La Revanche du passé/Partie 1/Chapitre VII

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 103-132).

CHAPITRE VII


Ce qu’il y avait de provoquant dans la rancune d’Élisabeth sembla d’abord se détendre dans l’asile champêtre, encore désert à cette époque de l’année, où le docteur l’avait envoyée.

La féerie du printemps sous le grand ciel libre, les courses à travers les vastes espaces verts, où on ne rencontrait personne, la vie à deux, à l’abri de l’éternelle présence de Gertrude, adoucissaient la brûlure intérieure, sans cesse irritée à la ville par les petits faits quotidiens.

Elle suivait sa mère sans résistance dans de longues pérégrinations à travers champs. La nouveauté des lieux créait entre elles des sujets d’entretien assez étrangers à leur préoccupation intime pour qu’elles pussent les aborder presque librement.

Élisabeth n’avait jamais vu la campagne, et les travaux sains de la terre, le va-et-vient des paysans avec leurs outils, les lourds attelages traînant le long des routes sillonnées d’ornières l’engrais fumant, toutes les habitudes différentes qu’il fallait prendre pour s’adapter à une existence entièrement nouvelle, toutes ces choses inconnues avaient un attrait si neuf que la jeune fille semblait retrouver peu à peu l’équilibre mental que l’aveu de sa mère avait si fortement ébranlé.

Toute sa capacité d’attention semblait prise par l’intérêt des choses qui se passaient autour d’elle. Elle suivait d’un œil ouvert toutes les péripéties d’existences réglées dont elle n’avait pas soupçonné la rude simplicité, le courage, l’intrépide et silencieuse patience. Quelquefois même, quand elle était bien sûre que sa mère ne la voyait pas, elle sortait de sa tenace réserve et s’enhardissait à faire, sur la culture de la terre, la crue du blé, la succession des travaux champêtres des questions timides qui l’étonnaient elle-même.

À une demi-heure de l’auberge où Mme Georges et Elisabeth étaient descendues, il y avait un étang alimenté par une source souterraine. C’était une large mare d’eau limpide, à la surface dormante, où trois peupliers sveltes se miraient du matin au soir. Au soleil couchant, cette eau verte transparente prenait des tons vifs, elle se teignait de rouge, de violet, d’orange crus ou, dans les jours brumeux, elle se couvrait d’une couleur neutre, d’opale à peine rosée, et jusqu’à ce que le soleil eût disparu et eût rendu à l’eau sa limpidité verte, plus sombre, presque noire, le feuillage naissant et tremblant des peupliers frémissait sur cette nappe d’eau illuminée, éblouissante. Élisabeth et sa mère venaient très souvent s’asseoir sur un banc au pied des trois peupliers pour assister à ce court incendie de l’eau, puis, quand le crépuscule descendait, elles rentraient lentement, s’arrêtant aux détails du chemin, regardant la charrue fendre la terre molle et échangeant tous les jours quelques mots sur le progrès déjà saisissable du printemps.

Et Mme Georges se laissait prendre a l’espérance qu’Élisabeth, remise du choc de la première heure, retrouverait au fond de son cœur d’enfant la tendresse filiale qu’une violente secousse avait pu ébranler, mais non détruire.

Il fallait laisser l’œuvre d’apaisement se faire, sans intervenir, ne rien dire, ne rien demander. Attendre !

Le troisième dimanche qui suivit l’arrivée des dames Georges à X…, Élisabeth voyant le ciel brumeux s’entr’ouvrir tout à coup et un rayon de soleil glisser dans la chambre, s’approcha de la fenêtre d’où, à perte de vue, jusqu’à la lisière sèche et noire de lointaines forêts, on voyait s’étendre la campagne plate avec ses gros bouquets de cerisiers à peine bourgeonnants.

Elle resta un moment immobile, puis elle dit tout à coup, les dents serrées.

— Le neveu de Mme Musseau est là.

Elle revoyait nettement l’admirative attention d’André fixée sur sa mère lors de la courte visite chez Mme Musseau. Elle se retourna enfin, et elle ajouta :

— C’est pour toi qu’il vient.

Sans répondre, comme si elle ne voyait rien à relever dans une remarque banale, insignifiante, Mme Georges se leva, prit son chapeau, noua à la hâte les brides de crêpes, et s’en alla errer dehors à travers la campagne déserte.

Elle ne rentra qu’au soleil couchant, les paupières meurtries, cerclées d’une ligne noire. Elle alla s’asseoir au fond de la chambre, où elle resta muette, le regard vague flottant distraitement devant elle.

Alors, de l’ancienne tendresse mutilée, et toujours silencieuse, un éclair de pitié jaillit tout à coup. Confuse, repentante, Élisabeth s’approcha de sa mère :

— Maman… je…

D’un bond, la mère fut debout, et saisissant dans ses mains la tête pâle, tout de suite récalcitrante, elle murmura :

— Non, c’est impossible, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas ce que tu dis…, tu ne pourrais pas…

L’élan d’Élisabeth s’éteignit brusquement. Son absurde insinuation redevint une question possible à poser entre elle et sa mère, elle reprit une consistance.

À partir de ce jour, bien que la présence d’André à X… fût devenue fréquente, il ne fut plus fait aucune allusion à ses allées et venues.

En voyant le jeune homme rôder dans les allées désertes, les yeux toujours tournés vers leurs fenêtres, Mme Georges, cherchant un sens à ce rôle sans couleur, se disait, inquiète :

— Ce jeune homme a un but, mais lequel ?

Et elle regardait tristement le visage d’Élisabeth, n’y trouvant rien qui pût exciter l’attention dont elle la sentait l’objet. Elle voyait s’ouvrir sous les pas de son enfant une pente douce, aux perspectives obscures, et elle ne découvrait aucun moyen possible de l’arrêter sur ce chemin engageant. Tout ce qu’elle aurait pu dire à Élisabeth sonnait dans sa bouche comme un signal de rébellion.

Élisabeth n’éprouvait plus, en effet, à la vue d’André, le spasme d’indignation qui l’avait étranglée la première fois qu’elle l’avait aperçu étendu sur l’herbe, en face de leurs fenêtres.

Où qu’elle allât, elle trouvait toujours le jeune homme sous ses pas, et peu à peu l’irritation qui la bouleversait lorsqu’elle voyait la splendide maturité de sa mère attirer à elle toute l’attention du dehors faisait place à une sensation nouvelle, inconnue, très douce.

Assise à côté de la fenêtre, elle guettait tous les dimanches, immobile dans sa faction, la venue du jeune homme, et lorsqu’elle l’avait vu poindre sur la route, elle se levait, devenait remuante, gaie, et presque toujours proposait à sa mère une sortie.

En dépit des efforts de Mme Georges pour le tenir à distance, André finit par briser la barrière tenace qu’elle opposait à ses avances.

Il arriva un jour, porteur d’un message verbal de sa tante. Mme Musseau s’informait de la santé d’Élisabeth, elle désirait savoir aussi l’impression des dames Georges sur X…, demandait quelques détails sur leur installation, enfin elle offrait ses services si ces dames avaient envie de quelque envoi de la ville.

Mme Georges devina très bien, sous le prétexte transparent, la volonté arrêtée de s’introduire chez elle. Elle remercia froidement, sans engager le jeune homme à revenir. Mais à partir de ce moment, tous les dimanches, il trouvait une raison plausible de les aborder. Tantôt il apportait de la ville des fleurs de serre pour orner leur chambre pendant la semaine, tantôt quelque livre à feuilleter, qu’il leur laissait jusqu’au dimanche suivant. Sans avoir l’air de s’apercevoir de l’accueil glacé de Mme Georges, il s’occupait presque exclusivement d’Élisabeth et, très vite, comme si la présence de sa mère engendrait chez la jeune fille quelque chose de fiévreux et d’excessif, une intimité s’établit entre les jeunes gens.

Élisabeth avait de brusques accès de gaîté. Elle riait d’un rire nouveau, bruyant, et ce rire, inconnu jusque-là, blessait le cœur de la mère comme une note fausse, dure, forcée.

Cependant elle laissait s’accomplir la métamorphose de sa fille sans oser intervenir.

À quoi servirait une opposition venant de sa part ? À transformer la révolte sourde d’Élisabeth en lutte ouverte.

Non, toutes ses forces de résistance devaient être réservées pour l’heure de crise certaine qu’elle prévoyait, qu’elle voyait s’approcher tous les jours. Employer son énergie avant l’heure serait gaspiller en vaines escarmouches une vigueur qui serait à peine suffisante tout entière pour vaincre l’obstination d’Élisabeth, le jour où leurs deux volontés se dresseraient vis-à-vis l’une de l’autre comme des adversaires résolus à se heurter de front, à lutter sans merci jusqu’à la mort !

La campagne se développait rapidement. Quelques ondées chaudes avaient achevé de réveiller la terre, et toutes les fleurs du printemps s’ouvraient à la fois ; violettes et primevères sauvages dans les prairies au vert éclatant ; autour des rameaux encore sans feuilles des arbres fruitiers, toutes les délicates floraisons d’avril.

Tentées par le grand soleil, Mme Georges et Élisabeth passaient une grande partie de leurs journées dehors, tantôt assises à côté l’une de l’autre, occupées à quelque ouvrage, tantôt s’en allant à l’aventure par les chemins, tantôt encore suivant la route qui conduisait à l’étang où les trois peupliers plus feuillés jetaient à présent une ombre plus dense et moins frissonnante. C’était là qu’elles retrouvaient presque toujours André le dimanche. Ils s’asseyaient tous les trois sur le banc au pied des arbres, et la mère restait silencieuse à côté de sa fille. Quelquefois les jeunes gens la quittaient pour faire le tour de cette eau immobile, s’arrêtant à tout moment, trouvant partout des sujets de causerie, de gaîté, de cette gaîté qui, sur les lèvres d’Élisabeth, sonnait toujours creuse et forcée.

Un dimanche où Elisabeth était restée plus taciturne encore que d’habitude, elle quitta tout à coup la place qu’elle occupait près de la fenêtre, et, sans prévenir sa mère de ses intentions, elle sortit d’un pas décidé.

Mme Georges courut à la fenêtre, et elle vit disparaître sous les ombrages la mince silhouette.

Elle hésita quelques secondes, puis, à la hâte, elle la suivit.

Quelque humiliation que pût lui attirer son intervention, cette fois il fallait agir. Il fallait enrayer tout de suite cette folle intimité dont Élisabeth ignorait tous les dangers.

Mai était venu, et ce jour-là le grand soleil jetait sur la plaine féconde une lumière éblouissante. Les gros cerisiers faisaient éclater leurs derniers boutons, et de la terre échauffée montaient des bouffées d’odeur saine, des effluves pénétrants. Une impulsion vers la paix et l’espérance s’échappait si forte de la fantasmagorie éphémère du printemps que le cœur troublé de la mère se laissait prendre, il se laissait prendre au réveil de la vitalité cachée de la terre, qui associe tous les êtres à sa gloire d’un jour.

En marchant, elle foulait des herbes odorantes et de petites fleurs fines aux couleurs pâles. Au-dessus de sa tête, les cerisiers déployaient leurs dômes blancs, et elle s’en allait de plus en plus rassurée, presque légère, buvant l’éternelle illusion des choses, portée par l’ivresse ensorcelante et communicative que verse sur le monde le grand soleil vivifiant de mai.

Elle se disait qu’Élisabeth prise, elle aussi, par cette griserie de fleurs, de parfums et de lumière était allée s’asseoir dans quelque bosquet, aux environs. C’était si nouveau pour elle ce séjour dans la libre nature ! D’un moment à l’autre, ici ou là, elle apercevrait la robe noire qui tant de fois déjà lui avait révélé la retraite de sa fille, lorsque, inquiète de ses disparitions, elle la suivait sans la rejoindre.

Elle fouilla du regard tous les abris où Elisabeth, les jours où la prenait cette soif de solitude, allait cacher ses rêveries. Elle les passa tous en revue, prudemment, sans trahir sa surveillance ; elle suivit l’un après l’autre jusqu’au bout les chemins préférés de la jeune fille, elle erra partout, l’œil ouvert. Mais ses recherches restèrent sans résultat, et, tout à coup ; l’inquiétude la mordit de nouveau au milieu de sa fausse sécurité. Brusquement l’amère certitude de tous les jours reprenait possession de sa pensée et en chassait les menteuses joies du spectacle extérieur.

Bien qu’elle n’eût pas aperçu André, il était là, elle n’en doutait plus. C’était pour le rejoindre qu’Élisabeth était sortie si délibérément tout à l’heure, sans même lui jeter un mot d’explication. Ils étaient quelque part ensemble, mais où ?

Élisabeth avait rencontré le jeune homme très près de la maison, et, tout de suite, en apercevant sa mère qui semblait la chercher, elle avait cédé à la prière d’André, elle avait pris avec lui un chemin plus long à travers les prés, et ils avaient gagné la maison par une cour de derrière, où s’ébattait en liberté un monde de volatiles bavards, piaillant au soleil.

Ils se trouvaient seuls pour la première fois dans la chambre d’auberge où Mme Georges et Élisabeth recevaient les visites d’André.

Un peu embarrassée par ce tête-à-tête inaccoutumé, que sa familiarité vis-à-vis du jeune homme en présence de sa mère rendait délicat, Élisabeth s’approcha de la fenêtre. Levant sa main maigre, elle indiqua d’un geste les grosses têtes fleuries des cerisiers et dit :

— Ces cerisiers… je n’ai jamais vu autant de fleurs… ils sont vraiment magnifiques.

Il y avait dans sa voix d’ordinaire nette et presque dure des sons étouffés que la banalité de sa remarque n’expliquait pas… Quelle fièvre courait tout à coup dans son sang pauvre pour qu’il vînt ainsi battre ses tempes à flots et que son cœur semblât se vider jusqu’au fond !

À travers la neige des fleurs, elle voyait distinctement une secrète espérance, nourrie dans l’angoisse du doute, s’approcher, toucher à la minute décisive qui allait en faire, tout de suite, une réalité, une joyeuse certitude, ou lui enlever peut-être à jamais la possibilité de briser le joug de son humiliante destinée.

Elle restait immobile à la même place sans oser se retourner. Un mot indifférent sorti des lèvres d’André suffirait à faire évanouir le mirage attirant dont elle avait vécu pendant ces dernières semaines, et elle tremblait de tous ses membres, attendant l’arrêt prochain qui allait la libérer d’un pesant héritage de honte ou la river plus étroitement à sa chaîne.

Tout à coup, tout près d’elle, à son oreille, une voix qu’elle connaissait bien, mais qui semblait changée, plus musicale, répéta très bas ses propres paroles :

— Ces cerisiers… n’est-ce pas… ? Oui… toutes ces fleurs. C’est vraiment magnifique… magnifique…

En même temps, Éiisabeth sentit un souffle chaud lui caresser la joue. Elle recula brusquement. Comme une flèche aiguë, empoisonnée, la pensée de sa mère venait de lui traverser l’esprit. Être un passe-temps, un jouet, une amusette d’une heure !

L’ombre de l’opprobre maternel la couvrit tout entière, balayant tout le reste. Elle s’échappa des mains hardies qui cherchaient à la saisir, et, les lèvres blanches, elle murmura :

— Non… non.

André recula, et il demeura quelques secondes en face d’elle, indécis, très surpris.

Il avait cru la jeune fille conquise à fond, prête, sur un signe, à le suivre partout où il lui plairait de la conduire. La singulière résistance, l’effroi inattendu d’Élisabeth éveillait pour la première fois en lui, mêlé à une fugitive inquiétude de voir échouer ses projets, un désir immédiat de la prendre contre lui, de l’obtenir sur-le-champ, de son propre gré, librement, avant que la mère, toujours aux aguets, reparût.

Il se rapprocha d’elle vivement, et, sans la toucher cette fois, il murmura d’un accent rapide, sincère, pressant :

— Ma femme, Élisabeth, ma petite femme à moi… Vous ne voulez donc pas ?

Le visage légèrement coloré se tourna aussitôt vers le sien, consentant presque avide.

Il comprit l’appel, se pencha, et rapidement il chercha les lèvres.

En ce moment la porte s’ouvrit et Mme Georges entra. Un instant, en voyant les deux jeunes gens ensemble, elle resta sur le seuil, silencieuse, puis elle dit avec un tremblement dans la voix :

— Je suis sortie tout de suite après toi, Élisabeth. Je vous ai cherchés partout.

Et elle vit très bien la rougeur inusitée qui brûlait les joues d’Élisabeth ; elle la vit disparaître lentement.

Elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et elle rêva en face de l’éclosion superbe du printemps, mais la nature parée n’avait plus de voix pour elle, elle ne lui disait plus rien.

Sur le fond blanc du ciel, son profil droit, très fin, coupait un dessin ferme et pur ; toutes les flétrissures récentes du visage se dérobaient dans l’ombre flatteuse du contre-jour. Ses mains abandonnées s’étaient croisées sur ses genoux, très blanches sur l’étoffe noire de la robe.

André la regarda un moment sans parler, puis se penchant vers Élisabeth, de façon à n’être entendu que d’elle, il murmura :

— Votre mère est encore bien belle. Sapristi, que cette femme est encore belle !

Quelque chose d’amer circula dans les veines d’Élisabeth ; elle jeta sur sa mère un coup d’œil rapide, mais elle ne répondit rien.

Quelques heures plus tard, dans le court trajet en chemin de fer qui le ramenait à la ville, André regardait filer la campagne fleurie avec une sensation de joie, mêlée d’étonnement.

Il n’avait pas cru faire, ce jour-là, tant de chemin, ni prévu les impressions vives qu’il avait éprouvées pendant son rapide entretien avec Élisabeth.

L’image d’Élisabeth, avec sa pâleur de vierge passionnée, se mêlait aux gros bouquets blancs des cerisiers qui, jusqu’à la lisière encore morne et noire des bois, tachait le vert frais, tout neuf, des prairies. Une joie débordante le possédait, et il avait une envie folle de chanter et de rire tout haut. Il ne voyait plus du tout le visage maigrelet, chétif et souffreteux de la jeune fille ; il pensait à l’avenir avec une détente de tout son être, surpris d’avoir été si récalcitrant aux conseils de sa tante Agathe, lorsqu’elle l’initiait aux circonstances obscures qui enveloppaient pour elle la naissance d’Élisabeth. Il regardait au large du côté de la vie, avec un renouveau de sève vivace.

Élisabeth ! C’était enfin la possibilité de ne plus gratter le sol pour y chercher au jour le jour, une chétive subsistance. C’était une porte ouverte, toute grande, sur des perspectives larges, spacieuses, pleines d’air et de soleil.

Et il songea tout à coup à son oncle, à cet homme enchaîné à une occupation croupissante, qui lui avait jadis jeté à la figure une insulte brutale. « Des mauvaises idées, moi, parbleu ! » Très joyeux, il se mit à siffloter entre ses dents des notes gaies, des motifs d’opéra sans suite, emmagasinés au fond de sa mémoire.

Bientôt à la campagne succédèrent les bâtisses éparses des abords de la ville, constructions bâtardes, chantiers sordides avec leurs différents outillages, vastes dépôts encombrés de marchandises brutes, tous les réceptacles divers exilés dans la banlieue avec leur désordre poussiéreux et triste.

Dix minutes plus tard, André sautait sur le quai de la gare, mais dès qu’il eut touché du pied le sol enfiévré de la grande ville, le rêve léger qu’il avait vécu en passant comme le vent au milieu des cerisiers perdit son attirance. Il revit, telle qu’elle était, la pâleur mate d’Élisabeth, la sécheresse des longs membres juvéniles, à peine déguisée sous l’ampleur des plis. La pitié condescendante qu’il avait éprouvée pour elle lors de leur première entrevue chez sa tante lui revenait déjà, mais lointaine et très refroidie, comme s’il en eût laissé le foyer, derrière lui, là-bas, sous la blancheur éphémère des cerisiers.

Il hâta le pas, songeur, avec la sensation désagréable de ce qu’il y avait d’incomplet dans sa récente joie, de ce qu’elle exigerait de lui de patience, de support, d’ennuyeuses simagrées.

Se dégageant avec impatience de la cohue que ce beau jour de dimanche faisait affluer partout, il se dirigea vers la sortie.

Au moment où il allait tourner l’angle du bâtiment, il aperçut, perdue sous un ample burnous noir, une forme féminine bien connue.

Il s’approcha d’elle et posa la main sur l’épaule tombante. Cette rencontre le surprenait agréablement ; elle n’aurait pu être plus opportune.

— Tante Agathe, dit-il, c’est vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Est-ce moi que vous attendez par hasard ?

— T’attendre, dit-elle, un peu amère. Est-ce que je sais jamais où tu es et ce que tu fais, à présent ?

Il laissa tomber le reproche sans le relever. Elle reprit :

— C’est ton oncle qui part pour X… L’autre jour sa crise l’a pris pendant son travail. Ils ne savent pas ce que c’est. Ils ont cru qu’il étouffait. Je l’accompagne à la gare. Avec son asthme, il ne peut rien faire seul.

Elle ajouta :

— Deux mois complet de congé et tous les frais payés, le voyage compris. Une chance inouïe ! Qu’en dis-tu ?

En ce moment, un coup de sifflet strident vibra. Le train secoua sa longue queue souple, et toutes les voitures défilèrent lentement sans que la figure fatiguée de l’asthmatique se montrât. Quand le train eut tout à fait disparu du côté de la campagne, la tante et le neveu se dirigèrent vers la sortie, et ils marchèrent un moment à côté l’un de l’autre sans parler.

— Est-ce que tu ne viendras pas me voir quelquefois, André, maintenant que je suis seule ? Autrefois…

— Vous oubliez, dit le jeune homme vexé, que, grâce à mon oncle, je suis tenu par le pied comme un forçat. Travailler, travailler. Pendant ce temps, lui se repose, il prend du bon temps, il va faire des villégiatures ! Heureusement que tout cela va finir.

Et indiquant d’un geste de la main derrière son épaule la gare, et plus loin, très loin, les cerisiers, il ajouta :

— J’ai vu Élisabeth, là-bas.

Ët très brièvement, dissimulant sa passagère ivresse, il raconta sa rapide entrevue avec la jeune fille jusqu’à la rentrée intempestive de la mère. Il ne se souciait pas, du reste, de faire lui-même des ouvertures à Mme Georges. Elle le traitait toujours avec une sécheresse, une hauteur tout à fait déplacée. Il conclut avec un petit rire bref :

— À présent, c’est à vous, tante Agathe, d’arranger les choses. Cela vous regarde. Du diable si j’aurais jamais pensé à Élisabeth sans vous. Ce qui est embêtant, c’est de trouver mon oncle partout sur le chemin. On dirait vraiment qu’il fait exprès de gêner tous mes mouvements.

Il y eut un silence.

Jamais Mme Musseau n’entendait André mentionner son oncle sans éprouver, pour l’étroite médiocrité acceptée passivement par son mari, un même mouvement d’impatience hostile. Le dédain d’André ne la laissait jamais indifférente, car elle y devinait clairement un blâme condescendant pour l’insigne folie qu’elle avait commise, dans les jours de sa jeunesse, d’attacher son sort à un être mesquin, sans aucune ambition d’avenir, et rivé à des idées qui sentaient la moisissure. L’ironie du jeune homme la transperçait de dards cruels.

Ce jour-là, cependant, la nouvelle apportée par André la remplissait de trop de joie pour la laisser longtemps s’attarder à des considérations rétrospectives.

En développant devant André ses projets, elle avait nourri peu d’espoir de les voir aboutir. Il lui semblait impossible qu’André consentit jamais à entrer dans une combinaison où il devait s’engager d’une façon si formelle. Jamais elle ne l’aurait cru assez raisonnable pour accepter l’idée d’une alliance avec cette grande et pâle Élisabeth. La réussite si prompte de son plan la prenait par surprise, l’irradiait.

— Ne t’inquiète de rien, dit-elle enfin ; je me charge de parler à la mère, je me charge de toutes les démarches nécessaires. Tu as fait ta part. Le reste s’arrangera.

André accompagna sa tante jusqu’à sa porte, puis prétextant un rendez-vous avec son ami Miquel, qui devait se morfondre à l’attendre, il la quitta.

Tandis que Mme Musseau rentrait seule dans sa demeure vide, le caissier, emporté à toute vapeur, regardait fuir le paysage aux tons vifs et frais. Un sourire apaisé, presque joyeux, errait sur ses lèvres et s’y fixait de plus en plus, à mesure que les bâtisses de la ville disparaissaient, semblaient aller s’entasser les unes sur les autres derrière lui, et que la campagne, la grande campagne riante, déroutait ses tapis d’éclatante verdure.

Lorsqu’il arriva à X…, le soleil baissait déjà à l’horizon. Pressé de remplir ses bronches malades de l’air vivifiant et sain, il alla s’asseoir tout de suite à l’abri d’un des superbes cerisiers.

À travers le voile diaphane des fleurs, la tiédeur oblique du soleil venait jusqu’à lui, le pénétrait d’un bien-être intense, tandis qu’il songeait à l’hommage inattendu rendu à sa longue probité laborieuse. Cette bienfaisante surprise le reposait de la lutte sourde poursuivie si longtemps à son foyer contre l’hostilité active et cachée d’André.

Très longtemps, en face de l’oisiveté légère et satisfaite du jeune homme, le caissier s’était tu. Le mal qui l’asservissait dès qu’il essayait de traduire en paroles ses sentiments ou ses idées, le gênait vis-à-vis de ce garçon débordant de vie. André, jusqu’au jour où il s’était trouvé sur le pavé, libre de choisir entre le vagabondage de la rue ou le joug du travail, avait considéré son oncle comme un être nul, dont les opinions pouvaient aller, venir ou s’arrêter, sans qu’il y eût lieu d’attacher à d’aussi insignifiantes oscillations une importance quelconque. Mais, depuis qu’il l’avait chassé de chez lui, l’oncle avait senti ployer dans sa main débile et s’y briser le dédain vide de ce jouvenceau. À partir de ce moment, André avait complètement disparu de sa vie, il avait systématiquement fait le mort, mais l’influence malveillante était restée sensible à son foyer. Le malade soupira, puis voyant le disque rouge du soleil mordu par les brumes de l’horizon, il se leva. Une fraîcheur lui tombait sur les épaules.

De derrière la maison, un bruit de jeu de boules arrivait jusqu’à lui, mêlé à des tapages plus rapprochés d’enfants. Des petites voix perçantes se disputaient dans la cour.

— Pas toi, va-t’en.

— Non.

— Tu es trop petite.

— Ce n’est pas vrai, je ne suis plus du tout si petite.

— Si, si, tu es trop petite, va-t’en !

En traversant la cour, l’asthmatique aperçut la petite fille évincée, qui pleurait appuyée au linteau d’une porte. Pleurer parce qu’on était trop petit ! Dans un temps très lointain, il se souvint avoir connu ce chagrin-là.

Il sourit, s’approcha de la fillette, et posa sa main sèche sur la tête blonde aux longs cheveux flottants. L’enfant le regarda, déjà mutine à travers ses larmes, sourit en montrant toutes ses petites dents courtes et blanches, et s’échappa en courant.

Au même instant, à la fenêtre du premier étage, une mince silhouette féminime se penchait, mais elle se rejetait aussitôt en arrière avec une exclamation de surprise, tout de suite étouffée :

— Élisabeth, qu’est-ce que tu as ?

Et Mme Georges s’approcha à son tour de la fenêtre, tandis qu’Élisabeth s’en éloignait en disant :

— Il y a là des petites filles qui jouent.

En effet, il y avait là des petites filles qui jouaient, d’heureuses petites filles ayant devant elles un avenir comme toutes les autres petites filles, mais ce n’était pas le jeu de ces enfants qui avait ainsi surpris Élisabeth. Elle avait eu un choc, une vive émotion dont la cause restait insaisissable. La mère pensa :

— Est-ce que ce jeune homme serait revenu ? Mon Dieu, est-ce qu’il serait revenu ?

Elle parcourut un moment des yeux, auprès et au loin, la verte campagne, puis elle attacha sur sa fille un long regard douloureux, mais elle ne lui fit aucune nouvelle question.