La Retraite de Laguna/Préface de la troisième édition

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PRÉFACE
DE CETTE TROISIÈME ÉDITION


Une troisième édition, surtout pour un ouvrage sérieux comme celui-ci, est une preuve de succès qui vaut mieux que tous les éloges. La première édition avait été imprimée à Rio Janeiro en 1874, par ordre du gouvernement brésilien. Peu de personnes savent ici que notre langue est assez familière aux Brésiliens un peu lettrés, pour qu’un livre de cette importance ait été écrit en français. L’auteur, qui s’est fait un nom dans la littérature de son pays comme romancier et comme orateur, a conservé, par tradition de famille, une facilité remarquable pour manier la langue française. Se défiant, toutefois, de la correction de son style, il a voulu que son œuvre, avant la réimpression, fût revue par un de nos écrivains les plus habiles. Dans la préface de la seconde édition, publiée à Paris en 1879, M. Xavier Raymond nous assure qu’il n’a guère eu à modifier que la ponctuation, et que, du reste, « il n’a ni supprimé, ni ajouté une seule phrase ». On trouvera, nous en sommes convaincus, que, tout en gardant la gravité qui convient au sujet, l’auteur a su donner à son récit la couleur et la vie qui en font une œuvre vraiment littéraire.

M. Xavier Raymond s’étonne de la loyauté avec laquelle, au Brésil, le gouvernement a prêté son concours à cette narration franche et simple d’un grave échec. Nous avons éprouvé une impression toute différente : rien ne nous paraît plus propre à mettre en relief les grandes qualités des troupes brésiliennes, que les incidents de cette retraite. À notre avis, c’est dans les longues difficultés d’une retraite, bien mieux que dans l’élan d’une bataille, qu’on apprécie la fermeté du soldat, l’initiative, la résolution, le talent et l’énergie des chefs. Les généraux illustrés par de brillantes victoires sont innombrables : on compte aisément, à partir des temps les plus reculés, ceux qui ont su soutenir et sauver leurs troupes dans une déroute. Ce mot seul de « retraite » réveille dans toutes les mémoires le souvenir de l’œuvre immortelle de Xénophon ; mais peut-être bon nombre de nos lecteurs n’ont-ils gardé qu’un souvenir confus de ce merveilleux récit. Nous étions un peu dans ce cas, et, craignant d’être trompé par nos souvenirs classiques, si lointains, hélas ! nous avons voulu, avant d’exprimer notre première impression, relire posément cette fameuse Retraite des Dix-Mille. Maintenant, comparaison faite, c’est avec une entière assurance que, sous le double rapport de l’intérêt du récit et de l’héroïsme des troupes, nous déclarons la retraite de Laguna supérieure à celle qui fut conduite et racontée par Xénophon.

Ces dix mille Grecs, parfaitement équipés, toujours largement approvisionnés, n’ont trouvé devant eux que des peuplades incapables de supporter un choc, laissant d’ordinaire le passage libre, après un combat peu meurtrier, et abandonnant aux vainqueurs un butin qui les maintint dans l’aisance pendant toute leur marche militaire à travers l’Asie : les esclaves et les courtisanes même ne leur manquèrent jamais ; sauf quelques jours de gelée, ils n’eurent rien à souffrir de l’intempérie des saisons, et c’est pleins de vigueur, chargés de butin, qu’ils purent choisir la route pour rentrer dans leur patrie. Quel contraste avec la lutte héroïque de cette poignée de Brésiliens, la plupart novices dans les fatigues de la guerre, et aux prises avec toutes les difficultés de terrain, les pluies torrentielles, l’insuffisance des munitions, l’épuisement d’une longue famine, les ravages foudroyants du choléra et la poursuite acharnée d’un ennemi parfaitement équipé, attaquant de loin, le jour, la nuit, et n’hésitant pas à plonger cette troupe de braves dans un océan de feu, qui l’eût dévorée sans des prodiges d’énergie et la présence d’esprit de cet admirable Lopès, plus grand que bien des héros d’Homère !

On sait que pendant cinq ans (1864 à 1869) le Brésil soutint une lutte difficile avec la république du Paraguay. L’étendue immense de l’empire rendait la guerre très pénible : il fallait aller chercher à cinq cents lieues un ennemi retranché derrière ses marécages. Or, la sage modération du peuple brésilien, sous le paternel régime de S. M. Don Pedro, avait exonéré jusque-là le budget de la lourde charge d’une grande armée : il n’y avait en tout que 15 000 hommes prêts à entrer en campagne. Mais, comme tous les pays où le respect des coutumes et des traditions a conservé le vrai patriotisme, le Brésil sut se mettre promptement en état de tenir tête à ses ennemis. C’est parmi les petits corps d’armée improvisés que se trouve, en première ligne, celui dont la courte et héroïque campagne est racontée, dans ce volume que nous venons de lire avec l’attrait le plus vif. Les lieux où se passe la scène, et les ruses des combattants, rappellent les incidents les plus dramatiques des fameux romans de Fenimore Cooper ; mais combien ces véritables héros brésiliens ne sont-ils pas plus intéressants que les personnages imaginaires de l’auteur du Dernier des Mohicans !

Une petite troupe de trois mille hommes, qui ne devait être que l’avant-garde d’une armée destinée à attaquer le Paraguay au nord, se trouvait, par la longueur et la difficulté des marches, par la famine et les maladies paludéennes, réduite d’un tiers environ avant d’avoir pu atteindre la frontière. Son général était au nombre des morts. N’était-ce pas déjà une merveille de voir, dans de telles conditions, un corps d’armée conserver l’esprit de subordination et la confiance de continuer son mouvement en avant, quand la plupart des hommes encore debout étaient plus ou moins affaiblis par les fièvres et la privation d’une eau saine et d’une nourriture suffisante ? Pour comble de malheur, le brave chef envoyé pour prendre le commandement, poussé par le désir de venger son honneur militaire calomnié, prend la résolution de se jeter sur le territoire ennemi avec ces débris d’une avant-garde si cruellement décimée déjà, et n’ayant ni approvisionnements suffisants, ni espoir de se voir soutenue. Dans de pareilles circonstances, il y a quelque chose de plus admirable que la bravoure : c’est le sentiment de la discipline faisant accepter, par les officiers comme par les soldats, une décision qui mène évidemment aux plus affreux désastres. Ce profond sentiment du devoir et du respect de l’autorité se reflète dans les pages écrites par l’auteur, d’après les fragments de son journal. Officier du génie, initié à toutes les délibérations, chargé d’étudier les conditions de campement, de marche, d’approvisionnement, il put, mieux que tout autre, apprécier les fautes ; mais il en parle avec la plus grande réserve, et c’est toujours la note du respect et d’un dévouement affectueux pour ses supérieurs qui domine dans le récit des épreuves surhumaines imposées à ses dignes compagnons.

Nous renonçons à citer : nous ne saurions ni choisir, ni nous arrêter. Qu’il nous suffise de dire que la lecture de ce livre plaira à tout le monde : aux hommes sérieux, aux jeunes gens qui ont soif de nobles émotions, aux gens de guerre et même aux lecteurs de romans ; la plume de l’auteur peut rivaliser avec celle des écrivains qui se sont fait un nom dans ce genre léger ; en la consacrant, comme son épée, au service de son pays, il a écrit un livre qui fait honneur au Brésil, si peu connu parmi nous, et à cause de cela même, souvent mal apprécié. L’Empereur a donné une nouvelle preuve de sa sagesse et de son tact, en acceptant la dédicace de l’ouvrage, et en le faisant publier d’abord par l’Imprimerie nationale de Rio Janeiro. Nous ne craignons pas de prédire à la Retraite de Laguna un succès immense en France, et nous nous en réjouissons, parce qu’il pourra réveiller parmi nous ce patriotisme généreux, dont l’absence a fait la meilleure condition des faciles succès de la Prusse, dans la campagne de 1870. Si nos troupes avaient conservé cet inébranlable esprit de discipline que nous admirons dans les héros brésiliens ; si nos villages et nos villes, au lieu de se livrer au premier uhlan venu, pour sauver leurs richesses, avaient su, comme ce brave Lopès, sacrifier tout, leurs maisons, leurs familles et leur vie pour repousser l’envahisseur, notre histoire ne serait point souillée par des humiliations que nos pères n’avaient pas connues. Ah ! quelle grande et noble figure que celle de ce Lopès, simple comme les antiques patriarches, et riche comme eux en terres et en troupeaux innombrables ; ravitaillant la petite armée qu’il soutient par ses encouragements, et qu’il guide avec son intelligence de vieil Indien dans ces bois, ces marais et ces solitudes sans chemin ; sachant prévoir à temps ces vagues de feu qui vont cerner ses compagnons, et leur inspirer le moyen et la force de se protéger, par un travail rapide, contre le terrible incendie qui transforme tout à coup la plaine verdoyante en un vaste océan de flammes ! Quelle scène touchante que la rencontre de cet intrépide vieillard et de son digne fils aîné qui, échappé des mains des ennemis, accourt à lui, et, après avoir baisé respectueusement la main paternelle, s’incline pour recevoir la bénédiction que le patriarche, pâle d’émotion, mais silencieux, lui donne par signe, sans descendre de cheval ! Avec quelle fermeté chrétienne il supporte bientôt après la mort de ce fils chéri, et avec quelle sereine et sublime résignation il expire lui-même, au moment où il allait faire entrer dans ses anciens domaines la petite colonne épuisée par la fatigue, la faim et la maladie !

Par un effet merveilleux, que nous n’avions encore vu consigné nulle part, les oranges, qui abondaient dans la propriété de Lopès, arrêtent les ravages du choléra ; et les survivants de cette troupe de braves, reprenant quelque vigueur, mettent le comble à leurs prodiges d’audace et de bravoure en passant, suspendus à un câble, un cours d’eau profond. Ils réussissent, après des difficultés inouïes, à sauver, par la même voie, leurs canons que rien n’a pu leur faire abandonner à l’ennemi. En six semaines, sur seize cents soldats qui formaient l’effectif de la colonne à son entrée sur le territoire ennemi, neuf cents avaient succombé. Le corps des officiers avait éprouvé les pertes les plus cruelles, comme on le voit au courant du récit.

La Grèce eût élevé un monument pour immortaliser un si brillant fait d’armes ; il paraît qu’au Brésil on a jugé qu’il suffisait de l’enregistrer. Grâce au talent de celui auquel ce soin est échu, cela suffira en effet à la gloire de ses intrépides compagnons ; l’oubli n’est plus à craindre pour la mémoire de ces héros, et en particulier du noble vieillard Lopès. Un monument de bronze ou de granit ne rappellerait leur souvenir qu’à leurs compatriotes et aux rares voyageurs qui visitent le Brésil : le livre de M. d’Escragnolle-Taunay fera admirer par toute l’Europe les prodiges de la Retraite de Laguna.

Ernest Aimé. 

Paris, octobre 1890.