La Révolte des Tramps

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Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine série 3, vol. 28, n°4) (p. 3-8).


La Révolte des Tramps




J’ai dit déjà qu’on désigne sous le nom de tramps des misérables qui n’ont d’autre profession que celle de marcher d’une ville à une autre, où, à la nuit tombante, ils vont se grouper à la porte du workhouse. À sept heures on ouvre, on les fouille ; ils se déshabillent et prennent un bain. On leur donne la livrée de l’Union, pendant qu’on fumige leurs hardes, huit onces de pain ou une pinte de bouillie (gruel) et on les enferme soit dans une cellule, soit dans une salle commune ou sur un grabat, lit de sangle ou sac de paille ; ils ont l’hospitalité d’une nuit en échange d’une somme de travail, bris de pierre ou fabrication d’étoupe, qui les tient jusqu’à onze heures ou midi, et après un repas aussi sommaire que celui de la veille, on leur rend leurs guenilles et leur liberté.

Le dimanche on les laissait partir de bonne heure sans exiger la tâche habituelle, aussi le samedi soir était-il le jour béni des tramps, ils avaient le gîte et les repas gratis. Le Parlement a jugé que c’était trop favoriser ces misérables, et un acte du 1er janvier dernier ordonne que les pauvres de passage (casual paupers) admis le samedi au vagrant ward (quartier des vagabonds) y seront enfermés jusqu’au lundi, afin d’accomplir la tâche réglementaire.

Or, un dimanche, une quarantaine d’hommes se trouvaient au vagrant ward de l’Union de Croydon (sud de Londres), et la cloche du workhouse sonnait joyeusement le réveil.

Les tramps couchés côte à côte et pieds à pieds sur deux lignes parallèles de hamacs en toile fixés par les bouts à quatre barres de fer longitudinales grelottaient sous leurs vieilles couvertures usées, car du dehors un gardien venait de tirer le cordon des hautes fenêtres à bascule, et l’air frais du matin entrait, jetant des frissons dans cette fourmilière de gueux.

La cloche tintait toujours et quelques-uns firent mine de sortir de leur couche, cherchant leurs effets d’un mouvement machinal, oubliant qu’ils leur avaient été pris la veille pour la fumigation et qu’ils n’avaient reçu en échange que la grosse chemise de toile bise fournie par l’administration. Ils se rallongèrent sous leur couverture, cherchant à se rendormir en écoutant le bavardage des petites pauvresses, orphelines, de l’Union, mises en joie par le dimanche, et qui leur arrivait d’un dortoir de l’autre côté du ward comme un gazouillement perlé de fauvettes. Une heure après, la cloche sonna le déjeuner ; il y eut quinze minutes de grand silence, puis ils entendirent dans la cour les pas des pauvres qui venaient essayer de se chauffer à un coin de soleil en attendant le moment de l’office. Tinta de nouveau la cloche, et cette cité de 2,000 vivants fut silencieuse comme un sépulcre.

Cependant les tramps étaient éveillés et la faim tiraillait leur estomac peu garni de la veille. Ils bâillaient à se décrocher les mâchoires, lorsque vers dix heures un gardien entra suivi de quatre pauvres portant un baquet rempli de bouillie, des écuelles et des cuillères.

Gentlemen ! cria ironiquement le gardien, plaignez-vous ; vous allez être servis au lit, comme des lords. Seigneur Jésus ! cela donne envie de devenir vagabond. Demain je quitte ma place et je pars avec vous sur la grande route.

Il riait, les pauvres riaient, les tramps riaient aussi et demandèrent leurs loques.

— Pas besoin de culotte pour s’emplir le ventre, répondit le gardien. N’ayant pas de ceinture, vous digérerez mieux.

Et les tramps s’étant assis, jambes croisées sous la couverture, il passa le long de la double rangée, surveillant la distribution. À chacun une écuellée de la pâtée liquide et blanchâtre : les servants faisaient mesure exacte, ni plus ni moins ; il n’y eut pas de jaloux.

Pendant quelques minutes on n’entendit je ne dirai pas que le bruit des mâchoires, car il n’y avait rien à mâcher, mais celui de bouches goulues, lampant avidement un brouet trop clair.

Et quand les écuelles furent vides, raclées et finalement léchées ainsi que pouces et cuillères, les quatre pauvres desservirent et le gardien fermant la marche souhaita aux tramps une bonne nuit.

— Et nos vêtements ! crièrent-ils.

— Mes petits enfants, c’est aujourd’hui dimanche, et comme vous ne travaillez pas et que vous n’êtes pas assez respectables pour aller à la chapelle vous présenter devant le bon Dieu, que d’autre part, l’administration n’a pas l’intention de vous payer des divertissements dans la ville, elle a jugé plus économique de ne pas vous donner d’effets. En restant couchés, vous n’usez pas vos chaussures et vous vous reposez de vos fatigues de la semaine. Vous n’en serez que plus alertes demain matin à casser des pierres et à mettre après déjeuner vos pieds en bonne route. Dormez-bien.

— Nous n’avons plus sommeil, nous voulons nos effets. Mais le gardien ne répondit qu’en fermant la porte et en faisant grincer la serrure, ce qui parut aussi explicite que toute longue réponse verbale, aussi les tramps se résignèrent à faire en dormant leur digestion.

Sur le coup d’une heure, comme si la trompette de l’archange retentissait dans leurs rêves, ils se réveillèrent tous.

Ils n’avaient rien entendu cependant, mais par la fenêtre ouverte arrivait de la cuisine voisine une délicieuse odeur. C’était le ragoût des pauvres, extra du dimanche, que l’on sortait des marmites.

Leurs yeux s’arrondirent comme ceux des chats affairés dans la braise, tandis que leurs narines extasiées humaient le parfum.

Un instant ils eurent l’idée qu’ils auraient part au festin. Le gardien, un bonhomme, au fond, leur ménageait cette surprise.

Et ils attendirent haletants sur leur lit.

Mais une heure s’écoula, puis deux, et avec cette dernière s’envola tout espoir, d’autant plus vite que la cloche agaçante se mit à sonner furieusement le prêche. Alors, à l’unisson, ils poussèrent de grands cris.

D’autres cris aigus et furieux répondirent ; ceux des trampesses, enfermées dans la salle d’à côté, au nombre d’une vingtaine et qui, elles aussi, forcées de dormir et ayant humé les vapeurs des cuisines, s’agitaient.

— Eh bien, quoi ! mes petits enfants, dit le gardien en faisant irruption, on n’est pas content du dodo, on oublie que le black hole (cachot) est à la portée de trois coups de pied dans le derrière ? Silence, mes lapins, ou, vous savez, pas de nanan dans le trou.

C’est son brouet glaireux qu’il appelait le nanan. Aussi les tramps, qui venaient de savourer l’odeur d’un autre, redoublèrent, indignés, leurs clameurs.

— Nos effets ! nous voulons nos effets !

Et dans le tumulte, des voix plus hautes s’élevèrent :

— Du pain ! du ragoût !

Alors tous crièrent à tue-tête :

— Puisqu’on nous garde malgré nous, qu’on nous traite comme les pauvres.

— Du pain, du ragoût !

Ils riaient, se grisant à cette pensée qu’on pouvait les traiter comme les pauvres ordinaires, leur donner du pain et du ragoût.

Et, s’étant jetés hors de leur couche, avec de grands cris et de grands gestes ils entourèrent le gardien.

Demi-nus, avec leurs faces hâlées, couturées, couvertes des stigmates des vices génériques et de la vieille misère sans arrêt et sans espoir, jeunes et vieux, barbe inculte et front ridé, leur chemise dansant sur leur maigre carcasse, l’œil hagard et comme épouvantés de leur propre rage, ils effrayèrent le gardien qui pour un instant perdit son calme saxon.

— Mes amis, balbutia-t-il, mes amis !

Mais ils le poussaient au milieu de la salle, ayant refermé la porte, resserrant leur cercle, le menaçant, criant comme des forcenés : « Nos habits ou du ragoût ! nos habits ou du ragoût ! » tandis que de grands coups ébranlaient la porte de communication avec les femmes, qui criaient derrière :

— Nous voulons sa peau, ouvrez, ouvrez !

Le bruit de la cloche du workhouse, le carillon d’une église voisine empêchaient le tumulte de dépasser le mur du vagrant-ward, et cela joint à l’absence d’une partie du personnel en congé le dimanche et à la présence du reste à la chapelle, explique comment fut possible la scène qui se passa.

Le cercle se resserrait de plus en plus et il y eut de telles poussées de la circonférence sur le centre que ceux du milieu, pour ne pas tomber, furent obligés de s’appuyer sur le gardien. Nul n’avait osé le toucher encore ; mais cette fois dix mains le pressèrent, ce contact le mit en fureur ; son premier ahurissement passa, effacé sous l’indignation. « Quoi ! un officier de la paroisse subir le sale attouchement de ces vagabonds, de ces sous-pauvres ! » Et des pieds et des poings il essaya de se tailler une trouée vers la porte. Grand et vigoureux, chaque coup qu’il portait faisait bonne besogne. Les tibias nus craquaient sous ses gros souliers ferrés, et sous sa boxe savante se pochaient les yeux, s’aplatissaient les nez et s’endommageaient les mâchoires. Et allez-y, et allez-y ! Sur chair de pauvre on peut taper ; c’est aussi amusant que sur tête de Turc.

Mais les tramps, furieux à leur tour, ripostèrent. Quand le nez saigne, qu’une dent tombe ou qu’un œil se tuméfie, au diable le respect sacré de l’autorité. Les esclaves relevèrent l’échine, les chiens fouettés se regimbèrent et mordirent.

Écrasé sous le nombre et la grêle de coups, le gardien s’écroula entraînant quatre ou cinq combattants dans sa chute : « Ah ! lâches ! hurla-t-il, tas de Prussiens ! Quarante contre un ! c’est trop. »

Car depuis la guerre franco-allemande la cause des succès de la Prusse est restée proverbiale chez le peuple anglais.

Un tas hideux s’agita au-dessus de cet homme, et tous le frappaient à l’envi avec des hou féroces, étouffant sa voix qui vainement criait : Help ! help ! murder ! (à l’aide ! à l’aide ! au meurtre !)

Dans la salle voisine, les femmes entendant le tumulte, et brûlant de se mêler à la bagarre, meurtrissaient leurs poings à la porte, redoublant leurs furieux appels :

— Ouvrez donc ! ouvrez ! nous ferons de sa peau un ragoût irlandais ! (Irish stew.)

On lui arracha les clefs et on ouvrit aux femelles.

Elles n’entrèrent pas d’abord ; mais, prudentes, effarées, contemplèrent la scène. Il était environ trois heures, le soleil d’hiver passant ses rayons par les hautes fenêtres éclairait le groupe, fouillant de ses clartés les nudités des tramps. Une vieille hideuse, dont la face tannée par soixante ans de marche par les grands chemins avait des tons des basanes de vieux livres, se hasarda la première. Ses cheveux en broussaille, où pendant des lustres n’étaient entrées les dents d’un peigne, ressemblaient à des mèches de cette étoupe que depuis quarante années peut-être l’administration des pauvres la forçait à extraire chaque matin, avec ses ongles, des vieux cordages au rebut des navires britanniques.

Curieuse et un peu apeurée, elle regarda quelques secondes, et, voyant le tas de ses congénères nus sous lequel étouffait l’ennemi, elle poussa un grand éclat de rire et se précipita.

À sa suite se ruèrent les autres, au nombre d’une vingtaine à peu près, de tous âges, depuis la petite fille de huit ans, cramponnée à la chemise de sa mère, jusqu’à la sorcière « sans dents en gueule », comme la sibylle de Panzoust. Et toutes, jeunes filles, femmes, matrones, vieilles brûlées par le soleil, hâlées par les vents, trempées par les pluies qui fouettent les buissons des chemins et mal séchées par les bises, mais en force et en santé, en dépit des fatigues et des jours sans pain, montrant peau blanche et saine sous la longue blouse bleue du workhouse, unique vêtement, saisies de folie, se prirent par la main et commencèrent une danse de Saint-Guy.

À ce spectacle les hommes oublièrent leur rage ; ils se levèrent pour se mêler à la sarabande, et ce fut pendant cinq minutes, autour du gardien étendu sur le sol et à demi suffoqué, une ronde infernale de sorcières et de boucs avec des contorsions, les écarts de jambes, les grimaces, les obscénités et les épilepsies d’une nuit de sabbat, tandis que de la chapelle du Workhouse arrivaient les éclats de l’orgue et les hymnes nasillardes des pauvres, servant d’orchestre à cette bacchanale.

Enfin, haletants, excités par leur mutuel déshabillé, pris de luxure, boucs et chèvres roulèrent pêle-mêle en tous les coins, grouillant dans une hideuse promiscuité.

Stupéfait et l’œil hagard, l’honnête gardien avait assisté à cette scène cauchemardesque ; il se soulevait sur le coude et reprenait haleine. Il essaya de se mettre sur ses jambes, mais une vieille inoccupée appela l’attention sur lui.

Les femmes se précipitèrent.

À notre tour de l’avoir, crièrent-elles. Emmenons-le chez nous. Il faut qu’il prenne part à la noce. Et qui par la tête, qui par les bras, qui par les jambes, elles traînèrent le représentant de l’ordre dans leur salle dont elles refermèrent la porte à clef, repoussant les hommes qui suivaient, riant, voulant voir.

— Qu’on se dévoue ! dit la vieille à tête d’étoupe ; aux jeunes misses la besogne ! Becquetez-le, mes petites poules, becquetez-le. Il ira se plaindre au papa governor après, s’il l’ose.

Pendant que de solides matrones pesaient sur ses bras et ses jambes, deux gouges de vingt à vingt-cinq ans le déshabillèrent à demi.

Il résistait de toutes ses forces, se tordait, ruait, suait, faisant des sauts de carpe, donnant des coups de tête et de reins pour se dégager des entreprises de ces gueuses, repousser les attouchements.

Mais, semblables à des pieuvres, elles l’étreignaient, se collaient à lui, chemises retroussées, s’étalant avec des gestes de bacchantes ivres, découvrant leurs chairs très propres à cause des bains obligatoires quotidiens du vagrant-ward, se cramponnant, s’attachant à ses membres, le travaillant.

Brisé par sa précédente lutte, annihilé sous ces efforts réunis, le gardien, dont le cerveau restait seul libre, appelait à son aide, comme une évocation antidiabolique, l’image de son épouse la digne mistress Pinch, vertu farouche et sévère, et celles de ses filles, les petites misses Pinch, agneaux effarouchés, et fou d’indignation et de honte, il criait :

— Coquines ! gibier de prison ! Traiter ainsi un officier de la paroisse ! un fonctionnaire appointé et nommé dûment par les honorables vestrymen ! Un père de famille ! shocking !

Mais elles riaient, ces rouleuses de routes ou plutôt elles ne l’écoutaient pas, ces chenilles de buissons, elles poursuivaient leur œuvre, ces punaises de fossés, le mordaient, ces puces buveuses de sang, le dévoraient lentement, ces louves affamées de chairs de mâles, et il sentait sa raison s’égarer, ses forces faiblir, j’entends ses forces morales de gardien vertueux !

— Au secours ! au secours !

— Attends, attends, on vient à la rescousse.

C’est alors qu’une luronne de dix-huit à vingt ans armée en guerre de seins de nourrice picarde et d’une croupe de cavale normande, arriva comme Blucher à Waterloo pour le coup décisif.

Elle s’étendit sur lui, fermant de sa main sa bouche :

— Eh ! mon petit canard ; gardien de mon cœur ; tu cries comme une truie qu’on saigne. Paix ! Paix ! nous ne te voulons pas du mal, au contraire, mon mignon. Entends-tu, là-bas à la chapelle, les voix des pauvresses ? Elles chantent tes noces avec les filles du grand chemin. Et nous ne sommes pas trop déchirées aux épines des buissons. Si nos loques sont noires et sales et la peau de nos faces brunie, le corps vaut celui des ladies ; regarde…

Elle le pressait la femelle, s’agitait et bientôt une clameur sortie de vingt bouches annonça la défaite du mâle.

Et lorsque furieux et honteux il eut rajusté le désordre de sa mise, se conformant à la règle écrite en tout endroit réservé aux hommes par la décente municipalité : « Please adjust your dress before leaving » les femmes lui crièrent en riant : « Maintenant, va te plaindre ! »

Et c’est pourquoi le lendemain après la tâche, tramps et trampesses s’en allèrent paisiblement chacun de leur côté, et le promeneur étonné put entendre leurs éclats de rire le long des fossés ou des haies du chemin.

C’est là que je recueillis cette histoire, dans les bruyères de Shooters-Hill, car ni dans les overseers, ni les vestrymen ni les guardians des pauvres, ni le master du workhouse, ni la police de Croydon, ni les officiers de l’Union, n’ont jamais rien su de la révolte des tramps.