La Reconnaissance du second empire par les cours du Nord/02

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La Reconnaissance du second empire par les cours du Nord
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 887-908).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

LA RECONNAISSANCE DU SECOND EMPIRE PAR LES COURS DU NORD [1]


VIII. — LA DÉFECTION DES ETATS ALLEMANDS ET DE L’ANGLETERRE.

La situation des trois cours devenait embarrassante. L’empereur, en dépit de leurs conseils et de leurs réserves historiques, avait pris le titre de Napoléon III. D’après les lois rigides de la logique, elles auraient dû rompre avec un gouvernement qui tenait si peu compte de leurs protestations préventives, ne pas renouveler les lettres de créance de leurs envoyés et ne plus entretenir provisoirement, à Paris, que de simples chargés d’affaires. Mais leurs intérêts étaient trop divergens pour autoriser une détermination aussi grave. La guerre, et surtout une guerre de nationalité, après les cuisantes épreuves de 1848, leur inspirait de légitimes appréhensions ; aussi passèrent-elles condamnation sur le fait accompli de la proclamation de l’empire, et les approuvèrent même les déclarations du nouveau souverain ; mais, au lieu de lui faire oublier les piqûres faites à son amour-propre, par de l’empressement et de la bonne grâce, elles jugèrent à propos de se concerter à nouveau au sujet de son titre. Loin de fermer ta blessure, elles l’envenimaient. Elles furent mal inspirées en retardant leurs décisions ; Napoléon III avait le vent en poupe, il était porté par le courant de l’opinion, et tous les gouvernemens, hormis la Russie, l’Autriche et la Prusse, étaient prêts à le reconnaître.

Les princes allemands surtout étaient impatiens de reprendre avec lui leurs rapports officiels. Ils attachaient une grande importance à le faire sans l’intermédiaire de la diète germanique, afin de bien indiquer qu’ils entendaient exercer leurs droits souverains dans toute leur plénitude. M. de Bismarck se plaignait, non sans amertume, de leur attitude. Il trouvait scandaleux que des états minuscules, tels que Francfort et Nassau[2], méconnussent leur rôle en répondant, dès le lendemain, à la notification de l’empire, sans prendre conseil ni à Vienne ni à Berlin. « Leur conduite, écrivait-il, dénote un tel oubli de leur situation et de leurs devoirs, qu’il importe de leur en faire sentir sévèrement l’inconvenance. » Le ministre de Russie auprès de la diète, M. de Glinka, s’associait à son courroux. Ils morigénaient de compte à demi les délégués dont les gouvernemens s’étaient permis de faire agréer hâtivement leurs félicitations à Napoléon III sans daigner s’enquérir des convenances des deux grandes puissances allemandes alliées à la Russie. Les représentans de Wurtemberg et de Hesse, également pris à partie, justifiaient leurs souverains tant bien que mal ; ils prétendaient que leurs manifestations se réduisaient à de simples témoignages de courtoisie, transformés, bien à tort, en actes politiques. — « Mon roi, disait l’envoyé wurtembergeois à Francfort, s’est borné à faire transmettre au ministre de France, par un de ses aides-de-camp, quelques mots de politesse : « Si vous voyez par hasard le duc de Guiche, lui a-t-il dit, ne lui laissez pas ignorer la satisfaction que me causent les nouvelles de France. » Le Moniteur disait, au contraire : « Le roi de Wurtemberg a envoyé son premier aide-de-camp, le lieutenant-général de Spitzenberg, féliciter le duc de Guiche, le ministre de France à Stuttgart, à l’occasion de l’avènement au trône de Sa Majesté Napoléon III. » Le Moniteur jouait le rôle de l’enfant terrible ; il compromettait gratuitement les gouvernemens qui donnaient au nouvel empire des témoignages de sympathie. On sacrifie trop volontiers en France, pour satisfaire une opinion publique capricieuse, versatile, les intérêts de notre politique extérieure.

M. de Bismarck n’était pas dupe des justifications de la diplomatie des cours secondaires ; il en concluait qu’à l’heure du danger il n’y aurait rien de bon à attendre des états confédérés. Il n’avait pas tort, car les intimidations prussiennes, loin d’impressionner les souverains allemands, produisaient un effet tout contraire à celui qu’on espérait à Berlin. Plus on récriminait contre leurs tendances, et plus ils redoublaient de prévenances pour nos ministres à Munich, Dresde, Hanovre, Darmstadt et Stuttgart.

D’autres surprises, plus déplaisantes, étaient réservées aux trois puissances. Toutes les cours d’Europe allaient successivement leur faire défection et méconnaître les principes de la sainte-alliance. Le roi des Deux-Siciles, — personne à coup sûr ne s’y attendait, — fut le premier à donner « ce scandaleux spectacle. » On jeta des cris d’indignation, dans les cercles aristocratiques de Berlin, lorsqu’on apprit que le marquis d’Antonini, son plénipotentiaire, s’était précicipité aux Tuileries, « avec un révoltant empressement, » dès le lendemain de la proclamation de l’empire, pour remettre des lettres de créance rédigées à l’avance et en prévision de toutes les éventualités.

L’exemple était donné, la brèche était ouverte ; tous les princes, grands et petits, même le roi Léopold, « l’avant-garde » de la coalition, comme les moutons de Panurge, devaient précipitamment, les uns après les autres, sauter le pas qu’il coûtait tant aux souverains du Nord de franchir, et bientôt l’empereur Nicolas, soucieux de ses déclarations, allait pouvoir dire, à l’instar du poète : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. »

Lord Cowley suivit de près, au palais des Tuileries, le ministre napolitain ; il remit le lendemain, 5 décembre, ses lettres de créance en grand apparat. L’Angleterre, elle aussi, avec une cynique désinvolture, faussait compagnie aux protestataires. Elle s’était montrée la plus inquiète, la plus amère ; on avait spéculé sur son mauvais vouloir, en tenant la dragée haute au prince président, et elle capitulait ! Je crois voir encore la stupéfaction peinte sur tous les visages à Berlin et entendre siffler les traits mordans décochés contre la perfide Albion à l’arrivée de la dépêche annonçant que la reine Victoria avait reconnu Napoléon III, sans réserves.

M. de Prokesch fulmina contre la duplicité des ministres britanniques les plus accablans reproches. Il prétendait que, suivant leur habitude, ils avaient joué, mystifié tout le monde, qu’ils s’étaient déshonorés en se jetant, sans vergogne, dans les bras de Louis-Napoléon, dénoncé par eux à l’Europe, la veille encore, comme une menace pour la paix. Il s’indignait d’une évolution que rien n’autorisait à prévoir, car le 9 novembre, disait-il, en précisant les dates, le gouvernement anglais avait appelé l’attention des trois puissances, en termes alarmans, dans un volumineux mémorandum[3], sur la transformation qui se préparait en France ; il avait fait ressortir le danger pour l’Europe de procéder à la reconnaissance de l’empire sans se prémunir contre ses desseins par de solides garanties ; et, protestant contre l’appellation de Napoléon III, il avait invité les cours du Nord, dans une note « violente et fulminante » jointe au mémorandum, à envoyer à leurs plénipotentiaires à Londres des instructions pour lui permettre de se concerter avec eux sur les mesures à prendre.

M. de Prokesch ajoutait que, sur l’invitation de lord Bloomfield, il avait demandé des ordres à son ministre, mais que le comte de Buol lui avait répondu : « Dites ce que vous voudrez, mais je ne veux pas de conférence à Londres[4]. » C’est à une blessure d’amour-propre que le ministre autrichien attribuait la trahison des Anglais, « Si nous étions allés à Londres, disait-il, ils ne nous eussent pas abandonnés ! »

La défection de l’Angleterre, quelle qu’en fût la cause, n’en jetait pas moins le désarroi dans le camp d’Agramant. Les malins prétendaient que l’empereur Napoléon avait payé sa volte-face par des arrangemens commerciaux et par la subordination de sa politique à celle du cabinet anglais dans les affaires d’Orient. « N’en croyez rien, disait le ministre de Russie en haussant les épaules, c’est la peur seule qui a provoqué sa conversion. » Il est de fait que l’Angleterre, qui cède parfois à d’inexplicables paniques, redoutait une descente sur ses côtes. Le roi Léopold leur mettait martel en tête, il jouait, dans les coulisses, le rôle du berger de la fable ; il se plaisait à crier « au loup ! » il ne cessait de dénoncer les convoitises de Louis-Napoléon à tous les cabinets, et surtout à celui de la reine ; il lui prêtait l’intention d’envahir la Belgique et de venger Sainte-Hélène sur le sol britannique. « La reine s’inquiète fort de la défense nationale, écrivait lord Malmesbury, les craintes de guerre sont universelles. Cette panique est entretenue par le roi Léopold, qui m’en parle souvent et ne veut pas admettre que Louis-Napoléon ait à cœur de consolider sa puissance par une attitude pacifique. » — « Tout le monde, écrivait-il à nouveau, quelques jours après, est fermement convaincu que Louis-Napoléon tentera, sous peu, une démonstration contre l’Angleterre. Les appréhensions sont universelles ; je l’entends dire de tous côtés, par lord Brougham et ses amis, par les gens les plus autorisés à se croire bons prophètes. Cette terreur générale est fondée sur un pressentiment, car personne ne peut donner des motifs sérieux aux intentions secrètes prêtées au prince. Je suis le seul à n’y pas croire, et voici mes argumens. Il n’a aucune antipathie naturelle contre les Anglais ; depuis que je le connais, il a toujours aimé leur société et a adopté leurs usages. Il m’a toujours dit que la grande faute de son oncle avait été son inimitié contre l’Angleterre. Je ne l’ai jamais surpris à songer à une revanche de Sainte-Hélène. Depuis qu’il est au pouvoir, il n’a pas cessé de nous montrer des sentimens amicaux. Si un consul nous est hostile, il le blâme ; si nous avons besoin de son assistance en Égypte et à Cuba, il nous la donne ; il évite tout sujet de discussion. De même pour les tarifs de douane ; si Disraeli était prêt, nous pourrions presque avoir le libre échange avec la France. »

Cependant lord Malmesbury, tout en se portant garant, en quelque sorte, des bons sentimens du prince pour l’Angleterre, n’allait pas jusqu’à croire qu’il était dégagé de toute arrière-pensée ambitieuse. « Il nourrit certainement, disait-il, le projet d’une nouvelle distribution territoriale de l’Europe, et il est essentiel de lui donner à entendre, avec toute la courtoisie possible, que les grandes puissances regardent les arrangemens de 1815 comme définitifs. » Le ministre anglais exposait ses appréhensions à notre envoyé en termes modérés, sympathiques ; il reproduisait familièrement, sans avoir l’air de se les approprier, les argumens qui couraient les chancelleries, et que parfois on nous opposait d’un ton protecteur.

Le comte Walewski ne se laissait pas émouvoir ; il le prenait même de haut lorsqu’il le jugeait nécessaire. Il avait l’orgueil de ses origines ; bien qu’irrégulières, elles n’étaient pas de celles qu’on répudie. Il avait aussi de ses fonctions une haute idée : il se préoccupait moins de la conservation de son poste que de la dignité de son pays. Sa parole était écoutée, parce qu’on la savait autorisée et qu’on la tenait pour sincère ; au dire de lord Clarendon, jamais on ne l’avait surpris altérant la vérité. C’était bien le diplomate qu’il fallait pour impressionner les ministres anglais, les détacher des cours du Nord et assurer à l’empereur le premier et le plus important succès de son règne. — Notre envoyé connaissait bien son terrain ; il savait que l’Angleterre avait la terreur de la guerre, et que la simple annonce de son départ de Londres suffirait pour provoquer la chute du cabinet : lord Palmerston, qui s’agitait dans les coulisses pour être premier, était d’ailleurs dans son jeu. Aussi pouvait-il, sans rien compromettre, tenir tête énergiquement au mauvais vouloir de lord Derby, trop accessible aux préventions du prince Albert, aux jérémiades du roi Léopold et surtout aux cajoleries de M. de Brünnow. La tactique de la Russie était transparente : elle cherchait à entraîner imperceptiblement l’Angleterre dans des arrangemens éventuels, qui, à un moment donné, la feraient entrer malgré elle, avec les cours alliées, dans la voie des protestations. Son représentant s’appliquait à lui inspirer des craintes sur nos projets, à lui faire comprendre que la reconnaissance d’un second empire n’impliquait pas seulement une question de fait, mais qu’elle serait une inconséquence, une rétractation de la politique passée ; que les puissances auraient l’air de faire amende honorable, de méconnaître ce qu’elles avaient consacré en 1814 et en 1815, et que, pour l’Angleterre surtout, qui n’avait jamais voulu reconnaître Napoléon Ier, l’inconséquence serait flagrante.

M. de Brünnow recourait à des argumens spécieux ; sa logique était boiteuse. Napoléon H, assurément, n’avait pas régné sur la France, mais il n’existait pas moins historiquement, car son père avait deux fois abdiqué en sa faveur, et il avait été proclamé par les chambres françaises. L’Europe s’était bien plus gravement déjugée en acceptant Louis XVIII. N’avait-il pas daté son règne de la mort de Louis XVI et considéré comme non avenu tout ce qui s’était passé entre 1793 et 1814 ? Ne s’était-il pas déclaré le successeur de Louis XVII, bien que le nom de ce dernier n’eût figuré dans aucun acte ?

« J’espère que l’Angleterre n’ergotera pas et qu’elle ne se laissera pas prendre à de dangereuses amorces, disait le comte Walewski à lord Malmesbury ; il importe qu’elle n’entre dans aucune entente avec les autres puissances. » — « Mais il faut bien, répondait le ministre, que les gouvernemens causent entre eux de ce qui va se faire en France. » — « Causer, oui, répliquait le comte Walewski, mais se concerter, agir, — non ; le jour où nous saurons que vous vous êtes placé, avec les trois puissances, sur un même terrain, il faudra vous attendre à l’altération de nos rapports, quelque conciliantes que soient vos explications. »

Son langage avec lord Derby était encore plus explicite : « L’Autriche, la Prusse et la Russie, lui disait-il, y réfléchiront à deux fois avant de prendre une attitude défiante. La défiance engendre la froideur, et de la froideur à la guerre, il n’y a qu’un pas. » Et il insinuait, pour atténuer l’effet de sa menace : « L’avenir de nos relations dépendra entièrement des décisions que vous allez prendre. Il n’y a pas de milieu : ou nous sortirons de la crise plus intimes que jamais, ou nous en sortirons brouillés. » — « Je préfère de beaucoup votre première hypothèse, » répliqua chaleureusement lord Derby. Son vœu devait se réaliser bientôt, moins par son fait que par la force des circonstances.

En face d’une attitude aussi décidée, le cabinet anglais, qui ne se souciait pas de la guerre, ne pouvait hésiter. Il comprit qu’en faisant un pas de plus dans la voie où les cours du Nord s’efforçaient de l’entraîner, il aurait à compter avec l’opinion publique, et qu’elle ne lui pardonnerait pas d’avoir sacrifié à des questions archaïques les rapports des deux pays. Mais pour n’avoir pas l’air de céder sous notre pression et aussi pour justifier sa défection aux yeux des trois puissances, il fit dépendre la reconnaissance de garanties écrites. Il voulait se mettre en règle avec son parlement et pouvoir lui démontrer qu’il s’était prémuni contre les complications que tout le monde appréhendait. Ses prétentions n’avaient rien qui pût porter atteinte à notre dignité. S’il répugnait à l’empereur de s’engager avec les gouvernemens qui s’étaient coalisés pour l’humilier, il ne lui en coûtait pas de tranquilliser l’Angleterre libre de ses résolutions. Il était au contraire de bonne politique de la soustraire au plus vite, par une satisfaction donnée à son amour-propre, aux sollicitations dont elle était l’objet. Aussi M. Drouyn de Lhuys fut-il autorisé à affirmer à lord Cowley « que l’empereur ne modifierait pas son attitude ; qu’il reconnaîtrait et approuverait tout ce que le président de la république avait reconnu et approuvé depuis quatre années ; que la même main, la même pensée, continueraient à régler les destinées de la France ; que, jaloux de ses droits, il respecterait également ceux des autres, et attacherait le plus grand prix à contribuer pour sa part au maintien de la paix. »

Lord Cowley résuma ces déclarations dans une dépêche que M. Drouyn de Lhuys lui renvoya avec une note, certifiant qu’elle reproduisait fidèlement les assurances qu’il lui avait fournies.

C’était le billet de La Châtre ! Si après une pareille garantie l’empereur s’était emparé de la Belgique, comme on le redoutait, ou avait tenté un débarquement sur le sol britannique, il n’eût certes pas failli à la loi jurée. Il fallait que les Anglais fussent bien inquiets et bien désireux d’être rassurés à tout prix, pour se contenter de si peu. L’empereur prit-il d’autres engagemens plus solennels et plus explicites ? Il est permis d’en douter. Lord Malmesbury ne se serait pas fait faute d’en informer la reine dans le message qu’il lui adressa le 2 décembre pour lui faire connaître les résolutions arrêtées en conseil. « Lord Cowley, écrivait-il, ayant obtenu de M. Drouyn de Lhuys une confirmation écrite et officielle des explications qu’il nous a données, les ministres ont décidé qu’on reconnaîtrait, sans aucune restriction, le nouvel empire et l’empereur. Les grandes puissances paraissent résolues à ne pas reconnaître le numéro ; elles en font une question personnelle. »


IX. — LA REPONSE DE LA RUSSIE A LA NOTIFICATION DE l’EMPIRE.

La brusque évolution de l’Angleterre et l’empressement de tous les gouvernemens secondaires à reconnaître, sans réticences, le nouvel état des choses en France, avaient vivement impressionné les trois puissances. N’était-ce pas la désapprobation de leur attitude ? Elles se sentaient atteintes dans leur autorité et leur prestige en voyant les petits états si peu disposés à épouser leurs préventions et à suivre leur exemple. A Berlin et à Vienne, bien des symptômes dénotaient qu’on avait conscience de la faute commise, et qu’on regrettait d’avoir entrepris une campagne peu glorieuse, sans issue ; on se renvoyait la balle, comme il arrive toujours en cas d’insuccès. M. de Manteuffel affirmait que les sentimens de la cour de Prusse étaient les moins hostiles, et que, s’il dépendait d’elle, déjà l’empire serait reconnu ; cela ne cadrait pas avec ce qui nous était revenu de Pétersbourg. L’empereur Nicolas, peu enclin à la dissimulation, n’avait-il pas confié au général de Castelbajac qu’à Berlin il avait rencontré les plus sérieux obstacles ?

Le cabinet de Pétersbourg dédaignait les subterfuges ; il ne fit aucun effort pour dissimuler sa mauvaise humeur. Il avait conseillé au prince-président, en s’inspirant peut-être des idées qu’Alexandre Ier développait jadis à M. de Vitrolles, de ne pas changer la forme de son gouvernement, de se contenter d’une dignité viagère, et on lui notifiait, au mépris des traités de Vienne, sans tenir compte de ses observations, le rétablissement d’un empire héréditaire ! Il se sentait froissé dans son amour-propre et dans sa politique. Aussi M. de Nesselrode fît-il un froid accueil au général de Castelbajac : « Vous venez me notifier, lui dit-il, le décès de la république, je vous en fais mon compliment ; » et ce fut tout. Il se garda de protester des bons sentimens de son maître, de son désir d’entretenir avec le nouvel empereur des relations confiantes et cordiales. Il récrimina plutôt, en faisant allusion à une lettre de l’empereur Nicolas au prince, remise à M. de Kisselef, lors de son départ pour Paris, et dont la réponse était restée en souffrance. Il s’en étonnait d’autant plus qu’elle était conçue, disait-il, dans l’esprit le plus gracieux. Le message en effet était parti depuis plus de quinze jours, mais il était arrivé à sa destination le 30 novembre seulement, dans un mauvais moment, la veille de la proclamation de l’empire, et l’auguste correspondant, au lieu de féliciter Louis-Napoléon, lui annonçait que son titre serait contesté. S’engager, avant que ce point délicat fût réglé, dans une correspondance intime, n’était-ce pas risquer d’en altérer le caractère, d’en compromettre le premier avantage, en y laissant pénétrer un débat plein d’inconvéniens et de dangers ? — C’est à regret et par ce seul motif, alléguait notre ministre, que l’empereur, résistant à l’inspiration de son cœur pour obéir aux conseils de sa raison, avait cru devoir ajourner sa réponse à une lettre adressée, d’ailleurs, au président de la république, « Le chancelier, écrivait M. de Caslelbajac, m’a écouté d’un air embarrassé et triste, qui m’autorise à craindre que les choses ne seront pas réglées à notre gré. »

Les explications du ministre de France, bien que plausibles, n’étaient pas, en effet, de nature à calmer les susceptibilités d’un souverain qui n’admettait ni retards ni résistances. Le tsar donna libre cours à son mécontentement dans la réponse de son cabinet à la notification du gouvernement français.

« En reconnaissant dans l’empire en France le nouveau souverain qui vient de s’y installer, disait avec humeur M. de Nesselrode, dans une forme incisive, disgracieuse, mon auguste maître ne saurait pourtant pas ne pas articuler une réserve à l’égard du chiffre dynastique adopté par ce souverain. Le nom seul de Napoléon III soulève une question d’histoire et de principe sur laquelle la France et l’Europe ne sauraient être d’accord. Les puissances européennes n’ayant à aucune époque reconnu de droit ni de fait Napoléon II, elles ne sauraient aujourd’hui le faire implicitement sans se démentir elles-mêmes ; aussi voudrez-vous bien déclarer à votre gouvernement que, sans méconnaître la souveraineté personnelle de Sa Majesté l’empereur des Français, il nous sera impossible de lui donner dans nos actes la dénomination de Napoléon III.

« Il dépend du gouvernement français de ne pas insister sur ce point plus que nous n’insistons nous-mêmes. Nous n’avons pas la prétention de lui faire adopter chez lui notre point de vue historique ; qu’à son tour il n’ait pas celle de nous imposer chez nous le sien. Dans le passé, comme au futur, la question d’histoire et d’hérédité nous paraît surérogatoire. Au temps seul il appartiendra de la décider. Ne voulant ni désavouer leur passé, ni engager leur avenir dans une époque soumise à tant de vicissitudes, les puissances s’en tiennent au présent, et c’est parce qu’elles peuvent y trouver des garanties satisfaisantes qu’elles l’acceptent franchement, pleines de confiance dans la sagesse et la modération du prince à qui sont commises depuis quatre ans les destinées de la France. » L’empereur Nicolas cédait à la passion. Froissé du silence de Louis-Napoléon et de son obstination à méconnaître ses conseils, il lui notifiait, en termes secs et hautains, qu’il ne serait jamais pour lui qu’un souverain de rencontre.

Le marquis de Castelbajac, après toutes les déclarations sympathiques qu’il avait recueillies et religieusement transmises à Paris, ne s’attendait pas à un tel dénoûment. Il courut au ministère des affaires étrangères, avec l’espoir d’en rapporter des commentaires adoucissans ; mais M. de Nesselrode, pris d’un subit accès de goutte, ne recevait pas. Le général comprit qu’il était mis en quarantaine. Les maladies diplomatiques sont capricieuses et contagieuses. Le ministre de France fut pris à son tour, en rentrant, de violentes douleurs rhumatismales ; il dut comme le chancelier condamner sa porte.


X. — FRANÇOIS-JOSEPH A LA COUR DE BERLIN.

La cour de Potsdam était en liesse dans la première quinzaine du mois de décembre 1852 ; elle attendait la visite de François-Joseph, le neveu de la reine Elisabeth. C’était un événement, car jamais un empereur d’Autriche n’avait mis les pieds à Berlin. Frédéric II s’était rencontré avec Joseph II à Neisse, en Silésie, mais aucune autre occasion ne s’était offerte depuis aux souverains des deux pays de se concerter sur le territoire prussien.

Les entrevues tiennent rarement ce qu’elles promettent ; elles frappent momentanément les imaginations, elles mettent l’opinion en éveil, elles agitent les chancelleries ; mais lorsque les distributions de décorations et de tabatières qu’elles provoquent sont faites, lorsque les derniers lampions sont éteints, les choses reprennent leur cours normal ; l’Europe s’aperçoit qu’elle a trop auguré, en bien ou en mal, de l’événement qui un instant l’a tenue en suspens. Les souverains ont passé des revues, ils ont endossé les uniformes des régimens dont ils sont les titulaires ; ils se sont embrassés devant leurs courtisans ; les conseillers qui les ont accompagnés ont échangé des idées, et parfois même des protocoles, mais les intérêts permanens des cabinets, les passions des peuples n’ont pas changé, et c’est tout au plus si un modus vivendi, qui ne modifie pas le fond des choses, est sorti de ces décevantes conférences. Napoléon III, pour se tirer d’embarras et remettre à flot sa politique si souvent désemparée, proposait des congrès ; aujourd’hui, pour apaiser les ressentimens et conjurer les coalitions, les gouvernemens mettent en jeu les sentimens de famille. Leurs ministres se font modestes, désintéressés, après s’être montrés hautains, discourtois ; ils s’efforcent de faire oublier les mauvais procédés. On dissimule les noirs desseins inconsidérément découverts sous l’empire de la passion, on rappelle les confraternités d’armes des temps passés, on évoque surtout le spectre rouge pour s’en faire un irrésistible argument.

C’est aux liens de la parenté, aux souvenirs des vieilles guerres de l’indépendance, que le parti autrichien à la cour de Prusse, la reine en tête, avait fait appel à Vienne, dans l’automne de 1852, pour décider François-Joseph à faire une visite à son oncle. Sa présence devait effacer Olmütz, être le gage d’une intime réconciliation en face du second empire, qui s’annonçait menaçant ; elle devait résoudre le problème germanique, rétablir l’entente au sein de la confédération, et du même coup servir d’avertissement à la France.

Si le prince de Schwartzenberg, à ce moment, avait dirigé la politique autrichienne, son maître ne se serait pas laissé prendre à ces trompeuses amorces. Il n’eût pas tendu la main à la Prusse pour la relever du profond discrédit que, par ses fautes, elle avait, depuis 1848, encouru en Allemagne ; il n’eût pas sacrifié au dualisme les petites cours germaniques, ni conseillé aux cabinets de Munich et de Stuttgart de se prêter au renouvellement du Zollverein qu’ils avaient dénoncé. Au lieu de s’associer à une politique rivale, il se serait dégagé des préjugés dynastiques, des rengaines de la sainte-alliance, que M. de Bismarck, mieux inspiré, bientôt devait jeter aux orties. Il ne se serait pas montré hostile à la France, il n’eût pas marchandé ses conditions d’existence au souverain acclamé par huit millions de suffrages. Le prince de Schwartzenberg, prématurément enlevé à son pays, au commencement de 1852, était un homme d’état réaliste, il se proposait d’étonner le monde par son ingratitude. L’avènement du second empire ne l’effrayait pas, il était tout prêt à lier partie avec lui ; il voulait l’avoir dans son jeu, pour l’empêcher de s’engager dans la politique des nationalités. Que n’a-t-il vécu !

L’entrevue de Berlin, qui, dans la pensée du comte de Buol, devait prémunir l’Autriche contre des dangers éventuels, se retourna contre elle. Elle causa une ineffaçable irritation à Paris, stupéfia les princes de la confédération germanique, et elle permit à la Prusse, moralement relevée des humiliâmes stipulations d’Olmütz, de reprendre ses desseins en Allemagne. Elle fut la genèse de Sadowa. L’empereur François fut choyé, fêté, encensé ; on rendit hommage à sa bonne grâce, à son esprit chevaleresque ; il semblait que les liens entre les deux cours seraient désormais indestructibles. L’histoire ne se lasse pas de montrer l’inanité de ces démonstrations. Le roi était allé recevoir son neveu à Jüterbock, où nos armes avaient subi, en 1813, un grave échec. Il aimait les souvenirs historiques, surtout ceux qui rappelaient les défaites de la France : dans cette même pensée, il fit défiler ses soldats, en l’honneur de son hôte, devant la statue de Blücher ; il tenait à évoquer Waterloo au moment où un Bonaparte remontait sur le trône de France ; c’était de l’à-propos. Au banquet, il porta un toast vibrant à son neveu, et l’embrassa avec effusion en le pressant contre son cœur.

L’empereur François-Joseph se laissa prendre à ces chaleureuses manifestations. Il crut l’alliance indissolublement scellée. « Nos deux armées, disait-il, dans les jours d’épreuves, combattront l’une à côté de l’autre, mais jamais l’une contre l’autre. » Il n’était pas prophète. — Il s’aperçut du reste, en serrant de près son oncle, que celui-ci était peu disposé à concilier ses actes avec ses protestations. Il obtint pour toute réponse, lorsqu’il lui demanda, en vue des dangers qu’il redoutait, l’assistance de son armée : « J’aurai moi-même besoin de toutes mes forces ; on a voulu faire de nous une grande puissance, mais vraiment, ajoutait-il en se faisant petit, on ne nous a pas mis en état de soutenir notre rang. »

Le rôle du ministre de France, au milieu de ces fêtes, dont la pensée ne pouvait lui échapper, ne laissait pas d’être embarrassant. S’il était difficile de se soustraire aux invitations, il n’était pas moins délicat de les accepter. Le jour même de l’arrivée de l’empereur d’Autriche, on célébrait à la légation de Russie la fête de l’empereur Nicolas. Devions-nous répondre à l’appel de M. de Budberg ? M. de Varenne était d’autant plus embarrassé, qu’il venait de recevoir en clair, par la poste, une dépêche fort raide sur les retards des cours septentrionales à reconnaître l’empire.

M. de Varenne demanda des instructions. « Vous ne devez pas paraître avec le corps diplomatique, répondit M. Drouyn de Lhuys, aux réceptions officielles qui pourraient avoir lieu durant le séjour de l’empereur d’Autriche à Berlin. » — La conduite de notre ministre était toute tracée. Aussi, lorsque le lendemain il fut invité, avec son personnel, à une représentation de gala en l’honneur de sa majesté autrichienne, s’empressa-t-il de renvoyer les huit cartes que M. de Manteuffel mettait à sa disposition. Il le fit en termes concis, mais courtois, sans motiver son refus[5]. C’était un avertissement, presque une leçon. La diplomatie française à Berlin, à l’encontre de notre mission à Pétersbourg, se mettait volontairement en quarantaine ; elle entendait se renfermer dans une froide réserve tant que son gouvernement ne serait pas dignement reconnu. La France, avec la meilleure volonté du monde, ne pouvait pas interpréter dans un sens amical la présence de l’empereur d’Autriche à la cour de Prusse dans un moment où les trois cabinets du Nord lui témoignaient, par leurs objections et leurs retards, un mauvais vouloir manifeste.

L’abstention de la légation aux fêtes que Frédéric-Guillaume donnait à son hôte fut vivement commentée. La petite diplomatie, toujours avide de commérages, grossit l’incident : les uns y voyaient l’indice de projets agressifs ; d’autres prétendaient que M. de Varenne avait, en violation de ses instructions, renvoyé les billets ; qu’il l’avait fait grossièrement, sans un mot d’écrit ; ils en concluaient qu’il avait manqué de respect au roi, et que sa conduite était celle d’un malappris.

M. de Varenne laissa libre cours à ces commentaires ; ils lui prouvaient que sa démonstration avait porté coup. L’important pour lui était de savoir que le gouvernement prussien avait tiré de l’incident une salutaire moralité.

M. de Manteuffel, impressionné par notre attitude, devenait nerveux ; il aurait voulu se mettre au plus vite en règle avec la France, et les réponses qu’il attendait de Pétersbourg n’arrivaient pas ; il récriminait contre l’obstination de l’empereur Nicolas, et se donnait le mérite de la sagesse et de la modération. Il trouvait subitement que, du moment qu’on acceptait l’empire, on aurait dû le reconnaître sans retards et sans restrictions. Il avouait, toutefois, que le roi et le prince de Prusse n’étaient pas précisément dans ces idées, mais il ajoutait qu’il espérait les convertir et les soustraire à l’influence fâcheuse de l’Autriche. Comment savoir au juste lequel des trois gouvernemens était pour la France le plus malveillant ! ils se chargeaient réciproquement. Au fond, leurs préventions étaient les mêmes : ils ne pouvaient se persuader qu’un successeur de Napoléon ne fût pas un empereur guerrier, impatient de prendre la revanche de Waterloo.

Les cours du Nord voulaient bien reconnaître l’empereur, mais il leur répugnait de le traiter d’égal à égal et de l’appeler « frère. » Et cependant elles n’ignoraient pas que leurs représentans ne seraient pas reçus aux Tuileries si leurs lettres n’étaient pas strictement conformes aux usages consacrés entre souverains. M. Drouyn de Lhuys leur avait fait savoir par ses agens « que l’empereur se devait et devait à tous les souverains qui lui avaient donné, sans hésitation, le titre de frère, de n’admettre à cet égard aucune exception. » M. de Manteuffel et le comte de Buol s’étaient, du reste, sur ce point délicat, réservé la liberté de leurs déterminations, mais leurs ministres à Paris avaient ordre d’agir de concert et de ne présenter leurs lettres de créance qu’avec la certitude que celles de l’envoyé russe ne seraient pas refusées. C’était une concession à l’empereur Nicolas, qui persistait à ne pas vouloir appeler Napoléon III « mon frère. » Tout allait donc dépendre de l’accueil qui serait fait à M. de Kisselef, et aussi de la fidélité de la Prusse et de l’Autriche à leurs engagemens avec le cabinet de Pétersbourg. « Nous ferons les choses complètement, nous disait le ministre prussien ; nous mettrons le mot « frère » dans les lettres du comte de Hatzfeld. » Il nous laissait même entendre que, si les lettres de l’empereur Nicolas étaient refusées, la Prusse, au besoin, passerait outre. Il prétendait, néanmoins, que la chose n’irait pas toute seule, qu’il aurait à combattre les déclamations et les représentations passionnées des entours du roi ; pour justifier les hésitations de sa cour, il allait jusqu’à insinuer que les Russes, après avoir réussi à brouiller l’Autriche avec la France, faisaient des efforts désespérés pour compromettre également la Prusse.

Ces assertions étaient peu fondées, car le général de Castelbajac écrivait à M. Thouvenel : « Malgré toutes les assurances de Hatzfeld et de Hübner, soyez sûr que les bonnes dispositions de la Prusse et de l’Autriche ne sont que le résultat de la peur. Je ne dis pas qu’elles n’aient pas trouvé à Pétersbourg un bon terrain, mais l’initiative des protestations est venue d’elles. M. de Nesselrode a résisté jusqu’au dernier moment à leurs instances ; il n’a été ardent et constamment contraire que pour le chiffre III, et cela s’explique par la faiblesse qu’ont les hommes, en général, pour leurs œuvres ; le chancelier, il ne faut pas l’oublier, est le seul diplomate encore debout de tous ceux qui ont pris part au congrès de Vienne. »

Le comte de Nesselrode, du reste, semblait pressentir que le cabinet autrichien et celui de Berlin, à la dernière heure, lui fausseraient compagnie, car, aussitôt les lettres de M. de Kisselef expédiées, il tendait la main au général de Castelbajac et le relevait de sa quarantaine. Il lui écrivait un billet charmant pour lui demander des nouvelles de sa santé et pour l’informer qu’il était sur pied, prêt à le recevoir. « J’apprends avec infiniment de satisfaction votre rétablissement, répondait le général, et je suis heureux de vous apprendre que je suis moi-même suffisamment rétabli pour aller vous voir. »

Le 28 décembre, le roi Frédéric-Guillaume signait les lettres de M. de Hatzfeld ; elles étaient, contrairement à l’attente du cabinet de Pétersbourg, rédigées dans la forme accoutumée. Celles de la Russie avaient fait escale en route ; on les avait communiquées à Vienne et à Berlin avant de les expédier à Paris. L’empereur Nicolas jouait cartes sur table. Il n’avait pas de secrets pour ses alliés, qui l’abandonnaient sous main.


XI. — LA RÉCEPTION DES TROIS ENVOYÉS DU NORD AUX TUILERIES.

On touchait au dénoûment. Le 2 janvier, les trois envoyés se présentèrent successivement chez M. Drouyn de Lhuys. Ils venaient lui soumettre, suivant l’usage, la copie figurée des lettres qui devaient les accréditer auprès de la personne de l’empereur. Ils lui donnèrent aussi lecture d’une dépêche qui leur était personnellement adressée, et dans laquelle leurs cabinets se livraient, à propos du sénatus-consulte et du plébiscite du 7 novembre, à une discussion historique. La dépêche se bornait à constater que le rétablissement de l’empire et les conditions dans lesquelles il s’était opéré étaient des événemens d’ordre intérieur particuliers à la France et n’engageant qu’elle seule. — C’est à l’émission de cette doctrine, n’avant rien de contraire à celle professée par nous-mêmes à l’égard des puissances étrangères, que se réduisaient leurs protestations. La montagne accouchait d’une souris, après un long et douloureux enfantement.

On se demandait, non sans inquiétude, dans toutes les capitales, ce que ferait l’empereur Napoléon. Accepterait-il, ou refuserait-il les lettres de créance de l’empereur Nicolas, conçues, disait-on, dans des termes d’estime et d’affection, mais ne contenant pas l’appellation de frire consacrée dans les rapports officiels entre têtes couronnées.

M. Drouyn de Lhuys, sans engager les décisions de son souverain, s’expliqua à cœur ouvert, en termes trop vifs peut-être, avec M. de Kisselef, qui attribuait l’omission à la différence des principes servant de base aux deux gouvernemens ; « la Russie, disait-il, ne demande pas à la France plus qu’elle ne lui donne. » — « Vous ne réclamez pas, dites-vous, de l’empereur des Français, plus que votre souverain lui donne, et vous appelez cela de la réciprocité, répondit le ministre ; mais c’est là une erreur manifeste. En quoi consiste la réciprocité ? Dans l’accord réciproque. Dès que cet accord n’existe pas, il n’y a, d’une part, qu’un acte individuel, et, de l’autre, des représailles. Ce n’est point alors la loi de la réciprocité, c’est celle du talion qui règle les rapports. La loi qui règle le cas actuel, c’est l’usage, et l’usage prescrit aux souverains de se traiter en frères. Ne pas se conformer à cette prescription, c’est manquer à la règle établie. Quels sont les interprètes naturels des traditions ? Ce sont les plus anciennes cours de l’Europe. Or, permettez-moi de vous le dire, celle de Saint-Pétersbourg est bien jeune encore pour aspirer à être, en cette question, une autorité prépondérante. Cette remarque ne peut vous blesser ; elle prouve qu’en peu de temps, votre dynastie a su faire de grandes choses. Mais lorsque les maisons de Bourbon, d’Autriche, de Saxe, accueillent spontanément comme un frère le souverain de la France, comment la Russie éprouve-t-elle des scrupules et soulève-t-elle des questions de paléographie ? Seule de toutes les puissances européennes, elle se met donc en dehors de la règle. Elle s’isole dans une occasion où tous les gouvernemens se réunissent pour resserrer entre eux les liens de bonne intelligence[6]. »

La réplique était mordante, impolitique. M. Drouyn avait le tempérament sanguin ; il ne savait pas toujours contenir l’expression de sa pensée. L’empereur avait lieu d’être plus ulcéré que son conseiller de la blessure faite à son amour-propre, mais il sut garder son sang-froid et rester maître de sa parole.

Le 5 janvier, il reçut l’envoyé de Russie avec une grande solennité. Il prit de ses mains la lettre du tsar, mais au lieu de la passer intacte à son ministre des affaires étrangères, suivant l’usage, car il connaissait son contenu par la copie figurée, il en rompit le cachet. Il la déploya lentement et, après l’avoir parcourue attentivement, il pria M. de Kisselef, de sa voix la plus caressante, de remercier chaleureusement sa majesté impériale de sa bienveillance et surtout du mot : « mon bon ami, » dont elle s’était servie, « car, disait-il, si l’on subit ses frères, on choisit ses amis. »

Un attaché de la légation impériale, M. de Meyendorf, qui assistait à l’audience, m’a raconté un jour que M. de Kisselef, en descendant les escaliers des Tuileries, s’arrêta tout à coup et lui dit en le regardant d’un air troublé, comme un homme aux regrets d’avoir servi d’instrument à une faute : « Décidément, c’est quelqu’un ! » « L’empereur, écrivait M. Drouyn de Lhuys à ses agens, pour expliquer l’acceptation des lettres russes, a pensé que les sentimens personnels de l’empereur Nicolas, dont les lettres de créance du comte Kisselef font foi, et qu’il lui avait exprimés notamment à la veille de son avènement, dans une lettre du caractère le plus intime et le plus amical, lui permettaient de ne pas attacher trop d’importance à une omission de protocole. » C’était clore une laborieuse et dramatique négociation par un jeu de mots.

L’Autriche et la Prusse étaient délivrées d’un grave souci. L’acceptation des lettres russes les sortaient d’une fâcheuse alternative. Si elles avaient dû passer outre, comme on nous le laissait entrevoir, elles eussent manqué à leurs promesses et se seraient brouillées avec l’empereur Nicolas ; si, au contraire, fidèles à l’entente, elles avaient suivi le sort de la Russie, leurs rapports avec la France eussent subi une profonde altération. L’Europe partagea la satisfaction du cabinet de Vienne et du cabinet de Berlin, et tous les gouvernemens célébrèrent à l’envi la sagesse et le tact politique de Napoléon III.

Le baron de Hübner remit ses lettres, le 12 janvier, et quelques heures après, le comte de Hatzfeld était admis à son tour au palais des Tuileries. La Prusse se trouvait être ainsi la dernière puissance à reconnaître le second empire. Si Frédéric-Guillaume IV avait pu pressentir l’avenir, il eût été le premier à abjurer ses préventions contre un souverain dont les combinaisons chimériques devaient, en peu d’années, assurer à sa maison le premier rang en Europe.

Le roi, en apprenant que le comte de Hatzfeld était régulièrement accrédité auprès de l’empereur, fit prévenir aussitôt M. de Varenne, par son ministre, qu’il le recevrait le soir même, immédiatement avant le concert de la cour, auquel le corps diplomatique était convié. Il semblait qu’on eût hâte de se débarrasser d’une corvée désagréable ; c’était procéder un peu cavalièrement, après tant de fâcheux incidens. M. de Varenne refusa de remettre ses lettres sans apparat, familièrement, en quelque sorte entre deux portes. Il réclama une réception solennelle, entièrement distincte et indépendante de la fête du soir. M. de Manteuffel eut beau protester des sentimens affectueux de sa majesté pour l’empereur, il ne réussit pas à le convaincre. Sa demande était trop légitime pour n’être pas agréée. Aussi le roi dut-il revenir tout exprès de Potsdam, dans la journée, pour avancer l’audience de quelques heures.

Il fut enjoué, démonstratif ; il charma notre envoyé par son savoir ; il lui parla science, littérature, beaux-arts et théologie avec une verve brillante, et, en le congédiant, lui demanda ex abrupto, comme un dilettante en quête de complimens, s’il était content de lui. « L’empereur a admirablement reçu Hatzfeld, disait-il ; j’espère que vous ne serez pas moins satisfait de mon accueil. » C’était une excuse, à moins que ce ne fût une épigramme.

Le baron de Varenne ne fut pas récompensé du zèle et de l’énergie déployés dans cette rude campagne. À peine accrédité, on le releva de son poste et le remplaça par le marquis de Moustier. Si par sa tenue il rappelait un vieux tenancier plutôt qu’un fringant ambassadeur, il savait du moins, imprégné de nos traditions, tenir son rang et faire respecter son pays. Le sénat, — otium cum dignitate, — le consola peu après de son rappel, qui, à vrai dire, n’était pas une disgrâce, car il avait de beaucoup dépassé l’âge où les diplomates, fatigués des longues étapes, d’une laborieuse carrière, se reposent dans leurs terres, — à moins qu’ils n’en soient proscrits, — et remontent mélancoliquement le cours de leurs souvenirs.

Avant de quitter Berlin, il m’accrédita, autorisé par M. Drouyn de Lhuys, comme chargé d’affaires auprès du gouvernement prussien, au moment où la question d’Orient s’ouvrait menaçante. Je devais, dans le cours de mon intérim, donner le premier signal d’alarme et annoncer le commencement du drame[7].


X. — LE DÉNOUEMENT.

La Prusse et l’Autriche avaient habilement manœuvré. Elles sortaient de cette crise irritante sans laisser à Paris de trop amers souvenirs ; elles n’avaient rien négligé cependant pour entraver le rétablissement de l’empire. Les deux cabinets, dès le lendemain du coup d’état, avaient communiqué leurs alarmes à la cour de Pétersbourg. Frédéric-Guillaume et François-Joseph avaient fait appel à la foi monarchique de l’empereur Nicolas ; ils lui avaient fait comprendre la nécessité de se précautionner par de solennelles et communes protestations contre les tendances ambitieuses prêtées à Louis-Napoléon. Leurs diplomates avaient pris le tsar par son côté faible, l’amour-propre ; ils avaient subordonné leurs décisions à sa sagesse, à son expérience. En le constituant le porte-parole de leurs intérêts et de leurs passions, ils l’avaient mis personnellement aux prises avec le prince-président, avec l’arrière-pensée de provoquer des froissemens et l’espoir de conjurer le danger qu’on redoutait avant tout, à Vienne et à Berlin, celui d’une alliance franco-russe. Les cartes brouillées et l’empire proclamé, les deux gouvernemens s’étaient appliqués, secrètement, à dégager leur responsabilité ; ils avaient maugréé contre l’obstination du tsar, s’étaient servis du mot de frères dans leurs lettres de créance, et déjà avaient fait entendre qu’au besoin ils se dégageraient d’une pesante solidarité, si les lettres de M. de Kisselef n’étaient pas agréées.

L’empereur Nicolas avait l’âme trop haute pour soupçonner de pareils calculs ; il avait joué franc jeu avec ses alliés, il était resté fidèle à ses déclarations ; s’il expliqua son attitude, il n’essaya pas d’atténuer la valeur de ses protestations dans l’audience qu’il accorda à notre ministre, aussitôt avisé par le télégraphe que l’empereur, par déférence pour sa personne, avait admis son envoyé. Il reçut le général de Castelbajac dans son cabinet, il alla au-devant de lui et lui dit avec chaleur, en l’embrassant : « Je suis heureux que nos affaires se soient si bien terminées ; j’en remercie l’empereur Napoléon, et je le remercie tout particulièrement de vous laisser auprès de moi. Personne n’a plus approuvé que moi, et n’a plus contribué à faire approuver par les souverains alliés, l’acte hardi du 2 décembre et toute la conduite politique du prince[8], et personne n’est plus disposé à appuyer ses mesures gouvernementales ; mais, avec tous les changemens que j’ai vus en France depuis que je suis sur le trône, puis-je prudemment, comme souverain, m’engager pour un avenir qui ne sera pas le sien ou qui ne ressortira pas directement de lui avec quelque certitude de durée ? Puis-je avoir la même confiance en ses collatéraux ? »

Il revenait à la question d’hérédité ; il se laissait aller à des réflexions inopportunes, déplaisantes, sur le roi Jérôme et sa famille. Pour répondre, le général n’aurait eu qu’à s’inspirer de l’entretien de M. Drouyn de Lhuys avec M. de Kisselef ; mais l’empereur Nicolas, comme Louis XIV, avait le don de fasciner ; il paralysait la langue de ses interlocuteurs par son allure majestueuse et son regard olympien. Il se hâta, du reste, de protester contre toute arrière-pensée légitimiste. « Il n’est nullement question dans mon esprit du comte de Chambord, disait-il, car je le regarde comme impossible en France et dangereux pour l’Europe. Je suis loyal et je ne veux m’engager qu’à ce que je puis tenir, et Dieu seul peut garantir l’avenir. Ma confiance est acquise depuis longtemps à l’empereur Napoléon ; j’espère qu’il m’accordera la sienne comme à un ami, car pour moi les mots ont un sens et ne sont pas de vaines paroles. J’attends sa réponse à ma lettre, car je désire avec lui des rapports intimes, qui peuvent être plus utiles entre gens faits pour s’estimer et s’aimer que des rapports purement officiels. Qu’il s’adresse à moi par écrit, ou confidentiellement par votre intermédiaire, et je répondrai de même, avec franchise. Nous pourrons n’être pas toujours du même avis, mais, en nous expliquant, nous finirons par tout concilier. »

L’entretien semblait terminé, lorsque l’empereur, sans transition, souleva brusquement la question des lieux-saints, qui, d’académique, devenait menaçante :

« Vous avez parlé à Nesselrode, dit-il, le front rembruni, d’une ouverture conciliatrice de votre gouvernement au sujet de cette regrettable affaire. Les armemens dont vous parlez sont moins considérables qu’on le prétend. Je veux éviter la guerre en Orient comme en Occident, et c’est pour n’être pas obligé d’en subir la nécessité que je crois nécessaire de parler à ces misérables Turcs avec fermeté. Ils se sont permis d’insulter mon pavillon, et les intimidations de M. de La Valette les ont portés non-seulement à un manque complet de parole à mon égard, mais même à l’insolence[9]. « J’ai toute confiance dans les bonnes et loyales intentions de votre gouvernement, et je ne crois nullement qu’il ait voulu faire diversion aux embarras momentanés de l’Occident en m’en suscitant en Orient… Je crois simplement que c’est une question soulevée d’une manière inopportune, mal comprise, embrouillée et envenimée par des agens subalternes et par la faiblesse des Turcs, poussés alternativement dans les voies les plus opposées. Je crains à chaque instant que le pauvre empire ottoman ne croule, et je suis plus intéressé que personne à le soutenir[10]. »

Sur ces paroles, l’empereur se leva. En accompagnant le général dans le salon qui précédait son cabinet, il lui fit remarquer, comme pour lui donner un témoignage non équivoque de ses sympathies pour la France, un grand tableau d’Horace Vernet, représentant une revue de Napoléon aux Tuileries. « Vous voyez, lui dit-il, il y a quinze ans que ce tableau est là, sous mes yeux ! »

L’empereur Nicolas avait raison de s’émouvoir de la communication que le général de Castelbajac avait faite au comte de Nesselrode. La dépêche du cabinet des Tuileries affectait la conciliation ; elle s’adressait à la modération du tsar, mais elle insinuait que la Russie, en Palestine, avait empiété sur nos droits séculaires ; elle l’interpellait sur la concentration de ses troupes dans les provinces méridionales ; elle faisait de hautaines allusions aux garanties dont on avait fait dépendre la reconnaissance du second empire. « La situation est tendue, disait M. Drouyn de Lhuys ; il faut que la prudence du cabinet de Pétersbourg ne la laisse pas s’aggraver. » Et il ajoutait, en termes significatifs : « On a beaucoup parlé dans ces derniers temps du respect des traités, du maintien de l’équilibre européen, de la conservation du statu quo territorial. C’est une politique dont la France ne doit pas seule faire tous les frais, et le moment est venu de le déclarer, » Le moment était venu, en effet, pour la diplomatie française, de changer d’attitude et de langage, de s’affranchir de la pesante tutelle des cours du Nord, qui, depuis 1815, entravait son expansion.

L’empire, au mois de janvier 1853, bien que reconnu, après de laborieux efforts, par toutes les puissances, n’en restait pas moins suspect aux gouvernemens ; il n’avait ni politique ni situation en Europe. Mais régi par une constitution autoritaire, maître de l’opinion, libre de tout contrôle, disposant des armées aguerries que lui léguait la monarchie de Juillet, il s’emparait avec une rare sagacité et avec une remarquable vigueur de la question insignifiante des lieux-saints, habilement embrouillée par son ambassadeur à Constantinople, le marquis de La Valette, pour rompre le faisceau de la sainte-alliance, s’unir à l’Angleterre, transformer la Prusse et l’Autriche en gardes avancées de l’Occident contre la Russie, et faire reprendre à la France, comme par enchantement, la première place parmi les grandes puissances.

Si l’empereur Nicolas, dégagé d’invincibles préjugés et d’arrière-pensées jalouses, avait saisi la portée de notre transformation gouvernementale, il n’eût pas repoussé la main que lui tendait le prince Louis-Napoléon, il ne lui eût pas laissé d’autre alternative que de se jeter dans l’alliance anglaise. Il se serait créé des droits à sa gratitude en lui facilitant la tâche, au lieu de se coaliser avec la Prusse et l’Autriche, qui bientôt devaient le trahir, pour l’humilier, en discutant ses origines, en lui marchandant son titre. Eut-il conscience de sa faute ? Sa conversation avec le marquis de Castelbajac, le 12 janvier, permet de le croire. Il réclamait, d’un ton chaleureux et sincère, la confiance de l’empereur, il exprimait le désir d’entretenir avec lui d’intimes rapports, d’échanger leurs idées et de les concilier dans de familières correspondances ; il protestait de ses sympathies et de son dévoûment, mais il était trop tard : les blessures faites ne devaient plus se cicatriser, les dés étaient jetés. La coalition qui s’était formée en 1840 contre Louis-Philippe, à propos du pacha d’Egypte, sous son inspiration, se reformait aujourd’hui contre lui, à propos du protectorat des chrétiens en Orient, sous l’inspiration de Napoléon III. Le travail laborieux et persévérant de sa diplomatie allait être détruit, et la politique russe violemment ramenée de cinquante années en arrière.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er, 15 août et 1er octobre.
  2. Extraits du Moniteur universel, 10 décembre 1852 : — « M. Neubourg, le premier bourgmestre de Francfort, a annoncé au marquis de Tallenay que de nouvelles lettres de créance allaient être adressées à M. Rumpf, le représentant des villes libres à Paris. » — « Le prince de Wittgenstein a annoncé officiellement à M. de Tallenay la satisfaction avec laquelle son souverain, le duc de Nassau, avait accueilli la nouvelle de la proclamation de l’empire. » — « Le baron de Dalwigk, ministre des affaires étrangères du cabinet de Darmstadt, a annoncé officiellement au chargé d’affaires de France que le grand-duc de Hesse avait accueilli avec la plus vive satisfaction la nouvelle de la proclamation de l’empire, et que l’intention de Son Altesse Royale était de rétablir à Paris la légation du grand-duché, supprimée depuis plusieurs années. »
  3. Journal de lord Malmesbury. — « Lord Derby a écrit un mémorandum très étudié sur la question du titre. La reine en est satisfaite. »
  4. Les rapports de l’Angleterre et de l’Autriche étaient à cette époque fort tendue ; le cabinet de Vienne ne pardonnait pas à lord Palmerston ses menées révolutionnaires en Italie et en Hongrie, la général de Haynau avait été lapidé à Londres.
  5. Berlin, 10 décembre 1852. — « Je suis très touché des bontés du roi, et j’espère que votre Excellence voudra bien ne pas le laisser ignorer à Sa Majesté ; mais je ne pourrai malheureusement pas profiter des billets qui m’ont été adressés pour la représentation de ce soir, et j’ai l’honneur de vous les renvoyer avec l’expression de tous mes regrets. »
  6. Les Quatre ministères de M. Drouyn de Lhuys, par le comte Bernard d’Harcourt, ancien ambassadeur.
  7. Voir la Prune et son roi pendant la guerre de Crimée. Ce volume, dont les principaux chapitres ont paru ici l’automne dernier, relie la Reconnaissance du second empire par les cours du Nord à l’Entrevue de Stuttgart, qui paraîtra prochainement dans la Revue.
  8. L’empereur Nicolas avait en effet chaleureusement approuvé le coup d’état. Voici ce qu’écrivait M. de Castelbajac à M. Thouvenel : « L’empereur a vu avec satisfaction, non-seulement le coup d’état, ainsi que les mesures qui l’ont suivi, mais encore la constitution et la nature même du pouvoir qu’il a inauguré. Il voit avec satisfaction le gouvernement appuyé en France sur les masses populaires et sur l’armée, car c’est aussi dans l’armée et le peuple que réside sa force. Il estime la France, et, plus que personne, sent son importance sur les destinées de l’Europe ; la révolution de février l’avait éloignée du concert européen, en ne lui laissant que l’appui intéressé de l’Angleterre ; l’adoption du gouvernement représentatif au lieu du gouvernement parlementaire l’éloignera d’elle et la rapprochera des gouvernemens continentaux. Elle n’a rien à craindre d’eux si elle rassure l’Allemagne sur son ancien esprit de conquête, et que le tsar ne croit nullement fondé. L’Allemagne est vivement alarmée ; elle voit déjà l’envahissement des provinces rhénanes et le renouvellement de la guerre en Europe, mais ses craintes ont gagné le chancelier plus que l’empereur. Sa Majesté m’a dit que le prince-président, par tout ce qu’il avait fait, méritait la reconnaissance de la France et de l’Europe ; elle a ajouté qu’il avait vu la position mieux que les hommes d’état des deux derniers règnes, mieux que nous tous, et que, s’il suivait exactement son programme aan9 céder à de vulgaires ambitions, il se placerait de plain-pied tris haut dans la politique européenne et dans l’histoire.
  9. Lettre du général de Castelbajac : « Le chancelier se plaint et dit que l’empereur est très irrité contre le sultan, qui, entraîné par M. de La Valette, n’a pas fait publier le firman relatif aux lieux-saints dont il lui avait annoncé l’exécution dans une lettre autographe. La question des lieux-saints tient à cœur à l’empereur, car elle a des racines dans le sentiment national ; sa politique est de ne pas laisser tomber les portes du Bosphore et du Sund dans des mains qui pourraient les lui fermer. Mais quand pourra-t-il s’en rendre maître lui-même ? Il faudra un siècle et des circonstances imprévues, car la Russie n’y est nullement préparée. Il y a dans ce vaste empire, avant qu’il puisse étendre ses limites, du travail pour trois souverains, et aujourd’hui la possession de Constantinople serait la dissolution de la Russie. C’est le sentiment général ici, dans les classes supérieures, et c’est depuis que ces classes raisonnent qu’elles ont abandonné, comme leur souverain, la politique de Catherine. Arrivé en Russie avec des idées différentes, j’ai acquis depuis la certitude que nous nous méprenons en Occident en nous imaginant que la politique de l’impératrice Catherine est celle de son fils. La chute de l’empire ottoman pourra seule forcer les Russes à s’emparer de Constantinople pour empêcher une autre puissance de s’y installer. L’empereur Nicolas m’a dit un jour : « Je ne veux pas de Constantinople, mais, si une autre puissance voulait s’en emparer, j’y serais avant elle. »
  10. Lettre du marquis de Castelbajac : « L’empereur Nicolas est persuadé que l’empire ottoman est prêt à s’écrouler. Je suis parfois tenté de croire qu’il se prépare à jouer sur le théâtre de Constantinople, aux yeux étonnés de l’Europe, un mélodrame chevaleresque et sentimental. Connaissant son caractère noble et bizarre, je n’en serais pas surpris. Il veut dominer, sans doute, l’empire turc, mais il n’en poursuit pas la chute. Il voudrait s’affirmer par une action d’éclat. Cette action d’un éclat héroïque consisterait à laisser la Turquie s’affaiblir, se dissoudre par ses querelles intestines, par les rivalités des chrétiens et des vieux Turcs, de venir au secours du sultan et de le replacer sur son trône, sans lui prendre un pouce de terre. Il emporterait, il est vrai, à Peterbourg, sa puissance morale, et un beau manifeste dirait à l’Europe : « Voyez ma magnanimité, revenez de vos injustes préventions, et jugez-moi mieux désormais ! » Voilà le tour qu’on pourrait bien jouer aux Turcs, pour peu qu’ils s’y prêtent par leurs tergiversations, et aussi à nous tous, si nous ne sortons pas au plus vite de notre paralysie. »