont un grand nombre ressemblent plutôt à des ruines qu’à des habitations, s’étendent en demi-cercle de la pointe du cap à mi-côte des hauts rochers qui de l’autre côté du Cannetto dominent la ville. La haute tour d’une église, surmontée d’un dôme, se montre au-dessus de ces maisons, en avant desquelles s’étendent un bout de quai désert et une petite plage où quelques barques sont échouées. Voilà donc Amalfi, cette souveraine des mers, cette rivale de Venise, cette Tyr du Xe siècle ! Où sont ses fortes murailles, ses chantiers, ses arsenaux, ses innombrables galères, son industrieuse population ? Il n’en reste rien ; la ville qui recueillit les Pandectes, qui fonda la législation maritime, qui perfectionna et popularisa l’usage de la boussole, cette ville a tout perdu, tout jusqu’à sa monnaie, la seule qui pendant trois siècles eut cours dans l’Orient, jusqu’à ses couleurs, autrefois si glorieuses, l’étendard pourpre des Romains, ancêtres des Amalfitains, blasonné de la croix blanche au champ noir des chevaliers hospitaliers, cette autre fondation d’Amalfi.

Nous longeâmes toute la ville avant d’arriver à l’endroit où nous devions débarquer ; ce fut l’affaire de quelques minutes pendant lesquelles la vue d’une barque portant plusieurs étrangers fit renaître quelque apparence de vie sur la plage et le quai. Une armée de faquins, sortant de petits passages voûtés pratiqués dans la montagne et courant à travers les rochers, venait attendre notre barque, les bras nus, les jambes dans l’eau, et poussant des cris féroces, absolument comme s’il s’agissait de repousser la descente d’un corsaire ou de piller des naufragés. La barque fut à peine échouée que déjà voyageurs et bagages étaient enlevés et déposés sur la plage. Là, nous attendait le gros de la troupe avec des fauteuils à bras que portaient huit hommes, et il fallut opposer une vive résistance pour n’y être pas assis de force et enlevés. C’est que nous avions choisi pour gîte le fameux couvent de capucins, aujourd’hui supprimé, bâti sur des rochers à l’entrée d’une vaste grotte au nord de la ville, et que, pour s’y rendre, il s’agissait de gravir à peu près trois fois la hauteur des tours de Notre-Dame.

Une fois arrivés là, nous fûmes, il est vrai, bien payés de nos peines par la singularité du site et par l’admirable vue dont nous jouissions. Mais, avant de se laisser aller au plaisir, il fallait se débarrasser des vingt faquins qui avaient porté nos très modestes bagages, et ce n’était pas une petite affaire. Chacun d’eux réclamait un ducat pour sa peine, et beaucoup n’avaient pas même droit à une baioque. Je leur jetai une piastre en leur criant : Arrangez-vous. Les bateliers qui venaient de faire le long et difficile trajet de Salerne à Amalfi ne m’avaient pas demandé davantage. On ne peut se figurer les cris d’horreur qui sortirent du groupe des faquins à la vue de la piastre ; une baioque ne les eût pas plus indignés. Ils la jetaient à terre, la foulaient aux pieds d’un air superbe ; enfin, l’explosion de leur colère ne dura pas moins d’une grande heure, l’aubergiste n’osant pas les mettre à la porte de chez lui ; mais tout à coup une nouvelle barque ayant paru à l’entrée du golfe, ils ramassèrent lestement la misérable piastre et coururent vers le rivage. Quand ils furent dehors, l’aubergiste m’assura que je les avais payés trop cher de moitié.

L’auberge-couvent d’Amalfi est connue de tous les touristes, chacun d’eux y ayant fait sans aucun doute son pèlerinage obligé. En 1815, le nombre des frères étant fort réduit, on les réunit à un autre couvent ; celui-ci fut abandonné, et un industriel s’établit dans ses bâtimens qu’il transforma en hôtel, ne touchant pas toutefois à la chapelle. Cet hôtel est plus curieux que commode ; on a supprimé des cloisons ; de deux cellules on a fait une chambre où l’on se trouve encore fort à l’étroit ; le parloir a été métamorphosé en petit salon, et le réfectoire en salle à manger. De vieilles peintures décorent ses murailles à demi reblanchies. N’étaient nombre de jolies sœurs qui viennent s’asseoir aux tables du réfectoire et coucher dans les cellules des pères, on pourrait se croire frère capucin, la chère étant à peu près aussi frugale que par le passé, et la propreté à peu de chose près la même. Quoi qu’il en soit, l’auberge des capucins a la vogue, nous ne devons pas en médire, d’autant mieux que, chose qui console de tout, on n’y meurt de faim qu’en excellente compagnie. Toute la pairie anglaise a couché dans ces cellules ; toute la noblesse italienne, tout le pêle-mêle des voyageurs français s’y est donné rendez-vous. Pendant les douze jours que nous y vécûmes en retraite, nous y vîmes passer des peintres, des poètes, des officiers, des diplomates, et M. Rothschild lui-même, vivant de régime et réveillé le matin dans sa cellule par une chèvre sa nourrice.

Chacune de ces cellules n’a que de fort petites fenêtres percées dans d’épaisses murailles. Comme de chacune de ces ouvertures on n’aperçoit d’abord que la mer, on dirait les sabords d’un navire. Une pierre lancée de ces fenêtres avec force alla tomber à cinq ou six cents pieds au-dessous de nous dans la petite anse où nous avions débarqué ; les eaux de cette partie de la mer étaient d’une merveilleuse transparence ; on pouvait compter les coquilles, les mousses, les galets de couleurs brillantes qui en tapissaient le fond. En se penchant un peu en dehors de ces fenêtres, on jouit d’une immense vue ; à gauche on découvre la ville, le port et de hauts rochers couronnés de tours ; au centre les montagnes de Majori, le cap du Tombeau, la côte de Pœstum et les montagnes de la Calabre ; sur la droite, la vaste étendue des mers.

Ce couvent, dans le principe, fut une abbaye fondée au temps de la grandeur d’Amalfi ; elle florissait au XIIe siècle sous le nom de l’abbaye de Saint-Pierre à Toczolo ou Toczolano, lorsque le cardinal Pierre Capouan y établit un ordre de chanoines réguliers consacrés à saint Pierre, et auquel Frédéric II fit don, par un diplôme qui porte la date de 1212 et qui existe dans les archives d’Amalfi, d’une rente de mille taris d’or à prélever sur ses domaines de Tropœa. Cet ordre religieux habita l’abbaye pendant près de trois siècles ; mais les mille taris ayant cessé d’être payés, l’abbaye fut délaissée, et ses bâtimens commençaient à se dégrader lorsqu’en 1583 les Amalfitains invitèrent le père don Inigo d’Avalos à y établir quelques-uns des capucins dont il était le général. Ces capucins y séjournèrent jusqu’à la suppression du couvent, en 1815.

La proximité d’une vaste grotte, au fond de laquelle, selon la coutume du temps, ils pouvaient élever un calvaire, avait sans doute engagé les fondateurs de l’abbaye à la placer sur cette pente escarpée de la montagne. Ils retinrent les terres cultivables par des murs, en formèrent des terrasses, et sur ces terrasses ils établirent de véritables jardins suspendus, plantés de vignes, d’orangers et de figuiers. La situation des bâtimens du couvent est d’autant plus agréable qu’à deux heures de l’après-midi ils sont abrités du soleil qui se cache derrière les immenses montagnes auxquelles on les a adossés, de sorte que, même dans les journées les plus chaudes de l’été, on y jouit, pendant une bonne partie du jour, de la plus agréable fraîcheur. Les ouvriers arabes, qui bâtirent tant de curieux édifices sur toute cette côte, avaient sans doute présidé à la construction de l’abbaye. Le cloître du couvent est tout-à-fait moresque ; sur chacune de ses façades intérieures, de petites colonnes accouplées, en marbre blanc du pays, soutiennent des voûtes ogivales qui s’entrelacent de trois en trois, formant une sorte de broderie réticulaire d’un charmant effet. Au-dessus de la gracieuse colonnade et de ces broderies s’élèvent de hautes murailles percées sur chacune de leurs façades de petites fenêtres en ogives accouplées. La voûte de la porte principale du cloître qui fait face à la grotte, et les fenêtres des murailles à demi ruinées de son antique chapelle, sont aussi en ogives. Une chapelle plus moderne a été ajoutée, il y a un siècle et demi, aux bâtimens du couvent ; cette chapelle est dans le détestable goût de l’époque ; aujourd’hui elle est entièrement abandonnée. Le laid calvaire que l’on voit au fond de la grotte, et qui en détruit la beauté, est sans doute du même temps. Le Christ, en bois peint, sculpté d’une manière barbare et tout barbouillé de sang, est entouré de saintes femmes et d’anges également en bois peint, agenouillés dans les positions les plus ridicules. Au pied du Christ on a établi une sorte d’autel sur lequel on officiait autrefois. La voûte de cette grotte est tapissée d’énormes stalactites dont quelques morceaux, de la grosseur du corps et de plusieurs toises de longueur, semblent la queue de monstrueux reptiles dont la tête serait cachée dans les sombres anfractuosités du rocher.

Après avoir pris possession de ma cellule, je m’empressai de courir à la ville. Je me rappelais le passé, et ma curiosité était vivement excitée. Je l’avais déjà traversée que je la cherchais encore ; j’avais suivi d’étroits sentiers, construits sur les corniches du rocher, ne me doutant guère que ce fût là le grand chemin de Naples par Castellamare. J’avais descendu d’abominables escaliers, étagés dans de dégoûtans passages ; j’avais franchi des voûtes obscures, traversé une petite place, couverte d’un peuple en haillons, sur laquelle s’élevait une église, le seul objet que j’eusse remarqué dans mon excursion. Au-delà de cette place et de cette église, j’avais retrouvé les voûtes, les couloirs, les ruelles sombres et mal propres, et j’étais arrivé au fond du ravin, sans avoir aperçu une rue ou entrevu une maison digne de ce nom. Était-ce donc là tout ce qui restait de la magnifique Amalfi ? Que sont, auprès d’une semblable dégradation, cet abandon de Venise et ces solitudes de Pise dont les voyageurs nous entretiennent ? Du moins ces villes sont encore debout, et l’on peut lire sur les murailles de leurs palais l’histoire de leur ancienne splendeur. Mais que reste-t-il du passé d’Amalfi ? Rien au monde. La place où cette ville fut construite n’existe même plus qu’en partie, la mer s’en est emparée. Aussi le voyageur, en parcourant l’étroit ravin que remplit la bourgade moderne, se demande-t-il à chaque pas : Où donc, entre ces rochers, a-t-on pu bâtir une ville ? Où donc ses cinquante mille habitans trouvèrent-ils à se loger ?

Au retour, un cicerone, qui m’avait épié, s’était attaché à moi ; il voulait me faire de vive force les honneurs de la ville, et signala à mon admiration deux palais bâtis sur le seul petit bout de quai qui existe encore. Ces palais du moderne Amalfi seraient partout ailleurs des maisons fort ordinaires. L’un a été construit tout récemment et n’est pas encore meublé ; l’autre, flanqué à chaque angle de tourelles peintes, couvert en faïence peinte, et sur les murailles duquel on a barbouillé un ciel, des orangers et des oiseaux, sert d’auberge aux gens du port. Derrière ces maisons, et près de l’embouchure du Cannetto, j’aperçus enfin quelques voûtes antiques : c’est là, avec quelques substructions portant aujourd’hui des papeteries et des moulins à eau, tout ce qui reste des premiers temps d’Amalfi.

La cathédrale, que l’on m’avait beau coup vantée, est loin de mériter sa réputation. C’est un édifice bizarre qui n’a pas même le mérite de l’antiquité, ayant été réparé et restauré nombre de fois depuis sa fondation, et en dernier lieu au commencement du XVIIIe siècle, lorsque l’archevêque d’Amalfi, Michel Bologna, le fit reconstruire presque entièrement. Il faut excepter la façade et les portes de bronze, qui sont vraiment curieuses, ayant seules échappé à la transformation de l’édifice. On arrive à cette façade par un grand escalier, qui règne sur toute la largeur de l’édifice, et qui atteint presque à la moitié de sa hauteur. L’église est placée sur une plateforme élevée, à laquelle cet escalier conduit, comme un temple grec sur son stylobate. La façade est dans le goût moresque ; elle se compose d’un vestibule couvert, soutenu par un grand nombre de colonnes de marbre de divers caractères, et dont les chapiteaux sont tous différens ; quelques-unes de ces colonnes sont antiques. Des ogives entrelacées, comme les ogives du cloître des capucins, reposent sur ces chapiteaux. Les nervures de ces ogives sont peintes en brun et se détachent comme une dentelle noire sur la muraille blanche. Quatre portes ouvrent sur le vestibule placé derrière cette colonnade, et conduisent à autant de nefs dont les voûtes reposent sur des piliers de marbre. Les battans de la porte principale sont en bronze ; ils ont été travaillés en Grèce, et portent la date du Xe siècle, l’inscription suivante nous apprend que Pantaleone de la famille de Mauro de Maurone, consul de la république, a fait faire cet ouvrage pour le salut de son ame.

Hoc opus fieri jussit pro redemptione anima suæ Pantaleo
Filii Mauri de Pantaleone de Mauro de Maurone comite
[9].

Ces portes, d’un travail estimé, ont servi de modèle à celles de l’église du mont Cassin, comme nous l’apprend la chronique d’Aimon : « Didier, nous dit-il, étant venu à Amalfi, en 1062, pour acheter les étoffes de soie dont il voulait faire présent à l’empereur d’Allemagne, Henri IV, vit les portes de son église épiscopale, et fut si enchanté de la manière dont elles étaient travaillées, qu’il envoya sur-le-champ à Constantinople la mesure des portes de l’église vieille, où il eut soin qu’on les fit parfaitement belles[10].

Le plan de l’église dessine une croix grecque. La nef du milieu est portée sur dix-huit piliers de marbre. Le pavé est également en marbre, et l’autel principal est orné de colonnes de marbre antique et de riches incrustations. L’église renferme quelques morceaux antiques assez curieux : une superbe conque de porphyre qui sert de baptistère, et deux sarcophages dont l’un, de travail grec, représente l’enlèvement de Proserpine, l’autre les noces de Thétis et de Pélée. Ce dernier n’est qu’une répétition plus détaillée de deux sarcophages du même genre qu’on voit à Rome au palais Mattei et que Winckelmann a décrits[11].

On descend à la crypte par un double escalier de marbre. Cette crypte, ornée de marbres curieux et d’une statue colossale de Saint-André (en bronze), a été refaite comme le reste de l’édifice. Autrefois, cette église souterraine n’était éclairée que par les lampes qui brûlaient sans cesse devant la châsse où est renfermé le corps de l’apôtre saint André, patron de la ville, et auquel la cathédrale est consacrée. Le corps de saint André fut transporté de Constantinople à Amalfi dans les premières années du XIIIe siècle (1207), par le cardinal Capouan, qui le déroba sans façon à l’église des Saints-Apôtres, où il reposait depuis l’an 353, avec saint Luc, saint Timothée, et beaucoup d’autres saints du second ordre. Débarquée mystérieusement à Amalfi, cette relique fut ensuite déposée en grande pompe dans un cercueil d’argent massif.

Le premier moment de ferveur était passé, et saint André n’était plus pour les Amalfitains qu’un saint comme un autre, lorsqu’en 1304, le 24 novembre, un vieillard qui faisait ses dévotions devant la châsse du saint, poussa tout à coup un grand cri de joie ; il était arrivé infirme et se trouvait guéri. Il racontait qu’ayant vu découler de cette châsse une huile qui avait l’odeur du nectar, il s’en était frotté en invoquant le saint, et que le miracle avait eu lieu. Cette nouvelle se répandit aussitôt dans la ville, où elle ranima l’enthousiasme expirant. Dès ce jour, Amalfi eut, comme Naples, son miracle permanent, car depuis la découverte du vieillard, la manne[12] d’Amalfi ne cessa de découler des os du saint et de guérir tous ceux qui avaient la foi, au grand préjudice sans doute des docteurs de la faculté de Salerne.

À en juger par la liste que j’ai sous les yeux, Amalfi, au temps de sa grandeur, avait au moins autant d’églises qu’elle compte aujourd’hui de maisons. La plupart de ces églises sort détruites, et il n’en reste pas de traces. Beaucoup sont abandonnées, et un très petit nombre sont encore consacrées au culte.

À droite de cette cathédrale et sur le même plan que sa façade, dont elle n’est séparée que par un étroit intervalle, s’élève la tour du Campanile, dont la construction remonte au XIIIe siècle[13] (1276). Cette tour est d’une architecture, assez singulière ; ainsi le dernier étage qui est de forme circulaire, tandis que le reste de la tour est carré, est entouré de colonnettes portant une coupole avec tambour et lanterne.

Dans le petit espace compris entre cette tour, l’église et la montagne, était placé le Campo Santo d’Amalfi, vulgairement appelé le Paradis ; c’était là que ses plus illustres citoyens étaient inhumés. Aujourd’hui ce cimetière est abandonné, et, sans aucun doute, il a été dépouillé dans des temps plus reculés, car on n’y voit plus un seul des sarcophages, une seule des pierres tumulaires sous lesquels dix générations reposaient. Il ne reste de ce cimetière que son cloître, orné de colonnettes accouplées.

On m’avait assuré à Naples que Flavio Gioja, le prétendu inventeur de la boussole, Gioja della nautica, comme disent avec orgueil les Amalfitains, avait un tombeau dans ce cimetière. Flavio Gioja n’a pas été plus favorisé que ses compatriotes illustres. Si son tombeau exista autrefois dans le Campo Santo d’Amalfi, il n’en reste pas de traces aujourd’hui ; nul fragment de marbre, nulle pierre, nulle inscription ne porte son nom ; aussi quelques esprits sceptiques ont-ils mis en doute son existence.

Flavio Gioja exista-t-il réellement ? Quelle était sa profession ? Que sait-on de son caractère ? Est-il en effet l’inventeur de la boussole ? Fit-il cette découverte à la suite de longues recherches ou par l’effet du hasard ? Avant de me rendre à Amalfi, je m’étais proposé de résoudre ces différentes questions, et j’avoue qu’après plusieurs jours de recherches je n’ai pu trouver de solution satisfaisante à aucune d’elles. La seule preuve qu’on ait de l’existence de Flavio Gioja, c’est une sorte de notoriété historique ou plutôt poétique. Mais comment à l’appui de cette notoriété n’existe-t-il, dans les archives du pays ou dans les chroniques du temps, aucune pièce de quelque valeur ? car cet acte de décès du moine Domenico da Muro, signé de la sœur Angiola Gioja dite la Flaviana, prouverait seulement qu’il a existé à Amalfi une famille de ce nom, mais il ne prouverait pas l’existence de Flavio Gioja.

Admettons que Flavio Gioja ait existé. Quand fit-il sa découverte et comment la fit-il ? Tous les écrivains du temps gardent à ce sujet le silence le plus complet. On fixe l’année 1302 comme celle de cette découverte, mais on ne cite aucune autorité à l’appui de cette date qui ne peut donc être considérée comme certaine. Aussi les incrédules ont-ils eu beau jeu, et chaque peuple a-t-il pu, sans trop de présomption, revendiquer l’honneur de cette invention. Les Anglais ont dit : Boussole ou bussola vient de notre mot box qui veut dire boîte, donc nous sommes les inventeurs. — Nullement, répliquent les Allemands, la rose des vents de la boussole porte des dénominations allemandes, c’est donc l’Allemagne qui a fait cette découverte. — Les Français, comme on le pense, ne sont pas restés en arrière, et, nous l’avouerons, leurs raisons nous paraissent les meilleures. Ces raisons sont de divers genres : ils citent d’abord ces vers de Guyot de Provins, tirés d’un manuscrit qui porte la date de 1180[14] (date antérieure de cent vingt-deux ans par conséquent à celle des Amalfitains).

Icelle étoile (la polaire) ne se muet
Un art font que mentir ne puet
Par vertu de la marinette
Une pierre laide, et noirette
Ou li fer volontiers se joint, etc.

Ils ajoutent que toutes les nations semblent d’accord pour faire honneur aux Français de l’invention de la boussole, toutes ayant mis la fleur de lys sur la rose au point nord, et l’on sait que pendant des siècles la fleur de lys fut le symbole de la nation française.

À cette dernière raison les Amalfitains répondent que lys se traduit en italien par Giglio, que Giglio et Gioja, c’est absolument la même chose, et que, par une sorte de rébus héraldique fort en usage autrefois, au lieu du nom écrit de l’inventeur, on a mis sur la rose des vents une fleur de lys, sorte de traduction figurée du mot. L’explication nous paraît un peu forcée. Quant aux vers de Guyot de Provins, ils les regardent comme fort peu concluans ; ils prouvent seulement, disent-ils, que les Français connaissaient la propriété qu’avait la pierre d’aimant de se tourner du côté de l’étoile polaire, mais nullement qu’ils aient su s’en servir en mer. Mais alors pourquoi appelaient-ils marinette cette pierre qui se tournait vers l’étoile polaire ? La marinette était, sans aucun doute, le nom de la boussole[15].

Convenons-en, les Amalfitains n’ont aucune pièce aussi concluante à apporter à l’appui de leurs prétentions ; car ces vers du Panormita qu’ils citent à tout propos :

Prima dedit nantis usum magnetis Amalphis
Vexillum Solymis, militiæque typum
 ;

ces vers n’ont été écrits que dans le cours du XVe siècle, près de cent cinquante ans après l’époque fixée comme celle de l’invention par Gioja. Ce n’est donc là qu’une de ces preuves de notoriété poétique dont nous parlions tout à l’heure.

On conçoit facilement qu’on veuille s’attribuer le mérite d’une invention qui a fait découvrir un monde nouveau et une moitié de l’ancien monde. Nous venons de prouver que les Français peuvent, avec quelque fondement, en revendiquer l’honneur. Nous ne chercherons cependant pas à ravir toute gloire aux Amalfitains, et nous conviendrons que, d’après le consentement unanime des peuples européens, ou, pour mieux dire, des historiens et des poètes de ces peuples, s’ils n’inventèrent pas la boussole, du moins ils la perfectionnèrent ; nous ajouterons qu’il est fort probable qu’on doit attribuer ce perfectionnement qui popularisa l’invention en facilitant son application, à un certain Flavio Gioja, dont aujourd’hui rien ne prouve plus l’existence, et auquel les Amalfitains, ne fût-ce que par amour-propre national, auraient bien dû élever un monument.

Les aventuriers réfugiés, vers le VIe siècle, dans les montagnes du voisinage, et qui, plus tard, s’établissant sur la plage, fondèrent Amalfi, se prétendaient issus des Romains ; ils ne crurent pas cependant déroger en s’adonnant au commerce, et ce fut là le principe de la fortune de leur ville. Leurs descendans ont gardé quelque chose de cet esprit industrieux. C’est encore l’une des populations les plus actives du royaume de Naples et celle qui fournit peut être les meilleurs marins, mais aussi elle est affligée plus qu’une autre des deux vices qui dégradent le peuple napolitain : la mendicité et le vol. Mendier et prendre est en quelque sorte un besoin pour un grand quart des habitans de la côte, et ce n’est souvent ni par cupidité ni par nécessité qu’ils mendient ou qu’ils volent, mais tout simplement par instinct ou plutôt par habitude. Cette habitude est si forte chez eux, qu’ils continuent à mendier quand ils sont dans l’aisance, et qu’ils volent des objets qui, pour eux, sont sans valeur et dont jamais ils ne pourront tirer aucun parti. Des femmes du peuple, qui paraissent au-dessus du besoin, vêtues même avec élégance et propreté, nous ont souvent barré le chemin en nous montrant l’enfant qu’elles portaient et en s’écriant d’une voix lamentable : Date qualche cosa a questo poverino ! Dans les montagnes, aux environs de la ville, si nous nous arrêtions pour dessiner, aussitôt des curieux accouraient tendant la main ; si par hasard, absorbés par le travail, nous avions un moment de distraction et cessions d’être sur nos gardes, canifs, crayons, pinceaux disparaissaient comme par enchantement. Un peintre napolitain nous assurait que ces hardis filous avaient été jusqu’à ôter les vis et les charnières d’une boîte de peinture que, dans son sommeil, il avait oubliée près de lui. Il y a plus, on nous a raconté que des voyageurs qui s’étaient endormis dans la montagne, s’étaient réveillés sans bottes ou avec un habit transformé en veste ronde, les pans et les poches en ayant été enlevés. On voit que la côte d’Amalfi pourrait, à assez juste titre, être nommée la côte des Larrons.

Leur mendicité prend souvent les formes les plus détournées et les plus amusantes. Leur ténacité vous révolte, et vous êtes étonné de céder et de donner à l’homme que tout à l’heure vous auriez volontiers assommé. Ils vous suivront trois milles avec une orange ou une grenade à la main ; il faut la prendre et la payer, autrement ils ne vous quitteraient pas du jour et ne vous laisseraient pas un moment de solitude et de liberté. Si vous portez un livre ou un calepin, trois ou quatre grands gaillards viendront à vous et vous l’enlèveront de force. Vous croyez avoir affaire à des bandits ; nullement : ce sont des obligeans qui tantôt réclameront leur salaire. D’autres fois, une troupe de jeunes gens et de jeunes filles vous entoure, amenant un pauvre muet, ou un aveugle, dont ils vous peignent la misère et les infirmités de la façon la plus déchirante ; vous vous laissez attendrir, vous donnez quelque petite monnaie ; aussitôt le muet recouvre la parole, l’aveugle voit, et toute la bande se sauve en riant.

Le petit nombre de gens comme il faut du pays est affligé et comme honteux de ces habitudes qu’ils tentent vainement d’extirper ; les idées rétrogrades, ou, si l’on aime mieux, la politique d’un clergé puissant, l’absence d’esprit public, et par-dessus tout l’égoïsme de ceux qui sont dans l’aisance, rendent toute réforme impossible.

Le cinquième de la population d’Amalfi se compose de faquins ; c’est une autre espèce de mendians ; on pourrait les définir des mendians qui travaillent. Ils ne manquent pas de besogne dans un pays où tout, jusqu’à l’homme, doit être transporté par eux. Le chemin d’Amalfi à Majori est, comme nous l’avons vu, la seule route du pays ouverte aux voitures ; les autres chemins ne sont que des sentiers de montagnes formés la plupart du temps d’escaliers superposés, de sorte que, pour se rendre d’un point à un autre, on a souvent trois ou quatre mille marches à monter. Les ânes et les mulets sont assez bien dressés à les gravir sans trébucher, et par conséquent sans danger pour le voyageur ; lorsqu’il s’agit de descendre, c’est autre chose : l’animal a le pied sûr et ne bronche pas, mais ses sabots de derrière se trouvent la plupart du temps au niveau de ses oreilles. Il faut mettre forcément pied à terre si l’on ne veut passer par-dessus le cou de la bête et rouler dans les précipices ; on a donc cherché un autre mode de transport, et la portantine a remplacé l’âne et le mulet. La portantine n’est autre chose qu’un grossier palanquin que portent quatre hommes ; les gens riches des bourgades de la montagne ont leurs porteurs ; les autres en louent, et ce sont les faquins qui sont employés à cet ouvrage. Dans l’été, lors du passage des voyageurs, les faquins d’Amalfi doivent faire fortune ; dans ces sentiers impraticables, les voyageurs se voient en effet contraints, les femmes surtout, de cheminer à la chinoise ou plutôt à la romaine, car la portantine d’Amalfi n’est peut-être que l’ancienne litière romaine transformée ou continuée.

Chacune de ces caravanes de voyageurs forme, au milieu de la montagne, un tableau des plus singuliers. Tandis qu’un gros chanoine passe lestement sur les épaules de ses deux porteurs ; vous voyez la moitié de la population du pays, réunie autour de la portantine de quelque frêle Anglaise, se disputant chaque brancard et paraissant plier sous le fardeau. C’est encore là une sorte de mendicité déguisée ; l’étrangère ou ses cavaliers auront négligé de faire leurs conditions au départ et de limiter le nombre des porteurs ; au retour, il faudra payer toute cette population ou soutenir un combat.

Le Cannetto, ce torrent qui prend sa source au pied du mont Cereto et que les historiens d’Amalfi ont décoré du nom de fleuve, n’est guère plus large que la rivière des Gobelins. Mais, dans un cours de moins de deux lieues, il fait tourner de nombreuses usines dont quelques-unes ne sont pas sans importance ; ce sont des manufactures de papier, de fer ou de savon. Ces papeteries sont au nombre de seize, et fabriquent des quantités considérables de papier, de qualité très secondaire, il est vrai ; la principale industrie du pays, c’est la fabrication des macaroni et de diverses pâtes, les plus estimées du royaume de Naples. Ces usines réunies emploient un nombre d’ouvriers qui n’est pas déterminé, mais dont le salaire, chaque semaine, n’est pas inférieur à mille ducats. Ces forges et ces papeteries se groupent d’une manière fort pittoresque au fond du ravin, jetant leurs ponts et leurs bâtimens d’une rive à l’autre du torrent. Ces bâtimens et la vallée sont dominés de tous les côtés par des rochers d’une hauteur inimaginable ; du sommet de ces rochers au fond du ravin sont tendus d’énormes câbles le long desquels descendent de grosses fascines pareilles à de grands oiseaux qui se précipiteraient dans le vallon ; c’est un moyen de transport rapide, économique et très en usage dans le pays. Les bois de toutes les pentes supérieures des montagnes sont amenés de cette façon dans les vallées, d’où les mulets et les femmes les transportent au rivage.

Cinq villages ou casali dépendent aujourd’hui d’Amalfi, dont toute la côte relevait autrefois. Ce sont les villages de Pogerola, Pastina, Lone, Vettica-Minore et Tovere ; tous les cinq sont situés sur la rive droite du Cannetto, les uns sur le sommet de la montagne, les autres au bord de la mer.


Frédéric Mercey.
  1. On appelle Costiera d’Amalfi toute la partie du golfe de Salerne qui s’étend de Cetara à Positano. C’est à peu de chose près le territoire de l’ancienne république.
  2. La population mâle de Cetara fut décimée.
  3. Grandenectus in hac Aulisius accubat urna
    Nobilis ingenii quem cava blanda tulit.
    Mox fida solers cymba per cerula vexit,
    Donec Parthenope reddidit incolumem, etc
    .

  4. Des historiens ont prétendu que cette comédie de la bénédiction était convenue avec Moncade.
  5. Polvica, S.-Elia, Paterno, Figlino, Corsano, Cesarano, Lepietre, Capitignano, Campinola, Ponte, Geta, Novella e Pocara. La population de ces bourgades réunies s’élève à environ huit mille habitans.
  6. T. Tasso, cant. 1, 51, 62.
  7. Furcella, Ravellensium villa, homines habuit ex ea genitos, statura proceres, miræ altitudinis palmorum decem, etc. (Freccia de subfeud., pag. 78.)
  8. « Après que les Turcs auront bu et mangé leur saoul dedans ce paradis, alors les pages, ornés de leurs joyaux et de pierres précieuses et anneaux aux bras, mains, jambes et oreilles, viendront aux Turcs, chacun tenant un beau plat à la main, portant un gros citron ou poncire dedans, que les Turcs prendront pour odorer et sentir, et soudain que chaque Turc l’aura approché de son nez, il sortira une belle vierge, bien ornée d’accoutremens, qui embrassera le Turc et le Turc elle… Et, après cinquante ans, Dieu leur dira : Ô mes serviteurs ! puisque vous avez fait grand’chère en mon paradis, je vous veuille montrer mon visage, etc. » (Pierre Belon, Observations de plusieurs singularités, liv. III, ch. IX, pag. 392.)
  9. Un peu au-dessus de cette inscription, on lit ces lignes rimées

    Hoc opus Andreæ memori consistit
    Effectus Pantaleonis bis honore auctoris studiis
    Ut pro gestis succedat gratia culpis
    .

  10. Aimon., Chron. Cassin., lib. III, cap. XIX.
  11. Monum. antichi inediti, part. II, sez. II, cap. I, no 110.
  12. Vide in sembianza placida tranquilla
    Il divo, che di manna Amalfi instilla
    .

    (Tasso, lib. II, st. 82.)

    La citation suivante peut donner idée de la façon dont les écrivains du pays entendaient encore ce miracle en 1836 :

    « Ecco un epoca fortunata ad indelebile negli annali amalfitani. Mentre un Gioja Colla scoverta della Bussola disserra al mondo intero l’ampio varco de’ mari ; contemporaneamente il nostro protettore S. Andrea, disvela dal suo tabernacolo il sacro ed incorruttibile liquore della Manna, cotanto prodigioso nel sanare i languori. » (Matho Camera. Descrizione antica e moderna d’Amalfia.) — L’auteur de cette compilation est inspecteur des fouilles et des antiquités de la province de Salerne ; cet ouvrage, sans méthode et sans critique, et dont cette singulière citation peut faire connaître l’esprit, contient néanmoins de curieux renseignemens et ne nous a pas été inutile.

  13. On lit sur la façade occidentale de cette tour l’inscription suivante :

    « Anno Dom. 1276. D. Philippus Augustariccius prœsul et civis Amalphitanus, hoc campanile et magnam campanam fieri fecit. »

  14. Guyot de Provins se trouvait en 1181 à la cour de l’empereur Frédéric, à Mayence.
  15. On lit cette description de la marinette dans un vieil ouvrage du commencement du XVIe siècle, sans nom d’auteur :

    « La marinette fait connaître qu’on faisait nager l’aimant dessus du liège dans l’eau, pour lui donner la facilité de se tourner vers le nord. » (L’art de Naviguer, pag. 87.)