La Rançon (Tinayre)/20

La bibliothèque libre.
La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 214-225).


XX


Les soins constants, les précautions minutieuses arrachèrent Jacqueline à la torpeur du désespoir. La nécessité d’agir arrêta les pensées confuses qui se pressaient en foule au seuil de son âme.

Toutes les deux heures, le docteur revenait. Les suffocations augmentaient. La toux devenait plus rare et l’affreux sifflement de l’air redoublait. Les vomissements épuisaient le malade. Entre les accès, il demeurait pâle et prostré, couvert d’une sueur froide, les yeux dilatés par l’angoisse.

Dans l’après-midi, le médecin prit à part la jeune femme :

— Je suis très inquiet, dit-il.

Écrasée sous le pressentiment du dénouement prochain, épouvantable, elle resta immobile et muette d’horreur.

— Madame, dit Nory, tout n’est pas perdu. La maladie suit sa marche et cette marche est plus rapide que les premiers symptômes ne pouvaient l’indiquer. La nuit prochaine sera décisive. Je voudrais éviter l’opération, mais, si la trachéotomie est nécessaire, il me faut un aide… Vous êtes délicate, épuisée d’émotion et de fatigue. Vos nerfs vous trahiraient. Avez-vous un parent assez dévoué pour braver la contagion ?

Elle chercha dans sa mémoire :

— Un parent ? Mon mari a perdu les siens. J’ai ma mère, mais elle garde mon fils. Je ne sais… Je ne vois personne…

— Diable !

Jacqueline s’écria :

— J’ai trouvé. Oui… Celui qui peut partager le danger, Étienne !

Ses larmes s’étaient séchées. Le feu sombre de ses yeux se ralluma.

— C’est notre plus ancien ami, le plus cher. Nous pouvons lui demander tous les dévouements. Docteur, comptez sur lui. Je vais télégraphier tout de suite.

— Je porterai la dépêche en allant chercher ma trousse ; cela nous fera gagner du temps.

Jacqueline écrivit le texte de la dépêche, puis elle remonta auprès du malade. L’odeur des antiseptiques, doucement, l’engourdissait. Dans le jardin, les arbres commençaient à jaunir. Un vent frais faisait trembler leurs cimes blondes. C’était un crépuscule de fin d’été, calme et tiède. Ah ! par un soir si beau, devant les arbres dorés et le ciel rose, ce n’était pas vrai qu’on pût mourir. L’affreuse conviction ne pénétrait pas l’âme de Jacqueline, novice au spectacle de la mort. Certes, l’inquiétude était en elle, comme un clou enfoncé qui éveille à chaque mouvement une douleur lancinante, mais elle espérait, elle voulait espérer. Le docteur était savant et sagace. Et puis Chartrain allait venir. Il semblait à la pauvre femme que le dévouement d’Étienne achèverait la guérison de Paul et obtiendrait un miracle de la force inconnue qui gouverne la vie et la mort. Dieu ! Elle y pensait à peine, dans ses joies et ses chagrins de chaque jour, point religieuse, indifférente au grand problème des origines et des causes. Pourtant, à l’heure des suprêmes angoisses, comme naguère dans les affres de l’enfantement, elle se prenait à implorer la pitié des puissances invisibles. Elle eût invoqué Mahomet ou Bouddha, promis des ex-voto à la vierge de Lourdes et adoré des fétiches, tant le cœur de la femme, contre l’évidence même, rêve un refuge à ses espoirs. Le soir tombait. L’ombre envahit la chambre, tamisant une cendre violette sur les objets et le drap pâle, glissant jusqu’à terre, prit l’aspect fantomatique, le mystère du linceul. Lucie apporta la lampe. Le malaise de la lumière artificielle, la menace de la nuit lourde aux moribonds oppressèrent Jacqueline. Elle eut froid ; elle eut peur ; elle eut envie d’appeler à son secours. Le docteur la trouva en larmes. Il se fâcha.

— Avez-vous pris les précautions que j’ai prescrites ?

Elle haussa les épaules. Il s’irrita, parla de la renvoyer hors de la chambre et la força à se laver les mains dans la solution de sublimé… Sous ses rudes paroles, comme sous le fouet glacé d’une douche, Jacqueline retrouva son énergie. Elle ne craignait pas la contagion. Non contente de s’exposer elle-même, elle exposait son amant au péril… Ainsi elle pouvait sauver Paul et mourir, Étienne pouvait mourir avec elle, dans les tortures de l’asphyxie… « Qu’importe, nous le devons. » Elle était décidée à ne point survivre à celui qui succomberait.

Paul sortait d’une crise terrible, quand Nory demanda :

— Votre ami n’a pas répondu ?

— Il viendra.

— Hum !… Vous savez que c’est très contagieux, la diphtérie ?

— Je suis sûre qu’il viendra.

— Il n’aura pas reçu la dépêche. Il sera obligé de garder la chambre. Il attend un parent de province… Vous verrez ça ! conclut l’ironique docteur.

— Le voici, dit Jacqueline en courant à l’escalier.

Sur la première marche, elle trouva Chartrain.

— Paul ?

— Il vit !

Étienne reçut Jacqueline éperdue entre ses bras.

— Il vit, mais il mourra peut-être. Oh ! Étienne ! Quel châtiment !

— Jacqueline, courage. Nous sauverons Paul…

Elle ne pensait même pas à le remercier et lui ne demandait aucune gratitude. Ils entrèrent dans la chambre. Jacqueline présenta Chartrain au docteur, puis elle reprit sa place au chevet de son mari.

Le médecin dit à mi-voix :

— Monsieur, madame Vallier a cru pouvoir vous convoquer. Le malade repose en ce moment. Je le trouve très faible. Des complications sont à redouter. Je compte que vous éloignerez la jeune femme. Elle est à bout de forces et je crains les pâmoisons inopportunes, les cris, les attaques de nerfs… Maintenant, avec votre permission, je vais dormir un moment dans la chambre voisine. J’ai veillé la nuit dernière et j’ai le devoir de me ménager.

Il donna des explications minutieuses, indiqua la solution topique, les antiseptiques préservateurs et passa dans la pièce à côté pour dormir sur une chaise longue comme un général avant la bataille qui peut être Austerlitz ou Waterloo.

Les deux amants restèrent seuls. Le silence pesait sur eux, si profond que la respiration sifflante du malade détonnait comme un grand bruit. Une table supportait les fioles à étiquette rouge, la cuvette, les bouteilles remplies de différentes solutions. L’abat-jour, renversé de côté, éclairait vivement le mur opposé et laissait le lit dans la pénombre. Ni Étienne, ni Jacqueline n’osaient parler. Le souvenir de la veille mettait entre eux une barrière de honte. Lentement, Paul s’éveilla.

Il avait toute sa connaissance et il reconnut Chartrain.

— Paul, mon pauvre Paul ! disait Jacqueline inclinée. Tu vois, notre ami est venu prendre de tes nouvelles. Il veut absolument m’aider à te soigner.

— À te guérir, ajouta Étienne en prenant la main de Vallier.

Une faible pression lui répondit… À cette minute, tout s’abolissait dans sa mémoire, la passion, la jalousie physique, la gêne secrète de ses rapports avec le mari offensé. L’amitié d’antan dominait tout pour écraser le cœur d’Étienne dans l’étau d’une horrible inquiétude. Cet homme qui souffrait là, qui mourrait peut-être, Étienne l’aimait encore autant qu’il l’avait aimé. Il l’avait vu enfant, adolescent, jeune homme ; mille souvenirs leur étaient communs, un long passé les unissait et toujours Vallier avait témoigné pour Chartrain une amitié déférente, presque enthousiaste, une naïve admiration. Pauvre garçon, irresponsable des légers défauts qui tenaient à son éducation plus qu’à sa nature, si confiant qu’aucun doute n’avait effleuré son âme et que l’amour d’Étienne pour Jacqueline l’eût surpris autant qu’épouvanté.

De l’autre côté du lit, Jacqueline se tenait debout, les paupières rouges dans un visage livide, ses cheveux à peine attachés sur sa tête, qui ployait, vaincue, sous une malédiction. Elle ne pleurait pas, elle regardait ce lit tragique où luttaient la mort et la vie, où le corps de l’époux s’allongeait inerte, séparant les deux complices. Leurs yeux se fuyaient comme si Paul était mort de leur crime, laissant un cadavre entre leurs bras à jamais désunis. Cette chambre d’agonisant avait la solennité des lieux sacrés où l’on parle à voix basse par respect pour une invisible présence, par crainte aussi d’éveiller l’Intruse qui va peut-être franchir le seuil. Étienne contemplait son ami. Jacqueline contemplait son mari. Son mari ! Celui qu’elle avait épousé pour le bonheur et le malheur, la richesse et la pauvreté, la santé et la maladie, pour le temps et l’éternité. Il avait eu le premier rêve de son cœur, le premier baiser de sa bouche, la fleur de son âme et de sa chair… Ah ! le jour lointain des noces, le voile blanc, l’anneau symbolique, toute la poésie du mariage qui ressuscitait dans sa mémoire comme un châtiment ! Et le soir nuptial, l’inoubliable nuit dont le souvenir fait tressaillir la vieillesse des femmes ! Sous les mêmes courtines de damas bleuâtre, Jacqueline vierge était devenue épouse pour concevoir dans la joie et enfanter dans la douleur. Le cri grêle du nouveau-né avait ému des visages aimés penchés sur cette même couche. Et ces mêmes oreillers où frémissait une agonie avaient vu des sommeils heureux, des réveils tendres, de douces insomnies d’amour. Hélas ! ils avaient reçu, plus tard, les pleurs de l’adultère passant des étreintes de l’amant aux baisers du mari et gémissant sous la servitude de sa chair. Maintenant, la délivrance était proche. L’époux mourait, laissant la maîtresse à l’amant. Il s’en allait loin des trahisons et des mensonges, dans l’horreur du tombeau, dans la nuit noire, vite trahi, vite oublié.

Jacqueline tomba à genoux, les bras étendus, le front sur le drap… Elle voyait l’épouvantable au-delà de la tombe, la décomposition lente de ce corps qu’elle avait pressé contre son corps, la solitude du foyer, l’enfant vêtu de noir et l’éternel remords de la veuve. Non, jamais aucun homme ne prendrait cette place vide. Jamais elle ne dirait à un autre : « Mon mari. » La force du mariage, si puissante qu’elle survit à l’amour et le remplace, s’imposait enfin à son cœur… Et, dans son désespoir, elle pensa aux généreuses femmes qui subissent cette force aveuglément, défendues contre les tentations par le culte du premier amour. Celles-là, au lit de mort de l’époux, peuvent lever un front pur sous le crêpe des veuves et dire à l’élu de leur jeunesse : « Tu as dormi sur un cœur fidèle et sur un sein que toi seul as baisé. » Mais les autres, les malheureuses qui gardent dans leur âme complexe une tendresse obstinée pour celui qu’elles trahissent, toute la rancœur de leur faute leur monte aux lèvres et l’agonie de leur repentir pleure des larmes sanglantes sur l’agonie du moribond. Rien ne s’oublie, rien ne s’abolit. Nous payons la rançon de toutes nos faiblesses.


Jusqu’au matin, le docteur lutta sans relâche, par tous les moyens alors connus, souhaitant éviter une intervention chirurgicale. Peu à peu, l’enflure de la gorge diminua, les fausses membranes enlevées ou cautérisées cessèrent de se reproduire. Le sifflement perdit de son intensité. À six heures, Vallier, épuisé, tomba dans un sommeil presque tranquille. Le médecin déclara :

— Je crois qu’il en réchappera… Mais il revient de loin !… La moindre négligence eût été fatale.

Il se lava soigneusement le visage et les mains et pressa Jacqueline et Chartrain de l’imiter.

Puis, le couple se retrouva, seul, dans le petit salon, près de la chambre où Vallier reposait. Un jour gris éclaira leurs visages exsangues, ravagés, où semblait pâlir la flamme de la vie. L’aube naissait dans un ciel triste et mouillé, une aube sans rayons et sans joie. Il pleuvait. Jacqueline ouvrit la fenêtre, offrit son front à l’averse qui crépitait sur les pierres du perron et noyait dans de jaunes ruisseaux le gravier des allées. Au delà des lignes d’arbres, au bas de la colline, dans la plaine, des formes confuses sortaient du brouillard, les lointains monuments, la tour démesurée dont le faîte disparaissait dans l’épaisseur opaque des nuages. Le jour s’éveillait en pleurant sur les secrets qu’il apportait, sur les maux qu’il ajouterait aux maux de la veille. Des chariots criaient dans les chemins ; des pas se rapprochaient et s’éloignaient. Un chien aboya avec colère. C’était l’heure où le sentiment de leur misère revient hanter les misérables, où l’humanité regrette la bonne mort du sommeil.

Jacqueline se tourna vers Étienne et brusquement :

— Dites-moi la vérité… Vous avez cru qu’Il allait mourir…

— Je l’ai cru.

— Alors — elle le regardait avec un regard indéfinissable — vous n’avez pas imaginé… une seconde, imaginé… souhaité…

Il lut sa pensée dans ses prunelles et cria, blessé au cœur :

— Oh ! oh ! Jacqueline ! C’est horrible !… Je n’ai pas mérité cela…

Elle voulut se faire pardonner. Elle se fit tendre et suppliante :

— Étienne, je suis une ingrate. Vous avez été admirable de dévouement. Je n’oublierai jamais comment vous avez répondu à mon appel. Mais j’ai perdu la tête… le chagrin… le remords…

Un grand silence tomba entre eux à ce mot, et Chartrain frémit tout à coup jusque dans ses fibres profondes. Il pressentait la vérité : la maladie qui avait épargné Paul Vallier tuait quelque chose ; le bonheur d’Étienne et de Jacqueline était frappé à mort.