La Rebelle/6

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 48-55).


VI


C’est le dimanche matin. L’odeur vanillée du chocolat emplit l’étroit logement, et Josanne, tôt levée, en frottant les meubles, chante. Elle est gaie, ce matin-là…

À tous les étages de la maison, les portes battent, les fourneaux chauffent, les tapis pendent sur l’appui des fenêtres, les balais cognent les planchers. Et, tandis que l’homme et les mioches paressent au lit, — délivrés pour un jour du bureau, de l’atelier, de l’école, — la femme, qui n’a jamais de vacances, commence le branle-bas dominical.

— Pour sûr que madame a du mérite !…

La Tourette, dans un coin de la salle à manger, devant le poêle, prépare le bain du petit.

— Madame, qu’est savante, faire tout ça !… Et sans chigner !… Monsieur, quand on le connaît, on voit bien qu’il n’a pas de méchanceté… la crème des crèmes, la bête du bon Dieu, quoi ! Et s’il n’était pas malade…

— Il est bien malade, Maria !

— Oui… oui… Mais faut de la vertu, vrai, pour le supporter… Madame qu’est jolie…

— Oh ! jolie !…

— Y en a bien, à la place de madame, qui diraient : « Zut !… assez !… bonsoir !… » Après des ans et des ans que ça dure !… J’estime monsieur, qu’est savant, et puis honnête, un homme sérieux… Mais j’dis que madame a du mérite…

— Maria, je fais ce que font beaucoup de femmes…

— Mais les autres, elles se plaignent !… Oui… au lavoir, chez le boucher, chez la crémière… et chez la concierge, donc !… Y a ma voisine qu’est en ménage avec un imprimeur… des gens collés, quoi ! mais bien aimables… J’y dis, à la petite : « Ernestine, i’va mieux, ton homme ?… » Lui, le pauvre, est malade dans le foie… Des nuits entières, il n’fait qu’un cri… « M’en parle pas, d’mon homme ! qu’elle me répond, j’fais ce qu’i’faut ; j dis rien d’vant lui ; c’est mon devoir… » Mais le devoir, des fois, c’est embêtant… Dame ! elle est jeune ; elle n’est pas d’bois, et, vous comprenez, ce garçon, avec sa maladie… « Ernestine ! que j’dis pour rire, tu le plaqueras un de ces jours, ton typo… — Moi ! qu’elle répond, le plaquer ?… Un pauv’diable qu’a si tellement besoin de moi !… Pour qui q’tu me prends ?… J’m’embête, mais j’reste ! C’est mon honneur… »

Josanne voudrait bien savoir si Ernestine est fidèle au typo… Elle n’ose pas interroger la Tourette.

— V’là l’bain prêt. Madame va chercher Claude ? Moi, faut que j’porte le lait et le journal à monsieur…

Josanne entre doucement dans la chambre obscure. Elle écarte les rideaux du petit lit, soulève l’enfant qui s’éveille.

— Chut ! mon trésor !… Ne pleure pas ! Sois sage !… Papa se fâcherait !

La tête aux boucles châtaines tombe sur l’épaule maternelle. Le cou frais a l’odeur des plumes de colombe. Dans la salle à manger, le grand jour éblouit Claudin. Il s’agite. Il crie :

— Je veux mon chocolat, Toué !… Je veux mon chocolat…

« Toué », c’est la Tourette.

Dans l’eau tiède, devant le feu rougissant, le beau petit corps frémit d’aise. Josanne le regarde : un enfant nerveux, pas très gras, déjà musclé sous la peau brune, un faune puéril, une statuette de Pompéi… Le visage est rond, les yeux ardoisés, les cheveux châtain sombre. Claude ressemble à sa mère. Il a de Maurice des expressions, des attitudes, le sourire, le regard, une sorte de câlinerie gracieuse ; mais Josanne lui a donné l’intelligence vive, la voix claire, l’énergie et l’ardeur du sang. Elle l’admire. Elle se rappelle le dicton populaire sur la beauté des enfants de l’amour, et elle pense :

« Mon petit Claude… mon plus grand péché !… Je n’ai pas honte de toi. Je ne peux pas regretter que tu sois au monde… »

Dans son bain, le petit s’irrite. Il réclame son chocolat. Josanne l’enveloppe de serviettes chaudes, le frictionne, nu, au creux de ses genoux. Un orgueil joyeux gonfle sa poitrine, et, baisant la chair de sa chair, Josanne est mère comme elle fut amante, — sans remords, ingénument.

— Maria, faites déjeuner Claude et laissez reposer monsieur. Il a bien dormi. Je suis contente… Vous nettoierez les vitres et vous laverez le carrelage de la cuisine. Moi, je vais au marché.


Josanne est prête. Elle a mis une vieille jupe de cheviotte bleue, soigneusement nettoyée, un boléro pareil, une ceinture de cuir fauve. Une voilette de tulle brodé pare son grand « canotier » pelucheux. Et cette toilette, qui ne vaut pas soixante francs, n’est pas laide… Les ouvrières parisiennes portent des robes qui ressemblent à celle-ci, des chapeaux qui ressemblent à celui-là, — mais non point comme Josanne, avec cet air de distinction, cette allure de « dame » qu’elle garderait sous un sarrau de brunisseuse.

Elle tient, dans sa main gantée, le filet à provisions. Tous les matins, elle fait son marché, elle-même, pour économiser les vingt ou trente sous que la Tourette gâcherait. Car la Tourette, semblable à tant de ménagères du peuple, achète avec indolence et marque un goût répréhensible pour le « tout fait », la charcuterie, les légumes bouillis, — haricots, épinards, qu’on débite chez les crémières.


Dehors, pas un souffle : un ciel blanc, ouate, que le soleil chauffe à l’envers. L’air est tiède, trop tiède, et le printemps précoce fermente dans cette tiédeur. Par-dessus les murailles des jardinets, les branches se haussent, gonflées de sève, avec de petites feuilles roulées, pointues comme des ongles verts et des bourgeons cotonneux ou gluants, bruns et pourpres.

Ce n’est pas Josanne, c’est Pierre qui a choisi d’habiter ce sombre quartier d’écoles et de couvents : rue des Irlandais, rue Amyot, rue Lhomond, rue Tournefort, — rues grises, le jour, et, la nuit, toutes noires, avec des réverbères de province. — Là seulement, Pierre Valentin a trouvé le compagnon désiré de son ennui : le silence. Le silence tombe, glacé, de la coupole funéraire du Panthéon ; il habite les porches verdâtres des collèges, les impasses barrées de chaînes, les masures aux fenêtres grillées. Un fiacre qui passe est un événement. On rencontre, au crépuscule, de vieux messieurs qui ont des redingotes de savants, des figures de prêtres, et des chapeaux gibus sur leurs cheveux blancs trop longs. D’où sortent-ils ? Où vont-ils ?… Pierre voit partout des jésuites laïcisés, — mais Josanne est bien sûre que ces gens sont des personnages de Balzac qui reviennent. Le fantôme du père Goriot descend parfois la montagne Sainte-Geneviève pour rentrer à la pension Vauquer…

Josanne a fini par l’aimer, ce quartier triste… Car elle a cette grâce, ce bonheur d’être une imaginative, et de transfigurer la réalité. Son père, humoriste sentimental et poète, disait naguère : « Ma fille a un papillon bleu dans le cerveau… » La vie sérieuse, la vie tragique a fortifié la raison, tendu la volonté de Josanne, mais le papillon bleu de la fantaisie palpite encore sur ses rêves, sur ses chagrins, sur ses amours.

Voir tout en beau, c’est la sagesse. Josanne se fait des joies avec les plus humbles choses, — un ruban, un livre, une fleur. — Elle s’est fait, presque, du bonheur avec le médiocre amour de Maurice, dans les minutes où elle a pu oublier le passé, oublier l’avenir, vivre le présent. Et c’est le secret de sa résistante jeunesse. Josanne aura toujours quinze ans, par quelque aspect de son visage mobile, par quelque mouvement naïf de son cœur.

Elle s’en va, vive et légère, balançant son filet. La voici dans la rue du Pot-de-Fer ; la voici dans la rue Mouffetard… Elle s’amuse à retrouver, après le Paris de Balzac, le Paris d’Eugène Sue… La rue Mouffetard, sinistre et joyeuse, bruyante, odorante, grouillante, hideusement belle comme un vicolo de l’ancienne Naples… Josanne qui, d’abord, s’en effraya, l’observe maintenant avec une curiosité passionnée. Tout l’intéresse : les couloirs tortueux des bâtisses, peintes en ocre ou en lie de vin, le soleil qui tape de côté, les jeux de l’ombre ; la variété des boutiques, les industries du pavé, les types, les propos, les coins de vie populacière… Sans doute, elle préférerait le bois de Boulogne ou le Parc Monceau, pour sa promenade matinale… Mais quoi ! lorsqu’on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a… Les préjugés bourgeois, la fausse délicatesse n’embarrassent pas Josanne…

Elle achète son beurre chez la crémière au teint de lait, aux cheveux blonds comme le beurre, qui boite un peu — telle « Gervaise » de l’Assommoir. — Elle apprend que la marchande de « frites » est à l’hôpital, que la vieille au mouron « a tombé » dans la rue et que la fille du tripier se marie demain : on fera une noce épatante… Plus loin, devant l’église Saint-Médard, au seuil de la bicoque où demeura Jean Grave, elle cherche la marchande de pommes de terre, une rousse qui est toujours enceinte… La femme est là, près de son panier, tout efflanquée, les joues terreuses, un nourrisson très sale sur le bras… Accouchée depuis neuf jours, de son sixième !… Josanne, qui a le don d’attirer les confidences, doit entendre le récit des couches, que suit l’annonce du mariage de la rousse avec « c’te gouape de Martin »…

— Compliments !

— Y a pas de quoi, allez, ma chère femme !… C’est pas pour le mariage, c’est pour avoir la layette et les cent sous par mois des dames charitables du Cintième… et les galoches des bonnes sœurs pour mon aîné… Et puis, comme il est protestant, Martin, on aura aussi quèque chose des protestants… Faut-vivre !

« Cela ne suffit pas, pour recevoir une layette, cent sous par mois et des galoches, cela ne suffit pas d’avoir mis au monde six enfants !… Il faut le mariage !… Et cette pauvre imbécile qui va donner des droits légaux sur elle à cette « gouape » de Martin !… Comme les femmes sont bêtes, ou abêties ! Âmes de servantes !… Âmes d’esclaves !… »

Josanne pense à mademoiselle Bon, l’ardente féministe :

« Je lui raconterai cette histoire… Et, dans l’Assistance féminine, elle dira leur fait aux « dames charitables du Cintième »… Quelle rage de fourrer la morale partout… jusque dans la charité !… À qui profitera-t-elle, la morale, dans le cas présent ?… Ni aux enfants, ni à la mère, mais à cette « gouape » de Martin !… »

Josanne remonte la pente raide de la rue Lhomond, un peu essoufflée… Elle a chaud… Le filet pèse à son bras.

À l’angle de la rue Vauquelin, un jeune homme fait les cent pas sur le trottoir. Il se retourne… Mais déjà elle l’a reconnu :

— Maurice !…