La Rôtisserie de la reine Pédauque/XII
Je ne sais comment il me fut possible de m’arracher des bras de Catherine. Mais il est certain que, en sautant hors du carrosse, je tombai, peu s’en faut, sur M. d’Astarac, dont la haute figure était plantée comme un arbre au bord de la chaussée. Je le saluai poliment et lui marquai ma surprise d’un si heureux hasard.
— Le hasard, me dit-il, diminue à mesure que la connaissance augmente : il est supprimé pour moi. Je savais, mon fils, que je devais vous rencontrer ici. Il faut que j’aie avec vous un entretien trop longtemps différé. Allons, s’il vous plaît, chercher la solitude et le silence qu’exige le discours que je veux vous tenir. Ne prenez point un visage soucieux. Les mystères que je vous dévoilerai sont sublimes, à la vérité, mais aimables.
Ayant parlé ainsi, il me conduisit sur le bord de la Seine, jusqu’à l’île aux Cygnes, qui s’élevait au milieu du fleuve comme un navire de feuillage. Là, il fit signe au passeur, dont le bac nous porta dans l’île verte, fréquentée seulement par quelques invalides qui, dans les beaux jours, y jouent aux boules et vident une chopine. La nuit allumait ses premières étoiles dans le ciel et donnait une voix aux insectes de l’herbe. L’île était déserte. M. d’Astarac s’assit sur un banc de bois, à l’extrémité claire d’une allée de noyers, m’invita à prendre place à son côté, et me parla en ces termes :
— Il est trois sortes de gens, mon fils, à qui le philosophe doit cacher ses secrets. Ce sont les princes, parce qu’il serait imprudent d’ajouter à leur puissance ; les ambitieux, dont il ne faut pas armer le génie impitoyable, et les débauchés, qui trouveraient dans la science cachée le moyen d’assouvir leurs mauvaises passions. Mais je puis m’ouvrir à vous, qui n’êtes ni débauché, car je compte pour rien l’erreur où tantôt vous alliez tomber dans les bras de cette fille, ni ambitieux, ayant vécu jusqu’ici content de tourner la broche paternelle. Je peux donc vous découvrir sans crainte les lois cachées de l’univers.
» Il ne faut pas croire que la vie soit bornée aux conditions étroites dans lesquelles elle se manifeste aux yeux du vulgaire. Quand ils enseignent que la création eut l’homme pour objet et pour fin, vos théologiens et vos philosophes raisonnent comme des cloportes de Versailles ou des Tuileries qui croiraient que l’humidité des caves est faite pour eux et que le reste du château n’est point habitable. Le système du monde, que le chanoine Copernic enseignait au siècle dernier, d’après Aristarque de Samos et les philosophes pythagoriciens, vous est sans doute connu, puisqu’on en a fait même des abrégés pour les petits grimauds d’école et des dialogues à l’usage des caillettes de la ville. Vous avez vu chez moi une machine qui le démontre parfaitement, au moyen d’un mouvement d’horloge.
» Levez les yeux, mon fils, et voyez sur votre tête le Chariot de David qui, traîné par Mizar et ses deux compagnes illustres, tourne autour du pôle ; Arcturus, Véga de la Lyre, l’Épi de la Vierge, la Couronne d’Ariane, et sa perle charmante. Ce sont des soleils. Un seul coup d’œil sur le monde vous fait paraître que la création tout entière est une œuvre de feu et que la vie doit, sous ses plus belles formes, se nourrir de flammes !
» Et qu’est-ce que les planètes ? Des gouttes de boue, un peu de fange et de moisissure. Contemplez le chœur auguste des étoiles, l’assemblée des soleils. Ils égalent ou surpassent le nôtre en grandeur et en puissance et, lorsque, par quelque claire nuit d’hiver, je vous aurai montré Sirius dans ma lunette, vos yeux et votre âme en seront éblouis.
» Croyez-vous, de bonne foi, que Sirius, Altaïr, Régulus, Aldébaran, tous ces soleils enfin, soient seulement des luminaires ? Croyez-vous que ce vieux Phébus, qui verse incessamment dans les espaces où nous nageons ses flots démesurés de chaleur et de lumière, n’ait d’autre fonction que d’éclairer la terre et quelques autres planètes imperceptibles et dégoûtantes ? Quelle chandelle! Un million de fois plus grosse que le logis !
» J’ai dû vous présenter d’abord cette idée que l’Univers est composé de soleils et que les planètes qui peuvent s’y trouver sont moins que rien. Mais je prévois que vous voulez me faire une objection, et j’y vais répondre. Les soleils, m’allez-vous dire, s’éteignent dans la suite des siècles, et deviennent aussi de la boue. — Non pas ! vous répondrai-je ; car ils s’entretiennent par les comètes qu’ils attirent et qui y tombent. C’est l’habitacle de la vie véritable. Les planètes et cette terre, où nous vivons ne sont que des séjours de larves. Telles sont les vérités dont il fallait d’abord vous pénétrer.
» Maintenant que vous entendez, mon fils, que le feu est l’élément par excellence, vous concevrez mieux ce que je vais vous enseigner, qui est plus considérable que tout ce que vous avez appris jusqu’ici et même que ce que connurent jamais Érasme, Turnèbe et Scaliger. Je ne parle pas des théologiens comme Quesnel ou Bossuet, qui, entre nous, sont la lie de l’esprit humain et qui n’ont guère plus d’entendement qu’un capitaine aux gardes. Ne nous attardons point à mépriser ces cervelles comparables, pour le volume et la façon, à des œufs de roitelet, et venons-en tout de suite à l’objet de mon discours. Tandis que les créatures formées de la terre ne dépassent point un degré de perfection qui, pour la beauté des formes, fut atteint par Antinoüs et par madame de Parabère, et auquel parvinrent seuls, pour la faculté de connaître Démocrite et moi, les êtres formés du feu jouissent d’une sagesse et d’une intelligence dont il nous est impossible de concevoir l’étendue.
» Telle est, mon fils, la nature des enfants glorieux des soleils : ils possèdent les lois de l’univers comme nous possédons les règles du jeu d’échecs, et le cours des astres dans le ciel ne les embarrasse pas plus que ne nous trouble la marche sur le damier du roi, de la tour et du fou. Ces Génies créent des mondes dans les parties de l’espace où il ne s’en trouve point encore et les organisent à leur gré. Cela les distrait, un moment, de leur grande affaire qui est de s’unir entre eux par d’ineffables amours. Je tournais hier ma lunette sur le signe de la Vierge et j’y aperçus un tourbillon lointain de lumière. Nul doute, mon fils, que ce ne soit l’ouvrage encore informe de quelqu’un de ces êtres de feu.
» L’univers à vrai dire n’a pas d’autre origine. Loin d’être l’effet d’une volonté unique, il est le résultat des caprices sublimes d’un grand nombre de Génies qui se sont récréés en y travaillant chacun en son temps et chacun de son côté. C’est ce qui en explique la diversité, la magnificence et l’imperfection. Car la force et la clairvoyance de ces Génies, encore qu’immenses, ont des limites. Je vous tromperais si je vous disais qu’un homme, fût-il philosophe et mage, peut entrer avec eux en commerce familier. Aucun d’eux ne s’est manifesté à moi, et tout ce que je vous en dis ne m’est connu que par induction et ouï dire. Aussi quoique leur existence soit certaine, je m’avancerais trop en vous décrivant leurs mœurs et leur caractère. Il faut savoir ignorer, mon fils, et je me pique de n’avancer que des faits parfaitement observés. Laissons donc ces Génies ou plutôt ces Démiurges à leur gloire lointaine et venons-en à des êtres illustres qui nous touchent de plus près. C’est ici, mon fils, qu’il vous faut tendre l’oreille.
» En vous parlant, tout à l’heure, des planètes, si j’ai cédé à un sentiment de mépris, c’est que je considérais seulement la surface solide et l’écorce de ces petites boules ou toupies, et les animaux qui y rampent tristement. J’eusse parlé d’un autre ton, si mon esprit avait alors embrassé, avec les planètes, l’air et les vapeurs qui les enveloppent. Car l’air est un élément qui ne le cède en noblesse qu’au feu, d’où il suit que la dignité et illustration des planètes est dans l’air dont elles sont baignées. Ces nuées, ces molles vapeurs, ces souffles, ces clartés, ces ondes bleues, ces îles mouvantes de pourpre et d’or qui passent sur nos têtes, sont le séjour de peuples adorables. On les nomme les Sylphes et les Salamandres. Ce sont des créatures infiniment aimables et belles. Il nous est possible et convenable de former avec elles des unions dont les délices ne se peuvent concevoir. Les Salamandres sont telles qu’auprès d’elles la plus jolie personne de la cour ou de la ville n’est qu’une répugnante guenon. Elles se donnent volontiers aux philosophes. Vous avez sans doute ouï parler de cette merveille dont M. Descartes était accompagné dans ses voyages. Les uns disaient que c’était une fille naturelle, qu’il menait partout avec lui ; les autres pensaient que c’était un automate qu’il avait fabriqué avec un art inimitable. En réalité c’était une Salamandre que cet habile homme avait prise pour sa bonne amie. Il ne s’en séparait jamais. Pendant une traversée qu’il fit dans les mers de Hollande, il la prit à bord, renfermée dans une boîte faite d’un bois précieux et garnie de satin à l’intérieur. La forme de cette boîte et les précautions avec lesquelles M. Descartes la gardait attirèrent l’attention du capitaine qui, pendant le sommeil du philosophe, souleva le couvercle et découvrit la Salamandre. Cet homme ignorant et grossier s’imagina qu’une si merveilleuse créature était l’œuvre du diable. D’épouvante, il la jeta à la mer. Mais vous pensez bien que cette belle personne ne s’y noya pas, et qu’il lui fut aisé de rejoindre son bon ami M, Descartes. Elle lui demeura fidèle tant qu’il vécut et quitta cette terre à sa mort pour n’y plus revenir.
» Je vous cite cet exemple, entre beaucoup d’autres, pour vous faire connaître les amours des philosophes et des Salamandres. Ces amours sont trop sublimes pour être assujetties à des contrats; et vous conviendrez que l’appareil ridicule qu’on déploie dans les mariages ne serait pas de mise en de telles unions. Il serait beau, vraiment, qu’un notaire en perruque et un gros curé y missent le nez ! Ces messieurs sont propres seulement à sceller la vulgaire conjonction d’un homme et d’une femme. Les hymens des Salamandres et des sages ont des témoins plus augustes. Les peuples aériens les célèbrent dans des navires qui, portés par des souffles légers, glissent, la poupe couronnée de roses, au son des harpes, sur des ondes invisibles. Mais n’allez pas croire que pour n’être pas inscrits sur un sale registre dans une vilaine sacristie, ces engagements soient peu solides et puissent être rompus avec facilité. Ils ont pour garants les Esprits qui se jouent sur les nuées d’où jaillit l’éclair et tombe la foudre. Je vous fais là, mon fils, des révélations qui vous seront utiles, car j’ai reconnu à des indices certains, que vous étiez destiné au lit d’une Salamandre.
— Hélas ! monsieur, m’écriai-je, cette destinée m’effraye, et j’ai presque autant de scrupules que ce capitaine hollandais qui jeta à la mer la bonne amie de M. Descartes. Je ne puis me défendre de penser comme lui que ces dames aériennes sont des démons. Je craindrais de perdre mon âme avec elles, car enfin, monsieur, ces mariages sont contraires à la nature et en opposition avec la loi divine. Que M. Jérôme Coignard, mon bon maître, n’est-il là pour vous entendre ! Je suis bien sûr qu’il me fortifierait par de bons arguments contre les délices de vos Salamandres, monsieur, et de votre éloquence.
— L’abbé Coignard, reprit M. d’Astarac, est admirable pour traduire du grec. Mais il ne faut pas le tirer de ses livres. Il n’a point de philosophie. Quant à vous, mon fils, vous raisonnez avec l’infirmité de l’ignorance, et la faiblesse de vos raisons m’afflige. Ces unions, dites-vous, sont contraires à la nature. Qu’en savez-vous ? Et quel moyen auriez-vous de le savoir ? Comment est-il possible de distinguer ce qui est naturel et ce qui ne l'est pas ? Connaît-on assez l’universelle Isis pour discerner ce qui la seconde de ce qui la contrarie ? Mais disons mieux : rien ne la contrarie et tout la seconde, puisque rien n’existe qui n’entre dans le jeu de ses organes et qui ne suive les attitudes innombrables de son corps. D’où viendraient, je vous prie, des ennemis pour l’offenser ? Rien n’agit ni contre elle ni hors d’elle, et les forces qui semblent la combattre ne sont que des mouvements de sa propre vie.
» Les ignorants seuls sont assez assurés pour décider si une action est naturelle ou non. Mais entrons un moment dans leur illusion et dans leur préjugé et feignons de reconnaître qu’on peut commettre des actes contre nature. Ces actes en seront-ils pour cela mauvais et condamnables ? je m’en attends sur ce point à l’opinion vulgaire des moralistes qui représentent la vertu comme un effort sur les instincts, comme une entreprise sur les inclinations que nous portons en nous, comme une lutte enfin avec l’homme originel. De leur propre aveu, la vertu est contre nature, et ils ne peuvent dès lors condamner une action, quelle qu’elle soit, pour ce qu’elle a de commun avec la vertu.
» J’ai fait cette digression, mon fils, afin de vous représenter la légèreté pitoyable de vos raisons. Je vous offenserais en croyant qu’il vous reste encore quelques doutes sur l’innocence du commerce charnel que les hommes peuvent avoir avec les Salamandres. Apprenez donc maintenant que, loin d’être interdits par la loi religieuse, ces mariages sont ordonnés par cette loi à l’exclusion de tous autres. Je vais vous en donner des preuves manifestes.
Il s’arrêta de parler, tira sa boîte de sa poche et se mit dans le nez une prise de tabac.
La nuit était profonde. La lune versait sur le fleuve ses clartés liquides qui y tremblaient avec le reflet des lanternes. Le vol des éphémères nous enveloppait de ses tourbillons légers. La voix aiguë des insectes s’élevait dans le silence de l’univers. Une telle douceur descendait du ciel qu’il semblait qu’il se mêlât du lait à la clarté des étoiles.
M. d’Astarac reprit de la sorte :
— La Bible, mon fils, et principalement les livres de Moïse, contiennent de grandes et utiles vérités. Cette opinion paraît absurde et déraisonnable, par suite du traitement que les théologiens ont infligé à ce qu’ils appellent l’Écriture et dont ils ont fait par leurs commentaires, explications et méditations, un manuel d’erreur, une bibliothèque d’absurdités, un magasin de niaiseries, un cabinet de mensonges, une galerie de sottises, un lycée d’ignorance, un musée d’inepties et le garde-meuble enfin de la bêtise et de la méchanceté humaines. Sachez, mon fils, que ce fut à l’origine un temple rempli d’une lumière céleste.
» J’ai été assez heureux pour le rétablir dans sa splendeur première. Et la vérité m’oblige à déclarer que Mosaïde m’y a beaucoup aidé par son intelligence de la langue et de l’alphabet des Hébreux. Mais ne perdons point de vue notre principal sujet. Apprenez tout d’abord, mon fils, que le sens de la Bible est figuré et que la principale erreur des théologiens est d’avoir pris à la lettre ce qui doit être entendu en matière de symbole. Ayez cette vérité présente dans toute la suite de mon discours.
» Quand le Démiurge qu’on nomme Jéhovah et qui possède encore beaucoup d’autres noms, puisqu’on lui applique généralement tous les termes qui expriment la qualité ou la quantité, eut, je ne dis pas créé le monde, car ce serait dire une sottise, mais aménagé un petit canton de l’univers pour en faire le séjour d’Adam et d’Ève, il y avait dans l’espace des créatures subtiles, que Jéhovah n’avait point formées et qu’il n’était pas capable de former. C’était l’ouvrage de plusieurs autres Démiurges plus anciens que lui et plus habiles. Son artifice n’allait pas au delà de celui d’un potier très excellent, capable de pétrir dans l’argile des êtres en façon de pots, tels que nous sommes précisément. Ce que j’en dis n’est pas pour le déprécier, car un pareil ouvrage est encore bien au-dessus des forces humaines.
» Mais il fallait bien marquer le caractère inférieur de l’œuvre des sept jours. Jéhovah travailla, non dans le feu qui seul donne naissance aux chefs-d’œuvre de la vie, mais dans la boue, où il ne pouvait produire que les ouvrages d’un céramiste ingénieux. Nous ne sommes pas autre chose, mon fils, qu’une poterie animée. L’on ne peut reprocher à Jéhovah de s’être fait illusion sur la qualité de son travail. S’il le trouva bon au premier moment et dans l’ardeur de la composition, il ne tarda pas à reconnaître son erreur, et la Bible est pleine de l’expression de son mécontentement, qui alla souvent jusqu’à la mauvaise humeur et parfois jusqu’à la colère. Jamais artisan ne traita les objets de son industrie avec plus de dégoût et d’aversion. Il pensa les détruire et, dans le fait, il en noya la plus grande partie. Ce déluge, dont le souvenir a été conservé par les Juifs, par les Grecs et par les Chinois, prépara une dernière déception au malheureux Démiurge qui, reconnaissant bientôt l’inutilité et le ridicule d’une semblable violence, tomba dans un découragement et dans une apathie dont les progrès n’ont point cessé depuis Noé jusqu’à nos jours, où ils sont extrêmes. Mais je vois que je suis allé trop avant. C’est l’inconvénient de ces vastes sujets, de ne pouvoir s’y borner. Notre esprit, quand il s’y jette, ressemble à ces fils des soleils, qui passent en un seul bond d’un univers à l’autre.
» Retournons au Paradis terrestre, où le Démiurge avait placé les deux vases façonnés de sa main, Adam et Ève. Ils n’y vivaient point seuls parmi les animaux et les plantes. Les Esprits de l’air, créés par les Démiurges du feu, flottaient au-dessus d’eux et les regardaient avec une curiosité où se mêlaient la sympathie et la pitié. C’est bien ce que Jéhovah avait prévu. Hàtons-nous de le dire à sa louange, il avait compté sur les Génies du feu, auxquels nous pouvons désormais donner leurs vrais noms d’Elfes et de Salamandres, pour améliorer et parfaire ses figurines d’argile. Il s’était dit, dans sa prudence : « Mon Adam et mon Ève, opaques et scellés dans l’argile, manquent d’air et de lumière. Je n’ai pas su leur donner des ailes. Mais, en s’unissant aux Elfes et aux Salamandres, créés par un Démiurge plus puissant et plus subtil que moi, ils donneront naissance à des enfants qui procéderont des races lumineuses autant que de la race d’argile et qui auront à leur tour des enfants plus lumineux qu’eux-mêmes, jusqu’à ce qu’enfin leur postérité égale presque en beauté les fils et les filles de l’air et du feu.
» Il n’avait rien négligé, à vrai dire, pour attirer sur son Adam et sur son Ève les regards des Sylphes et des Salamandres. Il avait modelé la femme en forme d’amphore, avec une harmonie de lignes courbes qui suffirait à le faire reconnaître pour le prince des géomètres, et il parvint à racheter la grossièreté de la matière par la magnificence de la forme. Il avait sculpté Adam d’une main moins caressante, mais plus énergique, formant son corps avec tant d’ordre, selon des proportions si parfaites que, appliquées ensuite par les Grecs à l’architecture, cette ordonnance et ces mesures firent toute la beauté des temples.
» Vous voyez donc, mon fils, que Jéhovah s’était appliqué selon ses moyens à rendre ses créatures dignes des baisers aériens qu’il espérait pour elles. Je n’insiste point sur les soins qu’il prit en vue de rendre ces unions fécondes. L’économie des sexes témoigne assez de sa sagesse à cet égard. Aussi eut-il d’abord à se féliciter de sa ruse et de son adresse. J’ai dit que les Sylphes et les Salamandres regardèrent Adam et Ève avec cette curiosité, cette sympathie, cet attendrissement qui sont les premiers ingrédients de l’amour. Ils les approchèrent et se prirent aux pièges ingénieux que Jéhovah avait disposés et tendue à leur intention dans le corps et sur la panse même de ces deux amphores. Le premier homme et la première femme goûtèrent pendant des siècles les embrassements délicieux des génies de l’air, qui les conservaient dans une jeunesse éternelle.
» Tel fut leur sort, tel serait encore le nôtre. Pourquoi fallut-il que les parents du genre humain, fatigués de ces voluptés sublimes, cherchassent l’un près de l’autre des plaisirs criminels ? Mais que voulez-vous, mon fils, pétris d’argile, ils avaient le goût de la fange. Hélas ! ils se connurent l’un l’autre de la manière qu’ils avaient connu les Génies.
» C’est ce que le Démiurge leur avait défendu le plus expressément. Craignant, avec raison, qu’ils n’eussent ensemble des enfants épais comme eux, terreux et lourds, il leur avait interdit, sous les peines les plus sévères, de s’approcher l’un de l’autre. Tel est le sens de cette parole d’Ève : « Pour ce qui est du fruit de l’arbre qui est au milieu du Paradis, Dieu nous a commandé de n’en point manger et de n’y point toucher, de peur que nous ne fussions en danger de mourir. » Car, vous entendez bien, mon fils, que la pomme qui tenta la pitoyable Ève n’était point le fruit d’un pommier, et que c’est là une allégorie dont je vous ai révélé le sens. Bien qu’imparfait et quelquefois violent et capricieux, Jéhovah était un Démiurge trop intelligent pour se fâcher au sujet d’une pomme ou d’une grenade. Il faut être évêque ou capucin pour soutenir des imaginations aussi extravagantes. Et la preuve que la pomme était ce que j’ai dit, c’est qu’Ève fut frappée d’un châtiment assorti à sa faute. Il lui fut dit, non point : « Tu digéreras laborieusement, » mais bien : « Tu enfanteras dans la douleur. » Or, quel rapport peut-on établir, je vous prie, entre une pomme et un accouchement difficile ? Au contraire, la peine est exactement appliquée, si la faute est telle que je vous l’ai fait connaître.
» Voilà, mon fils, la véritable explication du péché originel. Elle vous enseigne votre devoir, qui est de vous tenir éloigné des femmes. Le penchant qui vous y porte est funeste. Tous les enfants qui naissent par cette voie sont imbéciles et misérables.
— Mais, monsieur, m’écriai-je stupéfait, en saurait-il naître par une autre voie ?
— Il en naît heureusement, me dit-il, un grand nombre de l’union des hommes avec les Génies de l’air. Et ceux-là sont intelligents et beaux. Ainsi naquirent les géants dont parlent Hésiode et Moïse. Ainsi naquit Pythagore, auquel la Salamandre, sa mère, avait contribué jusqu’à lui faire une cuisse d’or. Ainsi naquirent Alexandre le Grand, qu’on disait fils d’Olympias et d’un serpent, Scipion l’Africain, Aristomène de Messénie, Jules César, Porphyre, l’empereur Julien, qui rétablit le culte du feu aboli par Constantin l’Apostat, Merlin l’Enchanteur, né d’un Sylphe et d’une religieuse, fille de Charlemagne, saint Thomas d’Aquin, Paracelse et, plus récemment, M. Van Helmont.
Je promis à M. d’Astarac, puisqu’il en était ainsi, de me prêter à l’amitié d’une Salamandre, s’il s’en trouvait quelqu’une assez obligeante pour vouloir de moi. Il m’assura que j’en rencontrerais, non pas une, mais vingt ou trente, entre lesquelles je n’aurais que l’embarras de choisir. Et, moins par envie de tenter l’aventure que pour lui complaire, je demandai au philosophe comment il était possible de se mettre en communication avec ces personnes aériennes.
— Rien n’est plus facile, me répondit-il. Il suffit d’une boule de verre dont je vous expliquerai l’usage. Je garde chez moi un assez grand nombre de ces boules, et je vous donnerai bientôt, dans mon cabinet, tous les éclaircissements nécessaires. Mais c’en est assez pour aujourd’hui.
Il se leva et marcha vers le bac où le passeur nous attendait étendu sur le dos, et ronflant à la lune. Quand nous eûmes touché le bord, il s’éloigna vivement et ne tarda pas à se perdre dans la nuit.