La Race future/16

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Dentu (p. 135-155).


XVI.


J’ai tant parlé de la baguette de vril que mes lecteurs s’attendent peut-être à ce que je la décrive. Je ne puis le faire avec exactitude, car on ne me permit jamais d’en toucher une, de peur que mon ignorance n’occasionnât quelque terrible accident. Elle est creuse ; la poignée est garnie de plusieurs arrêts, clefs ou ressorts, par lesquels on peut en changer la force, la modifier et la diriger. Selon la manière dont on s’en sert elle tue ou elle guérit ; elle perce un roc, ou chasse les vapeurs ; elle affecte les corps, ou exerce une certaine influence sur les esprits. On la porte souvent sous la forme commode d’une canne de promeneur, mais elle est garnie de coulisses qui permettent de l’allonger ou de le raccourcir à volonté. Quand on s’en sert dans un but spécial, on en tient la poignée dans la paume de la main, l’index et le médius en avant. On m’assura, cependant, que la puissance de la baguette n’était pas la même dans toutes les mains, mais proportionnée à ce que l’organisme de chacun contient de vril, ou plutôt de celle des propriétés du vril qui a le plus d’affinité ou de rapport avec l’œuvre à accomplir. Quelques-uns ont plus de puissance pour détruire, d’autres pour guérir, etc., et le résultat dépend beaucoup aussi du calme et de la sûreté de mouvement de l’opérateur. Ils affirment que le plein exercice de la puissance du vril ne peut être atteint que par un tempérament constitutionnel, c’est-à-dire par une organisation héréditairement transmise, et qu’une fille de quatre ans appartenant aux races Vril-ya peut accomplir, avec la baguette mise pour la première fois dans sa main, des effets que le mécanicien le plus fort et le plus habile ne parviendrait pas à exécuter, même quand il se serait exercé toute sa vie, s’il n’appartenait à la race des Vril-ya. Toutes ces baguettes ne sont pas également compliquées ; celles qu’on donne aux enfants sont beaucoup plus simples que celles des adultes des deux sexes ; elles sont construites pour l’occupation spéciale à laquelle les enfants sont attachés ; et, comme je l’ai déjà dit, les plus jeunes enfants sont surtout occupés à détruire. Dans la baguette des femmes et des mères, la force de destruction est généralement supprimée, le pouvoir de guérir atteint son plus haut degré. Je voudrais pouvoir parler plus en détail de ce singulier conducteur du fluide vril, mais le mécanisme en est aussi délicat que les effets en sont merveilleux.

Je dirai cependant que ces peuples ont inventé certains tubes par lesquels le fluide vril peut être conduit vers l’objet qu’il doit détruire, à travers des distances presque indéfinies ; du moins je n’exagère rien en parlant de cinq cents ou six cents kilomètres. Leur science mathématique appliquée à cet objet est si parfaitement exacte, que sur le rapport d’un observateur placé dans un bateau aérien, un membre quelconque du vril peut apprécier sans se tromper la nature des obstacles, la hauteur à laquelle on doit élever l’instrument, le point auquel on doit le charger, de façon à réduire en cendres une ville deux fois grande comme Londres ou New-York, dans un espace de temps trop court pour que j’ose l’indiquer.

Assurément ces Ana sont des mécaniciens d’une adresse merveilleuse, merveilleuse dans l’application de leurs facultés inventives aux usages pratiques.

J’allai avec mon hôte et sa fille Zee visiter le grand musée public, qui occupe une aile du Collège des Sages, et dans lequel sont conservées, comme spécimens curieux de l’ignorance et des tâtonnements des anciens temps, beaucoup de machines que nous regardons avec orgueil comme des chefs-d’œuvre de notre génie. Dans une des salles, jetés de côté, comme des choses oubliées, se trouvent des tubes destinés à ôter la vie au moyen de boules métalliques et d’une poudre inflammable, dans le genre de nos canons et de nos catapultes, et plus meurtriers que nos inventions les plus modernes.

Mon hôte en parlait avec un sourire de mépris, comme pourrait le faire un officier d’artillerie en voyant les arcs et les flèches des Chinois. Dans une autre salle se trouvaient des modèles de voitures et de vaisseaux mus par la vapeur, et un ballon digne de Montgolfier. Zee prit la parole d’un air pensif.

— Tels étaient, — dit-elle, — les faibles essais de nos sauvages ancêtres, avant qu’ils eussent la plus légère idée des propriétés du vril !

Cette jeune Gy était un magnifique exemple de la force musculaire à laquelle peuvent parvenir les femmes de son pays. Ses traits étaient beaux comme ceux de toute sa race ; je n’ai jamais vu dans le monde supérieur un visage plus majestueux et plus parfait, mais son amour pour les études austères avait donné à sa physionomie une expression pensive qui la rendait un peu sévère quand elle ne parlait pas ; et cette sévérité avait quelque chose de formidable quand on faisait attention à ses amples épaules et à sa grande taille. Elle était grande même pour une Gy et je l’ai vue soulever un canon avec autant d’aisance que j’en pourrais mettre à manier un pistolet de poche. Zee m’inspirait une terreur profonde, qui ne fit que s’accroître quand nous arrivâmes dans la salle du musée où l’on conservait les modèles des machines mues par le vril ; par un certain mouvement de sa baguette, et en se tenant à distance, elle mit en mouvement des corps pesants et énormes. Elle semblait les douer d’intelligence, elle s’en faisait comprendre et les contraignait d’obéir. Elle mit en mouvement des machines fort compliquées, arrêta ou continua le mouvement, jusqu’à ce que, dans un espace de temps prodigieusement court, elle eût changé des matériaux grossiers de diverses sortes en œuvres d’art, régulières, complètes et parfaites. Tous les effets que produisent le mesmérisme ou l’électro-biologie sur les nerfs et les muscles des êtres vivants, Zee les produisit par un simple mouvement de sa baguette sur les roues et les ressorts de machines inanimées.

Comme je faisais part à mes compagnons de la surprise que me causait cette influence sur les objets inanimés, avouant que dans notre monde j’avais vu que certaines organisations vivantes exercent sur d’autres organisations vivantes une influence réelle, mais souvent exagérée par la crédulité ou le mensonge, Zee, qui s’intéressait plus que son père à ces questions, me pria d’étendre la main et, plaçant la sienne à côté, elle appela mon attention sur certaines différences de type et de caractère. D’abord, le pouce de la Gy (et dans toute cette race, comme je l’observai plus tard, il en est de même pour les deux sexes) est beaucoup plus large, plus long et plus massif que le nôtre. Il y a presque autant de différence qu’entre le pouce d’un homme et celui d’un gorille. Secondement, la paume est proportionnellement plus épaisse que la nôtre, la texture de la peau est infiniment plus fine et plus douce, la chaleur moyenne plus intense. Ce que je remarquai surtout, c’est un nerf visible et facile à sentir sous la peau, qui part du poignet, contourne le gras du pouce, et se partage comme une fourche à la racine de l’index et du médius.

— Avec votre faible pouce, — me dit la jeune savante, — et sans ce nerf, que vous trouvez plus ou moins développé dans notre race, vous ne pouvez obtenir qu’une influence faible et imparfaite sur le vril ; mais en ce qui regarde le nerf, on ne le trouve pas chez nos premiers ancêtres ni chez les tribus les plus grossières qui n’appartiennent pas aux Vril-ya. Il s’est lentement développé dans le cours des générations, commençant avec les premiers progrès et s’accroissant par un exercice continuel de la puissance du vril ; par conséquent, dans le cours de mille ou deux mille ans un nerf semblable pourrait se former chez les êtres supérieurs de votre race qui se consacreraient à cette science par excellence, qui soumet au vril les forces les plus subtiles de la nature. Mais vous parlez de la matière comme d’une chose en elle-même inerte et immobile ; assurément vos parents ou vos institutions n’ont pu vous laisser ignorer qu’il n’y a pas de matière inerte : chaque particule est constamment en mouvement et constamment soumise aux agents parmi lesquels la chaleur est la plus apparente et la plus rapide, mais le vril est le plus subtil et le plus puissant quand on sait s’en servir. En fait, le courant, lancé par ma main et guidé par ma volonté, ne fait que rendre plus prompte et plus forte l’action qui agit éternellement sur toutes les particules de la matière, quelque inerte et immobile qu’elle paraisse. Si une masse de métal n’est pas capable de produire une pensée par elle-même, son mouvement intérieur la rend pénétrable à la pensée de l’agent intellectuel qui le travaille ; et lorsque cette pensée est accompagnée d’une force suffisante de vril, le métal est aussi contraint d’obéir que s’il était transporté par une force matérielle visible. Il est animé pendant ce temps par l’âme qui le pénètre, de sorte qu’on peut presque dire qu’il vit et qu’il raisonne. Sans cela nous ne pourrions pas remplacer les domestiques par nos automates.

Je respectais trop les muscles et la science de la jeune Gy pour me hasarder à discuter avec elle. J’avais lu quelque part, quand j’étais écolier, qu’un sage, discutant avec un empereur romain, s’était brusquement arrêté, et comme l’empereur demandait s’il n’avait plus rien à dire en faveur de son opinion, il répondit : —

— Non, César, il est inutile de discuter contre un homme qui commande à vingt-cinq légions.

J’étais secrètement persuadé que quels que fussent les effets réels du vril sur la matière, M. Faraday aurait pu prouver à la jeune Gy qu’elle en comprenait mal la nature et les causes ; mais je n’en restais pas moins convaincu que Zee aurait pu assommer tous les Membres de la Société Royale des Sciences, les uns après les autres, d’un coup de poing. Tout homme raisonnable sait qu’il est inutile de discuter avec une femme ordinaire sur des choses qu’on comprend ; mais discuter avec une Gy de sept pieds sur les mystères du vril, autant eût valu discuter dans le désert avec le simoun !

Parmi les salles du musée du Collège des Sages, celle qui m’intéressa le plus était la salle consacrée à l’archéologie des Vril-ya et renfermant une très ancienne collection de portraits. Les couleurs et les corps sur lesquels elles étaient appliquées étaient si indestructibles, que les tableaux, qu’on faisait remonter à une date presque aussi ancienne que celles que mentionnent les plus vieilles annales des Chinois, conservaient une grande fraîcheur de coloris. Comme j’examinais cette collection, deux choses me frappèrent surtout : la première, c’est que les peintures qu’on disait vieilles de six ou sept mille ans étaient bien supérieures, sous le rapport de l’art, à celles qui avaient été exécutées depuis trois ou quatre mille ans ; la seconde, c’est que les portraits de la première période se rapprochaient beaucoup du type de la race européenne du monde supérieur. Quelques-uns me rappelèrent vraiment les têtes italiennes des peintures du Titien, qui expriment si bien l’ambition ou la ruse, les soucis ou le chagrin, avec des rides qui sont comme des sillons creusés par les passions sur le visage qu’elles labourent. C’étaient bien là des portraits d’hommes qui avaient vécu dans la lutte et la guerre avant que la découverte des forces latentes du vril eût changé le caractère de la société, d’hommes qui avaient combattu pour la gloire ou pour le pouvoir, comme nous le faisons maintenant dans notre monde.

Le type commence visiblement à se modifier environ mille ans après la découverte du vril. Il devient dès lors de plus en plus calme à chaque génération nouvelle, et ce calme marque une différence de plus en plus profonde entre les Vril-ya et les hommes livrés au travail et au péché ; mais à mesure que la beauté et la grandeur de la physionomie s’accentuaient davantage, l’art du peintre devenait plus froid et plus monotone.

Mais la plus grande curiosité de la collection c’étaient trois portraits appartenant aux âges anté-historiques et, suivant la tradition mythologique, faits par les ordres d’un philosophe, dont l’origine et les attributs étaient autant mêlés de fables symboliques, que ceux d’un Bouddha indien ou d’un Prométhée grec.

C’est à ce personnage mystérieux, à la fois un sage et un héros, que toutes les principales races des Vril-ya font remonter leur origine.

Les portraits dont je parle sont ceux du philosophe lui-même, de son grand-père et de son arrière-grand-père. Ils sont tous de grandeur naturelle. Le philosophe est vêtu d’une longue tunique qui semble former un vêtement lâche et comme une armure écailleuse, empruntée peut-être à quelque poisson ou à quelque reptile, mais les pieds et les mains sont nus ; les doigts des uns et des autres sont très longs et palmés. La gorge est à peine visible, le front bas et fuyant ; ce n’est pas du tout l’idée qu’on se fait d’un sage. Les yeux sont proéminents, noirs, brillants, la bouche très grande, les pommettes saillantes, et le teint couleur de boue. Suivant la tradition, ce philosophe avait vécu jusqu’à un âge patriarcal, dépassant plusieurs siècles, et il se souvenait d’avoir vu son grand-père, quand lui-même n’était qu’un homme d’un âge moyen, et son bisaïeul quand il était enfant ; il avait fait ou fait faire le portrait du premier pendant sa vie ; celui du second avait été pris sur sa momie. Le portrait du grand-père avait les traits et l’aspect de celui du philosophe, mais encore exagérés ; il était nu et la couleur de son corps était singulière : la poitrine et le ventre étaient jaunes, les épaules et les bras d’une couleur bronzée ; le bisaïeul était un magnifique spécimen du genre Batracien, une Grenouille Géante purement et simplement.

Parmi les pensées profondes que ce philosophe, suivant la tradition, avait léguées à la postérité sous une forme rythmée, dans une sentencieuse concision, on cite celle-ci : « Humiliez-vous, mes descendants ; le père de votre race était un Têtard : enorgueillissez-vous, mes descendants, car c’est la même Pensée Divine qui créa votre père, qui se développe en vous exaltant. »

Alph-Lin me conta cette fable pendant que je regardais les trois portraits de ces Batraciens.

— Vous vous riez de mon ignorance supposée et de ma crédulité de Tish sans éducation, — lui répondis-je, — mais quoique ces horribles croûtes puissent être fort anciennes et qu’elles aient voulu être, dans le temps, quelques grossières caricatures, je suppose que personne, parmi les gens de votre race, même dans les âges les moins éclairés, n’a jamais cru que l’arrière-petit-fils d’une Grenouille ait pu devenir un philosophe sentencieux ; ou qu’aucune famille, je ne dirai pas de Vril-ya, mais de la variété la plus vile de la race humaine, descende d’un Têtard.

— Pardonnez-moi, — répondit Alph-Lin, — pendant l’époque que nous nommons la Période Batailleuse ou Philosophique de l’Histoire, qui remonte à environ sept mille ans, un naturaliste très distingué prouva, à la satisfaction de ses nombreux disciples, qu’il y avait tant d’analogie entre le système anatomique de la Grenouille et celui de l’An, qu’on en conclut que l’un avait dû descendre de l’autre. Ils avaient en commun quelques maladies ; ils étaient sujets à avoir dans les intestins les mêmes vers parasites ; et, ce qu’il y a d’étrange à dire, c’est que l’An a dans son organisme la même vessie natatoire, devenue parfaitement inutile, mais qui, subsistant à l’état de rudiment, prouve jusqu’à l’évidence que l’An descend directement de la Grenouille. On ne peut alléguer contre cette théorie la différence de taille, car il existe encore dans notre monde des Grenouilles d’une taille peu inférieure à la nôtre et qui paraissent avoir été encore plus grandes il y a quelques milliers d’années.

— Je comprends cela, — dis-je, — car d’après nos plus éminents géologues, qui les ont peut-être vues en rêve, d’énormes Grenouilles ont dû habiter le monde supérieur avant le Déluge et de telles Grenouilles sont bien les êtres qui devaient vivre dans les lacs et les marais de votre monde souterrain. Mais, je vous en prie, continuez.

— Pendant la Période Batailleuse de l’Histoire, on était sûr que ce qu’un sage affirmait était contredit par un autre. C’était, en effet, une maxime reçue que la raison humaine ne pouvait se soutenir sans être ballottée par le mouvement perpétuel de la contradiction ; aussi une autre école de philosophie soutint-elle que l’An n’était pas descendu de la Grenouille, mais que la Grenouille était, au contraire, le perfectionnement de l’An. La structure de la Grenouille, dans son ensemble, est plus symétrique que celle de l’An ; à côté de l’admirable structure de ses membres inférieurs, de ses flancs et de ses épaules, la plupart des Ana de ce temps paraissaient difformes et étaient certainement mal faits. De plus, la Grenouille pouvait vivre également sur terre et dans l’eau : privilège précieux, marque d’une nature spirituelle refusée à l’An, puisque celui-ci ne se servait plus de sa vessie natatoire, ce qui prouve qu’il était dégénéré d’une forme plus élevée. De plus, les races les plus anciennes des Ana semblent avoir été couvertes de poils, et, même à une date comparativement rapprochée, des touffes hérissées défiguraient le visage de nos ancêtres, s’étendant d’une façon sauvage sur leurs joues et leur menton, comme chez vous, mon pauvre Tish. Mais depuis des générations sans nombre, les Ana ont toujours essayé d’effacer tout vestige de ressemblance entre eux et les vertébrés couverts de poils, et ils ont graduellement fait disparaître cette sécrétion pileuse, qui les avilissait, par la loi de la sélection sexuelle ; les Gy-ei préférant naturellement la jeunesse ou la beauté des figures unies. Mais le degré qu’occupe la Grenouille dans l’échelle des vertébrés est démontré par ceci qu’elle n’a pas du tout de poils, pas même sur la tête. Elle naît avec ce degré de perfection auquel les Ana, malgré les efforts de siècles incalculables, n’ont pu atteindre encore. La complication merveilleuse et la délicatesse du système nerveux et de la circulation artérielle d’une Grenouille servaient, à cette école, d’argument pour démontrer que la Grenouille était plus susceptible d’éprouver des jouissances que notre organisation inférieure ou du moins plus simple. L’examen de la main d’une Grenouille, si je puis parler ainsi, servait à expliquer sa disposition plus vive à l’amour et à la vie sociale en général. Bref, quelque aimants et sociables que soient les Ana, les Grenouilles le sont encore plus. Enfin, ces deux écoles firent rage l’une contre l’autre ; l’une affirmant que l’An était la Grenouille perfectionnée ; l’autre, que la Grenouille était le plus haut développement de l’An. Les moralistes se partagèrent aussi bien que les naturalistes ; cependant, le plus grand nombre se rangea du côté de ceux qui préféraient la Grenouille. Ils disaient avec beaucoup de justesse que, dans la conduite morale (c’est-à-dire dans l’observation des règles les plus utiles à la santé et au bien commun de l’individu et de la société), la Grenouille avait une supériorité immense et incontestable. Toute l’histoire démontrait l’immoralité absolue de la race humaine, le mépris complet, même des humains les plus renommés, pour les lois qu’ils avaient reconnues être essentielles à leur bonheur ou à leur bien-être particulier et général. Mais le critique le plus sévère des Grenouilles ne pourrait trouver dans leurs mœurs un seul moment d’oubli des lois morales qu’elles ont tacitement reconnues. Et après tout, à quoi sert la civilisation si la supériorité de la conduite morale n’est pas le but auquel elle tend et la pierre de touche de ses progrès ? Enfin, les partisans de cette théorie supposaient qu’à une époque reculée, la Grenouille avait été le développement perfectionné de la race humaine ; mais que, par des causes qui défiaient les conjectures de notre raison, elle n’avait pu maintenir son rang dans l’échelle de la nature, tandis que l’An, quoique inférieur par son organisation, avait, en se servant moins de ses vertus que de ses vices, comme la férocité et la ruse, acquis un certain ascendant ; de même que dans la race humaine, des tribus complètement barbares ont, par leur supériorité dans de tels vices, détruit ou réduit à presque rien les tribus qui leur étaient supérieures par l’intelligence et la culture. Malheureusement ces disputes se mêlèrent aux notions religieuses de cette époque, et comme la société était alors administrée par le gouvernement du Koom-Posh, qui, étant composé d’ignorants, était par conséquent très excitable, la multitude prit la question des mains des philosophes ; les chefs politiques virent que la question Grenouille pouvait, la populace s’y intéressant, devenir un instrument utile à leur ambition, et pendant au moins mille ans les guerres et les massacres furent à l’ordre du jour : pendant ce temps, les philosophes des deux partis furent mis en pièces et le gouvernement du Koom-Posh lui-même fut heureusement renversé par l’ascendant d’une famille qui prouva clairement qu’elle descendait du premier Têtard et qui donna des souverains despotiques à toutes les nations des Vril-ya. Ces despotes disparurent finalement, du moins de nos communautés, lorsque la découverte du vril amena les paisibles institutions sous lesquelles prospèrent toutes les races des Vril-ya.

— Est-ce qu’il n’y a plus maintenant de disputeurs ni de philosophes disposés à renouveler la querelle ; ou reconnaissent-ils tous la descendance du Têtard ?

— Non, — dit Zee, avec un superbe sourire, ces querelles appartiennent au Pah-Bodh des âges d’ignorance et ne servent maintenant qu’à l’amusement des enfants. Quand on sait de quels éléments se composent nos corps, éléments qui nous sont communs avec la plus humble plante, est-il besoin de savoir si le Tout-Puissant a tiré ces éléments d’une substance plutôt que de l’autre, afin de créer l’être auquel Il a donné la faculté de Le comprendre et qu’Il a doué de toutes les grandeurs intellectuelles qui découlent de cette connaissance ? L’An a commencé à exister comme An au moment où il a été doué de cette faculté, et, avec cette faculté, de la persuasion que de quelque façon que sa race se perfectionne à travers une suite de siècles, elle n’aura jamais le pouvoir d’animer et de combiner les éléments, de façon à former même un Têtard.

— Tu parles sagement, Zee, — dit Aph-Lin, — et c’en est assez pour nous, mortels à courte existence, d’avoir une assurance raisonnable que, soit que l’An descende ou non du Têtard, il ne peut pas plus revenir à cette forme que les institutions des Vril-ya ne peuvent retomber dans les fondrières et la corruption désordonnée d’un Koom-Posh.