La Rôtisserie de la reine Pédauque/XVIII

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Je pris donc, à la table du cabbaliste, ma place accoutumée, avec cette idée affligeante, que je m’y asseyais pour la dernière fois. J’avais l’âme noire de la trahison de Jahel. Hélas ! me disais-je, mon vœu le plus ardent était de fuir avec elle. Il n’y avait point d’apparence qu’il fût exaucé. Il l’est pourtant, et de la plus cruelle manière. Et j’admirais cette fois encore la sagesse de mon bien-aimé maître qui, un jour que je souhaitais trop vivement le bon succès de quelque affaire, me répondit par cette parole de la Bible : Et tribuit eis petitionem eorum. Mes chagrins et mes inquiétudes m’ôtaient tout appétit, et je ne touchais aux mets que du bout des lèvres. Cependant, mon bon maître avait gardé la grâce inaltérable de son âme. Il abondait en aimables discours, et l’on eût dit un de ces sages que le Télémaque nous montre conversant sous les ombrages des Champs-Élysées, plutôt qu’un homme poursuivi comme meurtrier et réduit à une vie errante et misérable. M. d’Astarac, s’imaginant que j’avais passé la nuit à la rôtisserie, me demanda avec obligeance des nouvelles de mes bons parents, et, comme il ne pouvait s’abstraire un moment de ses visions, il ajouta :

— Quand je vous parle de ce rôtisseur comme de votre père, il est bien entendu que je m’exprime selon le monde et non point selon la nature. Car rien ne prouve, mon fils, que vous ne soyez engendré par un Sylphe. C’est même ce que je croirai de préférence, pour peu que votre génie, encore tendre, croisse en force et en beauté.

— Oh ! ne parlez point ainsi, monsieur, répliqua mon bon maître en souriant ; vous l’obligerez à cacher son esprit pour ne pas nuire au bon renom de sa mère. Mais, si vous la connaissiez mieux, vous penseriez comme moi qu’elle n’a point eu de commerce avec un Sylphe ; c’est une bonne chrétienne qui n’a jamais accompli l’œuvre de chair qu’avec son mari et qui porte sa vertu sur son visage, bien différente en cela de cette autre rôtisseuse, madame Quonian, dont on fit grand bruit à Paris et dans les provinces au temps de ma jeunesse. N’ouïtes-vous pas parler d’elle, monsieur ? Elle avait pour galant le sieur Mariette, qui devint plus tard secrétaire de M. d’Angervilliers. C’était un gros monsieur qui, chaque fois qu’il voyait sa belle, lui laissait en souvenir quelque joyau, un jour une croix de Lorraine ou un saint-esprit, un autre jour une montre ou une châtelaine. Ou bien encore un mouchoir, un éventail, une boîte ; il dévalisait pour elle les bijoutiers et les lingères de la foire Saint-Germain ; tant qu’enfin, voyant sa rôtissière parée comme une châsse, le rôtisseur eut soupçon que ce n’était pas là un bien acquis honnêtement. Il l’épia et ne tarda pas à la surprendre avec son galant. Il faut vous dire que ce mari n’était qu’un vilain jaloux. Il se fâcha et n’y gagna rien, bien au contraire. Car le couple amoureux, qu’importunait la criaillerie, jura de se défaire de lui. Le sieur Mariette avait le bras long. Il obtint une lettre de cachet au nom du malheureux Quonian. Cependant, la perfide rôtisseuse dit à son mari :

» — Menez-moi dîner, je vous prie, ce prochain dimanche à la campagne. Je me promets de cette partie fine un plaisir extrême.

« Elle fut tendre et pressante. Le mari, flatté, lui accorda ce qu’elle demandait. Le dimanche venu, il se mit avec elle dans un mauvais fiacre pour aller aux Porcherons. Mais à peine arrivé au Roule, une troupe de sergents, apostés par Mariette, l’enleva et le conduisit à Bicêtre, d’où il fut expédié à Mississipi, où il est encore. On en fit une chanson qui finit ainsi :

Un mari sage et commode
N’ouvre les yeux qu’à demi.
Il vaut mieux être à la mode,
Que de voir Mississipi.

Et c’est là, sans doute, le plus solide enseignement qu’on puisse tirer de l’exemple du rôtisseur Quonian.

» Quant à l’aventure elle-même, il ne lui manque que d’être contée par un Pétrone ou par un Apulée, pour égaler la meilleure fable milésienne. Les modernes sont inférieurs aux anciens dans l’épopée et dans la tragédie. Mais si nous ne surpassons pas les Grecs et les Latins dans le conte, ce n’est pas la faute des dames de Paris, qui ne cessent d’enrichir la matière par divers tours ingénieux et gentilles inventions. Vous n’êtes pas sans connaître, monsieur, le recueil de Boccace ; je l’ai assez pratiqué par divertissement, et j’affirme, que si ce Florentin vivait de nos jours en France, il ferait de la disgrâce de Quonian le sujet d’un de ses plus plaisants récits. Quant à moi, je ne l’ai rappelée à cette table que pour faire reluire, par l’effet du contraste, la vertu de madame Léonard Tournebroche qui est l’honneur de la rôtisserie, dont madame Quonian fut l’opprobre. Madame Tournebroche, j’ose l’affirmer, n’a jamais manqué aux vertus médiocres et communes dont l’exercice est recommandé dans le mariage, qui est le seul méprisable des sept sacrements.

— Je n’en disconviens pas, reprit M. d’Astarac. Mais cette dame Tournebroche serait plus estimable encore, si elle avait eu commerce avec un Sylphe, à l’exemple de Sémiramis, d’Olympias et de la mère du grand pape Sylvestre II.

— Ah ! monsieur, dit l’abbé Coignard, vous nous parlez toujours de Sylphes et de Salamandres. De bonne foi, en avez-vous jamais vu ?

— Comme je vous vois, répondit M. d’Astarac, et même de plus près, au moins en ce qui regarde les Salamandres.

— Monsieur, ce n’est point encore assez, reprit mon bon maître, pour croire à leur existence, qui est contraire aux enseignements de l’Église. Car on peut être séduit par des illusions. Les yeux et tous nos sens ne sont que des messagers d’erreurs et des courriers de mensonges. Ils nous abusent plus qu’ils ne nous instruisent. Ils ne nous apportent que des images incertaines et fugitives. La vérité leur échappe ; participant de son principe éternel, elle est invisible comme lui.

— Ah ! dit M. d’Astarac, je ne vous savais pas si philosophe ni d’un esprit si subtil.

— C’est vrai, répondit mon bon maître. Il est des jours où j’ai l’âme plus pesante et plus attachée au lit et à la table. Mais j’ai, cette nuit, cassé une bouteille sur la tête d’un publicain, et mes esprits en sont extraordinairement exaltés. Je me sens capable de dissiper les fantômes qui vous hantent et de souffler sur toute cette fumée. Car, enfin, monsieur, ces Sylphes ne sont que les vapeurs de votre cerveau.

M. d’Astarac l’arrêta par un geste doux et lui dit :

— Pardon ! monsieur l’abbé ; croyez-vous aux démons ?

— Je vous répondrai sans difficulté, dit mon bon maître, que je crois des démons tout ce qui est rapporté d’eux dans les livres saints, et que je rejette comme abus et superstition la croyance aux sortilèges, amulettes et exorcismes. Saint Augustin enseigne que quand l’Écriture nous exhorte à résister aux démons, elle entend que nous devons résister à nos passions et à nos appétits déréglés. Rien n’est plus détestable que toutes ces diableries dont les capucins effrayent les bonnes femmes.

— Je vois, dit M. d’Astarac, que vous vous efforcez de penser en honnête homme. Vous haïssez les superstitions grossières des moines autant que je les déteste moi-même. Mais enfin, vous croyez aux démons, et je n’ai pas eu de peine à vous en tirer l’aveu. Sachez donc qu’ils ne sont autres que les Sylphes et les Salamandres. L’ignorance et la peur les ont défigurés dans les imaginations timides. Mais, en réalité, ils sont beaux et vertueux. Je ne vous mettrai point sur les chemins des Salamandres, n’étant pas assez assuré de la pureté de vos mœurs ; mais rien n’empêche que je vous induise, monsieur l’abbé, à la fréquentation des Sylphes, qui habitent les plaines de l’air et qui s’approchent volontiers des hommes avec un esprit bienveillant et si affectueux, qu’on a pu les nommer des Génies assistants. Loin de nous pousser à notre perte, comme le croient les théologiens qui en font des diables, ils protègent et gardent de tout péril leurs amis terrestres. Je pourrais vous faire connaître des exemples infinis de l’aide qu’ils leur donnent. Mais comme il faut se borner, je m’autoriserai seulement d’un récit que je tiens de madame la maréchale de Grancey elle-même. Elle était sur l’âge et veuve déjà depuis plusieurs années, quand elle reçut, une nuit, dans son lit, la visite d’un Sylphe qui lui dit : « Madame, faites fouiller dans la garde-robe de feu votre époux. Il se trouve dans la poche d’un de ses hauts-de-chausses une lettre qui, si elle était connue, perdrait M. des Roches, mon bon ami et le vôtre. Faites-vous la remettre et ayez soin de la brûler. »

» La maréchale promit de ne point négliger cet avis et elle demanda des nouvelles du défunt maréchal au Sylphe, qui disparut sans lui répondre. À son réveil, elle appela ses femmes et les envoya voir s’il ne restait pas quelques habits du maréchal dans sa garde-robe. Elles répondirent qu’il n’en restait aucun et que les laquais les avaient tous vendus au fripier. Madame de Grancey insista pour qu’elles cherchassent s’il ne se trouvait pas au moins une paire de chausses.

» Ayant fouillé dans tous les coins, elles découvrirent enfin une vieille culotte de taffetas noir à œillets, de mode ancienne, qu’elles apportèrent à la maréchale. Celle-ci mit la main dans une des poches et en tira une lettre qu’elle ouvrit et où elle trouva plus qu’il n’en fallait pour faire mettre M. des Roches dans une prison d’État. Elle n’eut rien de si pressé que de jeter cette lettre au feu. Ainsi, ce gentilhomme fut sauvé par ses bons amis, le Sylphe et la maréchale.

» Sont-ce là, je vous prie, monsieur l’abbé, des mœurs de démons ? Mais je vais vous rapporter un trait auquel vous serez plus sensible, et qui, j’en suis sûr, ira au cœur d’un savant homme tel que vous. Vous n’ignorez point que l’Académie de Dijon est fertile en beaux esprits. L’un d’eux, dont le nom ne vous est point inconnu, vivant au siècle dernier, préparait, en de doctes veilles, une édition de Pindare. Une nuit qu’il avait pâli sur cinq vers dont il ne pouvait démêler le sens parce que le texte en était très corrompu, il s’endormit désespéré, au chant du coq. Pendant son sommeil, un Sylphe, qui l’aimait, le transporta en esprit à Stockholm, l’introduisit dans le palais de la reine Christine, le conduisit dans la bibliothèque et tira d’une des tablettes un manuscrit de Pindare, qu’il lui ouvrit à l’endroit difficile. Les cinq vers s’y trouvaient avec deux ou trois bonnes leçons qui les rendaient tout à fait intelligibles.

» Dans la violence de son contentement, notre savant se réveilla, battit le briquet et nota tout aussitôt au crayon les vers tels qu’il les avait retenus. Après quoi il se rendormit profondément. Le lendemain, réfléchissant sur son aventure nocturne, il résolut d’en être éclairci. M. Descartes était alors en Suède, auprès de la reine, qu’il instruisait de sa philosophie. Notre pindariste le connaissait ; mais il était en commerce plus familier avec l’ambassadeur du roi de Suède en France, M. Chanut. C’est à lui qu’il s’adressa pour faire tenir à M. Descartes une lettre par laquelle il le priait de lui dire s’il se trouvait réellement dans la bibliothèque de la Reine, à Stockholm, un manuscrit de Pindare contenant la variante qu’il lui désignait. M. Descartes, qui était d’une extrême civilité, répondit à l’académicien de Dijon que Sa Majesté possédait en effet ce manuscrit et qu’il y avait lu, lui-même, les vers avec la variante contenue dans la lettre.

M. d’Astarac, ayant conté cette histoire en pelant une pomme, regarda l’abbé Coignard pour jouir du succès de son discours.

Mon bon maître souriait.

— Ah ! monsieur, dit-il, je vois bien que je me flattais tout à l’heure d’une vaine espérance, et qu’on ne vous fera point renoncer à vos chimères. Je confesse de bonne grâce que vous nous avez fait paraître là un Sylphe ingénieux et que je voudrais avoir un aussi gentil secrétaire. Son secours me serait particulièrement utile en deux ou trois endroits de Zozime le Panopolitain, qui sont des plus obscurs. Ne pourriez-vous me donner le moyen d’évoquer au besoin quelque Sylphe de bibliothèque, aussi habile que celui de Dijon ?

M. d’Astarac répondit gravement :

— C’est un secret, monsieur l’abbé, que je vous livrerai volontiers. Mais je vous avertis que si vous le communiquez aux profanes votre perte est certaine.

— N’en ayez aucune inquiétude, dit l’abbé. J’ai grande envie de connaître un si beau secret, bien qu’à ne vous rien cacher, je n’en attende nul effet, ne croyant point à vos Sylphes. Instruisez-moi donc, s’il vous plaît.

— Vous l’exigez ? reprit le cabbaliste. Sachez donc que quand vous voudrez être assisté d’un Sylphe, vous n’aurez qu’à prononcer ce seul mot Agla. Aussitôt les fils de l’air voleront vers vous ; mais vous entendez bien, monsieur l’abbé, que ce mot doit être récité du cœur aussi bien que des lèvres et que la foi lui donne toute sa vertu. Sans elle, il n’est qu’un vain murmure. Et tel que je viens de le prononcer, sans y mettre d’âme ni de désir, il n’a, même dans ma bouche, qu’une faible puissance, et c’est tout au plus si quelques enfants du jour, en l’entendant, viennent de glisser dans cette chambre leur légère ombre de lumière. Je les ai plutôt devinés que vus sur ce rideau, et ils se sont évanouis à peine formés. Vous n’avez, ni votre élève ni vous, soupçonné leur présence. Mais si j’avais prononcé ce mot magique avec un véritable sentiment, vous les eussiez vus paraître dans tout leur éclat. Ils sont d’une beauté charmante. Je vous ai appris là, monsieur l’abbé, un grand et utile secret. Encore une fois, ne le divulguez pas imprudemment. Et ne méprisez pas l’exemple de l’abbé de Villars qui, pour avoir révélé leurs secrets, fut assassiné par les Sylphes, sur la route de Lyon.

— Sur la route de Lyon, dit mon bon maître. Voilà qui est étrange !

M. d’Astarac nous quitta de façon soudaine.

— Je vais, dit l’abbé, monter une fois encore dans cette auguste bibliothèque où je goûtai d’austères voluptés et que je ne reverrai plus. Ne manquez point, Tournebroche, de vous trouver à la tombée du jour, au rond-point des Bergères.

Je promis de n’y point manquer ; j’avais dessein de m’enfermer dans ma chambre pour écrire à M. d’Astarac et à mes bons parents qu’ils voulussent bien m’excuser si je ne prenais point congé d’eux, en fuyant, après une aventure où j’étais plus malheureux que coupable.

Mais j’entendis du palier des ronflements qui sortaient de ma chambre, et je vis, en entr’ouvrant la porte, M. d’Anquetil endormi dans mon lit avec son épée à son chevet et des cartes à jouer répandues sur ma couverture. J’eus un moment l’envie de le percer de sa propre épée ; mais cette idée me quitta sitôt venue, et je le laissai dormir, riant en moi-même, dans mon chagrin, à la pensée que Jahel, enfermée sous de triples verrous, ne pourrait le rejoindre.

J’entrai, pour écrire mes lettres, dans la chambre de mon bon maître où je dérangeai cinq ou six rats qui rongeaient sur la table de nuit son livre de Boèce. J’écrivis à M. d’Astarac et à ma mère, et je composai pour Jahel l’épître la plus touchante. Je la relus et la mouillai de mes larmes. Peut-être, me dis-je, l’infidèle y mêlera les siennes.

Puis, accablé de fatigue et de mélancolie, je me jetai sur le matelas de mon bon maître, et ne tardai pas à tomber dans un demi-sommeil, troublé par des rêves à la fois érotiques et sombres. J’en fus tiré par le muet Criton, qui entra dans ma chambre et me tendit sur un plat d’argent une papillote à l’iris, où je lus quelques mots tracés au crayon d’une main maladroite. On m’attendait dehors pour affaire pressante. Le billet était signé : Frère Ange, capucin indigne. Je courus à la porte verte, et je trouvai sur la route le petit frère assis au bord du fossé dans un abattement pitoyable. N’ayant pas la force de se lever à ma venue, il tendit vers moi le regard de ses grands yeux de chien, presque humains, et noyés de larmes. Ses soupirs soulevaient sa barbe et sa poitrine. Il me dit d’un ton qui faisait peine :

— Hélas ! monsieur Jacques, l’heure de l’épreuve est venue en Babylone, selon qu’il est dit dans les prophètes. Sur la plainte faite par M. de la Guéritaude à M. le lieutenant de police, mam’selle Catherine a été conduite à l’hôpital par les exempts, et elle sera envoyée à l’Amérique par le prochain convoi. J’en tiens la nouvelle de Jeannette la vielleuse qui au moment où Catherine entrait en charrette à l’hôpital, en sortait elle-même, après y avoir été retenue pour un mal dont elle est guérie à st’heure par l’art des chirurgiens, du moins Dieu le veuille ! Pour ce qui est de Catherine, elle ira aux îles sans rémission.

Et frère Ange, à cet endroit de son discours, se mit à pleurer abondamment. Après avoir tenté d’arrêter ses pleurs par de bonnes paroles, je lui demandai s’il n’avait rien autre chose à me dire.

— Hélas ! monsieur Jacques, me répondit-il, je vous ai confié l’essentiel, et le reste flotte dans ma tête comme l’esprit de Dieu sur les eaux, sans comparaison. C’est un chaos obscur. Le malheur de Catherine m’a ôté le sentiment. Il fallait toutefois que j’eusse une nouvelle de conséquence à vous faire savoir pour me hasarder jusqu’au seuil de cette maison maudite, où vous habitez avec toutes sortes de diables, et c’est avec épouvante, après avoir récité l’oraison de saint François, que j’ai osé heurter le marteau pour remettre à un valet le billet que je vous adressai. Je ne sais si vous avez pu le lire, tant j’ai peu l’habitude de former des lettres. Et le papier n’en était guère bon pour écrire, mais c’est l’honneur de notre saint ordre de ne point donner dans les vanités du siècle. Ah ! Catherine à l’hôpital ! Catherine à l’Amérique ! N’est-ce pas à fendre le cœur le plus dur ? Jeannette elle-même en pleurait toutes les larmes de ses yeux, bien qu’elle soit jalouse de Catherine, qui l’emporte autant en jeunesse et en beauté sur elle que saint François passe en sainteté tous les autres bienheureux. Ah ! monsieur Jacques ! Catherine à l’Amérique, ce sont les voies extraordinaires de la Providence. Hélas ! notre sainte religion est véritable, et le roi David a raison de dire que nous sommes semblables à l’herbe des champs, puisque Catherine est à l’hôpital. Ces pierres où je suis assis sont plus heureuses que moi, bien que je sois revêtu des signes du chrétien et même du religieux. Catherine à l’hôpital !

Il sanglota de nouveau. J’attendis que le torrent de sa douleur se fût écoulé, et je lui demandai s’il n’avait pas de nouvelles de mes chers parents.

— Monsieur Jacques, me répondit-il, c’est eux précisément qui m’envoient à vous, chargé d’une commission pressante. Je vous dirai qu’ils ne sont guère heureux, par la faute de maître Léonard, votre père, qui passe à boire et à jouer tous les jours que Dieu lui fait. Et la fumée odorante des oies et des poulardes ne monte plus, comme jadis, vers la reine Pédauque, dont l’image se balance tristement aux vents humides qui la rongent. Où est le temps où la rôtisserie de votre père parfumait la rue Saint-Jacques, du Petit Bacchus aux Trois Pucelles ? Mais, depuis que ce sorcier y est entré, tout y dépérit, bêtes et gens, par l’effet du sort qu’il y a jeté. Et la vengeance divine a commencé d’être manifeste en ce lieu, après que ce gros abbé Coignard y a été reçu, tandis qu’au rebours j’en étais chassé. Ce fut le principe du mal, qui vint de ce que M. Coignard s’enorgueillit de la profondeur de sa science et de l’élégance de ses mœurs. Et l’orgueil est la source de tous les péchés. Votre sainte mère eut grand tort, monsieur Jacques, de ne point se contenter des leçons que je vous donnais charitablement et qui vous eussent rendu capable, sans faute, de gouverner la cuisine, de manier la lardoire, et de porter la bannière de la confrérie, après la mort chrétienne de votre père, et son service et obsèques, qui ne peuvent tarder longtemps, car toute vie est transitoire, et il boit excessivement.

Ces nouvelles me jetèrent dans une affliction qu’il est facile de comprendre. Je mêlai mes larmes à celles du petit frère. Cependant, je lui demandai des nouvelles de ma bonne mère.

— Dieu, me répondit-il, qui se plut à affliger Rachel dans Rama, a envoyé à votre mère, monsieur Jacques, diverses tribulations pour son bien et à l’effet de châtier maître Léonard de son péché quand il chassa méchamment en ma personne Jésus-Christ de la rôtisserie. Il a transporté la plupart des acheteurs de volaille et de pâtés à la fille de madame Quonian, qui tourne la broche à l’autre bout de la rue Saint-Jacques. Madame votre mère voit avec douleur qu’il a béni cette maison aux dépens de la sienne, qui est maintenant si désertée que la mousse en couvre quasiment la pierre du seuil. Elle est soutenue dans ses épreuves premièrement par sa dévotion à saint François ; secondement par la considération de votre avancement dans le monde, où vous portez l’épée comme un homme de condition.

» Mais cette seconde consolation a été beaucoup diminuée quand les sergents sont venus ce matin vous chercher à la rôtisserie pour vous conduire à Bicêtre y battre le plâtre pendant un an ou deux. C’est Catherine qui vous avait dénoncé à M. de la Guéritaude ; mais il ne faut pas l’en blâmer : elle confessa la vérité, comme elle devait le faire, étant chrétienne. Elle vous désigna, avec M. l’abbé Coignard, comme les complices de M. d’Anquetil et fit un rapport fidèle des meurtres et des carnages de cette nuit épouvantable. Hélas ! sa franchise ne lui servit de rien, et elle fut conduite à l’hôpital ! C’est une chose horrible à penser !

À cet endroit de son récit, le petit frère se mit la tête dans ses mains et pleura de nouveau.

La nuit était venue. Je craignais de manquer le rendez-vous. Tirant le petit frère hors du fossé où il était abîmé, je le mis debout et le priai de poursuivre son récit en m’accompagnant sur la route de Saint-Germain, jusqu’au rond-point des Bergères. Il m’obéit volontiers, et marchant tristement à mon côté, il me pria de l’aider à démêler le fil brouillé de ses idées. Je le replaçai au point où les sergents me venaient prendre à la rôtisserie.

— Ne vous trouvant pas, reprit-il, ils voulaient emmener votre père à votre place. Maître Léonard prétendait ne point savoir où vous étiez caché. Madame votre mère disait de même, et elle en faisait de grands serments. Que Dieu lui pardonne, monsieur Jacques ! car elle se parjurait évidemment. Les sergents commençaient à se fâcher. Votre père leur fit entendre raison en les menant boire. Et ils se quittèrent assez bons amis. Pendant ce temps, votre mère m’alla quérir aux Trois Pucelles, où je quêtais selon les saintes règles de mon ordre. Elle me dépêcha vers vous pour vous avertir de fuir sans retard, de peur que le lieutenant de police ne découvre bientôt la maison où vous logez.

En écoutant ces tristes nouvelles, je hâtais le pas, et nous avions déjà passé le pont de Neuilly.

Sur la côte assez rude, qui monte au rond-point dont nous voyions déjà les ormes, le petit frère continua de parler d’une voix expirante.

— Madame votre mère, dit-il, m’a expressément recommandé de vous avertir du péril qui vous menace et elle m’a remis pour vous un petit sac que j’ai caché sous ma robe. Je ne l’y retrouve plus, ajouta-t-il après s’être tâté dans tous les sens. Et comment aussi voulez-vous que je trouve rien après avoir perdu Catherine ? Elle était dévote à saint François, et très aumônière. Et pourtant ils l’ont traitée comme une fille perdue, et ils vont lui raser la tête, et c’est une chose affreuse à penser qu’elle deviendra semblable aux poupées des modistes et qu’elle sera embarquée dans cet état pour l’Amérique, où elle risquera de mourir de la fièvre et d’être mangée par les sauvages anthropophages.

Il achevait ce discours en soupirant quand nous parvînmes au rond-point. À notre gauche, l’auberge du Cheval-Rouge élevait au-dessus d’une double rangée d’ormeaux son toit d’ardoises et ses lucarnes armées de poulies, et l’on apercevait sous le feuillage la porte charretière, grande ouverte.

Je ralentis le pas, et le petit frère se laissa choir au pied d’un arbre.

— Frère Ange, lui dis-je, vous me parliez d’un sachet que ma bonne mère vous avait prié de me remettre.

— Elle m’en pria, en effet, répondit le petit frère, et j’ai si bien serré ce sac que je ne sais où je l’ai mis ; mais sachez bien, monsieur Jacques, que je ne l’ai pu perdre que par excès de précautions.

Je l’assurai vivement qu’il ne l’avait point perdu et que, s’il ne le retrouvait tout de suite, je l’aiderais moi-même à le chercher.

Le ton de mes paroles lui fut sensible, car il tira, avec de grands soupirs, de dessous son froc, un petit sac d’indienne qu’il me tendit à regret. J’y trouvai un écu de six livres et une médaille de la vierge noire de Chartres, que je baisai en versant des larmes d’attendrissement et de repentir. Cependant le petit frère faisait sortir de toutes ses poches des paquets d’images coloriées et de prières ornées de vignettes grossières. Il en choisit deux ou trois qu’il m’offrit préférablement aux autres, comme les plus utiles, à son avis, pour les pèlerins, et voyageurs, et pour toutes les personnes errantes.

— Elles sont bénites, me dit-il, et efficaces dans le danger de mort ou de maladie, tant par récitation orale que par attouchement et application sur la peau. Je vous les donne, monsieur Jacques, pour l’amour de Dieu. Souvenez-vous de me faire quelque aumône. N’oubliez pas que je mendie au nom du bon saint François. Il vous protégera sans faute, si vous assistez son fils le plus indigne, que je suis précisément.

Tandis qu’il parlait de la sorte, je vis, aux clartés mourantes du jour, une berline à quatre chevaux sortir par la porte charretière du Cheval-Rouge et venir se ranger avec force claquements de fouets et piaffements de chevaux sur la chaussée, tout près de l’arbre sous lequel frère Ange était assis. J’observai alors que ce n’était pas précisément une berline, mais une grande voiture à quatre places, avec un coupé assez petit sur le devant. Je la considérais depuis une minute ou deux, quand je vis, gravissant la côte, M. d’Anquetil accompagné de Jahel, en cornette, avec des paquets sous son manteau, et suivi de M. Coignard, chargé de cinq ou six bouquins enveloppés dans une vieille thèse. À leur venue, les postillons abaissèrent les deux marchepieds et ma belle maîtresse, ramassant ses jupes en ballon, se hissa dans le coupé, poussée d’en bas par M. d’Anquetil.

À ce spectacle, je m’élançai, je m’écriai :

— Arrêtez, Jahel ! Arrêtez, monsieur !

Mais le séducteur n’en poussait que plus fort la perfide, dont la rondeur charmante disparut bientôt. Puis, s’apprêtant à la rejoindre, un pied sur le marchepied, il me regarda avec surprise :

— Ah ! monsieur Tournebroche ! vous voulez donc me prendre toutes mes maîtresses ! Jahel après Catherine. C’est une gageure.

Mais je ne l’entendais pas, et j’appelai encore Jahel, tandis que frère Ange, s’étant levé de dessous son orme, et s’allant planter contre la portière, offrait à M. d’Anquetil des images de saint Roch, l’oraison à réciter pendant qu’on ferre les chevaux, la prière contre le mal des ardents, et demandait la charité d’une voix lamentable.

Je serais resté là toute la nuit, appelant Jahel, si mon bon maître ne m’eût tiré à lui, et poussé dans la grande caisse de la voiture, où il entra après moi.

— Laissons-leur le coupé, me dit-il ; et faisons route tous deux dans cette caisse spacieuse. Je vous ai, Tournebroche, longtemps cherché, et, à ne vous rien déguiser, nous partions sans vous, quand je vous aperçus sous un arbre avec le capucin. Nous ne pouvions tarder davantage, car M. de la Guéritaude nous fait rechercher activement. Et il a le bras long ; il prête de l’argent au Roi.

La berline roulait déjà, et frère Ange, attaché à la portière, la main tendue, nous poursuivait en mendiant.

Je m’abîmai dans les coussins.

— Hélas ! monsieur, m’écriai-je, vous m’aviez pourtant dit que Jahel était enfermée sous une triple serrure.

— Mon fils, répondit mon bon maître, il ne fallait pas en avoir une confiance excessive, car les filles se jouent des jaloux et de leurs cadenas. Et, quand la porte est fermée, elles sautent par la fenêtre. Vous n’avez pas l’idée, Tournebroche, mon enfant, de la ruse des femmes. Les anciens en ont rapporté des exemples admirables et vous en trouverez plusieurs au livre d’Apulée, où ils sont semés comme du sel dans le récit de la Métamorphose. Mais, où cette ruse se fait mieux entendre, c’est dans un conte arabe que M. Galand a fait nouvellement connaître en Europe et que je vais vous dire :

» Schariar, sultan de Tartarie, et son frère Schahzenan, se promenant un jour au bord de la mer, virent s’élever soudain au-dessus des flots une colonne noire, qui marcha vers le rivage. Ils reconnurent un Génie de l’espèce la plus féroce, en forme de géant d’une hauteur prodigieuse, et portant sur sa tête une caisse de verre, fermée à quatre serrures de fer. Cette vue les remplit d’une telle épouvante, qu’ils s’allèrent cacher dans la fourche d’un arbre qui était proche. Cependant le Génie mit pied sur le rivage avec la caisse qu’il alla porter au pied de l’arbre où étaient les deux princes. Puis s’y étant lui-même couché, il ne tarda pas à s’endormir. Ses jambes s’étendaient jusqu’à la mer et son souffle agitait la terre et le ciel. Tandis qu’il reposait si effroyablement, le couvercle du coffre se souleva et il en sortit une dame d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Elle leva la tête…

À cet endroit, j’interrompis ce récit, que j’entendais à peine.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, que pensez-vous que Jahel et M. d’Anquetil se disent en ce moment, seuls dans ce coupé ?

— Je ne sais, répondit mon bon maître ; c’est leur affaire et non la nôtre. Mais achevons ce conte arabe, qui est plein de sens. Vous m’avez inconsidérément interrompu, Tournebroche, au moment où cette dame, levant la tête, découvrit les deux princes dans l’arbre où ils s’étaient cachés. Elle leur fit signe de venir et, voyant qu’ils hésitaient, partagés entre l’envie de répondre à l’appel d’une si belle personne et la peur d’approcher un géant si terrible, elle leur dit d’un ton de voix bas, mais animé : « Descendez tout de suite, ou j’éveille le Génie ! » À son air impérieux et résolu, ils comprirent que ce n’était point là une vaine menace, et que le plus sûr comme le plus agréable, était encore de descendre. Ils le firent avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le Génie. Lorsqu’ils furent en bas, la dame les prit par la main et, s’étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit entendre clairement qu’elle était prête à se donner tout de suite à l’un et à l’autre. Ils se prêtèrent de bonne grâce à cette fantaisie et, comme ils étaient hommes de cœur, la crainte ne gâta pas trop leur plaisir. Après qu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle la leur demanda. Puis, retournant au coffre où elle logeait, elle en tira un chapelet d’anneaux qu’elle montra aux princes.

» — Savez-vous, leur dit-elle, ce que signifient ces bagues enfilées ? Ce sont celles de tous les hommes pour qui j’ai eu les mêmes bontés que pour vous. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde en mémoire d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison et afin d’avoir la centaine accomplie.

» Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les soins de ce vilain Génie, qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre et me tenir cachée au fond de la mer, je le trompe autant qu’il me plaît.

» Cet ingénieux apologue, ajouta mon bon maître, vous montre les femmes aussi rusées en Orient, où elles sont recluses, que parmi les Européens, où elles sont libres. Si l’une d’elles a formé un projet, il n’est mari, amant père, oncle, tuteur, qui en puissent empêcher l’exécution. Vous ne devez donc pas être surpris, mon fils, que tromper les soins de ce vieux Mardochée n’ait été qu’un jeu pour cette Jahel qui mêle, en son génie pervers, l’adresse de nos guilledines à la perfidie orientale. Je la devine, mon fils, aussi ardente au plaisir qu’avide d’or et d’argent, et digne race d’Olibah et d’Aolibah.

» Elle est d’une beauté acide et mordante, dont je sens moi-même quelque peu l’atteinte, bien que l’âge, les méditations sublimes et les misères d’une vie agitée aient beaucoup amorti en moi le sentiment des plaisirs charnels. À la peine que vous cause le bon succès de son aventure avec M. d’Anquetil, je démêle, mon fils, que vous ressentez bien plus vivement que moi la dent acérée du désir, et que vous êtes déchiré de jalousie. C’est pourquoi vous blâmez une action, irrégulière à la vérité, et contraire aux vulgaires convenances, mais indifférente en soi ou du moins qui n’ajoute rien de considérable au mal universel. Vous me condamnez au dedans de vous, d’y avoir eu part, et vous croyez prendre l’intérêt des mœurs, quand vous ne suivez que le mouvement de vos passions. C’est ainsi, mon fils, que nous colorons à nos yeux nos pires instincts. La morale humaine n’a pas d’autre origine. Confessez pourtant qu’il eût été dommage de laisser plus longtemps une si belle fille à ce vieux lunatique. Concevez que M. d’Anquetil, jeune et beau, est mieux assorti à une si aimable personne, et résignez-vous à ce que vous ne pouvez empêcher. Cette sagesse est difficile. Elle le serait plus encore si on vous avait pris votre maîtresse. Vous sentiriez alors des dents de fer vous labourer la chair et votre esprit s’emplirait d’images odieuses et précises. Cette considération, mon fils, doit adoucir votre souffrance présente. Au reste, la vie est pleine de travaux et de douleurs. C’est ce qui nous fait concevoir une juste espérance de la béatitude éternelle.

Ainsi parlait mon bon maître, tandis que les ormes de la route royale fuyaient à nos côtés. Je me gardai de lui répondre qu’il irritait mes chagrins en voulant les adoucir et qu’il mettait, sans le savoir, le doigt sur la plaie.

Notre premier relais fut à Juvisy où nous arrivâmes le matin par la pluie. En entrant dans l’auberge de la poste, je trouvai Jahel au coin de la cheminée, où cinq ou six poulets tournaient sur trois broches. Elle se chauffait les pieds et laissait voir un peu de ses bas de soie, qui étaient pour moi un grand sujet de trouble, par l’idée de la jambe que je me représentais exactement avec le grain de la peau, le duvet et toutes sortes de circonstances frappantes. M. d’Anquetil était accoudé au dossier de la chaise où elle était assise, la joue dans la main. Il l’appelait son âme et sa vie ; il lui demandait si elle n’avait pas faim ; et, comme elle répondit que oui, il sortit pour donner des ordres. Demeuré seul avec l’infidèle, je la regardai dans les yeux, qui reflétaient la flamme du foyer.

— Ah ! Jahel, m’écriai-je, je suis bien malheureux, vous m’avez trahi et vous ne m’aimez plus.

— Qui vous dit que je ne vous aime plus ? répondit-elle en tournant vers moi un regard de velours et de flamme.

— Hélas ! mademoiselle, il y paraît assez à votre conduite.

— Eh quoi ! Jacques, pouvez-vous m’envier le trousseau de toile de Hollande et la vaisselle godronnée que ce gentilhomme me doit donner. Je ne vous demande qu’un peu de discrétion jusqu’à l’effet de ses promesses, et vous verrez que je suis pour vous telle que j’étais à la Croix-des-Sablons.

— Hélas ! Jahel, en attendant, mon rival jouira de vos faveurs.

— Je sens, reprit-elle, que ce sera peu de chose, et que rien n’effacera le souvenir que vous m’avez laissé. Ne vous tourmentez pas de ces bagatelles ; elles n’ont de prix que par l’idée que vous vous en faites.

— Oh ! m’écriai-je, l’idée que je m’en fais est affreuse, et je crains de ne pouvoir survivre à votre trahison.

Elle me regarda avec une sympathie moqueuse et me dit en souriant :

— Croyez-moi, mon ami, nous n’en mourrons ni l’un ni l’autre. Songez, Jacques, qu’il me faut le linge et la vaisselle. Soyez prudent ; ne laissez rien voir des sentiments qui vous agitent, et je vous promets de récompenser plus tard votre discrétion.

Cette espérance adoucit un peu mes chagrins cuisants. L’hôtesse vint mettre sur la table la nappe parfumée de lavande, les assiettes d’étain, les gobelets et les pots. J’avais grand faim, et quand M. d’Anquetil, rentrant dans l’auberge avec l’abbé, nous invita à manger un morceau, je pris volontiers ma place entre Jahel et mon bon maître. Dans la peur d’être poursuivis, nous repartîmes après avoir expédié trois omelettes et deux petits poulets. On convint dans ce péril pressant, de brûler les étapes jusqu’à Sens, où nous décidâmes de passer la nuit.

Je me faisais de cette nuit une idée horrible pensant qu’elle devait consommer la trahison de Jahel. Et cette appréhension trop légitime me troublait au point que je ne prêtais qu’une oreille distraite aux discours de mon bon maître, à qui les moindres incidents du voyage inspiraient des réflexions admirables.

Mes craintes n’étaient point vaines. Descendus à Sens, dans la méchante hôtellerie de l’Homme-Armé, à peine y avions-nous soupé, que M. d’Anquetil emmena Jahel dans sa chambre, qui se trouvait voisine de la mienne, où je ne pus goûter un moment de repos. Je me levai au petit jour et, fuyant cette chambre détestée, je m’allai asseoir tristement sous la porte charretière, parmi les postillons qui buvaient du vin blanc en lutinant les servantes. J’y demeurai deux ou trois heures à méditer mes chagrins. Déjà la voiture était attelée, quand Jahel parut sous la voûte, toute frileuse dans sa mante noire. Ne pouvant soutenir sa vue, je détournai les yeux. Elle s’approcha de moi, s’assit sur la borne où j’étais et me dit avec douceur de ne point m’affliger, que ce dont je me faisais un monstre était en réalité peu de chose, qu’il fallait se faire une raison, que j’étais trop homme d’esprit pour vouloir une femme à moi tout seul, qu’en ce cas on prenait une ménagère sans esprit et sans beauté, et qu’encore c’était une grande chance à courir.

— Il faut que je vous quitte, ajouta-t-elle. J’entends le pas de M. d’Anquetil dans l’escalier.

Et elle me donna un baiser sur la bouche, qu’elle appuya et prolongea avec la volupté violente de la peur, car les bottes de son galant faisaient, près de nous, craquer les montées de bois, et la joueuse y risquait sa toile de Hollande et son pot à oille d’argent godronné.

Le postillon baissa le marchepied du coupé, mais M. d’Anquetil demanda à Jahel s’il ne serait pas plus plaisant de nous tenir tous ensemble dans la grande caisse, et il ne m’échappa point que c’était le premier effet de l’intimité qu’il venait d’avoir avec Jahel, et qu’un plein contentement de tous ses désirs lui rendait la solitude avec elle moins agréable. Mon bon maître avait pris soin d’emprunter à la cave de l’Homme-Armé cinq ou six bouteilles de vin blanc qu’il aménagea sous les coussins et que nous bûmes pour tromper les ennuis de la route.

Nous arrivâmes à midi à Joigny, qui est une assez jolie ville. Prévoyant que je viendrais à bout de mes deniers avant la fin du voyage et ne pouvant souffrir l’idée de laisser payer mon écot par M. d’Anquetil sans y être réduit par la plus extrême nécessité, je résolus de vendre une bague et un médaillon que je tenais de ma mère, et je parcourus la ville à la recherche d’un orfèvre. J’en découvris un sur la grand’place, vis-à-vis de l’église, qui tenait boutique de chaînes et de croix, à l’enseigne de La bonne Foi. Quel ne fut pas mon étonnement, d’y trouver mon bon maître qui, devant le comptoir, tirant d’un cornet de papier cinq ou six petits diamants, que je reconnus bien pour ceux que M. d’Astarac nous avait montrés, demanda à l’orfèvre le prix qu’il pensait donner de ces pierres !

L’orfèvre les examina, puis observant l’abbé par-dessus ses besicles :

— Monsieur, lui dit-il, ces pierres seraient d’un grand prix si elles étaient véritables. Mais elles sont fausses ; et il n’est pas besoin de la pierre de touche pour s’en assurer. Ce sont des perles de verre, bonnes seulement pour donner à jouer aux enfants, à moins qu’on ne les applique à la couronne d’une Notre-Dame de village, où elles feront un bel effet.

Sur cette réponse, M. Coignard reprit ses diamants et tourna le dos à l’orfèvre. Dans ce mouvement il m’aperçut et sembla assez confus de la rencontre. Je conclus mon affaire en peu de temps et, retrouvant mon bon maître au seuil de la porte, je lui représentai le tort qu’il risquait de faire à ses compagnons et à lui-même en dérobant des pierres qui, pour son malheur, eussent pu être véritables.

— Mon fils, me répondit-il, Dieu, pour me conserver innocent, a voulu qu’elles ne fussent qu’apparence et faux-semblant. Je vous avoue que j’eus tort de les dérober. Vous m’en voyez au regret, et c’est une page que je voudrais arracher au livre de ma vie, dont quelques feuillets, pour tout dire, ne sont point aussi nets et immaculés qu’il conviendrait. Je sens vivement ce que ma conduite offre, à cet endroit, de répréhensible. Mais l’homme ne doit pas trop s’abattre quand il tombe en quelque faute ; et c’est ici le moment de me dire à moi-même avec un illustre docteur : « Considérez votre grande fragilité, dont vous ne faites que trop souvent l’épreuve dans les moindres rencontres ; et néanmoins c’est pour votre salut que ces choses ou autres semblables vous arrivent. Tout n’est pas perdu pour vous, si vous vous trouvez souvent affligé et tenté rudement, et si même vous succombez à la tentation. Vous êtes homme et non pas Dieu ; vous êtes de chair, et non pas un ange. Comment pourriez-vous toujours demeurer en un même état de vertu, puisque cette fidélité a manqué aux anges dans le Ciel et au premier homme dans le Paradis ? » Voilà, Tournebroche, mon fils, les seuls entretiens spirituels et les vrais soliloques qui conviennent à l’état présent de mon âme. Mais ne serait-il point temps, après cette malheureuse démarche, sur laquelle je n’insiste pas, de retourner à notre auberge, pour y boire, en compagnie des postillons, qui sont gens simples et de commerce facile, une ou deux bouteilles de vin du cru ?

Je me rangeai à cet avis et nous regagnâmes l’hôtellerie de la poste où nous trouvâmes M. d’Anquetil qui, revenant comme nous de la ville, en rapportait des cartes. Il joua au piquet avec mon bon maître et, quand nous nous remîmes en route, ils continuèrent de jouer dans la voiture. Cette fureur de jeu qui emportait mon rival, me rendit quelque liberté auprès de Jahel, qui m’entretenait plus volontiers depuis qu’elle était délaissée. Je trouvais à ces entretiens une amère douceur. Lui reprochant sa perfidie et son infidélité, je soulageais mon chagrin par des plaintes, tantôt faibles, tantôt violentes.

— Hélas ! Jahel ! disais-je, le souvenir et l’image de nos tendresses, qui faisaient naguère mes plus chères délices, me sont devenus un cruel tourment, par l’idée que j’ai que vous êtes aujourd’hui avec un autre ce que vous fûtes avec moi.

Elle répondait :

— Une femme n’est pas la même avec tout le monde.

Et quand je prolongeais excessivement les lamentations et les reproches, elle disait :

— Je conçois que je vous ai fait du chagrin. Mais ce n’est pas une raison pour m’assassiner cent fois le jour de vos gémissements inutiles.

M. d’Anquetil, quand il perdait, était d’une humeur fâcheuse. Il molestait à tout propos Jahel qui, n’étant point patiente, le menaçait d’écrire à son oncle Mosaïde qu’il vînt la reprendre. Ces querelles me donnaient d’abord quelque lueur de joie et d’espérance ; mais après qu’elles se furent plusieurs fois renouvelées, je les vis naître, au contraire, avec inquiétude, ayant reconnu qu’elles étaient suivies de réconciliations impétueuses, qui éclataient soudainement à mes oreilles en baisers, en susurrements et en soupirs lascifs. M. d’Anquetil ne me souffrait qu’avec peine. Il avait, au contraire, une vive tendresse pour mon bon maître, qui la méritait par son humeur égale et riante et par l’incomparable élégance de son esprit. Ils jouaient et buvaient ensemble avee une sympathie qui croissait chaque jour. Les genoux rapprochés pour soutenir la tablette sur laquelle ils abattaient leurs cartes, ils riaient, plaisantaient, se faisaient des agaceries, et, bien qu’il leur arrivât quelquefois de se jeter les cartes à la tête, en échangeant des injures qui eussent fait rougir les forts du port Saint-Nicolas et les bateliers du Mail, bien que M. d’Anquetil jurât Dieu, la Vierge et les Saints, qu’il n’avait vu de sa vie, même au bout d’une corde, plus vilain larron que l’abbé Coignard, on sentait qu’il aimait chèrement mon bon maître, et c’était plaisir de l’entendre un moment après s’écrier en riant :

— L’abbé, vous serez mon aumônier et vous ferez mon piquet. Il faudra aussi que vous soyez de nos chasses. On cherchera jusqu’au fond du Perche un cheval assez gros pour vous porter et l’on vous fera un équipement de vénerie pareil à celui que j’ai vu à l’évêque d’Uzès. Il est grand temps, au reste, de vous habiller à neuf : car, sans reproche, l’abbé, votre culotte ne vous tient plus au derrière.

Jahel aussi cédait au penchant irrésistible qui inclinait les âmes vers mon bon maître. Elle résolut de réparer, autant qu’il était possible, le désordre de sa toilette. Elle mit une de ses robes en pièces pour raccommoder l’habit et les chausses de notre vénérable ami, et lui fit cadeau d’un mouchoir de dentelle pour en faire un rabat. Mon bon maître recevait ces petits présents avec une dignité pleine de grâce. J’eus lieu plusieurs fois de le remarquer : il se montrait galant homme en parlant aux femmes. Il leur témoignait un intérêt qui n’était jamais indiscret, les louait avec la science d’un connaisseur, leur donnant les conseils d’une longue expérience, répandait sur elles l’indulgence infinie d’un cœur prêt à pardonner toutes les faiblesses, et ne négligeait cependant aucune occasion de leur faire entendre de grandes et utiles vérités.

Parvenus le quatrième jour à Montbard, nous nous arrêtâmes sur une hauteur d’où l’on découvrait toute la ville, dans un petit espace, comme si elle était peinte sur toile par un habile ouvrier, soucieux d’en marquer tous les détails.

— Voyez, nous dit mon bon maître, ces murailles, ces tours, ces clochers, ces toits, qui sortent de la verdure. C’est une ville, et, sans même chercher son histoire et son nom, il nous convient d’y réfléchir, comme au plus digne sujet de méditation qui puisse nous être offert sur la face du monde. En effet, une ville, quelle qu’elle soit, donne matière aux spéculations de l’esprit. Les postillons nous disent que voici Montbard. Ce lieu m’est inconnu. Néanmoins je ne crains pas d’affirmer, par analogie, que les gens qui vivent là, nos semblables, sont égoïstes, lâches, perfides, gourmands, libidineux. Autrement, ils ne seraient point des hommes et ne descendraient point de cet Adam, à la fois misérable et vénérable, en qui tous nos instincts, jusqu’aux plus ignobles, ont leur source auguste. Le seul point sur lequel on pourrait hésiter est de savoir si ces gens-là sont plus portés sur la nourriture que sur la reproduction. Encore le doute n’est-il point permis : un philosophe jugera sainement que la faim est, pour ces malheureux, un besoin plus pressant que l’amour. Dans ma verte jeunesse, je croyais que l’animal humain était surtout enclin à la conjonction des sexes. Mais c’était un leurre, et il est clair que les hommes sont plus intéressés encore à conserver la vie qu’à la donner. C’est la faim qui est l’axe de l’humanité ; au reste, comme il est inutile d’en disputer ici, je dirai, si l’on veut, que la vie des mortels a deux pôles, la faim et l’amour. Et c’est ici qu’il faut ouvrir l’oreille et l’âme ! Ces créatures hideuses, qui ne sont tendues qu’à s’entre-dévorer ou à s’entr’embrasser furieusement, vivent ensemble soumises à des lois qui leur interdisent précisément la satisfaction de cette double et fondamentale concupiscence. Ces animaux ingénus, devenus citoyens, s’imposent volontiers des privations de toutes sortes, respectent le bien d’autrui, ce qui est prodigieux, en égard à leur nature avide ; et ils observent la pudeur, qui est une hypocrisie énorme, mais commune, consistant à ne dire que rarement ce à quoi on pense sans cesse. Car enfin, de bonne foi, messieurs, quand nous voyons une femme, ce n’est pas à la beauté de son âme et aux agréments de son esprit que nous attachons notre pensée ; et dans notre entretien avec elle, nous avons en vue principalement ses formes naturelles. Et l’aimable créature le savait si bien, qu’habillée par la bonne faiseuse, elle a pris soin de ne voiler ses appas qu’en les exagérant par divers artifices. Et mademoiselle Jahel, qui n’est pourtant point une sauvage, serait désolée que l’art ait gagné en elle sur la nature, à ce point qu’on ne vît pas combien sa poitrine est pleine et sa croupe arrondie. Ainsi, de quelque façon que nous considérions les hommes depuis la chute d’Adam, nous les voyons affamés et incontinents. D’où vient donc que, réunis dans les villes, ils s’imposent des privations de toutes sortes et se soumettent à un régime contraire à leur nature corrompue ? On a dit qu’ils y trouvaient leur avantage, et qu’ils sentaient que leur sécurité est au prix de cette contrainte. Mais c’est leur supposer trop de raisonnement, et, de plus, un raisonnement faux, car il est absurde de sauver sa vie aux dépens de ce qui en faisait la raison et le prix. On a dit encore que la peur les retenait dans l’obéissance, et il est vrai que la prison, la potence et la roue assurent excellemment la soumission aux lois. Mais il est certain que le préjugé conspire avec les lois, et on ne voit pas bien comment la contrainte aurait pu s’établir si universellement. On définit les lois les rapports nécessaires des choses ; mais nous venons de voir que ces rapports sont en contradiction avec la nature, loin d’en être des nécessités. C’est pourquoi, messieurs, je chercherai la source et l’origine des lois non dans l’homme, mais hors de l’homme, et je croirai qu’étant étrangères à l’homme, elles viennent de Dieu, qui a formé de ses mains mystérieuses non seulement la terre et l’eau, la plante et l’animal, mais encore les peuples et les sociétés. Je croirai que les lois viennent directement de lui, de son premier décalogue, et qu’elles sont inhumaines parce qu’elles sont divines. Il est bien entendu que je considère ici les codes dans leur principe et dans leur essence, sans vouloir entrer dans leur diversité risible et leur complication pitoyable. Les détails des coutumes et des prescriptions, tant écrites qu’orales, sont la part de l’homme, et cette part doit être méprisée. Mais, ne craignons point de le reconnaître, la Cité est d’institution divine. D’où il résulte que tout gouvernement doit être théocratique. Un prêtre fameux pour la part qu’il prit dans la déclaration de 1682, M. Bossuet, n’avait point tort de vouloir tracer les règles de la politique d’après les maximes de l’Écriture, et, s’il y a échoué misérablement, il n’en faut accuser que la faiblesse de son génie, qui s’attacha platement à des exemples tirés des Juges et des Rois, sans voir que Dieu, quand il travaille en ce monde, se proportionne au temps et à l’espace et sait faire la différence des Français et des Israélites. La cité, rétablie sous son autorité véritable et seule légitime, ne sera pas la cité de Josué, de Saül et de David, ce sera plutôt la cité de l’Évangile, la cité du pauvre, où l’artisan et la prostituée ne seront plus humiliés par le pharisien. Oh ! messieurs ! qu’il conviendrait de tirer de l’Écriture une politique plus belle et plus sainte que celle qui en fut extraite péniblement par ce rocailleux et stérile M. Bossuet ! Quelle cité, plus harmonieuse que celle qu’Orphée éleva aux accords de sa lyre, se construira sur les maximes de Jésus-Christ, le jour où ses prêtres, n’étant plus vendus à l’empereur et aux rois, se manifesteront comme les vrais princes du peuple !

Tandis que, debout autour de mon bon maître, nous l’écoutions discourir de la sorte, nous fûmes insensiblement entourés d’une troupe de mendiants qui, boitant, grelottant, bavant, agitant des moignons, secouant des goitres, étalant des plaies d’où s’écoulait une humeur infecte, nous obsédaient de bénédictions importunes. Ils se jetèrent avidement sur quelques pièces de monnaie que leur jeta M. d’Anquetil et roulèrent ensemble dans la poussière.

— Ces malheureux font mal à voir, soupira Jahel.

— Cette pitié, dit M. Coignard, vous sied comme une parure, mademoiselle ; ces soupirs ornent votre poitrine en la gonflant d’un souffle que chacun de nous voudrait respirer sur vos lèvres. Mais souffrez que je vous dise que cette tendresse, qui n’en est pas moins touchante pour être intéressée, trouble vos entrailles par la comparaison de ces misérables avec vous-même, et par l’idée instinctive que votre jeune corps touche, pour ainsi dire, à ces chairs hideusement ulcérées et mutilées, comme il est vrai qu’en effet il y est lié et attaché, en tant que membre de Notre-Seigneur Jésus-Christ. D’où il suit que vous ne pouvez envisager cette corruption sur la chair de ces malheureux sans la voir, dans le même temps, en présage sur votre propre chair. Et ces misérables se sont levés vers vous comme des prophètes, annonçant que la part de la famille d’Adam est, en ce monde, la maladie et la mort. C’est pourquoi vous avez soupiré, mademoiselle.

» Dans le fait, il n’y a aucune raison d’estimer que ces mendiants, rongés d’ulcères et de vermine, sont plus malheureux que les rois et que les reines. Il ne faut même pas dire qu’ils sont plus pauvres, si, comme il paraît, le liard que cette goitreuse a ramassé dans la poussière et qu’elle serre sur son cœur en bavant de joie, lui semble plus précieux que n’est un collier de perles à la maîtresse d’un prince-évêque de Cologne ou de Salzbourg. À bien entendre nos spirituels et véritables intérêts, il nous faudrait envier l’existence de ce cul-de-jatte qui rampe vers vous sur les mains, préférablement à celle du roi de France ou de l’empereur. Leur égal devant Dieu, il a peut-être la paix du cœur qu’ils n’ont point et les trésors inestimables de l’innocence. Mais serrez vos jupes, mademoiselle, de peur qu’il n’y introduise la vermine dont je le vois couvert.

Ainsi parlait mon bon maître, et nous ne nous lassions point de l’écouter.

À trois lieues environ de Montbard, un trait ayant cassé et les postillons manquant de corde pour le raccommoder, comme cet endroit de la route est éloigné de toute habitation, nous demeurâmes en détresse. Mon bon maître et M. d’Anquetil tuèrent l’ennui de ce repos forcé en jouant aux cartes avec cette querelleuse sympathie dont ils s’étaient fait une habitude. Pendant que le jeune seigneur s’étonnait que son partenaire retournât le roi plus souvent que ne le veut le calcul des probabilités, Jahel, assez émue, me tira à part, et me demanda si je ne voyais pas une voiture arrêtée derrière nous à un lacet de la route. En regardant vers le point qu’elle m’indiquait, j’aperçus en effet une espèce de calèche gothique, d’une forme ridicule et bizarre.

— Cette voiture, ajouta Jahel, s’est arrêtée en même temps que nous. C’est donc qu’elle nous suivait. Je serais curieuse de distinguer les visages qui voyagent dans cette machine. J’en ai de l’inquiétude. N’est-elle point coiffée d’une capote étroite et haute ? Elle ressemble à la voiture dans laquelle mon oncle m’emmena, toute petite, à Paris, après avoir tué le Portugais. Elle était restée, autant que je crois, dans une remise du château des Sablons. Celle-ci me la rappelle tout à fait, et c’est un horrible souvenir, car j’y vis mon oncle écumant de rage. Vous ne pouvez concevoir, Jacques, à quel point il est violent. J’ai moi-même éprouvé sa fureur le jour de mon départ. Il m’enferma dans ma chambre en vomissant contre M. l’abbé Coignard des injures épouvantables. Je frémis en pensant à l’état où il dut être quand il trouva ma chambre vide et mes draps encore attachés à la fenêtre par où je m’échappai pour vous joindre et fuir avec vous.

— Jahel, vous voulez dire avec M. d’Anquetil.

— Que vous êtes pointilleux ! Ne partions-nous pas tous ensemble ? Mais cette calèche me donne de l’inquiétude, tant elle ressemble à celle de mon oncle.

— Soyez assurée, Jahel, que c’est la voiture de quelque bon Bourguignon qui va à ses affaires sans songer à nous.

— Vous n’en savez rien, dit Jahel. J’ai peur.

— Vous ne pouvez craindre pourtant, mademoiselle, que votre oncle, dans l’état de décrépitude où il est réduit, coure les routes à votre poursuite. Il n’est occupé que de cabbale et rêveries hébraïques.

— Vous ne le connaissez pas, me répondit-elle en soupirant. Il n’est occupé que de moi. Il m’aime autant qu’il exècre le reste de l’univers. Il m’aime d’une manière…

— D’une manière ?

— De toutes les manières… Enfin il m’aime.

— Jahel, je frémis de vous entendre. Juste ciel ! ce Mosaïde vous aimerait sans ce désintéressement qui est si beau chez un vieillard et si convenable à un oncle. Dites tout, Jahel !

— Oh ! vous le dites mieux que moi, Jacques.

— J’en demeure stupide. À son âge, cela se peut-il ?

— Mon ami, vous avez la peau blanche et l’âme à l’avenant. Tout vous étonne. C’est cette candeur qui fait votre charme. On vous trompe pour peu qu’on s’en donne la peine. On vous fait croire que Mosaïde est âgé de cent trente ans, quand il n’en a pas beaucoup plus de soixante, qu’il a vécu dans la grande pyramide, tandis qu’en réalité il faisait la banque à Lisbonne. Et il ne tenait qu’à moi de passer à vos yeux pour une Salamandre.

— Quoi, Jahel, dites-vous la vérité ? Votre oncle…

— Oui, et c’est le secret de sa jalousie. Il croit que l’abbé Coignard est son rival. Il le détesta d’instinct, à première vue. Mais c’est bien autre chose depuis qu’ayant surpris quelques mots de l’entretien que ce bon abbé eut avec moi dans les épines, il le peut haïr comme la cause de ma fuite et de mon enlèvement. Car, enfin, j’ai été enlevée, mon ami, et cela doit me donner quelque prix à vos yeux. Oh ! j’ai été bien ingrate en quittant un si bon oncle. Mais je ne pouvais plus endurer l’esclavage où il me retenait. Et puis j’avais une ardente envie de devenir riche, et il est bien naturel, n’est-ce pas ? de désirer de grands biens quand on est jeune et jolie. Nous n’avons qu’une vie, et elle est courte. On ne m’a pas appris, à moi, de beaux mensonges sur l’immortalité de l’âme.

— Hélas ! Jahel, m’écriai-je dans une ardeur d’amour que me donnait sa dureté même, hélas ! il ne me manquait rien près de vous au château des Sablons. Que vous y manquait-il, à vous, pour être heureuse ?

Elle me fît signe que M. d’Anquetil nous observait. Le trait était raccommodé et la berline roulait entre les coteaux de vignes.

Nous nous arrêtâmes à Nuits pour le souper et la couchée. Mon bon maître but une demi-douzaine de bouteilles de vin du cru, qui échauffa merveilleusement son éloquence. M. d’Anquetil lui rendit raison, le verre à la main ; mais, quant à lui tenir tête dans la conversation, c’est ce dont ce gentilhomme était bien incapable.

La chère avait été bonne ; le gîte fut mauvais. M. l’abbé Coignard coucha dans la chambre basse, sous l’escalier, en un lit de plume qu’il partagea avec l’aubergiste et sa femme, et où ils pensèrent tous trois étouffer. M. d’Anquetil prit avec Jahel la chambre haute où le lard et les oignons pendaient aux solives. Je montai par une échelle au grenier, et je m’étendis sur la paille. Ayant passé le fort de mon sommeil, la lune, dont la lumière traversait les fentes du toit, glissa un rayon entre mes cils et les écarta à propos pour que je visse Jahel, en bonnet de nuit, qui sortait de la trappe. Au cri que je poussai, elle mit un doigt sur sa bouche.

— Chut ! me dit-elle, Maurice est ivre comme un portefaix et comme un marquis. Il dort ci-dessous du sommeil de Noé.

— Qui est-ce, Maurice ? demandai-je en me frottant les yeux.

— C’est Anquetil. Qui voulez-vous que ce soit ?

— Personne. Mais je ne savais pas qu’il s’appelât Maurice.

— Il n’y a pas longtemps que je le sais moi-même. Mais il n’importe.

— Vous avez raison, Jahel, cela n’importe pas.

Elle était en chemise et cette clarté de la lune s’égouttait comme du lait sur ses épaules nues. Elle se coula à mon côté, m’appela des noms les plus tendres et des noms les plus effroyablement grossiers qui glissaient sur ses lèvres en suaves murmures. Puis elle se tut et commença à me donner ces baisers qu’elle savait et auprès desquels tous les embrassements des autres femmes semblent insipides.

La contrainte et le silence augmentaient la tension furieuse de mes nerfs. La surprise, la joie d’une revanche et, peut-être, une jalousie perverse, attisaient mes désirs. L’élastique fermeté de sa chair et la souple violence des mouvements dont elle m’enveloppait, demandaient, promettaient et méritaient les plus ardentes caresses. Nous connûmes, cette nuit-là, les voluptés dont l’abîme confine à la douleur.

En descendant, le matin, dans la cour de l’hôtellerie, j’y trouvai M. d’Anquetil qui me parut moins odieux, maintenant que je le trompais. De son côté, il semblait plus attiré vers moi qu’il ne l’avait été depuis le commencement du voyage. Il me parla avec familiarité, sympathie, confiance, me reprochant seulement de montrer à Jahel peu d’égards et d’empressement, et de ne pas lui rendre ces soins qu’un honnête homme doit avoir pour toute femme.

— Elle se plaint, dit-il, de votre incivilité. Prenez-y garde, cher Tournebroche ; je serais fâché qu’il y eût des difficultés entre elle et vous. C’est une jolie fille, et qui m’aime excessivement.

La berline roulait depuis une heure quand Jahel, ayant mis la tête à la portière, me dit :

— La calèche a reparu. Je voudrais bien distinguer le visage des deux hommes qui y sont. Mais je n’y puis parvenir.

Je lui répondis que, si loin, et dans la brume du matin, l’on ne pouvait rien voir.

Elle me répondit que sa vue était si perçante, qu’elle les distinguerait bien, malgré le brouillard et l’espace, si c’était vraiment des visages.

— Mais, ajouta-t-elle, ce ne sont pas des visages.

— Que voulez-vous donc que ce soit ? lui demandai-je, en éclatant de rire.

Elle me demanda à son tour quelle idée saugrenue m’était venue à l’esprit pour rire si sottement, et dit :

— Ce n’est pas des visages, c’est des masques. Ces deux hommes nous poursuivent, et ils sont masqués.

J’avertis M. d’Anquetil qu’il semblait qu’on nous suivît dans une vilaine calèche. Mais il me pria de le laisser tranquille.

— Quand les cent mille diables seraient à nos trousses, s’écria-t-il, je ne m’en inquiéterais pas, ayant assez à faire à surveiller ce gros pendard d’abbé, qui fait sauter la carte de façon subtile et me vole tout mon argent. Même je ne serais pas surpris qu’en me jetant cette vilaine calèche au travers de mon jeu, Tournebroche, vous ne fussiez d’intelligence avec ce vieux fripon. Une voiture ne peut-elle cheminer sur la route sans vous donner d’émoi ?

Jahel me dit tout bas :

— Je vous prédis, Jacques, que de cette calèche il nous arrivera malheur. J’en ai le pressentiment et mes pressentiments ne m’ont jamais trompée.

— Voulez-vous me faire croire que vous avez le don de prophétie ?

Elle me répondit gravement :

— Je l’ai.

— Quoi, vous êtes prophétesse ! m’écriai-je en souriant. Voilà qui est étrange !

— Vous vous moquez, me dit-elle, et vous doutez parce que vous n’avez jamais vu une prophétesse de si près. Comment vouliez-vous qu’elles fussent faites ?

— Je croyais qu’il fallait qu’elles fussent vierges.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit-elle avec assurance.

La calèche ennemie avait disparu au tournant de la route. Mais l’inquiétude de Jahel avait, sans qu’il l’avouât, gagné M. d’Anquetil qui donna l’ordre aux postillons d’allonger le galop, promettant de leur payer de bonnes guides.

Par un excès de soin, il fit passer à chacun d’eux une des bouteilles que l’abbé avait mises en réserve au fond de la voiture.

Les postillons communiquèrent aux chevaux l’ardeur que ce vin leur donnait.

— Vous pouvez vous rassurer, Jahel, dit-il ; du train dont nous allons, cette antique calèche, traînée par les chevaux de l’Apocalypse, ne nous rattrapera pas.

— Nous allons comme chats sur braise, dit l’abbé.

— Pourvu que cela dure ! dit Jahel.

Nous voyions à notre droite fuir les vignes en joualles sur les coteaux. À gauche, la Saône coulait mollement. Nous passâmes, comme un ouragan, devant le pont de Tournus. La ville s’élevait de l’autre côté du fleuve, sur une colline couronnée par les murs d’une abbaye fière comme une forteresse.

— C’est, dit l’abbé, une de ces innombrables abbayes bénédictines qui sont semées comme des joyaux sur la robe de la Gaule ecclésiastique. S’il avait plu à Dieu que ma destinée fût conforme à mon caractère, j’aurais coulé une vie obscure, gaie et douce, dans une de ces maisons. Il n’est point d’ordre que j’estime, pour la doctrine et pour les mœurs, à l’égal des Bénédictins. Ils ont des bibliothèques admirables. Heureux qui porte leur habit et suit leur sainte règle ! Soit par l’incommodité que j’éprouve présentement d’être rudement secoué par cette voiture, qui ne manquera pas de verser bientôt dans une des ornières dont cette route est profondément creusée, soit plutôt par l’effet de mon âge, qui est celui de la retraite et des graves pensées, je désire plus ardemment que jamais m’asseoir devant une table, dans quelque vénérable galerie, où des livres nombreux et choisis fussent assemblés en silence. Je préfère leur entretien à celui des hommes, et mon vœu le plus cher est d’attendre, dans le travail de l’esprit, l’heure où Dieu me retirera de cette terre. J’écrirais des histoires, et préférablement celle des Romains, au déclin de la République. Car elle est pleine de grandes actions et d’enseignements. Je partagerais mon zèle entre Cicéron, saint Jean-Chrysostome et Boèce, et ma vie modeste et fructueuse ressemblerait au jardin du vieillard de Tarente.

» J’ai éprouvé diverses manières de vivre et j’estime que la meilleure est, s’adonnant à l’étude, d’assister en paix aux vicissitudes des hommes, et de prolonger, par le spectacle des siècles et des empires, la brièveté de nos jours. Mais il y faut de la suite et de la continuité. C’est ce qui m’a le plus manqué dans mon existence. Si, comme je l’espère, je parviens à me tirer du mauvais pas où je suis, je m’efforcerai de trouver un asile honorable et sûr dans quelque docte abbaye, où les bonnes lettres soient en honneur et vigueur. Je m’y vois déjà, goûtant la paix illustre de la science. Si je pouvais recevoir ce bon office des Sylphes assistants, dont parle ce vieux fou d’Astarac et qui apparaissent, dit-on, quand on les invoque par le nom cabalistique d’Agla

Au moment où mon bon maître prononçait ce mot, un choc soudain nous abîma tous quatre sous une pluie de verre, dans une telle confusion que je me sentis tout à coup aveuglé et suffoqué sous les jupes de Jahel, tandis que M. Coignard accusait d’une voix étouffée l’épée de M. d’Anquetil de lui avoir rompu le reste de ses dents et que, sur ma tête, Jahel poussait des cris à déchirer tout l’air des vallées bourguignonnes. Cependant M. d’Anquetil promettait, en style de corps de garde, aux postillons de les faire pendre. Quand je parvins à me dégager, il avait déjà sauté à travers une glace brisée. Nous le suivîmes, mon bon maître et moi, par la même voie, puis tous trois, nous tirâmes Jahel de la caisse renversée. Elle n’avait point de mal et son premier soin fut de rajuster sa coiffure.

— Grâce au ciel ! dit mon bon maître, j’en suis quitte pour une dent, encore n’était-elle ni intacte ni blanche. Le temps, en l’offensant, en avait préparé la perte.

M. d’Anquetil, les jambes écartées et les poings sur la hanche, examinait la berline culbutée.

— Les coquins, dit-il, l’ont mise dans un bel état. Si l’on relève les chevaux, elle tombe en cannelle. L’abbé, elle n’est plus bonne qu’à jouer aux jonchets.

Les chevaux, abattus les uns sur les autres, s’entre-frappaient de leurs sabots. Dans un amas confus de croupes, de crinières, de cuisses et de ventres fumants, un des postillons était enseveli, les bottes en l’air. L’autre crachait le sang dans le fossé où il avait été jeté. Et M. d’Anquetil leur criait :

— Drôles ! Je ne sais ce qui me retient de vous passer mon épée à travers le corps !

— Monsieur, dit l’abbé, ne conviendrait-il pas, d’abord, de tirer ce pauvre homme du milieu de ces chevaux où il est enseveli ?

Nous nous mîmes tous à la besogne et, quand les chevaux furent dételés et relevés, nous reconnûmes l’étendue du dommage. Il se trouva un ressort rompu, une roue cassée et un cheval boiteux.

— Faites venir un charron, dit M. d’Anquetil aux postillons, et que tout soit prêt dans une heure !

— Il n’y a pas de charron ici, répondirent les postillons.

— Un maréchal.

— Il n’y a pas de maréchal.

— Un sellier.

— Il n’y a pas de sellier.

Nous regardâmes autour de nous. Au couchant, les coteaux de vignes jetaient jusqu’à l’horizon leurs longs plis paisibles. Sur la hauteur, un toit fumait près d’un clocher. De l’autre côté, la Saône, voilée de brumes légères, effaçait lentement le sillage du coche d’eau qui venait de passer. Les ombres des peupliers s’allongeaient sur la berge. Un cri aigu d’oiseau perçait le vaste silence.

— Où sommes nous ? demanda M. d’Anquetil.

— À deux bonnes lieues de Tournus, répondit, en crachant le sang, le postillon qui était tombé dans le fossé et, pour le moins, à quatre de Mâcon.

Et, levant le bras vers le toit qui fumait sur le coteau :

— Là-haut, ce village doit être Vallars. Il est de peu de ressource.

— Le tonnerre de Dieu vous crève ! dit M. d’Anquetil.

Tandis que les chevaux groupés se mordillaient le cou, nous nous rapprochâmes de la voiture, tristement couchée sur le flanc.

Le petit postillon qui avait été retiré des entrailles des chevaux dit :

— Pour ce qui est du ressort, on y pourra remédier par une forte pièce de bois appliquée à la soupente. La voiture en sera seulement un peu plus rude. Mais il y a la roue cassée ! Et le pis est que mon chapeau est là-dessous.

— Je me fous de ton chapeau, dit M. d’Anquetil.

— Votre Seigneurie ne sait peut-être pas qu’il était tout neuf, dit le petit postillon.

— Et les glaces qui sont brisées ! soupira Jahel, assise sur son porte-manteau, au bord de la route.

— Si ce n’était que des glaces, dit mon bon maître, on y saurait suppléer en baissant les stores, mais les bouteilles doivent être précisément dans le même état que les glaces. C’est ce dont il faut que je m’assure dès que la berline sera debout. Je suis mêmement en peine de mon Boèce, que j’ai laissé sous les coussins avec quelques autres bons ouvrages.

— Il n’importe ! dit M. d’Anquetil. J’ai les cartes dans la poche de ma veste. Mais ne souperons-nous pas ?

— J’y songeais, dit l’abbé. Ce n’est pas en vain que Dieu a donné à l’homme, pour son usage, les animaux qui peuplent la terre, le ciel et l’eau. Je suis très excellent pêcheur à la ligne, le soin d’épier les poissons convient particulièrement à mon esprit méditatif, et l’Orne m’a vu tenant la ligne insidieuse et méditant les vérités éternelles. N’ayez point d’inquiétude sur votre souper. Si mademoiselle Jahel veut bien me donner une des épingles qui soutiennent ses ajustements, j’en aurai bientôt fait un hameçon, pour pêcher dans la rivière, et je me flatte de vous rapporter avant la nuit deux ou trois carpillons que nous ferons griller sur un feu de broussailles.

— Je vois bien, dit Jahel, que nous sommes réduits à l’état sauvage. Mais je ne vous puis donner une épingle, l’abbé, sans que vous me donniez quelque chose en échange ; autrement notre amitié risquerait d’être rompue. Et c’est ce que je ne veux pas.

— Je ferai donc, dit mon bon maître, un marché avantageux. Je vous payerai votre épingle d’un baiser, mademoiselle.

Et, aussitôt, prenant l’épingle, il posa ses lèvres sur les joues de Jahel, avec une politesse, une grâce et une décence inconcevables.

Après avoir perdu beaucoup de temps, on prit le parti le plus raisonnable. On envoya le grand postillon, qui ne crachait plus le sang, à Tournus, avec un cheval, pour ramener un charron, tandis que son camarade allumerait du feu dans un abri ; car le temps devenait frais et le vent s’élevait.

Nous avisâmes sur la route, à cent pas en avant du lieu de notre chute, une montagne de pierre tendre, dont le pied était creusé en plusieurs endroits. C’est dans un de ces creux que nous résolûmes d’attendre, en nous chauffant, le retour du postillon envoyé en courrier à Tournus. Le second postillon attacha les trois chevaux qui nous restaient, dont un boiteux, au tronc d’un arbre, près de notre caverne. L’abbé, qui avait réussi à faire une ligne avec des branches de saule, une ficelle, un bouchon et une épingle, s’en alla pêcher, autant par inclination philosophique et méditative que dans le dessein de nous rapporter du poisson. M. d’Anquetil, demeurant avec Jahel et moi dans la grotte, nous proposa une partie d’hombre, qui se joue à trois, et qui, disait-il, étant espagnol, convenait à d’aussi aventureux personnages que nous étions pour lors. Et il est vrai que, dans cette carrière, à la nuit tombante, sur une route déserte, notre petite troupe n’eût pas paru indigne de figurer dans quelqu’une de ces rencontres de don Quigeot ou don Quichotte, dont s’amusent les servantes. Nous jouâmes donc à l’hombre. C’est un jeu qui veut de la gravité. J’y fis beaucoup de fautes et mon impatient partenaire commençait à se fâcher, quand le visage noble et riant de mon bon maître nous apparut à la clarté du feu. Dénouant son mouchoir, M. l’abbé Coignard en tira quatre ou cinq petits poissons qu’il ouvrit avec son couteau orné de l’image du feu roi, en empereur romain, sur une colonne triomphale, et qu’il vida aussi facilement que s’il n’avait jamais vécu que parmi les poissardes de la halle, tant il excellait dans ses moindres entreprises, comme dans les plus considérables. En arrangeant ce fretin sur la cendre :

— Je vous confierai, nous dit-il, que, suivant la rivière en aval, à la recherche d’une berge favorable à la pêche, j’ai aperçu la calèche apocalyptique qui effraye mademoiselle Jahel. Elle s’est arrêtée à quelque distance en arrière de notre berline. Vous l’avez dû voir passer ici, tandis que je pêchais dans la rivière, et l’âme de mademoiselle en dut être bien soulagée.

— Nous ne l’avons pas vue, dit Jahel.

— Il faut donc, reprit l’abbé, qu’elle se soit remise en route quand la nuit était déjà noire. Et du moins vous l’avez entendue.

— Nous ne l’avons pas entendue, dit Jahel.

— C’est donc, fit l’abbé, que cette nuit est aveugle et sourde. Car il n’est pas croyable que cette calèche, dont point une roue n’était rompue ni un cheval boiteux, soit restée sur la route. Qu’y ferait-elle ?

— Oui, qu’y ferait-elle ? dit Jahel.

— Ce souper, dit mon bon maître, rappelle en sa simplicité ces repas de la Bible où le pieux voyageur partageait, au bord du fleuve, avec un ange, les poissons du Tigre. Mais nous manquons de pain, de sel et de vin. Je vais tenter de tirer de la berline les provisions qui y sont renfermées et voir si, de fortune, quelque bouteille ne s’y serait point conservée intacte. Car il est telle occasion où le verre ne se brise point sous le choc qui a rompu l’acier. Tournebroche, mon fils, donnez-moi, s’il vous plaît, votre briquet ; et vous, mademoiselle, ne manquez point de retourner les poissons. Je reviendrai tout de suite.

Il partit. Son pas un peu lourd s’amortit peu à peu sur la terre de la route, et bientôt nous n’entendîmes plus rien.

— Cette nuit, dit M. d’Anquetil, me rappelle celle qui précéda la bataille de Parme. Car vous n’ignorez pas que j’ai servi sous Villars et fait la guerre de succession. J’étais parmi les éclaireurs. Nous ne voyions rien. C’est une des grandes finesses de la guerre. On envoie pour reconnaître l’ennemi des gens qui reviennent sans avoir rien reconnu, ni connu. Mais on en fait des rapports, après la bataille, et c’est là que triomphent les tacticiens. Donc, à neuf heures du soir, je fus envoyé en éclaireur avec douze maistres…

Et il nous conta la guerre de succession et ses amours en Italie ; son récit dura bien un quart d’heure, après quoi il s’écria :

— Ce pendard d’abbé ne revient pas. Je gage qu’il boit là-bas tout le vin qui restait dans la soupente.

Songeant alors que mon bon maître pouvait être embarrassé, je me levai pour aller à son aide. La nuit était sans lune, et, tandis que le ciel resplendissait d’étoiles, la terre restait dans une obscurité que mes yeux, éblouis par l’éclat de la flamme, ne pouvaient percer.

Ayant fait sur la route, à la fois ténébreuse et pâle, cinquante pas au plus, j’entendis devant moi un cri terrible, qui ne semblait pas sortir d’une poitrine humaine, un cri autre que les cris déjà entendus, qui me glaça d’horreur. Je courus dans la direction d’où venait cette clameur de mortelle détresse. Mais la peur et l’ombre amollissaient mes pas. Parvenu enfin à l’endroit où la voiture gisait informe et grandie par la nuit, je trouvai mon bon maître assis au bord du fossé, plié en deux. Je ne pouvais distinguer son visage. Je lui demandai en tremblant :

— Qu’avez-vous ? Pourquoi avez-vous crié ?

— Oui, pourquoi ai-je crié ? dit-il d’une voix altérée, d’une voix nouvelle. Je ne savais pas que j’eusse crié. Tournebroche, n’avez-vous pas vu un homme ? Il m’a heurté dans l’ombre assez rudement. Il m’a donné un coup de poing.

— Venez, lui dis-je, levez-vous, mon bon maître.

S’étant soulevé, il retomba lourdement à terre.

Je m’efforçai de le relever, et mes mains se mouillèrent en touchant sa poitrine.

— Vous saignez ?

— Je saigne ? Je suis un homme mort. Il m’a assassiné. J’ai cru d’abord que ce n’était qu’un coup fort rude. Mais c’est une blessure dont je sens que je ne reviendrai pas.

— Qui vous a frappé, mon bon maître ?

— C’est le juif. Je ne l’ai pas vu, mais je sais que c’est lui. Comment puis-je savoir que c’est lui, puisque je ne l’ai pas vu ? Oui, comment cela ? Que de choses étranges ! C’est incroyable, n’est-ce pas, Tournebroche ? J’ai dans la bouche le goût de la mort, qui ne se peut définir… Il le fallait, mon Dieu ! Mais pourquoi ici plutôt que là ? Voilà le mystère ! Adjutorium nostrum in nomine Domini… Domine, exaudi orationem meam…

Il pria quelque temps à voix basse, puis :

— Tournebroche ! mon fils, me dit-il, prenez les deux bouteilles que j’ai tirées de la soupente et mises ci-contre. Je n’en puis plus. Tournebroche, où croyez-vous que soit la blessure ? C’est dans le dos que je souffre le plus, et il me semble que la vie me coule le long des mollets. Mes esprits s’en vont.

En murmurant ces mots, il s’évanouit doucement dans mes bras. J’essayai de l’emporter, mais je n’eus que la force de l’étendre sur la route. Sa chemise ouverte, je trouvai la blessure ; elle était à la poitrine, petite et saignant peu. Je déchirai mes manchettes et en appliquai les lambeaux sur la plaie ; j’appelai, je criai à l’aide. Bientôt je crus entendre qu’on venait à mon secours du côté de Tournus, et je reconnus M. d’Astarac. Si inattendue que fût cette rencontre, je n’en eus pas même de surprise, abîmé que j’étais par la douleur de tenir le meilleur des maîtres expirant dans mes bras.

— Qu’est cela, mon fils ? demanda l’alchimiste.

— Venez à mon secours, monsieur, lui répondis-je. L’abbé Coignard se meurt. Mosaïde l’a assassiné.

— Il est vrai, reprit M. d’Astarac, que Mosaïde est venu ici dans une vieille calèche à la poursuite de sa nièce, et que je l’ai accompagné pour vous exhorter, mon fils, à reprendre votre emploi dans ma maison. Depuis hier nous serrions d’assez près votre berline, que nous avons vue tout à l’heure s’abîmer dans une ornière. À ce moment, Mosaïde est descendu de la calèche, et, soit qu’il ait fait un tour de promenade, soit plutôt qu’il lui ait plu de se rendre invisible comme il en a le pouvoir, je ne l’ai point revu. Il est possible qu’il se soit déjà montré à sa nièce pour la maudire ; car tel était son dessein. Mais il n’a pas assassiné l’abbé Coignard. Ce sont les Elfes, mon fils, qui ont tué votre maître, pour le punir d’avoir révélé leurs secrets. Rien n’est plus certain.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, qu’importe que ce soit le juif ou les Elfes ; il faut le secourir.

— Mon fils, il importe beaucoup, au contraire, répliqua M. d’Astarac. Car, s’il avait été frappé d’une main humaine, il me serait facile de le guérir par opération magique, tandis que, s’étant attiré l’inimitié des Elfes, il ne saurait échapper à leur vengeance infaillible.

Comme il achevait ces mots, M. d’Anquetil et Jahel, attirés par mes cris, approchaient avec le postillon qui portait une lanterne.

— Quoi, dit Jahel, M. Coignard se trouve mal ?

Et, s’étant agenouillée près de mon bon maître, elle lui souleva la tête et lui fit respirer des sels.

— Mademoiselle, lui dis-je, vous avez causé sa perte. Sa mort est la vengeance de votre enlèvement. C’est Mosaïde qui l’a tué.

Elle leva de dessus mon bon maître son visage pâle d’horreur et brillant de larmes.

— Croyez-vous aussi, me dit-elle, qu’il soit si facile d’être jolie fille sans causer de malheurs ?

— Hélas ! répondis-je, ce que vous dites là n’est que trop vrai. Mais nous avons perdu le meilleur des hommes.

À ce moment, M. l’abbé Coignard poussa un profond soupir, rouvrit des yeux blancs, demanda son livre de Boèce et retomba en défaillance.

Le postillon fut d’avis de porter le blessé au village de Vallars, situé à une demi-lieue sur la côte.

— Je vais, dit-il, chercher le plus doux des trois chevaux qui nous restent. Nous y attacherons solidement ce pauvre homme, et nous le mènerons au petit pas. Je le crois bien malade. Il a toute la mine d’un courrier qui fut assassiné à la Saint-Michel, sur cette route, à quatre postes d’ici, proche Senecy, où j’ai ma promise. Ce pauvre diable battait de la paupière et faisait l’œil blanc, comme une gueuse, sauf votre respect, messieurs. Et votre abbé a fait de même, quand mademoiselle lui a chatouillé le nez avec son flacon. C’est mauvais signe pour un blessé ; quant aux filles, elles n’en meurent pas pour tourner de l’œil de cette façon. Vos Seigneuries le savent bien. Et il y a de la distance, Dieu merci ! de la petite mort à la grande. Mais c’est le même tour d’œil… Demeurez, messieurs, je vais querir le cheval.

— Le rustre est plaisant, dit M. d’Anquetil, avec son œil tourné et sa gueuse pâmée. J’ai vu en Italie des soldats qui mouraient le regard fixe et les yeux hors de la tête. Il n’y a pas de règles pour mourir d’une blessure, même dans l’état militaire, où l’exactitude est poussée à ses dernières limites. Mais veuillez, Tournebroche, à défaut d’une personne mieux qualifiée, me présenter à ce gentilhomme noir qui porte des boutons de diamant à son habit et que je devine être M. d’Astarac.

— Ah ! monsieur, répondis-je, tenez la présentation pour faite. Je n’ai de sentiment que pour assister mon bon maître.

— Soit ! dit M. d’Anquetil.

Et, s’approchant de M. d’Astarac :

— Monsieur, dit-il, je vous ai pris votre maîtresse ; je suis prêt à vous en rendre raison.

— Monsieur, répondit M. d’Astarac, je n’ai, grâce au ciel, de liaison avec aucune femme, et je ne sais ce que vous voulez dire.

À ce moment, le postillon revint avec un cheval. Mon bon maître avait un peu repris ses sens. Nous le soulevâmes tous quatre et nous parvînmes à grand’peine à le placer sur le cheval où nous l’attachâmes. Puis nous nous mîmes en marche. Je le soutenais d’un côté ; M. d’Anquetil le soutenait de l’autre. Le postillon tirait la bride et portait la lanterne. Jahel suivait en pleurant. M. d’Astarac avait regagné sa calèche. Nous avancions doucement. Tout alla bien tant que nous fûmes sur la route. Mais quand il nous fallut gravir l’étroit sentier des vignes, mon bon maître, glissant à tous les mouvements de la bête, perdit le peu de forces qui lui restaient et s’évanouit de nouveau. Nous jugeâmes expédient de le descendre de sa monture et de le porter à bras. Le postillon l’avait empoigné par les aisselles et je tenais les jambes. La montée fut rude et je pensai m’abattre plus de quatre fois, avec ma croix vivante, sur les pierres du chemin. Enfin la pente s’adoucit. Nous nous enfilâmes sur une petite route bordée de haies, qui cheminait sur le coteau, et bientôt nous découvrîmes sur notre gauche les premiers toits de Vallars. À cette vue, nous déposâmes à terre notre malheureux fardeau et nous nous arrêtâmes un moment pour souffler. Puis, reprenant notre faix, nous poussâmes jusqu’au village.

Une lueur rose s’élevait à l’orient au-dessus de l’horizon. L’étoile du matin, dans le ciel pâli, luisait aussi blanche et tranquille que la lune, dont la corne légère pâlissait à l’occident. Les oiseaux se mirent à chanter ; mon bon maître poussa un soupir.

Jahel courait devant nous, heurtant aux portes, en quête d’un lit et d’un chirurgien. Chargés de hottes et de paniers, des vignerons s’en allaient aux vendanges. L’un d’eux dit à Jahel que Gaulard, sur la place, logeait à pied et à cheval.

— Quant au chirurgien Coquebert, ajouta-t-il, vous le voyez là-bas, sous le plat à barbe qui lui sert d’enseigne. Il sort de sa maison pour aller à sa vigne.

C’était un petit homme, très poli. Il nous dit qu’ayant depuis peu marié sa fille, il avait un lit dans sa maison pour y mettre le blessé.

Sur son ordre, sa femme, grosse dame coiffée d’un bonnet blanc surmonté d’un chapeau de feutre, mit des draps au lit, dans la chambre basse. Elle nous aida à déshabiller M. l’abbé Coignard et à le coucher. Puis elle s’en alla chercher le curé.

Cependant, M. Coquebert examinait la blessure.

— Vous voyez, lui dis-je, qu’elle est petite et qu’elle saigne peu.

— Cela n’est guère bon, répondit-il, et ne me plaît point, mon jeune monsieur. J’aime une blessure large et qui saigne.

— Je vois, lui dit M. d’Anquetil, que, pour un merlan et un seringueur de village, vous n’avez pas le goût mauvais. Rien n’est pis que ces petites plaies profondes qui n’ont l’air de rien. Parlez-moi d’une belle entaille au visage. Cela fait plaisir à voir et se guérit tout de suite. Mais sachez, bonhomme, que ce blessé est mon chapelain et qu’il fait mon piquet. Êtes-vous homme à me le remettre sur pied, en dépit de votre mine qui est plutôt celle d’un donneur de clystères ?

— À votre service, répondit en s’inclinant le chirurgien-barbier. Mais je reboute aussi les membres rompus et je panse les plaies. Je vais examiner celle-ci.

— Faites vite, monsieur, lui dis-je.

— Patience ! fit-il. Il faut d’abord la laver, et j’attends que l’eau chauffe dans la bouilloire.

Mon bon maître, qui s’était un peu ranimé, dit lentement, d’une voix assez forte :

— La lampe à la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché dans les ténèbres sera mis au jour.

— Que dites-vous, mon bon maître ?

— Laissez, mon fils, répondit-il, je m’entretiens des sentiments propres à mon état.

— L’eau est chaude, me dit le barbier. Tenez ce bassin près du lit. Je vais laver la plaie.

Tandis qu’il passait sur la poitrine de mon bon maître une éponge imbibée d’eau tiède, le curé entra dans la chambre avec madame Coquebert. Il tenait à la main un panier et des ciseaux.

— Voilà donc ce pauvre homme, dit-il. J’allais à mes vignes, mais il faut soigner avant tout celles de Jésus-Christ. Mon fils, ajouta-t-il en s’approchant de lui, offrez votre mal à Notre-Seigneur. Peut-être n’est-il pas si grand qu’on croit. Au demeurant, il faut faire la volonté de Dieu.

Puis, se tournant vers le barbier :

— Monsieur Coquebert, demanda-t-il, cela presse-t-il beaucoup, et puis-je aller à mon clos ? Le blanc peut attendre, il n’est pas mauvais qu’il vienne à pourrir, et même un peu de pluie ne ferait que rendre le vin plus abondant et meilleur. Mais il faut que le rouge soit cueilli tout de suite.

— Vous dites vrai, monsieur le curé, répondit Coquebert ; j’ai dans ma vigne des grappes qui se couvrent de moisissure et qui n’ont échappé au soleil que pour périr à la pluie.

— Hélas ! dit le curé, l’humide et le sec sont les deux ennemis du vigneron.

— Rien n’est plus vrai, dit le barbier, mais je vais explorer la blessure.

Ce disant, il mit de force un doigt dans la plaie.

— Ah ! bourreau ! s’écria le patient.

— Souvenez-vous, dit le curé, que le Seigneur a pardonné à ses bourreaux.

— Ils n’étaient point barbiers, dit l’abbé.

— Voilà un méchant mot, dit le curé.

— Il ne faut pas chicaner un mourant sur ses plaisanteries, dit mon bon maître. Mais je souffre cruellement : cet homme m’a assassiné, et je meurs deux fois. La première fois, c’était de la main d’un juif.

— Que veut-il dire ? demanda le curé.

— Le mieux, monsieur le curé, dit le barbier, est de ne point s’en inquiéter. Il ne faut jamais vouloir entendre les propos des malades. Ce ne sont que rêveries.

— Coquebert, dit le curé, vous ne parlez pas bien. Il faut entendre les malades en confession, et tel chrétien, qui n’avait rien dit de bon dans sa vie, prononce finalement les paroles qui lui ouvrent le paradis.

— Je ne parlais qu’au temporel, dit le barbier.

— Monsieur le curé, dis-je à mon tour, M. l’abbé Coignard, mon bon maître, ne déraisonne point, et il n’est que trop vrai qu’il a été assassiné par un juif, nommé Mosaïde.

— En ce cas, répondit le curé, il y doit voir une faveur spéciale de Dieu, qui voulut qu’il pérît par la main d’un neveu de ceux qui crucifièrent son fils. La conduite de la Providence dans le monde est toujours admirable. Monsieur Coquebert, puis-je aller à mon clos ?

— Vous y pouvez aller, monsieur le curé, répondit le barbier. La plaie n’est pas bonne ; mais elle n’est pas non plus telle qu’on en meure tout de suite. C’est, monsieur le curé, une de ces blessures qui jouent avec le malade comme le chat avec les souris, et à ce jeu-là on peut gagner du temps.

— Voilà qui est bien, dit M. le curé. Remercions Dieu, mon fils, de ce qu’il vous laisse la vie ; mais elle est précaire et transitoire. Il faut être toujours prêt à la quitter.

Mon bon maître répondit gravement :

— Être sur la terre comme n’y étant pas ; posséder comme ne possédant pas, car la figure de ce monde passe.

Reprenant ses ciseaux et son panier, M. le curé dit :

— Mieux encore qu’à votre habit et à vos chausses, que je vois étendus sur cet escabeau, à vos propos, mon fils, je connais que vous êtes d’église et menant une sainte vie. Reçûtes-vous les ordres sacrés ?

— Il est prêtre, dis-je, docteur en théologie et professeur d’éloquence.

— Et de quel diocèse ? demanda le curé.

— De Séez, en Normandie, suffragant de Rouen.

— Insigne province ecclésiastique, dit M. le curé, mais qui le cède de beaucoup en antiquité et illustration au diocèse de Reims, dont je suis prêtre.

Et il sortit. M. Jérôme Coignard passa paisiblement la journée. Jahel voulut rester la nuit auprès du malade. Je quittai, vers onze heures de la soirée, la maison de M. Coquebert et j’allai chercher un gîte à l’auberge du sieur Gaulard. Je trouvai M. d’Astarac sur la place, dont son ombre, au clair de lune, barrait presque toute la surface. Il me mit la main sur l’épaule comme il en avait l’habitude et me dit avec sa gravité coutumière :

— Il est temps que je vous rassure, mon fils ; je n’ai accompagné Mosaïde que pour cela. Je vous vois cruellement tourmenté par les Lutins. Ces petits esprits de la terre vous ont assailli, abusé par toutes sortes de fantasmagories, séduit par mille mensonges, et finalement poussé à fuir ma maison.

— Hélas ! monsieur, répondis-je, il est vrai que j’ai quitté votre toit avec une apparente ingratitude dont je vous demande pardon. Mais j’étais poursuivi par les sergents, non par les Lutins. Et mon bon maître est assassiné. Ce n’est pas une fantasmagorie.

— N’en doutez point, reprit le grand homme, ce malheureux abbé a été frappé mortellement par les Sylphes dont il avait révélé les secrets. Il a dérobé dans une armoire quelques pierres qui sont l’ouvrage de ces Sylphes et que ceux-ci avaient laissées imparfaites, et bien différentes encore du diamant, quant à l’éclat et à la pureté.

» C’est cette avidité et le nom d’Agla indiscrètement prononcé qui les a le plus fâchés. Or sachez, mon fils, qu’il est impossible aux philosophes d’arrêter la vengeance de ce peuple irascible. J’ai appris par une voie surnaturelle et aussi par le rapport de Criton, le larcin sacrilège de M. Coignard qui se flattait insolemment de surprendre l’art par lequel les Salamandres, les Sylphes et les Gnômes mûrissent la rosée matinale et la changent insensiblement en cristal et en diamant.

— Hélas ! monsieur, je vous assure qu’il n’y songeait point, et que c’est cet horrible Mosaïde qui l’a frappé d’un coup de stylet sur la route.

Ces propos déplurent extrêmement à M. d’Astarac qui m’invita d’une façon pressante à n’en plus tenir de semblables.

— Mosaïde, ajouta-t-il, est assez bon cabbaliste pour atteindre ses ennemis sans se donner la peine de courir après eux. Sachez, mon fils, que, s’il avait voulu tuer M. Coignard, il l’eût fait aisément de sa chambre, par opération magique. Je vois que vous ignorez encore les premiers éléments de la science. La vérité est que ce savant homme, instruit par le fidèle Criton de la fuite de sa nièce, prit la poste pour la rejoindre et la ramener au besoin dans sa maison. Ce qu’il eût fait sans faute, pour peu qu’il eût discerné dans l’âme de cette malheureuse quelque lueur de regret et de repentir. Mais, la voyant toute corrompue par la débauche, il préféra l’excommunier et la maudire par les Globes, les Roues et les Bêtes d’Élisée. C’est précisément ce qu’il vient de faire à mes yeux, dans la calèche où il vit retiré, pour ne point partager le lit et la table des chrétiens.

Je me taisais, étonné par de telles rêveries ; mais cet homme extraordinaire me parla avec une éloquence qui ne laissa point de me troubler.

— Pourquoi, disait-il, ne vous laissez-vous pas éclairer des avis d’un philosophe ? Quelle sagesse, mon fils, opposez-vous à la mienne ? Considérez que la vôtre est moindre en quantité, sans différer en essence. À vous ainsi qu’à moi la nature apparaît comme une infinité de figures, qu’il faut reconnaître et ordonner, et qui forment une suite d’hiéroglyphes. Vous distinguez aisément plusieurs de ces signes auxquels vous attachez un sens ; mais vous êtes trop enclin à vous contenter du vulgaire et littéral, et vous ne cherchez pas assez l’idéal et le symbolique. Pourtant le monde n’est concevable que comme symbole, et tout ce qui se voit dans l’univers n’est qu’une écriture imagée, que le vulgaire des hommes épelle sans la comprendre. Craignez, mon fils, d’ânonner et de braire cette langue universelle, à la manière des savants qui remplissent les Académies. Mais plutôt recevez de moi la clef de toute science.

Il s’arrêta un moment et reprit son discours d’un ton plus familier.

— Vous êtes poursuivi, mon cher fils, par des ennemis moins terribles que les Sylphes. Et votre Salamandre n’aura pas de peine à vous débarrasser des Lutins, sitôt que vous lui demanderez de s’y employer. Je vous répète que je ne suis venu ici, avec Mosaïde, que pour vous donner ces bons avis et vous presser de revenir chez moi continuer nos travaux. Je conçois que vous veuilliez assister jusqu’au bout votre malheureux maître. Je vous en donne toute licence. Mais ne manquez pas de revenir ensuite dans ma maison. Adieu ! Je retourne cette nuit même à Paris, avec ce grand Mosaïde, que vous avez si injustement soupçonné.

Je lui promis tout ce qu’il voulut et me traînai jusqu’à mon méchant lit d’auberge, où je tombai, appesanti par la fatigue et la douleur.