Lettre de M. de La Faye, à madame D***, sur la Retraite et la Goutte

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Lettre de M. de La Faye, à madame D***, sur la Retraite et la Goutte
Œuvres de ChaulieuPissotTome 1 (p. 35-39).


LETTRE DE M. DE LA FAYE,
À MADAME D***,
sur la Retraite et la Goutte[1].


J’ai lu, Madame, graces à vous, la Retraite & la Goutte de M. l’Abbé de Chaulieu ; j’ai trop admiré ; je m’y suis trop plu pour ne vous pas remercier. Que ne puis-je ici (pour vous rendre

des graces qui conviennent au bienfait) disposer comme lui des trésors de l’Hélicon !

Le Dieu qui fait rimer l’a comblé de ses dons ;
Une Muse toujours à son ordre fidelle,
Lui prête pour chanter d’inimitables sons ;
Mais moi, j’invoque en vain un Dieu qui m’est rebelle
Et ne veut m’inspirer que de fades Chansons.

Quelle élégance dans sa Retraite ! Que de beau & que de vrai en Poésie, tandis que les autres font du faux tout l’ornement de leurs Vers ! Parmi plusieurs stances toutes belles, toutes admirables, toutes dignes d’être retenues, certaines entr’autres saisissent l’esprit & le goût ; telle est celle où il dit qu’il consultera le crystal d’un ruisseau pour accoutumer ses sens à l’horreur du tombeau[2]. Cet Ouvrage est plein de belles choses, où d’excellentes ne laissent pas de se faire distinguer. Qu’il parle dans une stance bien dignement du Soleil !

En[3] écrivant, j’admire encore
Ce brillant tourbillon, ce globe radieux,
Et je pardonnerois au Peuple qui l’adore,
À ces superbes noms d’ignorer d’autres Dieux.

Mais je ne citerai plus, ou il me faudrait copier tout l’Ouvrage. Que ne dirai-je point de sa Goutte ! Quelle morale ! Quelle liberté d’esprit dans un corps gêné ! En la lisant, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier :

Puisqu’inspiré par tes douleurs
Comme du Maître du Parnasse,
Chaulieu, d’un Vers rempli de grace,
Dévoile si bien nos erreurs ;
Fille des Ans, affreuse Goutte,
Funeste suite des plaisirs,
Quelque chagrin que tu nous coûte,
Tu fais l’objet de mes desirs.

Oui, Madame, ce n’est point un conte ; je souhaiterois de bon cœur avoir la Goutte comme lui, & savoir faire aussi bien des Vers. Vous m’allez sans doute objecter,

        Que ce seroit acheter cher
        Un talent qui n’enrichit guère ;
        Mais à quoi bon me reprocher
        Le triste état de ma misere ?
        Je suis déja Poëte & mauvais ;
        Du métier dont j’ai l’indigence,
        Puisqu’enfin j’en ai fait les frais,
        Oui, je voudrois pour récompense
Dans un fauteuil par la Goutte cloué,
        Rimer avec tant d’élégance,


De cet Abbé que je fusse avoué,
        Au hasard d’être peu loué,
        Grâces à la vaste ignorance
        Dont notre bon siecle est doué.

Sans pourtant faire un souhait aussi bizarre que celui d’avoir la Goutte, & que l’excellence de l’Ouvrage m’a inspiré, pourroit-on, Madame, en faire un autre, sans vous offenser ? Ne seroit-ce point dans vos yeux qu’il a puisé cette maniere vive de penser ? Et n’enflamment-ils point également le cœur & l’esprit ? Ah ! si c’est là la source de tous ses beaux Vers, avec l’envie d’être bon Poëte, que vous me connoissez, jugez, Madame, de ce que j’ai à souhaiter.

Faire un souhait est chose très-commune,
Par qui vous voit, aussitôt il est fait ;
Le voir rempli seroit grande fortune,
Mais je sais bien que votre choix est fait.

Si le papier me le permettoit, je vous explique-rois peut-être mon souhait plus au long ; car qui pourroit s’en tenir, Madame

  1. Cette Lettre est de M. de la Faye, Gentilhomme ordinaire de Louis XIV, & depuis attaché à M. le Duc, comme Secrétaire des Etats de Bourgogne. C’étoit un homme à qui la Nature avoit donné de l’esprit, dont il eût pu faire un usage agréable, si le mauvais goût de son temps, & l’attachement servile aux opinions de la Mothe, qui n’eut jamais d’autre talent pour être Auteur & Poète, que l’envie de l’être, ne lui eût inspiré le mépris des Anciens & l’amour des Modernes, source de la corruption & de la décadence totale du Goût. Cette Lettre est adressée à Madame d’Aligre, femme en premières noces du petit-fils du Chancelier de ce nom, & en secondes noces de M. de Chevilly, Capitaine aux Gardes. Elle étoit fille de M. de Saint-Clair Turgot, Doyen du Conseil. M. de la Bruyère l’a célébrée dans ses Caracteres sous le nom d’Arténice, & c’est pour elle que l’Amour m’a dicté une infinité de Vers que j’ai faits. C’étoit en effet une des plus jolies femmes que j’aie connues, qui joignoit à une figure très-aimable la douceur de l’humeur & tout le brillant de l’esprit. Personne n’a jamais écrit mieux qu’elle, & peu aussi bien. Note de l’Auteur.

    Cette Lettre ne se trouve point dans l’édit. de St. M. Il en a pourtant eu connoissance, puisqu’elle est dans l’édit. de 1733, & que d’ailleurs il en parle dans une des Notes de la Pièce précédente. On l’a attribuée à tort au Marquis de la Fare. Il suffisoit, pour être assuré du contraire, de lire la première ligne de cette Lettre, & de prendre garde aux dates des deux Pièces qui y ont donné lieu. La première est de 1695, & la seconde de 1698. Comment concevoir que la Fare, intime ami de Chaulieu depuis vingt ans, n’ait vu ces Pièces que plus de trois ans après qu’elles ont été faites ?

  2. Il y avoit ici une comparaison géométrique que Chaulieu a impitoyablement rejettée.
  3. S. Marc, dans une Note sur la Pièce précédente, attribue ces quatre Vers à Chaulieu. On voit avec quel fondement.