La Retraite de Laguna/XIV

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CHAPITRE XIV

La marche continue. — L’ennemi prend l’avance. — Nouveau sacrifice de bagages. — Les vivres manquent. — Incendies et orages de pluies dans la prairie. — Escarmouches incessantes.


Le 12 mai, au point du jour, on leva le camp, et la marche recommença, comme la veille, à travers les hautes tiges de la macéga. Nous eûmes à faire de longs détours pour aller franchir le José Carlos, en évitant quelques-uns des profonds marécages d’où sortent ses eaux. Nous gagnions pourtant vers le nord. Lopès nous promettait que nous pourrions, le soir même, bivouaquer dans une gorge profonde où nous n’aurions rien à craindre des Paraguéens. On les voyait à distance chercher passage de leur côté, mais n’ayant pas l’air de connaître aussi bien que nous le terrain sur lequel ils nous suivaient.

L’espérance d’un bon campement nous soutint tout le jour ; notre guide montrait une confiance entière, nous faisait remarquer les feux que les Paraguéens avaient allumés en plusieurs endroits, et cherchait à nous démontrer qu’ils ne réussiraient pas de cette fois à nous couper le passage. Grâce à lui, nous conservions notre avance sur eux ; mais nous étions sur le point de la perdre.

Au moment où le soleil descendant à l’horizon rendait la marche moins pénible, le commandant de l’artillerie fit prévenir le colonel que les bêtes attelées aux pièces étaient à bout de forces, quelques-unes même déjà couchées par terre. Ni elles ni le petit reste de troupeau que nous conservions encore n’avaient eu rien à boire ni à manger depuis le soir du 10 ; il était de toute nécessité de s’arrêter.

On s’arrêta ; il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Le corps d’armée fut établi sur un petit tertre en partie boisé, et à l’extrémité duquel il y avait une source ; mais à peine y étions-nous installés que les bouffées du vent du sud, qui se mit à souffler assez vivement, commencèrent à nous apporter de loin la chaleur des feux qui s’avançaient derrière nous dans la plaine. Lopès, cependant, avait déjà mis à l’œuvre tout le monde qu’il avait sous la main, ordonnant de couper en toute hâte les herbes qui nous entouraient, et, à peine abattues, les faisant transporter le plus loin possible, veillant lui-même à ce qu’elles fussent vigoureusement foulées sous les pieds des hommes, recouvertes de terre et comprimées, ce qui ne pouvait se faire sans beaucoup de souffrances et de grands efforts des travailleurs. Il y allait cependant pour tous de la vie, et les ordres du guide n’étaient que l’expression de la plus rigoureuse nécessité. Lopès, la grande figure pour nous dans cette scène d’incendie des grandes herbes, donnant des ordres partout, se prodiguant, se profilant en silhouette sur les flammes ou disparaissant dans leurs vides, n’était point un personnage de théâtre : nous étions perdus sans lui.

Il ne fallait pas moins que toutes les précautions prises, pour nous empêcher d’être étouffés par la fumée ; puis, quand le feu fut tout à fait sur nous, quand les feuilles et les tiges entassées sur les bords de notre aire dénudée finirent, malgré tout, par s’enflammer à leur tour, il en sortit d’immenses langues de feu qui nous effleuraient, tantôt s’élançant vers le ciel, tantôt rabattues par des courants d’air variables et rapides qui les poussaient en sifflant avec fureur par-dessus nos têtes : plusieurs hommes en reçurent de profondes brûlures ; un tomba mort asphyxié.

Enfin cet ennemi, épuisé par sa propre violence et ne trouvant plus d’aliments près de nous, commença à s’éloigner, continuant sa route vers le nord.

Quand nos hommes, exténués et mourant de soif après cette lutte ajoutée à la fatigue de la marche, coururent à la source voisine de la halte, ils trouvèrent que les Paraguéens s’y étaient déjà embusqués, et il ne fallut pas moins que deux compagnies pour les déloger. Nous vîmes, aux dernières lueurs du jour, ce détachement, qui s’était rallié à quelque distance, rejoindre le gros des escadrons ennemis qui défilaient en bon ordre, enseignes déployées, au son des fanfares, évidemment pour nous narguer, et selon toute apparence s’empressaient d’aller occuper le vallon même où Lopès avait d’abord voulu camper. Quelques boulets, que nous leur envoyâmes, soulagèrent l’animosité de notre monde exaspéré par leur lâche et cruelle tentative pour nous brûler vifs. Ce fut une véritable satisfaction de voir que nos projectiles accéléraient la marche de ces odieux adversaires.

Toutefois l’épreuve que nous venions de subir dans cette prairie, convertie en fournaise, était de celles qui exercent sur l’homme une action physique irrésistible. L’énorme élévation de température subitement produite suffirait seule à expliquer l’accablement dans lequel on tomba et l’affaissement moral qui en fut la suite.

Nous ne savions d’ailleurs comment il serait possible d’avancer. Les attelages de nos canons étaient rendus, et, plus encore que les mules, les bœufs incapables de faire un pas. Pourtant il y avait plus que de l’urgence à ne pas perdre un instant pour reprendre notre marche. Entre une infinité d’autres raisons, il ne fallait pas laisser le temps à l’ennemi, qui nous précédait maintenant, de fortifier quelque point devant nous, et d’y rendre le passage impossible. On sait combien les Paraguéens ont d’aptitude à remuer la terre, à creuser des fossés, à élever des redoutes : ils en tiennent la tradition de leurs instituteurs, les Pères de la Compagnie de Jésus, qui cultivaient tous les arts, surtout l’architecture et le génie militaire.

Cet immense danger de notre position inspira au commandant la résolution immédiate de diminuer encore le bagage, pour renforcer les attelages des caissons et des pièces. Il s’en expliqua avec les officiers que cette mesure regardait seuls, et qui se rendirent sans observations. Se réduisant à ce qu’ils avaient sur le corps, ils mirent le feu à quelques pauvres et dernières superfluités, quelques malles, quelques baraques. Depuis le combat du 8, les soldats n’avaient rien à porter non plus qu’à perdre : ils avaient jeté jusqu’à leurs capotes, qui les gênaient dans la poursuite de l’ennemi. Les mulets, libres de leurs charges, furent destinés au transport des cartouches.

Nous nous trouvâmes ce soir-là, pour surcroît d’infortune, sous le coup d’une pluie torrentielle, d’un véritable déluge qui nous étonna, bien que nous en eussions déjà subi un terrible, et qu’il nous en eût été annoncé d’autres dès le matin par une accumulation d’immenses nuages bronzés, constamment sillonnés par la foudre, au milieu des roulements continuels du tonnerre. Les soldats se tinrent pendant toute la nuit debout, appuyés sur leurs fusils qu’ils avaient fichés en terre par la baïonnette ; cette veille n’est pas moins péniblement marquée dans nos souvenirs que celle du 5, parmi tant d’autres haltes désastreuses. Il faut avoir assisté, l’âme déjà chargée de tristesse, à ces effroyables crises de la nature, pour avoir un juste sentiment de leur influence sur l’organisme humain. Nous n’avions nulle ressource. Il ne se trouvait pas dans tout le camp une goutte de liqueur forte pour entretenir la chaleur interne qui nous abandonnait ; le feu, notre dernier espoir, ne pouvait être allumé sous la tempête.

Ce fut dans cet état de défaillance universelle que vint nous frapper encore la confirmation de tout ce qu’avait déclaré le blessé paraguéen : Curupaïty et Humaïta tenaient toujours, et la guerre était loin de son terme. Nous l’apprîmes par un numéro du Semanario, journal hebdomadaire de l’Assomption, qui venait d’être trouvé sur un ennemi tué dans une escarmouche. Le bruit s’en était répandu avec la rapidité de propagation qu’ont les mauvaises nouvelles, éteignant les dernières étincelles de confiance et de courage : il fut impossible de marcher le 13.

Le lendemain 14, la pluie tombait encore au point du jour, mais un peu modérée, lorsque nous quittâmes ce campement inhospitalier pour entrer dans un taillis que notre guide, avec une grande sagacité, jugea à propos de nous faire prendre. Nous y marchâmes pendant plus de deux heures, et non sans beaucoup de difficultés ; mais nous évitions ainsi le défilé que les Paraguéens occupaient, et où ils s’attendaient sans doute à nous anéantir.

Lopès se montra avec raison fier du succès de ce détour. Quelqu’un lui ayant demandé quel rhumb il suivait, il se mit à rire de bon cœur : « Le rhumb, dit-il, est dans ma tète. » S’il voyait consulter la boussole, il déclarait que la grosse aiguille n’était bonne qu’à faire de jolis dessins pour amuser les promeneurs. On lui fit cependant reconnaître qu’il avait quitté la direction nord et qu’il s’attardait en conséquence : « Oui, pour un moment, répliqua-t-il, nous nous sommes détournés vers la campagne de Pedra de Cal que j’ai découverte, et qu’en 1864 le général Leverger, mon ami, aurait visitée avec moi, sans la guerre. »

À midi, nous nous trouvâmes en face d’un fourré de petite taquara, à travers lequel il fallut nous ouvrir une voie avec la hache et la faux, ce qui nous prit beaucoup de temps, à cause de la dureté et de l’élasticité de cette espèce de bambou, et à cause aussi de la mauvaise qualité du fer de nos instruments. À deux heures, nous étions encore à l’ouvrage. Notre guide surtout ne pouvait maîtriser son impatience ; il faisait lui-même, de temps à autre, des pointes dans le taillis, incliné sur le cou de sa monture, pour chercher à entrevoir quelque percée vers la plaine ouverte ; mais, n’y réussissant pas, on le voyait revenir mécontent, agité, les vêtements déchirés.

Nous en sortîmes enfin à trois heures ; et à cinq, la colonne tout entière, ayant franchi cette barrière résistante, continua sa marche, le jour déclinant déjà, vers un tertre situé à un grand quart de lieue encore, et au bas duquel de jolis bouquets de bois indiquaient le voisinage d’une source. Il s’y trouvait déjà un gros détachement paraguéen qui se disposait à camper. Les cavaliers avaient mis pied à terre, en gardant leurs rangs toutefois. Deux obus de nos pièces d’avant-garde suffirent pour qu’ils s’empressassent de nous céder la place, et nous nous y établîmes tranquillement. Nos animaux y eurent un assez bon pâturage et toute l’eau dont ils avaient besoin.

Là encore nous tirâmes des attelages de nos charrois les bœufs les plus fatigués pour notre consommation. C’était, vu l’insuffisance et la mauvaise qualité, une distribution de vivres presque dérisoire.

Le 15, au point du jour, nous étions dans une plaine où l’incendie aurait été à craindre à un autre moment de la journée. Elle était couverte de macégas, mais Lopès avait répondu que ces herbes, imbibées de la rosée de la nuit, ne pouvaient prendre feu qu’après avoir été quelque temps exposées aux rayons du soleil. À partir de ce jour, nous prîmes soin de mettre toujours notre monde en mouvement de très bonne heure et de presser le plus possible la première marche.

Le terrain que nous avions à traverser offrait, sur une vaste étendue, une succession dé petits monticules que coupaient, avec une sorte de régularité, de longues flaques d’eau, de celles qui donnent naissance à plusieurs affluents de l’Apa. Le passage avait été rendu difficile par la pluie torrentielle du 13, et tantôt notre artillerie, tantôt quelques chariots, s’y trouvaient embourbés.

Nous étions dans une difficulté de ce genre, au moment de traverser un de ces étroits marais, lorsque des détachements de l’ennemi vinrent en bon nombre faire, non pas une charge, mais une sorte de reconnaissance assez prolongée pour nous donner lieu de croire à une intention d’engagement sérieux de leur part. Bientôt cependant ils se formèrent en colonne et se retirèrent, ce qui nous surprit, d’autant plus qu’il était venu derrière eux toute une nuée de tirailleurs qui, disposés par petits groupes, semblaient avoir en vue d’éclaircir nos rangs pour faciliter la besogne à leur cavalerie, dont il se montrait d’autres détachements prêts à entrer en action. Nous ne pouvions attaquer l’infanterie dans ces circonstances, et nous eûmes à subir son feu. Heureusement le tir fut mauvais, précipité, incertain, tel au reste qu’il nous avait toujours paru être chez les Paraguéens. Ils emploient de trop fortes cartouches qui donnent lieu à un grand recul : on dirait qu’ils songent plutôt à faire du bruit avec leurs armes qu’à en assurer l’effet. La vérité est surtout qu’ils manquent d’apprentissage suffisant et de pratique.

Ils nous firent cette fois encore assez peu de mal : leurs balles passaient par-dessus nos têtes, et nous n’eûmes que deux hommes hors de combat. Nous ajustions beaucoup mieux et nous mîmes plusieurs fois parmi eux le désordre. On les vit alors user d’une manœuvre nouvelle, se coucher sur le revers des inégalités de terrain qui étaient à leur portée, et de là faire feu sur nous, une ou deux têtes se montrant sur les crêtes des petits tertres, puis se dérobant à la vue après quelques coups tirés au hasard. Nous ne répondîmes presque pas à ce feu.

Il y avait pourtant un peu plus loin, sur un plateau assez étendu, un groupe de cavaliers qui faisaient caracoler leurs chevaux, poussant des hourras en l’honneur du Paraguay et du maréchal Lopez ; s’avançant à portée de notre artillerie, celle-ci tira sur eux, et ils firent lentement retraite. L’un d’eux, laissé en observation, immobile sur son cheval, semblait nous braver. Notre major d’artillerie Cantuaria lui envoya un obus si bien pointé que, tombant aux pieds du cheval, il le couvrit de terre avec son cavalier, puis ricochant sur un bois voisin, où il y avait du monde, il y fit explosion avec assez d’effet pour que nous y pussions remarquer du mouvement. Le factionnaire eut de la peine à maintenir son cheval sur place, mais il ne bougea pas et, par suite, nous fit perdre l’envie de continuer à tirer sur lui.

Le colonel, jugeant que cette démonstration avait seulement pour but de nous retarder, fit passer le marais au bataillon no 20, et ensuite à toute la colonne ; mais, dès que nous eûmes repris notre marche, surgirent de tous les points de la prairie des flammes qui prirent, en se rejoignant, des proportions effrayantes.

Lopès, qui n’avait pu cacher, durant notre longue escarmouche, une préoccupation que nous ne lui avions encore jamais vue, reprit alors toute sa force de résolution. Il appuya sur-le-champ la colonne à deux taillis qui nous préservèrent pour le moment des flammes latérales, puis il fit dépouiller d’herbes un espace plus grand que la première fois et où nous eûmes moins à souffrir de l’approche du feu, mais où la fumée fut beaucoup plus terrible : elle était en proportion de l’étendue immense de la plaine. Ce genre d’incendie a un caractère particulier, et dont ne saurait donner l’idée même une ville entière qui serait dévorée par le feu. Plus grande est la distance d’où elles viennent, poussées par le vent qui domine, et plus les flammes forment à tous les obstacles qu’elles rencontrent des contre-courants répandus dans toutes les directions, animés eux-mêmes d’une sorte de fureur impitoyable. Du combat qu’ils se livrent dans l’air, il sort des éclats déchirants, des ardeurs et des splendeurs qui aveuglent et brûlent la peau du visage.

L’un des taillis qui nous flanquaient était composé en grande partie de l’espèce de bambous nommés tabôcas, dont la tige est creuse entre les nœuds. Le feu y produisait des détonations semblables à celles du canon : nous commencions à croire que l’artillerie des Paraguéens rentrait en ligne ; mais le vieux Lopès ne fit qu’en rire : « On voit bien, dit-il, que vous êtes nouveaux dans le pays. »

Quelque temps après, le vent s’étant calmé, et l’atmosphère un peu refroidie, nous voulûmes continuer notre marche ; mais le soleil, réverbéré par le terrain brûlant et calciné, fit de cette marche, pendant le peu de temps qu’on put y persister, une épreuve qui arrachait des gémissements involontaires aux plus robustes : les yeux ne pouvaient se tenir ouverts sur le terrain incandescent que nous traversions.