La Rôtisserie de la reine Pédauque/XIX

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Le lendemain, au petit jour, je retournai chez le chirurgien et j’y retrouvai Jahel au chevet de mon bon maître, droite sur sa chaise de paille, la tête enveloppée dans sa mante noire, attentive, grave et docile comme une fille de charité. M. Coignard, très rouge, sommeillait.

— La nuit, me dit-elle à voix basse, n’a pas été bonne. Il a discouru, il a chanté, il m’a appelée sœur Germaine et il m’a fait des propositions. Je n’en suis pas offensée, mais cela prouve son trouble.

— Hélas ! m’écriai-je, si vous ne m’aviez pas trahi, Jahel, pour courir les routes avec ce gentilhomme, mon bon maître ne serait pas dans ce lit, la poitrine transpercée.

— C’est bien le malheur de notre ami, répondit-elle, qui cause mes regrets cuisants. Car pour ce qui est du reste, ce n’est pas la peine d’y penser, et je ne conçois pas, Jacques, que vous y songiez dans un pareil moment.

— J’y songe toujours, lui répondis-je.

— Moi, dit-elle, je n’y pense guère. Vous faites à vous seul, plus qu’aux trois quarts, les frais de votre malheur.

— Qu’entendez-vous par là, Jahel ?

— J’entends, mon ami, que si j’y fournis l’étoffe, vous y mettez la broderie et que votre imagination enrichit beaucoup trop la simple réalité. Je vous jure qu’à l’heure qu’il est, je ne me rappelle pas moi-même le quart de ce qui vous chagrine ; et vous méditez si obstinément sur ce sujet que votre rival vous est plus présent qu’à moi-même. N’y pensez plus et laissez-moi donner de la tisane à l’abbé qui se réveille.

À ce moment, M. Coquebert s’approcha du lit avec sa trousse, fit un nouveau pansement, dit tout haut que la blessure était en bonne voie de guérison. Puis, me tirant à part :

— Je puis vous assurer, monsieur, me dit-il, que ce bon abbé ne mourra pas du coup qu’il a reçu. Mais, à vrai dire, je crains qu’il ne réchappe pas d’une pleurésie assez forte, causée par sa blessure. Il est présentement travaillé d’une grosse fièvre. Mais voici venir M. le curé.

Mon bon maître le reconnut fort bien, et lui demanda poliment comment il se portait.

— Mieux que la vigne, répondit le curé. Car elle est toute gâtée de fleurebers et de vermines contre lesquels le clergé de Dijon fit pourtant, cette année, une belle procession avec croix et bannières. Mais il en faudra faire une plus belle, l’année qui vient, et brûler plus de cire. Il sera nécessaire aussi que l’official excommunie à nouveau les mouches qui détruisent les raisins.

— Monsieur le curé, dit mon bon maître, on dit que vous lutinez les filles dans vos vignes. Fi ! ce n’est plus de votre âge. En ma jeunesse, j’étais, comme vous, porté sur la créature. Mais le temps m’a beaucoup amendé, et j’ai tantôt laissé passer une nonnain sans lui rien dire. Vous en usez autrement avec les donzelles et les bouteilles, monsieur le curé. Mais vous faites plus mal encore de ne point dire les messes qu’on vous a payées et de trafiquer des biens de l’Église. Vous êtes bigame et simoniaque.

En entendant ces propos, M. le curé ressentait une surprise douloureuse ; sa bouche demeurait ouverte et ses joues tombaient tristement des deux côtés de son large visage :

— Quelles indignes offenses au caractère dont je suis revêtu ! soupira-t-il enfin, les yeux au plancher. Quels propos il tient, si près du tribunal de Dieu ! Oh ! monsieur l’abbé, est-ce à vous de parler de la sorte, vous qui menâtes une sainte vie et étudiâtes dans tant de livres ?

Mon bon maître se souleva sur son coude. La fièvre lui rendait tristement et à contresens cet air jovial que nous aimions à lui voir naguère.

— Il est vrai, dit-il, que j’ai étudié les anciens auteurs. Mais il s’en faut que j’aie autant de lecture que le deuxième vicaire de M. l’évêque de Séez. Bien qu’il eût le dehors et le dedans d’un âne, il fut plus grand liseur que moi. Car il était bigle et, guignant de l’œil, il lisait deux pages à la fois. Qu’en dis-tu, vilain fripon de curé, vieux galant qui cours la guilledine au clair de lune ? Curé, ta bonne amie est faite comme une sorcière. Elle a de la barbe au menton : c’est la femme du chirurgien-barbier. Il est amplement cocu, et c’est bien fait pour cet homunculus dont toute la science médicale se hausse à donner un clystère.

— Seigneur Dieu ! que dit-il ? s’écria madame Coquebert. Il faut qu’il ait le diable au corps.

— J’ai entendu beaucoup de malades parler dans le délire, dit M. Coquebert, mais aucun ne tenait d’aussi méchants propos.

— Je découvre, dit le curé, que nous aurons plus de peine que je n’avais cru à conduire ce malade vers une bonne fin. Il y a dans sa nature une âcre humeur et des impuretés que je n’y avais pas d’abord remarquées. Il tient des discours malséants à un ecclésiastique et à un malade.

— C’est l’effet de la fièvre, dit le chirurgien-barbier.

— Mais, reprit le curé, cette fièvre, si elle ne s’arrête, le pourrait conduire en enfer. Il vient de manquer gravement à ce qu’on doit à un prêtre. Je reviendrai toutefois l’exhorter demain, car je lui dois, à l’exemple de Notre-Seigneur, une miséricorde infinie. Mais de ce côté, je conçois de vives inquiétudes. Le malheur veut qu’il y ait une fente à mon pressoir, et tous les ouvriers sont aux vignes. Coquebert, ne manquez point de dire un mot au charpentier, et de m’appeler auprès de ce malade, si son état s’aggrave soudainement. Ce sont bien des soucis, Coquebert !

Le jour suivant fut si bon pour M. Coignard, que nous en conçûmes l’espoir de le conserver. Il prit un consommé et se souleva sur son lit. Il parlait à chacun de nous avec sa grâce et sa douceur coutumières. M. d’Anquetil, qui logeait chez Gaulard, le vint voir et lui demanda assez indiscrètement de lui faire son piquet. Mon bon maître promit en souriant de le faire la semaine prochaine. Mais la fièvre le reprit à la tombée du jour. Pâle, les yeux nageant dans une terreur indicible, frissonnant et claquant des dents :

— Le voilà, cria-t-il, ce vieux youtre ! C’est le fils que Judas Iscariote fit à une diablesse en forme de chèvre. Mais il sera pendu au figuier paternel, et ses entrailles se répandront à terre. Arrêtez-le… Il me tue ! J’ai froid !

Un moment après, rejetant ses couvertures, il se plaignit d’avoir trop chaud.

— J’ai grand’soif, dit-il. Donnez-moi du vin ! Et qu’il soit frais. Madame Coquebert, hâtez-vous de l’aller mettre rafraîchir dans la fontaine, car la journée promet d’être brûlante.

Nous étions à la nuit, et il brouillait les heures dans sa tête.

— Faites vite, dit-il encore à madame Coquebert ; mais ne soyez pas aussi simple que le sonneur de la cathédrale de Séez, qui, étant allé tirer du puits les bouteilles qu’il y avait mises, aperçut son ombre dans l’eau et se mit à crier : « Holà ! messieurs, venez vite m’aider. Car il y a là-bas des antipodes qui boiront notre vin, si nous n’y mettons bon ordre. »

— Il est jovial, dit madame Coquebert. Mais tantôt il a tenu sur moi des propos bien indécents. Si j’eusse trompé Coquebert, ce n’aurait point été avec M. le curé, en égard à son état et à son âge.

M. le curé entra dans ce même moment :

— Eh bien, monsieur l’abbé, demanda-t-il à mon maître, dans quelles dispositions vous trouvez-vous ? Quoi de nouveau ?

— Dieu merci, répondit M. Coignard, il n’est rien de nouveau dans mon âme. Car, ainsi qu’a dit saint Chrysostome, évitez les nouveautés. Ne vous engagez point dans des voies qui n’aient point encore été tentées ; on s’égare sans fin, quand une fois on a commencé de s’égarer. J’en ai fait la triste expérience. Et je me suis perdu pour avoir suivi des chemins non frayés. J’ai écouté mes propres conseils et ils m’ont conduit à l’abîme. Monsieur le curé, je suis un pauvre pécheur ; le nombre de mes iniquités m’opprime.

— Voilà de belles paroles, dit M. le curé. C’est Dieu lui-même qui vous les dicte. J’y reconnais son style inimitable. Ne voulez-vous point que nous avancions un peu le salut de votre âme ?

— Volontiers, dit M. Coignard. Car mes impuretés se lèvent contre moi. J’en vois se dresser de grandes et de petites. J’en vois de rouges et de noires. J’en vois d’infimes qui chevauchent des chiens et des cochons, et j’en vois d’autres qui sont grasses et toutes nues, avec des tétons comme des outres, des ventres qui retombent à grands plis et des fesses énormes.

— Est-il possible, dit M. le curé, que vous en ayez une vue si distincte ? Mais, si vos fautes sont telles que vous dites, mon fils, il vaut mieux ne les point décrire et vous borner à les détester intérieurement.

— Voudriez-vous donc, monsieur le curé, reprit l’abbé, que mes péchés fussent tous faits comme des Adonis ? Mais laissons cela. Et vous, barbier, donnez-moi à boire. Connaissez-vous M. de la Musardière ?

— Non pas, que je sache, dit M. Coquebert.

— Apprenez donc, reprit mon bon maître, qu’il était très porté sur les femmes.

— C’est par cet endroit, dit le curé, que le diable prend de grands avantages sur l’homme. Mais où voulez-vous en venir, mon fils ?

— Vous le verrez bientôt, dit mon bon maître. M. de la Musardière donna rendez-vous à une pucelle dans une étable. Elle y alla, et il l’en laissa sortir comme elle y était venue. Savez-vous pourquoi ?

— Je l’ignore, dit le curé, mais laissons cela.

— Non point, reprit M. Coignard. Sachez qu’il se garda de l’accointer, de peur d’engendrer un cheval dont on lui eût fait un procès au criminel.

— Ah ! dit le barbier, il devait plutôt avoir peur d’engendrer un âne.

— Sans doute ! dit le curé. Mais voilà qui ne nous avance point dans le chemin du paradis. Il conviendrait de reprendre la bonne route. Vous nous teniez tout à l’heure des propos si édifiants !

Au lieu de répondre, mon bon maître se mit à chanter d’une voix assez forte :

Pour mettre en goût le roi Louison
On a pris quinze mirlitons
Landerinette,
Qui tous le balai ont rôti,
Landeriri.

— Si vous voulez chanter, mon fils, dit M. le curé, chantez plutôt quelque beau noël bourguignon. Vous y réjouirez votre âme en la sanctifiant.

— Volontiers, répondit mon bon maître. Il en est de Guy Barozai, que je tiens, en leur apparente rusticité, pour plus fins que le diamant et plus précieux que l’or. Celui-ci, par exemple :

Lor qu’au lai saison qu’ai jaule
Au monde Jésu-chri vin
L’âne et le beu l’échaufin
De le leu sofle dans l’étaule.
Que d’âne et de beu je sai,
Dans ce royaume de Gaule,
Que d’âne et de beu je sai
Qui n’en arein pas tan fai.

Le chirurgien, sa femme et le curé reprirent ensemble :

Que d’âne et de beu je sai
Dans ce royaume de Gaule
Que d’âne et de beu je sai
Qui n’en arein pas tan fai.

Et mon bon maître reprit d’une voix plus faible :

Mais le pu béo de l’histoire
Ce fut que l’âne et le beu
Ainsin passire tô deu
La nuit sans manger ni boire.

Que d’âne et de beu je sai,
Couver de pane et de moire,
Que d’âne et de beu je sai
Qui n’en arein pas tan fai !

Puis il laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ne chanta plus.

— Il y a du bon en ce chrétien, nous dit M. le curé, beaucoup de bon, et tantôt encore il m’édifiait moi-même par de belles sentences. Mais il ne laisse point de m’inquiéter, car tout dépend de la fin, et l’on ne sait ce qui restera au fond du panier. Dieu, dans sa bonté, veut qu’un seul moment nous sauve ; encore faut-il que ce moment soit le dernier, de sorte que tout dépend d’une seule minute, auprès de laquelle le reste de la vie est comme rien. C’est ce qui me fait frémir pour ce malade, que les anges et les diables se disputent furieusement. Mais il ne faut point désespérer de la miséricorde divine.