La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre IV

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 207-222).

CHAPITRE IV


Aux courtes nuits transparentes, où jusqu’au matin l’air reste tiède et lumineux, avaient succédé les lourdes ténèbres d’hiver. Décembre était venu, et Élisabeth ne pouvait plus, pour attendre les retours tardifs d’André, s’accouder à la fenêtre comme elle l’avait fait les premiers mois de leur mariage.

Elle sortait peu. La sauvagerie due aux expériences de son passé, au lieu de diminuer depuis qu’elle possédait dans la société une place à elle, semblait, au contraire, s’accentuer à mesure que les jours passaient sans lui apporter ce qu’elle avait espéré. Sa vie prenait des plis fixes, et sa jeunesse se barricadait contre de vagues dangers, peuplant de leurs ombres insaisissables sa pensée toujours agitée.

Au début de son installation dans l’appartement choisi par André, elle avait pendant quelque temps éprouvé une joie d’enfant à décorer cet intérieur nouveau, où aucun souvenir amer ne traînait autour d’elle.

Avec l’aide de Mariette, toujours accorte et empressée, elle s’était efforcée de mettre dans les achats incessants, coûteux et disparates d’André, de l’ordre, de l’harmonie et de l’élégance. L’intarissable largesse de son mari l’étonnait tous les jours davantage, mais elle s’abstenait de toute observation. Elle aurait eu horreur de rien laisser transpirer devant André de l’accusation formelle exprimée jadis contre lui par Mme  Georges, dans une heure de crise.

Peu à peu elle s’était lassée de chercher à embellir leur demeure, à la rendre gaie et attrayante. André ne s’apercevait même pas de ses efforts. Il fallait les lui signaler un à un. Il était clair que tout cela ne l’intéressait plus comme au commencement, et à le voir demeurer si indifférent, elle s’était dégoûtée de peines superflues qui nécessitaient auprès d’elle la constante présence de Mariette.

Elle n’avait jamais réussi à vaincre le singulier malaise que le voisinage de cette fille rieuse lui causait. Pour la fuir elle allait s’enfermer dans une chambre écartée, et, quelque travail de couture dans les mains, elle laissait vagabonder sa pensée au milieu d’anticipations ardentes ayant toutes un même objet fixe : le retour d’André pour une de ses rapides apparitions, de plus en plus courtes.

Parfois elle prenait un des livres qui traînaient sur les meubles, et elle essayait de lire ; mais sa pureté intérieure, restée intacte, se révoltait des bassesses malsaines du vice, de la crudité du langage, ou ailleurs des déguisements flatteurs dont on voilait le pénible développement d’épisodes éternellement les mêmes. Écœurée, elle jetait le livre loin d’elle, étonnée qu’André goûtât ces choses brutales, et de plus en plus assoiffée de quelque source fraîche dont aucun limon ne troublerait le cristal, et où elle pût, à longs traits, boire enfin le bonheur.

Ce jour-là, elle n’avait pas revu André depuis le matin, et quand, de la voûte terne et grise du ciel d’hiver, la nuit fut tout à fait tombée, elle alla s’asseoir comme d’ordinaire à côté de la lampe, et, les doigts occupés à quelque chiffon, l’esprit errant, elle commença sa veillée d’attente.

À quelque heure que le jeune homme rentrât, il trouvait sa femme debout, pâle et patiente, et il avait, pour lui expliquer ses longues absences, l’irrégularités des se apparitions, ses rentrées tardives, toujours la même excuse plausible : cette maudite tannerie, qui faute d’argent, ne pouvait pas marcher.

Il s’en prenait à tout le monde : à son oncle, vieil égoïste vivant dans son coin, comme un rat malade resté glouton ; à sa tante, qui se laissait mener pieds et poings liés par un homme imbécile, bourré de principes abracadabrants, vraiment fantastiques à force d’être absurbes, un être ridicule à fond, quoi ! Avec ça ayant toujours quelque recette à offrir aux gens pour les faire mourir plus vite de misère à l’ombre…

Il s’en prenait à l’ignorance de Miquel, un nouveau-né en affaires, un niais qui se laissait prendre à tous les pièges.

Depuis quelque temps, en écoutant égrener ce chapelet de plaintes, toujours les mêmes, Élisabeth croyait discerner dans la colère de son mari une intention cachée qui la visait, elle, personnellement.

Sa pauvreté ? Était-ce cela qu’André lui reprochait ainsi, jour après jour, de cette façon voilée ?

Mais pourquoi cette installation coûteuse, s’il avait besoin d’argent, ce bien-être qu’il ne partageait jamais avec elle, ce luxe solitaire auquel elle ne tenait pas ?

Cette nuit-là, lorsqu’elle entendit résonner sur les dalles le pas connu, la nostalgie d’un bien perdu, le désir passionné de le reconquérir, la jeta à la rencontre de son mari, décidée, cette fois, à élucider coûte que coûte les insinuations vexatoires qui la blessaient journellement. Peut-être ne trouverait-elle, au fond de son anxiété, qu’un de ces fantômes imaginaires, si familiers à son esprit soupçonneux.

Mais, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, André lui reprocha avec un peu d’acrimonie son obstination à l’attendre. Cela n’avait pas le sens commun de veiller ainsi nuit après nuit, sans l’ombre d’une raison. De quoi s’inquiétait-elle ? Elle avait pris là une sotte habitude, qu’il fallait changer. Pourquoi ne se couchait-elle pas tout simplement, elle qui était à l’abri de la tracasserie des affaires ?

— Tu as vraiment l’air de me surveiller, conclut-il. Cela me vexe, à la fin.

Élisabeth ne répondit pas. Il y avait dans les paroles d’André des vérités qu’elle ne pouvait pas contester. Non, elle ne pouvait pas nier les craintes dont son âme défiante était toujours obsédée, la vague inquiétude qui la tenait ainsi debout, nuit après nuit, dans la même fièvre d’attente.

Plusieurs fois, André avait eu, en la trouvant ainsi sur pied à des heures quelque fois matinales, des mouvements d’impatience très transparents, mais c’était la première fois qu’il exprimait tout haut sa pensée.

Elle fut sur le point de dévoiler à son mari le monde obscur qui avait vécu en elle depuis le jour où il lui avait dit, en balançant dans sa main une touffe de seringa : « À la bonne heure, plus de noir ! » Jamais elle n’avait oublié le regard d’indifférence absolue qui soulignait la remarque ni, plus tard, le même jour, la fleur blanche piquée au corsage de Mariette.

Mais André se promenait de long en large d’un pas nerveux. Elle ne pouvait pas offrir des confidences qu’il ne désirait pas, forcer sa pensée distraite à la voir.

Tout à coup il s’arrêta devant elle, et, après une courte hésitation, il l’appela par son nom, tout bas :

— Élisabeth !

Une émotion brusque la secoua, elle courut à lui, irradiée ; à cet appel inattendu, presque tendre, ses obscures appréhensions s’éparpillaient comme des feuilles mortes dispersées de-ci de-là par un souffle de brise.

Tout de suite il passa son bras autour de la taille fluette, flexible, et très légèrement il effleura de ses lèvres les yeux, le front, puis doucement, mais délibérément, il éloigna la jeune femme de lui :

— Las… las… nous ne sommes plus des enfants.

Et il y avait dans la voix un tel accent de lassitude qu’Élisabeth frémissante recula d’un pas.

— Ah ! murmura-t-elle suffoquée, tu ne m’aimes plus comme autrefois.

Elle ajouta douloureusement :

— Pourquoi ? Dis-moi pourquoi.

— Il faut me pardonner mes distractions, Élisabeth, dit-il sans se rapprocher d’elle. J’ai des inquiétudes si sérieuses qu’elles me font tout oublier. Si je ne trouve pas dix mille francs demain, la tannerie va au diable. Il m’est impossible de faire attention à quoi que ce soit d’autre, tant que j’ai ce souci sur l’esprit. Comprends-tu ?

Cette éternelle question d’argent entra dans la blessure d’Élisabeth comme un fer rouge. Elle ne répondit pas.

— Aie patience avec moi, Élisabeth, reprit-il après un court silence. Je t’aime bien, je t’assure, mais je ne peux pas penser à autre chose qu’à cette stupide baraque. Chaque jour d’inaction nous mange tout vivants. Cela ne peut pas durer plus longtemps.

Et s’asseyant, il attira sa femme sur ses genoux.

— À force de penser à la même chose, j’ai la tête vide, moi, je ne trouve plus rien, je ne sais plus où j’en suis. Est-ce que tu n’aurais pas une idée, toi ? Je t’assure que c’est à en devenir fou.

Élisabeth passa son bras autour de son cou.

— Tu ne me parles jamais de ce que tu fais, murmura-t-elle, et je n’ai plus osé t’interroger, moi, parce que tout ce que je dis a l’air de t’impatienter. Maintenant je ne sais pas comment te consoler, t’aider…

— Voyons, dit-il, en la serrant étroitement contre sa poitrine, est-ce que tu n’aurais vraiment pas une idée… en cherchant bien ?

— Moi ! s’écria-t-elle anxieuse ; oh ! si je pouvais ! Mais tu sais hien que je ne suis rien et que je n’ai rien.

Il l’enveloppa de plus près, tourna son visage vers le sien, lui donna sur les lèvres un long baiser.

— Oui, dit-il enfin, d’un ton bas, je suis sûr que tu m’aideras si tu peux. Cherche, je t’en prie, ma petite Élisabeth, cherche bien.

Elle sentit tout à coup un dard la piquer, entrer profondément dans la partie la plus sensible de son être. Elle se leva et, debout devant lui, demanda sourdement :

— Pourquoi me parler ainsi ? As-tu oublié que je ne possède rien ? Pourquoi me dire ces choses inutiles, quand tu sais aussi bien que moi que je ne peux rien.

André se leva brusquement.

— Tu pourrais, mais tu ne veux pas, dit-il sèchement. Voilà la vérité.

Après un court silence, il ajouta d’un ton radouci.

— Si quelqu’un peut me tirer de l’impasse où je suis, c’est toi, Élisabeth.

Il poursuivit plus froidement :

— Si tu m’aimais comme tu le dis, l’effort que je te demande ne serait rien pour préserver un homme de la ruine. De la ruine, tu entends ?

Elisabeth resta un moment silencieuse, puis, les lèvres blanches, tremblantes, elle balbutia :

— Tu voudrais que je demande, que je demande…

André se rapprocha vivement.

— Tu es vraiment trop dure pour ta mère, dit-il. Personne n’est impeccable ; personne ne peut marcher la tête haute toute sa vie, sans avoir rien à se reprocher. Que diable ! la terre n’est pas peuplée d’anges. J’ai rencontré ta mère l’autre jour. C’est à peine si je l’ai reconnue. C’est une vieille femme, à présent, une ruine ; c’est à n’y pas croire. Est-ce que toi, sa fille, tu n’as aucune pitié d’elle ?

— Je ne puis pas oublier la honte, la honte, dit Elisabeth sourdement. Oh ! s’il n’y avait pas cette honte !

André lui prit brusquement les deux mains :

— Écoute-moi, Élisabeth, j’aime mieux te dire les choses comme elles sont. Tu feras ce que tu voudras. Si demain soir je n’ai pas dix mille francs dans la main, il faudra coûte que coûte vendre la tannerie et perdre, avec les chances de l’avenir, le capital engagé. Si ta mère, au contraire, consent à nous prêter cette somme, nous pouvons faire face aux premières nécessités, retrouver la confiance du public, remettre à flot une superbe entreprise. Comprends-tu ?

— Mais, murmura Élisabeth tremblante, tu ne sais pas ce qu’elle m’a dit de toi autrefois, elle prétendait que…

André la lâcha brusquement. Il avait cru sentir passer à travers ses propres cheveux le souffle froid de l’intraitable mépris d’Élisabeth. Un instant il avait eu conscience de la bassesse du plaidoyer qu’il faisait auprès d’elle. Il alla s’accouder à la cheminée, sans répondre.

Effrayée de son mouvement et de son silence, Élisabeth le suivit.

Qui pouvait savoir ? Peut-être, en consentant à faire l’effort qu’André demandait d’elle, retrouverait-elle auprès de lui la place qu’elle avait occupée au commencement de leur mariage. Peut-être serait-elle mêlée enfin à sa vie, associée à ses intérêts. Peut-être son bonheur chancelant retrouverait-il une assise nouvelle et plus solide ?

— Eh bien oui, murmura-t-elle, suffoquée d’émotion, pour que tu m’aimes comme autrefois, j’irai, j’irai.

Il la prit dans ses bras, la couvrit de caresses tendres, exubérantes, un peu fiévreuses.

— Ma petite Élisabeth ! Ma petite femme chérie. Oh ! tu verras comme tout va changer pour nous ! Tu vois, tu n’as eu qu’un seul mot à dire pour chasser mes idées noires. N’es-tu pas déjà contente de ce que tu as fait ? Oh ! je t’aime bien, va ; je t’aime mieux que je ne t’ai jamais aimée. Je ne te connaissais pas encore, mais maintenant je sais ce que tu vaux. Embrasse-moi !

Élisabeth oublia les piqûres de son amour-propre, ses jours solitaires, décolorés, toutes les expériences décevantes de sa vie conjugale. Elle eut une minute de joie parfaite.

— Tu comprends les choses, n’est-ce pas ? reprit André après un moment. Il ne faut pas t’exagérer les difficultés de ton ambassade. Demander un prêt en donnant des garanties sérieuses n’est pas du tout une requête humiliante. Au contraire, c’est une simple complaisance bien récompensée. Tu comprends, une simple complaisance, rien de plus.

Ne recevant pas de réponse, il ajouta :

— On demanderait ce service à des étrangers. Est-ce que cela te semble encore si difficile ?

Élisabeth fît de la tête un signe vague, mais elle ne dit rien.

À cette misérable question d’argent, toujours renaissante, elle sentait tout son appétit d’autre chose lui revenir inassouvi.

André poursuivit :

— Grâce à toi, Élisabeth, tout pourra s’arranger. J’étais bien sûr que tu me comprendrais.

Et comme Élisabeth, malgré les efforts qu’il faisait pour l’associer à sa joie, continuait de se taire, gardant au front le pli soucieux qu’il connaissait bien, ce signe certain d’aspirations intérieures impossibles à satisfaire, il reprit gaîment :

— C’est Miquel qui sera content. Il sait que je devais te parler aujourd’hui.

La jeune femme vit sa lutte humiliante étalée aux yeux d’un étranger, commentée, jugée. Toute sa délicatesse froissée frémit, et sa courte griserie acheva de se dissiper.

Elle resta morne et silencieuse, tandis que le jeune homme, très excité, l’initiait pour la première fois à ses brillants projets d’avenir, lui détaillait avec une minutie verbeuse les chances de son entreprise, si enthousiasmé par ses propres assurances qu’il ne s’apercevait plus du tout de l’attitude changée d’Élisabeth, ni de son obstiné silence.