La Rebelle/8

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 64-71).


VIII


La retraite sonna, très loin ; des tambours battirent, saluant le beau jour d’octobre qui mourait.

Il mourait en pleine douceur. Il se fanait comme un jardin d’automne, dans le parfum des feuilles mortes et du buis. Le ciel, au-dessus de Chartres, restait clair, d’une froide lumière jaune ; mais des nuages ardoisés s’amassaient à l’horizon et déjà l’on sentait l’humide fraîcheur qui monte de la rivière. La basse ville était noyée de brouillard.

Il n’y avait plus personne dans les ruelles déclives des vieux quartiers, personne devant le parvis de Notre-Dame. Les promeneurs, les touristes étaient partis. Maintenant, la cathédrale était seule sur la place où sa grande ombre ne peut s’allonger tout entière. Elle était seule, muette et parée comme une reine gothique en oraison ; derrière elle, les charmilles de l’Évêché tendaient leur tapisserie somptueuse aux ramages d’or usés par le vent. Et, devant elle, et autour d’elle, les très anciennes maisons, basses et pointues, semblaient prosternées.

Une lampe s’alluma, au premier étage d’une petite bâtisse que précédait un jardin clos de murs. La façade regardait le flanc gauche de la cathédrale. Des lucarnes hérissaient le toit moussu qui se confondait avec les toits compliqués d’une chapelle, d’un patronage et d’un couvent. Le mur du jardin avait un réverbère à son angle et, sur sa crête, des touffes d’un lierre luisant. Un judas grillé, une boîte aux lettres, ornaient la porte cintrée, peinte en bleu.

La lampe, à travers les rideaux blancs, faisait un point lumineux et Josanne l’aperçut de l’autre bout de la place. Chaque soir, en revenant de l’Institution Chantoiseau, où elle donnait des leçons, — en revenant du cimetière, — elle voyait cette petite lueur qui l’appelait, qui lui disait :

« Tu n’es pas seule au monde… »

Elle était veuve depuis cinq mois… Dans les premiers jours de mai, la maladie de Pierre Valentin avait pris un caractère nouveau, avec des crises aiguës : — les douleurs révélatrices du cancer. — Et le malheureux, conscient de son état, n’avait plus eu qu’un désir, — un obstiné, un aveugle désir de moribond : — quitter Paris, revenir à Chartres, mourir dans la maison de ses parents, près de la vieille tante qui l’avait reçu à sa naissance, et qui avait adopté son enfance orpheline… Les médecins, consultés par Josanne, répondaient : « Accordez-lui cette joie suprême. Il vivra quelques mois encore, un an peut-être, mais nous ne pouvons rien pour lui, que le soulager un peu… » Mademoiselle Miracle, accourue à Paris, disait : « Il y aura chez moi le gîte et la pâtée pour tous… Quittez le Monde féminin, ma chère Josanne ! Soyez toute à notre pauvre malade… » Et Josanne avait consenti…

Pierre était mort, dans ses bras. Il l’avait remerciée et bénie… Et sitôt après les obsèques, elle s’était couchée, à son tour, épuisée, anémiée, sombrant toute dans un chagrin muet et morne, où elle n’éprouvait plus ni amour, ni mépris, ni colère, ni douleur, — rien que l’étonnement de vivre…

À peine rétablie, elle apprenait, par le journal, le mariage de Maurice avec mademoiselle Gaussin-Lamberthier, « nièce du grand ingénieur ». De tout ce qu’elle avait aimé, il ne lui restait que son petit Claude. Elle ne se demandait plus, comme naguère, si elle avait droit au bonheur. Elle ne cherchait plus le sens de son devoir et la règle de sa vie… Son devoir était tout simple maintenant ; sa vie toute droite… Souffrante encore, elle achèverait de rétablir ses forces chez mademoiselle Miracle. Des leçons, dans un pensionnat, dans les familles, lui permettaient de payer son entretien… Après ?… Josanne comptait bien revenir à Paris, retrouver son emploi… Mais les Foucart l’avaient remplacée !… Ils la reprendraient peut-être. Cette hypothèse désolait mademoiselle Miracle : l’excellente vieille fille souhaitait garder Josanne et le petit, longtemps, toujours…

— Pourquoi, disait-elle, ne pas vous fixer à Chartres, ouvrir une petite école, élever votre enfant avec les enfants des autres ? Je suis honorablement connue dans la ville, et monsieur le curé de Saint-Aignan, monsieur le chanoine Coulombs s’intéressent à notre famille… Croyez-moi, ma petite Josanne : votre vie est ici, maintenant.

Cette pensée révoltait Josanne. Elle préférait la lutte, les risques, la fièvre de Paris au doux enlisement provincial. Elle n’avait pas la vocation d’institutrice, et tous les enfants, sauf le sien, l’ennuyaient.

Mais, ce soir-là, ce morne soir, Josanne s’étonnait d’être presque résignée, presque décidée à ce renoncement suprême. « Non pas convaincue, — vaincue ! pensait-elle. Le ressort de mon énergie est brisé ; je n’ai plus la volonté de vivre une vie personnelle. Je suis à terre… Je ne me relèverai plus ; je me traînerai. Et que ce soit ici ou ailleurs, qu’importe ? »

Tout à l’heure, pendant le repas du soir, elle annoncerait sa résolution à mademoiselle Miracle.

« Paris… Que deviendrais-je à Paris ?… Je n’ai plus d’amis : Pierre les avait tous éloignés… Je n’ai pas d’argent. J’ai vendu mes pauvres meubles. Comment subsister, en attendant un emploi ? Ce serait la misère, et la pire solitude… Non ! je ne ferai pas cette folie ; je resterai… »

Elle regarda la place, autour d’elle. L’ombre grise du soir submergeait les façades à pignons, les toits bleuâtres et bruns, les arbres roux. Mais la cathédrale, énorme et légère, s’affinait, s’élançait, offrant à Dieu ses flèches inégales qui retenaient à leurs pointes un dernier reflet de jour. L’ombre pourtant les enveloppa, des porches aux galeries, et l’Angélus, colombe de crépuscule, descendit de la tour la plus haute, à travers toute cette ombre, lentement…

Alors, un par un, les réverbères piquèrent la nuit de points d’or. Un facteur parut qui allait de porte en porte, tirant les sonnettes rouillées, levant les marteaux. Et Josanne le rencontra, devant la maison de mademoiselle Miracle.

— Donnez-moi le courrier, dit-elle.

— Il y a deux lettres et un journal.

Le journal, c’était la Semaine religieuse. L’une des deux lettres avait été envoyée au Monde féminin, puis renvoyée à la nouvelle adresse de Josanne. L’autre lettre était de Foucart.

Le facteur sonnait plus loin, au Patronage. Sous la clarté crue du réverbère, Josanne lisait :

« Chère madame,

» En vous transmettant une lettre arrivée aujourd’hui, je vous reproche, amicalement, de ne plus avoir donné de vos nouvelles au Monde féminin. Que faites-vous encore à Chartres ?… Si vous vous ennuyez trop, envoyez-nous, de temps en temps, de petites chroniques sur la vie de province.

» Je ne vous promets pas que tout passera ; mais, dans votre intérêt, ne vous laissez pas oublier.

» Signez, comme autrefois, « Josanne », tout court ; cela fait bien.

» Mes respects,

» J. FOUCART. »


Josanne n’en croyait pas ses yeux… Elle avait quitté les Foucart un peu brusquement, et ils avaient blâmé sa résolution… On se boudait. Et Foucart, tout à coup, lui faisait des avances discrètes !…

Elle examina l’autre lettre, qui portait un timbre italien. L’écriture de la suscription était haute, ferme, appuyée, et Josanne la voyait pour la première fois. L’enveloppe déchirée, elle chercha la signature et fit un « oh ! » de surprise.


» C’est à Florence, madame, et tout à fait par hasard que j’ai feuilleté, dans un salon d’hôtel, de vieux numéros du Monde féminin. Je viens de lire le charmant petit article que vous avez consacré à la Travailleuse.

» Ce gros livre, plein de chiffres et de statistiques, ne vous a pas ennuyée, puisque vous l’avez lu, et compris, et spirituellement présenté aux abonnés de votre magazine. Voilà un succès dont je ne suis pas médiocrement fier. J’ai eu des lecteurs, quelquefois ; — des lectrices, jamais. Vous êtes la première, j’en suis sûr. Et si vous n’êtes pas la dernière, mes contemporaines sauront, grâce à vous, que j’existe et que je leur veux du bien…

» Si c’est être « féministe », comme vous l’affirmez, je suis donc « féministe ». — Je n’aime pas beaucoup ce mot ; on l’a collé comme une étiquette provocatrice, sur des choses et des personnes étrangement diverses… Madame Foucart est « féministe », et chacun sait combien elle est généreuse pour ses collaboratrices ! Il était « féministe » aussi et militant, ce romancier qui réclamait la liberté de l’amour et qui battait sa femme parce qu’elle avait souri à un voisin… Il redevenait homme avec tous les instincts et tous les préjugés de l’homme.

» J’essaie d’être sans préjugés, madame Josanne, et j’ai, autant et plus que vos féministes déclarés, un grand respect pour la liberté des autres, — même quand ces « autres » sont des femmes. Je leur reconnais exactement les mêmes droits que je revendique pour moi-même, et, comme je ne suis ni docile, ni résigné, ni passif, je m’intéresse à ces indépendantes, à ces « rebelles » qui sont mes contemporaines.

» Voilà une franche explication qui vient bien tard. Vous ne la publierez pas ; elle est pour vous seule, madame « Josanne », qui sans doute n’êtes point « Josanne ». C’est un pseudonyme, ce nom mystérieux et charmant ? Que j’en ai de regrets !

» J’écris à Foucart, — un peu moins qu’un ami, un peu plus qu’un camarade. — Je le prie de vous transmettre cette trop longue lettre qui vous paraîtra peut-être bien ridicule, et je le félicite de vous avoir pour collaboratrice. Ce Foucart ne connaît pas son bonheur !

» Respectueusement,
» NOEL DELYSLE. »


Josanne avait lu, d’un trait, les quatre petites pages. Elle les relisait, ligne par ligne. Et la lettre lui semblait plus amusante et plus jolie. Elle y sentait de la curiosité, sans impertinence, et un espoir, une promesse de sympathie, sous l’ironie légère des mots.

Et cette sympathie d’un inconnu était bienfaisante pour Josanne, dès le premier moment où elle s’exprimait. La lettre de Noël Delysle expliquait la lettre de Foucart. Le directeur du Monde féminin s’était dit :

« Tiens, tiens !… c’est vrai !… elle avait un gentil brin de plume, la petite Valentin ! Son article n’était pas bête du tout… Elle pourrait peut-être nous envoyer des chroniques sur la province… »

« Les petites causes !… pensa Josanne. Ce monsieur Delysle, sans le savoir, m’a rendu plus facile la démarche que je n’osais tenter. Il faudra que je le remercie. Cette lettre est charmante, vraiment. »

Elle était flattée que M. Delysle se fût donné la peine de lui écrire, à elle, l’obscure Josanne, autre chose que deux mots de politesse sur une carte de visite. Et elle se rappelait les paroles de Foucart : « Un grand garçon, brun comme un Arabe et froid comme un Anglais… Il a été en mission au Canada… »

Un sourire involontaire passa sur ses lèvres. Elle considéra la lettre, le dessin et la signature… Le papier avait une vague odeur de cigarette… Elle imagina un homme encore jeune, brun, aux yeux très sombres… Il se promenait, la cigarette aux doigts, dans un paysage florentin, et il pensait :

« Cette « Josanne » a reçu ma lettre… »

Elle était « Josanne » tout court, pour cet inconnu qui ne savait rien d’elle, qui n’était pas sûr de connaître son véritable nom…

Son imagination fantaisiste vagabonda…

Puis Josanne haussa les épaules :

« Il m’a oubliée, déjà, ce monsieur Delysle !… Que m’importe ? Je ne le verrai jamais… »

Mais tout de même, depuis un instant, il faisait moins noir autour d’elle.