La Rançon (Tinayre)/21

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La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 226-235).


XXI


La convalescence de Paul fut pénible. Jacqueline multiplia son dévouement. Vallier s’étonna de découvrir en elle la femme qu’il n’avait jamais vue. Il admira sa douce raison, sa patience, son charmant esprit plus fin et plus mûr, et il regretta d’avoir vécu tant d’années auprès d’elle, sans l’étudier et l’apprécier. Jacqueline était donc plus et mieux qu’une spirituelle et jolie femme ! Lui-même, assagi par l’épreuve, avait senti le prix de la vie dans la vision de la mort. La maladie, la quasi infirmité de la convalescence, propice au recueillement, furent bonnes pour son âme. Il connut enfin la vie intérieure, et un sentiment nouveau germa dans son cœur, une affection bien différente du charnel amour d’autrefois, plus désintéressée, plus forte aussi. Souvent, il prenait dans ses mains la tête brune qu’il avait aimée pour sa grâce et pour sa fraîcheur : « Ma femme, disait-il, ma chère femme ! » Il prononçait ce mot avec une tendresse qui touchait Jacqueline jusqu’aux pleurs. « Ma bien-aimée !… Je commence seulement à savoir ce que tu vaux. Les soins matériels sont peu de chose. C’est ta vigilance, ta tendresse qui m’ont guéri. Oh ! je sens la douceur de vivre près de toi. Il me semble que je te retrouve après un long voyage. Dis, nous serons plus intimes qu’autrefois ? Nous nous disperserons moins. Nous vivrons cœur à cœur. J’avais une adorable maîtresse légitime — il souriait à ce nom — je découvre en elle une compagne, une amie… »

Il parlait ainsi, longuement, et la ferveur de sa reconnaissance poignait l’âme de la malheureuse Jacqueline. Elle songeait que ce rôle d’amie et de collaboratrice qu’elle avait accepté dans la vie de Chartrain, elle l’eût peut-être dû remplir auprès de Vallier… En se rapprochant courageusement de son mari, elle eût pris sur lui une influence modificatrice, et leur amour, voué à la transformation, se fût transformé du moins en sereine et féconde tendresse. De cette épouvantable crise, la pauvre femme sortait plus désarmée contre l’assaut du remords. Jacqueline s’effrayait de l’avenir. Il lui semblait qu’il n’y aurait plus de bonheur pour elle, ni aux bras d’Étienne, ni au foyer de Paul.

À Paris, Chartrain se mourait d’inquiétude et de tristesse. Il n’osait aller trop souvent à Meudon, où la gratitude enthousiaste de Vallier, l’abattement de Jacqueline lui créaient mille causes de douleur. Depuis la terrible nuit, des lettres régulières le rassuraient sur la santé de Paul ; mais le ton de ces lettres, sincèrement affectueux, trahissait le trouble de la jeune femme. Il la connaissait trop bien pour ne point pressentir les luttes qui se livraient dans son cœur. Et, tremblant d’être moins aimé, respectant pourtant les scrupules de la garde-malade, il rêvait d’un temps où leurs blessures guériraient, où l’habitude amoureuse vaincrait les révoltes inévitables, où, sur la bouche de Jacqueline, il boirait la certitude et l’oubli.

Mais Jacqueline, dans ses lettres, ne parlait pas de son retour. Il n’y tint plus. Il écrivit un jour, laissant crier sa détresse. Elle répondit en fixant un rendez-vous pour le lendemain soir. Paul se couchait de bonne heure. Elle pourrait sortir sans être vue et retrouver son ami à cette même place de l’avenue que consacraient tant de souvenirs.

Chartrain arriva le premier au rendez-vous. Sous la voûte énorme des tilleuls, les feuilles tombaient une à une, sans bruit, sur l’humus épais des feuilles anciennes où s’enfonçaient les pieds du promeneur. Molles, bientôt pourrissantes, tout imprégnées des premières pluies d’automne, elles exhalaient l’amère odeur des décompositions végétales. Chartrain, assis sur un banc verdi par l’humidité, distinguant à peine la nef des hautes branches et la colonnade des troncs, songeait à des vers qui évoquaient l’allée tout odorante sous le ciel vert des soirs de juin…

   Nous marchions sous l’arceau de l’antique ramée…
   Sur ta robe traînante et sur tes longs cheveux
   Les tilleuls secouaient leur averse embaumée…

Que de baisers Étienne et Jacqueline avaient échangés sur le banc solitaire, que de balbutiements délicieux et confus ! Il lui semblait que jamais plus ne scintilleraient les étoiles de juin, ne refleuriraient les petites corolles jaunes épanouies par milliers sur les tilleuls, et ne rouvriraient au baiser les chères lèvres de Jacqueline. Trois ans, déjà, quatre ans d’amour. Pourquoi, par cette nuit d’octobre, sous le ciel voilé, sous les arbres effeuillés, une mélancolie sortait-elle de toutes ces choses finies, mortes comme les feuilles d’où montait une froide odeur de cimetière ? « Le passé, le passé ! » murmura Chartrain… Deux mois auparavant, il confondait encore dans un éternel présent toutes les saisons de leur amour. Hélas ! il lui semblait que la maladie de Vallier, les tortures morales, l’absence et la privation séparaient le passé plein de bonheur d’un avenir gros de mystère. Sa pensée errait dans ses souvenirs comme dans un jardin d’automne où les fruits mûrissent à peine sur des arbres qui ne verront pas deux fois les mêmes fleurs.

Tout à coup, il devina Jacqueline. Vêtue de noir, voilée d’une noire mantille, elle incarnait, dans la tristesse de son vêtement et de son attitude, l’infinie tristesse de l’heure et de la saison. Il lui tendit les bras. Puis il fit quelques pas avec elle, débordant de multiples émotions.

— Pardonnez-moi d’avoir demandé, presque exigé ce rendez-vous, dit-il enfin… Mais vivre deux mois sans vous voir, sans vous parler, c’était intolérable.

— Il faut pourtant vous résigner, répondit-elle avec un accent qu’il trouva singulièrement dur dans cette bouche chérie. Je ne devais, je ne pouvais pas quitter mon mari malade…

Et elle ajouta, regardant la terre :

— Je ne l’ai que trop abandonné.

Le cœur serré, Chartrain répondit :

— Faites votre devoir. Je ne saurais vous en blâmer, Jacqueline.

Elle devina sa tristesse, et de sa voix d’autrefois :

— Étienne, je ne t’oublie pas. Prenez patience, ami chéri.

— Je t’aime tant, fit-il. Je t’aime jusqu’à la déraison, jusqu’à la torture.

Sans désunir leurs bras, ils montèrent l’étroite ruelle en pente raide qui mène à la porte du bois. Le ciel nuageux s’éclaircissait. La lune errait sans éclat dans un chaos de vapeurs flottantes. En quelques minutes, Étienne et Jacqueline se trouvèrent sur la lisière de la forêt. De jeunes chênes, hauts déjà, balançaient leurs têtes effeuillées, dessinant sur des fonds confus et sans couleur l’indécise guipure des ramilles. Des oiseaux de nuit volaient, et soudain, dans quelque flaque de pluie, au creux d’une sente profonde, la clochette indécise d’un crapaud tinta, claire et cristalline.

— Écoutez, dit Jacqueline. Comme autrefois…

Ils s’arrêtèrent. Cette voix qui chante au ras de terre, dans la boue, sous les étoiles inaccessibles, ce son si grêle, si tendre, si triste, avait remué en elle les souvenirs. Chartrain entoura de son bras les épaules de son amie. La clochette d’argent tintait toujours, sous les buissons que le vent frôlait comme une aile. Le charme élyséen des bois nocturnes, la solitude, le silence endormirent, comme de subtils narcotiques, l’anxiété des deux amants. Le désir ne brûlait pas le sang d’Étienne. À cette heure, il était bien loin des folies d’antan, de cette rage de volupté où il jouissait si violemment de se sentir vivre. En étreignant Jacqueline muette et comme inanimée, il sentait le vertige du néant le prendre. Et près de cette femme adorée, pour la première fois, de toute son âme, Chartrain désira mourir.

— Allons-nous-en, dit-il en frissonnant. Cette nuit est sinistre.

Un an plus tôt, il l’eût trouvée douce, cette nuit d’automne, dont l’ombre accueillante s’épaississait sous les frondaisons des bois. Jacqueline ne répondit pas. Elle n’avait pas entendu et Chartrain vit qu’elle regardait obstinément du côté de la vallée, du côté de la maison où reposait Paul convalescent, Paul qui l’appelait d’un nom dérisoire et si doux : « Ma fidèle ».

— J’ai froid, dit-elle tout à coup.

— Marchons.

Elle reprit :

— Je ne peux vous donner que peu de temps.

— Je vous remercie d’être venue. Je n’espérais pas davantage. En ce moment, ma chérie, vous appartenez toute au malade que vous avez sauvé. Mais vous reviendrez à Paris bientôt, et…

— C’est que… — elle hésitait, — je ne voudrais ni vous affliger par une menace inutile, ni vous donner une certitude qui aboutirait à une déception ; mais je crains de ne point passer l’hiver à Paris.

— Comment ?

— Ma mère… Oh ! c’est un projet ébauché simplement… ma mère veut louer une villa en Algérie, jusqu’au printemps prochain. Elle souhaiterait nous emmener. Le médecin nous conseille ce voyage.

— Si l’intérêt de Paul vous commande de partir, il ne faut pas tergiverser.

— Étienne… vous ne serez pas trop malheureux ?

— Oh ! fit-il amèrement, c’est une considération tout à fait secondaire. Que suis-je dans votre vie, moi ?

Elle baissa la tête, dans l’ombre. Puis s’arrêtant au milieu du chemin, parmi les ronces et les cailloux, elle s’écria désespérée :

— Ah ! je le sens, tu souffres. Tu me trouves dure, indifférente. Les mots qui consolent, je ne sais plus les dire. J’ai trop souffert. J’ai le cœur meurtri. L’épouvante a tari en moi les sources de la tendresse et de l’émotion. Je n’ai pas la force de te rendre heureux et je n’ai plus celle d’être heureuse.

— Mais tu es toujours ma Jacqueline, supplia-t-il, tu m’aimes encore, n’est-ce pas ? Rien n’est changé. Nous nous retrouverons tels que nous étions avant ce cauchemar horrible. Tu me reviendras, ma vie, ma joie, mon unique amour !

Elle se dégagea de son étreinte et d’un geste farouche le repoussa :

— Chut ! ne me parlez pas de cela… Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir… Taisez-vous, par pitié, si vous m’avez aimée.

Il obéit. Le vent fraîchissait. Ils redescendirent vers l’avenue, dans la pénombre transparente. L’âme de Chartrain était pleine de la tristesse de la nuit, pleine d’inquiétude, d’amour douloureux, de regrets inexprimés et inexprimables. Il accompagna Jacqueline jusqu’au coin de la rue Babie et regagna la gare de Meudon. Et seul dans le wagon, regardant fuir la plaine sous le ciel de lune et de brume, il se sentit plus misérable qu’au départ, livré à toutes les angoisses de la solitude, harcelé de pressentiments.