La Rebelle/7

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 56-63).


VII


Elle a honte de sa robe, de ses gants raccommodés, de ce filet qu’elle tient. Mais, tout de suite, d’instinct, elle sent que Maurice ne voit rien d’elle, rien que son visage anxieux. Il est pâle. Il balbutie. La concierge lui a dit que madame Valentin était partie pour faire son marché… Depuis une heure, il rôde de la rue Amyot à la rue Lhomond…

Tout l’amour obstiné, tout le brave amour de Josanne frémit dans le cri qu’elle jette :

— Tu as besoin de moi ?

— Non… non… Je voulais seulement vous voir… vous expliquer.

— Qu’y a-t-il ?… Des choses graves !

— Cela dépend.

— Mon Dieu !

Il la rassure :

— Voyons ! calmez-vous !… Soyez raisonnable !…

Et, brusquement :

— Personne ne peut nous rencontrer ? vous êtes sûre ?… Il ne faut pas…

— Ah ! qu’est-ce que ça fait ?

— Je crains pour vous.

— Ça m’est bien égal qu’on me rencontre !… Maurice, je t’en prie, dis-moi…

Côte à côte, ils remontent la rue Lhomond.

— Écoutez, ma chérie, il m’arrive un gros ennui… et même deux gros ennuis… D’abord, je repars ce soir…

— Mais tu es arrivé ?…

— Lundi dernier…

— Et je ne le savais pas ! Oh ! Maurice !

— J’ai eu mille choses à faire. À cause de ce pont, tu comprends ? Il y aura des expertises, des rapports, un tas d’histoires. Et ça finira par un procès… Lamberthier repart avec moi. Il a décidé ça brusquement, hier… Alors, je n’ai pas voulu m’en aller sans m’excuser, sans vous dire adieu. Je n’osais pas vous écrire chez vous. Je ne pouvais pas vous écrire au journal, puisque c’est dimanche. Je suis donc venu, à tout hasard.

Josanne hoche la tête. Maurice est bien bon ! Mais elle ne sait pas, elle ne peut pas le remercier. Non, elle ne trouve pas les mots. Ses mains sont froides. Son cœur bat, à grands coups qui lui font mal. Et quelque chose — émotion ?… pressentiment ? — l’étrangle…

— Tu… vous… vous reviendrez bientôt ?

— Je ne sais pas.

Ils marchent encore, en silence.

— Et l’autre ennui que vous avez ?…

Maurice ne répond pas. Il réfléchit, cherche une phrase, une phrase adroite, vague et décisive pourtant. Mais Josanne lui saisit le bras, sans peur d’être vue, à quelques mètres de la rue Amyot.

— Parle ! parle !… C’est abominable !… Tu vois bien que je meurs…

Un ouvrier qui passe, un concierge au seuil d’une porte, tournent la tête. Maurice entraîne Josanne dans la rue Rataud, barrée par des chaînes et toujours déserte, entre deux longs murs de jardins. Là, ils seront seuls : elle pourra crier, s’évanouir… Mais elle ne criera pas ; elle ne s’évanouira pas. Il le sait. Dix fois, à des heures critiques, il a éprouvé l’énergie de cette femme. Elle recevra le coup sans broncher.

— Voilà. Pendant une absence, ma mère a trouvé tes lettres, toutes tes lettres.

— Eh bien ?…

— C’est une femme d’autrefois, ma mère, une femme très pieuse, un peu rigoriste ; elle a été élevée au couvent ; elle s’est mariée en province… Alors elle a pris les choses au tragique, tu comprends ! Elle m’a fait des reproches terribles, que je me suis faits à moi-même cent fois. Et…

— Et…

— Pour elle, pour toi aussi, Josanne, il faut que je parte… pas pour toujours peut-être, mais pour quelque temps, pour longtemps. Il faut…

Il n’ose achever. Josanne a compris. Elle ne crie pas, elle ne s’évanouit pas ; mais sa figure s’est décolorée tout d’un coup, et creusée, et tirée. Ses yeux se dilatent, noircissent. Ses lèvres s’ouvrent, comme si l’air lui manquait.

— C’était donc ça ! c’était donc ça !…

Le lourd filet échappe à sa main tremblante. Elle se baisse pour le ramasser, prévenant le geste de Maurice, et elle répète encore :

— C’était donc ça !…

— Ma pauvre Josanne…

Le sentiment de sa lâcheté gêne Maurice intolérablement. Un peu d’amour encore émeut son cœur et sa chair, et cette attitude de bourreau lui fait honte… Il voudrait persuader Josanne, la ranger au parti de ses intérêts, et qu’elle-même l’excusât, au nom de la morale qu’il invoque, morale conventionnelle, morale bourgeoise, incarnée fort exactement dans la personne de madame Nattier.

Mais la persuader, comment ?… Il n’a jamais eu aucune influence sur elle. Jamais il n’a su lui imposer ses idées, ses goûts, ses opinions, ses préjugés… Et il voudrait qu’elle dît, maintenant : « Tu as raison… », lorsque tout en elle proteste contre la veulerie de l’homme, son hypocrisie, son injustice…

Il essaie pourtant :

— Je vous le dis, ma chérie, en conscience : cela peut-il durer ?… N’êtes-vous pas triste, lasse, honteuse quelquefois, de ce rôle que nous jouons ?… Ah ! si vous étiez libre, je vous aurais prise avec moi, aimée, adorée… Mais vous n’êtes pas libre… Vous avez des devoirs, un mari que vous soignez avec un dévouement admirable, et que vous ne pouvez pas, que vous ne voulez pas quitter…

— Qu’en savez-vous ? dit-elle âprement. Vous ne me l’avez jamais demandé…

— Josanne, vous n’auriez pas consenti…

— Non. Mais vous deviez peut-être me le demander, puisque le mensonge vous pesait tant !… Oui, avant de bouleverser notre vie, vous auriez pu chercher, avec moi, le moyen de concilier vos scrupules et notre amour… les devoirs que vous a donnés notre amour… Mais vous vous êtes décidé, seul, brusquement…

— Si je vous avais revue, avant de me décider, Josanne, j’aurais été, comme toujours, faible… oui, faible et amoureux… Je me suis défié de moi-même… et, maintenant, j’ai pris mes précautions contre mon cœur… J’ai promis à ma mère…

— Ah ! vous avez promis… Soit !… nous rentrons dans l’ordre… Votre conscience délicate se rassure… Je ne peux pas quitter mon mari… Je ne veux pas le quitter… Quelle chance pour vous !… Si j’étais moins dévouée à ce malade, vous auriez une maîtresse et un enfant sur les bras ! Et votre maman ne serait pas contente !… Mais mon « dévouement admirable » simplifie tout…

— Josanne…

— Oui, vous avez raison, et votre mère aussi a raison… Je ne peux pas quitter mon mari, et vous me renvoyez à son chevet, d’un beau geste !

— Ainsi, vous accepteriez de vivre, toujours, dans le mensonge, dans les transes, dans les drames !… Moi, je ne peux plus… Je veux les conditions normales de la vie qui me permettront de travailler, de préparer l’avenir… Je vous parais odieux, vil et terre à terre… Réfléchissez : vous-même, délivrée de ce tourment perpétuel, de cette hantise de l’amour, vous serez plus paisible et plus forte… Je vous ai donné si peu de bonheur que vos regrets passeront bien vite…

— Plus vite que vous ne croyez !… Mais épargnez-moi vos exhortations, je vous prie… Je saurai fort bien…

Elle fait bonne contenance, et ne baisse pas les yeux… Mais, soudain, son ironie se brise dans un sanglot :

— Voilà… oui… c’est fini… Je m’y attendais… Mais je ne pensais pas que ce serait pour aujourd’hui… C’est fini !… Je vous ai aimé, je me suis donnée à vous, sans calculer, sans raisonner sur le bien et sur le mal, de tout mon cœur, et pour toujours… Et puis… j’ai eu ce petit enfant… Rappelez-vous ! comme vous aviez peur !… Et moi, je ne voyais pas le danger, ni la honte… Je ne voyais que ça : un enfant de vous !… Ah ! j’ai tout supporté, tout, ce que vous savez et ce que vous ne savez pas, les pires tortures de la chair et de l’âme, parce que je me disais : « Je l’aimerai tant ! Il me pardonnera de n’être que sa maîtresse… Il voudra m’aider, me consoler… Et, même séparée de lui, je ne serai plus seule… » Voilà ce que je me disais… Et maintenant…

— Josanne !

Il a un élan vers elle, aussitôt réprimé. Et, frappant le pavé de sa canne, il jure entre ses dents :

— C’est horrible, tout ça… J’ai passé une nuit atroce… J’ai cru que je n’aurais pas le courage de venir… Tout ce que tu me dis, je me le suis dit à moi-même… Je n’ai rien, rien à te reprocher… Je t’estime, au fond, plus que tu ne penses, et je t’aime plus que tu ne crois… Et ce n’est pas ta faute si nous n’avons pas eu de bonheur… Je n’ai mis, dans ta vie que le désordre, l’angoisse et la souffrance… Peut-être ne suis-je qu’un lâche !… Mais je sens que ma mère a raison : je ne suis pas fait pour cette existence ; je ne peux plus…

Josanne comprend que la décision de Maurice est réfléchie, solide, inébranlable. Discuter, gémir, à quoi bon ?

Elle dit seulement :

— Notre fils ?

Maurice détourne les yeux. L’émotion le prend à la gorge ; ses nerfs vont le trahir… Il faut que cette scène finisse. Et pourtant il n’ose pas s’en aller. Il voudrait dire une parole d’adieu, presque tendre, qui rassurât sa conscience et qui ne l’engageât pas. Mais que dire à cette femme blême, chancelante, et si pitoyable dans sa robe usée, avec ce fardeau vulgaire qu’elle porte : le repas du ménage, la vie du ménage, le boulet du ménage !… Comme tout cela est misérable, et tragique, et navrant !

Ils restent, un instant, muets, regardant l’herbe qui verdit les pavés… Un vent tiède agite des branches fleuries, par-dessus le mur de l’École normale… Une cloche sonne à la Congrégation du Saint-Esprit.

Des souvenirs se lèvent des arbres, des pierres, au rythme de la cloche… Là, dans cette même rue, un soir d’hiver, sous la pluie, Josanne et Maurice s’arrêtèrent pour unir leurs bouches. Le reflet des réverbères tremblait dans les flaques. Une cloche tintait… Et d’autres souvenirs, épars, surgissent : la villa de Bellevue… un matin de neige, au Bois… la petite chambre avec ses rideaux de reps bleu et sa pendule de bronze, — cinq ans d’un triste amour qui meurt !…

Et soudain Josanne murmure :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Il ne répond pas. Il a cette pudeur de ne pas répondre des phrases vaines… Ce qu’elle deviendra ? il le sait : elle soignera son mari ; elle écrira des articles de mode ; elle vivra une vie pauvre et chétive…

Il accepte qu’elle vive cette vie… La femme est faite pour le dévouement…

Et c’est fini. Josanne s’en va. Elle n’interroge plus, elle ne regarde plus Maurice ; elle s’en va lentement, la tête haute, le buste raidi, — avec son lourd filet dans sa main droite.