La Retraite (Chaulieu)

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La Retraite (Chaulieu)
Œuvres de ChaulieuPissotTome 1 (p. 31-35).


LA RETRAITE EN 1698[1].


La foule de Paris à présent m’importune,
Les Ans m’ont détrompé des maneges de Cour ;
Je vois bien que j’y suis dupe de la Fortune,
Autant que[2] je le fus autrefois de l’Amour.

Je rends graces au Ciel que l’esprit de retraite
Me presse chaque jour d’aller bientôt chercher
Celle que mes Aïeux plus sages s’étoient faite,
D’où mes folles Erreurs avoient su m’arracher.

C’est-là, que jouissant de mon indépendance,
Je serai mon Héros, mon Souverain, mon Roi ;
Et de ce que je vaux la flatteuse ignorance
Ne me laissera voir rien audessus de moi.


Tout respire à la Cour l’erreur et l’imposture :
Le Sage avant sa mort doit voir la vérité.
Allons chercher des lieux où la simple Nature
Riche[3] de ses biens seuls fait toute la beauté.

Là, pour ne point des Ans ignorer les injures,
Je consulte souvent le crystal d’un ruisseau ;
Mes rides s’y font voir : par ces vérités dures
J’accoutume mes sens à l’horreur du tombeau.

Cependant[4] quelquefois un reste de foiblesse
Rappellant à mon cœur quelques tendres desirs,
En dépit des leçons que me fait la Vieillesse,
Me laisse encor jouir de l’ombre des plaisirs.

Nos champs du siècle d’or conservent l’innocence :
Nous ne la devons point à la rigueur des Loix ;
La seule bonne foi nous met en assurance,
Et le guet ne fait point le calme de nos bois.

Ni[5] le marbre, ni l’or n’embellit nos fontaines ;


De la mousse et des fleurs en font les ornemens ;
Mais sur ces bords heureux, loin des soins et des peines,
Amarylle et Daphnis de leur sort sont contens.

Ma retraite aux neuf Sœurs est toujours consacrée ;
Elles m’y font encore entrevoir quelquefois
Vénus dansant au frais, des Graces entourée,
Les Faunes, les Sylvains, et les Nymphes des bois.

Mais[6] je commence à voir que ma veine glacée

Doit enfin de la rime éviter la prison ;
Cette foule d’esprits dont brilloit ma pensée
Fait au plus maintenant un reste de raison.

Ainsi[7] pour éloigner ces vaines rêveries,
J’examine le cours et l’ordre des Saisons,
Et comment tous les ans à l’émail des prairies
Succèdent les trésors des fruits et des moissons.

Je contemple[8] à loisir cet amas de lumiere,
Ce brillant tourbillon, ce globe radieux ;
Et cherche s’il parcourt en effet sa carriere,
Ou si, sans se mouvoir, il éclaire les Cieux.

Puis delà tout-à-coup élevant ma pensée
Vers cet Être, du monde et Maître et Créateur,
Je me ris des erreurs d’une Secte insensée
Qui croit que le Hazard en peut être l’Auteur.

Ainsi coulent mes jours, sans soin,[9] loin de l’Envie,

Je les vois commencer & je les vois finir.
Nul remords du passé n’empoisonne ma vie ;
Satisfait du présent, je crains peu l’avenir.

Heureux, qui méprisant l’opinion commune
Que notre vanité peut seule autoriser,
Croit, comme moi, que c’est avoir fait sa fortune,
Que d’avoir, comme moi, bien su la mépriser !

  1. Chaulieu avoir d’abord intitulé cette Pièce, Stances sur la Retraite, en 1698.
  2. Autant que je l’étois.
  3. Sans le secours de l’Art.

  4. Malgré moi cependant un reste de foiblesse,
    Rappellant quelquefois de tendres souvenirs, &c,
  5. Cette Stance est ainsi dans les trois manuscrits de Chaulieu qui sont sous nos yeux. Comme il ne s’y trouve aucune rature, il n’y a pas d’apparence que l’Auteur eût formé aucun projet de correction ainsi que le prétend S. Marc.

    Cet Éditeur qui n’a point voulu entendre ces quatre Vers, a fait une Note qui ne finit point pour prouver que le mais du troisieme Vers devroit commencer le second. Nous aimons mieux rapporter la Stance qu’il substitue à celle de Chaulieu, d’après le manuscrit du Prince d’Auvergne, que de nous amuser à le réfuter.

    Ni le marbre ; ni l’or ne horde nos fontaines ;
    La Nature de fleurs en émaille le tour :
    Mais le Berger content, sans soucis & sans peines,
    Au chant de sa Bergère y danse tout le jour.

  6. Ces Vers font ainsi dans le premier de nos manuscrits.
    Mais je cannois bientôt que ma veine glacée
    N’ose plus de la rime hasarder la prison.

    Ils se trouvent effacés, dans le second, qui est d’accord avec le troisième. Au lieu de ces deux Vers, Saint Marc prétend qu’il y avoit originairement ces deux-ci dans le manuscrit du Prince d’Auvergne.
    Ce brillant, cet esprit, ce feu de ma pensée
    N’est plus que du bon sens, & qu’un peu de raison.

    Il n’y a rien dans nos manuscrits qui indique qu’ils aient été originairement ainsi.

  7. Pour bannir loin de moi.
  8. Je contemple tantôt.
  9. Sans soins & sans envie.