La Rhétorique des putains/II/10

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Aux dépens du Saint-Père (p. 15-Fig).
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON X


ANGÉLIQUE

D’où vient, ma bonne, que je vous trouve l’air si triste ? Pourquoi m’apportez-vous ce visage sombre ?… Mais vous marchez d’un pas fort lent !… Approchez… asseyez-vous… vous ne me dites rien ?… Pourquoi ce silence morne et profond ?… Ah ! peut-être éprouvons-nous toutes deux les mêmes tourments !… Je vous attendais avec impatience pour soulager mon cœur du poids des remords ; et il se peut que vous-même vous sentiez de pareils remords s’élever dans votre âme… Hélas ! j’ai perdu ma vertu, mais vous en êtes la cause. De tristes réflexions me font payer bien cher des moments d’ivresse que j’ai pris pour le bonheur !

MARTHE

Ah ! mademoiselle, si vous êtes sensible, si vous devez éprouver quelques remords, c’est de m’avoir trompée.

ANGÉLIQUE

Ciel ! Qu’entend-je ? Moi, vous tromper ! Votre discours me déchire bien plus que mon pucelage perdu. Que la foudre m’écrase, si j’ai eu, si j’aurais jamais la moindre idée de vous duper… Mais expliquez-vous, je vous prie, je ne puis revenir de ma surprise.

MARTHE

Vous avez perdu votre pucelage, mademoiselle ?

ANGÉLIQUE

Hélas ! osez-vous me le demander, et d’un air si moqueur ?

MARTHE

Si j’ose ?… On ne peut perdre ce qu’on n’a pas… Vous m’avez toujours dit que vous vous montrez telle que vous êtes ; que votre belle bouche n’est pas faite pour déguiser, pour trahir les sentiments de votre cœur ; que la sincérité a toujours dirigé vos discours et vos actions ; que vous avez la fausseté et la dissimulation en horreur. Voilà, mademoiselle, en quoi vous m’avez trompée.

La Rhétorique des putains, figures
La Rhétorique des putains, figures
ANGÉLIQUE

Mais je ne vous comprends pas encore. Non, je ne me suis jamais permis aucun déguisement ; si j’ai marqué quelque penchant à feindre avec les hommes, c’est le fruit de vos leçons ; mais mon cœur a été et sera toujours ouvert devant vous, comme devant Dieu.

MARTHE

Il est vrai que j’ai manqué de précaution, ne vous ayant pas questionnée là-dessus ; mais j’étais trop persuadée de votre intégrité, pour vous demander si vous étiez vraiment pucelle.

ANGÉLIQUE

Mais votre discours me jette dans le plus profond étonnement. Que je meure à vos pieds, dans cet instant même, si j’avais jamais connu d’homme, si jamais homme m’avait touchée du bout de ses doigts.

MARTHE

Je sais bien qu’on peut jouer de plusieurs manières au trou-madame. Soyez sincère, je vous en prie. Vous seriez-vous amusée, avec des amies, à agrandir les trous en les bouchant ? Cet amusement est fort à la mode… La rougeur qui se répand tout à coup sur vos joues, me dit que oui. Mais après la mort de votre maman, on vous avait enfermée dans un couvent ; vous ne faisiez que d’en sortir…

ANGÉLIQUE

Ah ! c’est précisément dans le couvent que j’ai appris ce jeu qu’on appelle Tribaderie. Mes compagnes de pension m’initièrent à ces mystères en me disant que ces amusements délicieux répandaient le vrai, l’unique agrément sur la vie pénible de nos prisonnières sacrées. Mais est-ce que l’on perd le pucelage à ces agréments ?

MARTHE

Pas tout à fait, et quelquefois pas du tout, si l’on n’emploie à ce jeu que le doigt.

ANGÉLIQUE

Voyez, ma bonne, si je suis toujours avec vous de la plus grande sincérité ! Un jour nous sentîmes une curiosité invincible de remuer le lit de notre mère institutrice, pendant qu’elle était ailleurs, dans l’idée d’y trouver quelque instrument de pénitence ; car elle était fort dévote et ne faisait que soupirer vers le ciel. Quel fut mon étonnement de découvrir un certain instrument rond, en ivoire, d’un pied de longueur, avec deux petites boules attachées en bas !

Frappée de ce que je voyais, je demandai ce que c’était : il s’éleva une risée générale, à ma confusion ; après quoi, la plus âgée ôta de mes mains ce colifichet, se renversa tout de son long sur un banc, leva ses jupes et sa chemise, et se perça de mille coups sans relâche ; le feu était à son visage, tout son corps était en mouvement, et elle s’écriait de temps en temps :

« — Quel plaisir ! Quel plaisir ! »

Après elle, une autre ; après celle-ci, une troisième ; toutes enfin, moi la dernière, nous répétâmes le même jeu. À peine avais-je commencé, que la révérende mère entra. Elle voulait en venir aux reproches et aux menaces : mais la plus âgée d’entre nous la menaça, à son tour, de tout divulguer. Elle nous traita alors avec des manières modestes et polies, et, pour nous engager au silence, elle nous promit de nous prêter le joli instrument au moins une fois par semaine, pour nous amuser.

MARTHE

Pourquoi, bon Dieu ! n’ai-je pas su tout cela ? Sachez, mademoiselle, que votre jeune officier, en sortant de chez vous, vint me voir ; il entra brusquement en disant :

— Je t’ai demandé une pucelle, et tu ne m’as donné qu’une putain.

Il n’est point d’opprobres dont il ne m’ait accablé ; je lui laissai épuiser les invectives les plus grossières et les injures les plus atroces ; mais quand je vis qu’il osait lever sa canne pour me frapper, toute vieille que je suis, j’eus l’adresse et la force de saisir une chaise de noyer qui était sous mes mains, je la lui jetai contre ; mais ce héros martial évita le coup par une retraite précipitée.

ANGÉLIQUE

Ah ! l’injuste ! l’ingrat ! le barbare !… Je comprends à présent pourquoi ses premiers baisers, ses premiers embrassements étaient accompagnés des plus vifs transports, et des témoignages les plus purs de joie et de tendresse, et pourquoi, après mes faveurs accordées, il ne fut plus le même. Un air de froideur, un rire forcé, un engagement prétexté de se rendre chez son colonel, un prompt départ, tout devait me faire voir les soupçons qu’il avait formés sur mon compte. Ah ! le perfide ! Jamais aucun homme…

MARTHE

Jamais aucun homme ne fossoyera plus dans votre vigne, n’est-ce pas ? Vous voulez parler en enfant, je crois. Ne savez-vous pas notre proverbe : « Que le trône du roi n’est jamais vacant ? » C’est parce qu’à peine un roi est-il mort, que son successeur est bientôt proclamé.

Notre petite affaire est le trône de l’humanité : il lui faut toujours un sceptre. Si par hasard quelque bon mets vous a fait vomir, est-ce que vous n’en mangerez plus de votre vie ?

ANGÉLIQUE

Vous avez beau me parler d’un ton badin ; mais j’ai le cœur trop serré, trop navré.

MARTHE

Cela passera… Me sauriez-vous dire, mademoiselle, quelle heure il est ?

ANGÉLIQUE

Pourquoi me demandez-vous cela ? Est-ce que vous voulez vous en aller si tôt ?

MARTHE

J’ai mes raisons pour vous le demander. N’avez-vous pas une montre ?

ANGÉLIQUE

Vous vous moquez de moi, ce me semble. J’en avais bien une jolie ; mais dans un pressant besoin, il m’a fallu la donner à mon père : j’en ai fait le sacrifice, mais je la regrette bien.

MARTHE

Vous avez raison. C’est un grand plaisir que d’avoir une montre, et de savoir à tout moment, et de pouvoir dire quelle heure il est… Voyez un peu, mademoiselle… Que dites-vous de cette montre à répétition ?

ANGÉLIQUE

Qu’elle est belle ! Elle est en or, et garnie de brillants ! Permettez-moi de la faire sonner… Que cela est charmant ! Vous êtes bien heureuse de posséder un aussi joli bijou ! Je gage que vous n’avez que les apparences de la pauvreté.

MARTHE

Cela peut être, mademoiselle ; mais ne me croyez pas la maîtresse de cette belle montre ; je n’en suis que la dépositaire. Je la tiens d’un jeune marchand qui m’a ordonné de l’offrir à une jolie demoiselle, une de mes élèves, dont il espère obtenir quelques faveurs.

ANGÉLIQUE

Ah !

MARTHE

Vous soupirez ? Seriez-vous bien aise que cette montre vous appartînt ?

ANGÉLIQUE

Ah !… Vraiment oui… mais…

MARTHE

Mais il ne tient qu’à vous d’avoir la préférence.

ANGÉLIQUE

Mais est-ce vraiment à moi que l’on offre un si beau présent ?

MARTHE

Sans doute ; mais si vous le refusez, je vous assure, en parole d’honneur, que l’on suspendra ailleurs ce vœu, où l’on obtiendra la grâce[1].

ANGÉLIQUE

Mais… il ne me trouvera pas pucelle, et tout finira par une autre catastrophe.

MARTHE

Ne craignez rien ; il vous trouvera aussi vierge que vous l’étiez, à ce que je veux croire, à l’âge de sept ans. Je possède l’art qu’il faut pour opérer ce prodige.

ANGÉLIQUE

Êtes-vous sorcière ? Combien je me repens de ne pas vous avoir, dès le commencement, ouvert mon âme tout entière !

MARTHE

Il n’y a point de sorcellerie à cela : un peu de physique suffit… Prenez cette bouteille d’eau astringente ; frottez-en bien le dehors et le dedans de l’allée, et vous verrez le miracle. Prenez ensuite un de ces petits boyaux que j’ai rempli de sang d’agneau : quelques instants avant qu’on vienne au combat, fourrez-le dans le trou aimanté ; il attire l’épée, elle frappe, perce, sort ensanglantée, et l’on se persuade que la forteresse était vierge[2] et que l’on a été le premier à l’emporter.

ANGÉLIQUE

Mais pouvez-vous me persuader qu’on puisse s’attacher, au moins avec plaisir, tantôt à l’un, tantôt à l’autre ?

MARTHE

Je vous prouverai, mademoiselle, que, non seulement vous le pouvez, mais que vous devez le faire, si votre santé, si votre intérêt vous sont chers.

Vous auriez certainement un cœur bien petit, si un homme seul vous suffisait pour l’occuper. Observez la nature, notre mère et notre législatrice. Elle se plaît à varier continuellement les temps, les saisons, ses productions. D’après ses lois, tout est sujet au changement ; un penchant irrésistible nous entraîne donc à changer, de temps en temps, d’avis, d’affections, de sentiments.

Malheur à la femme qui compte sur l’homme ; faites attention, mademoiselle, que je ne dis pas sur les hommes. Vous devez considérer l’homme comme une girouette, que le moindre vent fait mouvoir à son gré. Vous devez savoir que les plus belles choses deviennent insipides à ceux qui les ont continuellement sous les yeux. L’homme, en toutes choses, aime à faire une fin : il poursuit, il aime, et quelques années… que dis-je ? quelques mois, quelques jours après, la satiété survient.

Un jeune homme languit de vous posséder ; il y attache d’abord tant de prix ; cela lui paraît ensuite si peu de chose ; il commence à se fatiguer de vos caresses, la variété peut seule assaisonner ses plaisirs ; plus il fait de conquêtes, plus il remporte de victoires, et plus son amour-propre en est satisfait. L’homme ne veut point avoir de chaînes au pied : la femme serait bien folle de s’enchaîner elle-même !

Aimez un seul homme ; vous avez un cœur tendre, un cœur sensible ; vous liez bientôt avec lui une amitié si étroite, que vous la croyez inséparable ; vous vous faites tous les jours de nouvelles protestations d’amour ; vous jurez de ne vous séparer l’un de l’autre qu’à la mort. Ces protestations sont sincères de votre côté, mais vous n’êtes pas payée de retour : votre attachement pour lui est sans bornes, son attachement pour vous est de courte durée ; souvent, après des témoignages apparents d’une affection inviolable, le perfide, en sortant de chez vous, passe entre les bras d’une autre. Le dégoût, la satiété s’empare de lui ; l’objet nouveau est d’un meilleur aliment à sa lubricité ; il vous quitte, il vous oublie ; que deviendrez-vous ? Délaissée, méprisée, vous versez des torrents de larmes, vous êtes plongée dans l’amertume ; l’empreinte de la douleur se répand sur toute votre personne ; vous languissez, vous tombez malade, les chagrins dévorants avancent votre âge et vous ouvrent les portes du tombeau.

Aimez un seul homme ; il vous faut donc renoncer au projet de vous former un état brillant. Supposons qu’il vous affectionne pour quelque temps, qu’il soit riche, généreux ; lorsqu’il s’aperçoit que votre entretien épuise ses richesses, qu’il voit sa fortune fort bornée, ses désirs le deviennent aussi ; il commence à moraliser et à se dire à lui-même : « L’homme est bien fou de jeter son argent dans un trou qui ne se remplit jamais ! On appelle plaisir ce qui n’est qu’un étourdissement de l’âme ; on appelle volupté ce qui n’est qu’une insatiable fureur. » Cette morale du moment l’oblige à vous quitter ; vous n’aviez que cette source, la voilà tarie ; que deviendrez-vous ?

Au contraire, si plusieurs fontaines arrosent votre jardin, vous aurez toujours un parterre magnifique, et vous ne périrez jamais de soif.

ANGÉLIQUE

Ce que vous me dites est très sérieux. Mais si j’ai plusieurs amants, et que quelqu’un d’entre eux s’aperçoive qu’il a un rival ?

MARTHE

Pour éviter tout inconvénient, demain je vous amènerai une petite servante ; elle se contentera d’un petit gage, puisque chez vous elle peut s’attendre à bien des avantages. Elle est toute prête ; je lui ai déjà donné quelques leçons de conséquence. Elle a reçu de la nature un caractère doux et joyeux ; elle est passablement jolie, en un mot, elle est ce qu’il faut pour être une petite Nymphe au service de Vénus.

ANGÉLIQUE

J’aurai une servante ! Mais comment l’entretenir ?

MARTHE

Fiez-vous à moi ; si vous suivez mes conseils, il viendra bientôt un temps où vous pourriez avoir à vos ordres un nombreux domestique.

ANGÉLIQUE

Mais mon père, que dira-t-il ? Nous nous faisons nourrir fort chétivement par un traiteur qui demeure ici près… Je pourrai donc tenir ménage, commander, me faire accompagner ?… Dieu ! quel bonheur !

MARTHE

Votre père en sera bien aise ; vous n’avez qu’à lui faire bonne chère, qu’à lui donner de temps à autre quelques pièces d’or ou d’argent, pour qu’il s’amuse à son gré ; il vous laissera tranquille et se croira heureux.

ANGÉLIQUE

Mais cette fille est-elle suffisamment habillée ?

MARTHE

Vous la verrez dans une parure simple et modeste, mais pleine de grâces.

ANGÉLIQUE

Mais si quelqu’un, en me rendant ses visites, la trouvait plus jolie que moi, ou plus à son goût ?

MARTHE

Vous me faites rire, mademoiselle ; je vous crois une âme noble ; est-ce que la basse jalousie peut se glisser dans votre cœur ? Dans le genre de vie auquel vous vous dévouez, une jeune servante vous est si utile, si nécessaire, que vous devez plutôt la considérer comme une autre vous-même.

D’accord avec vous, elle ne laissera entrer personne sans l’annoncer. Si vous avez quelqu’un à vos côtés, si vous êtes en ouvrage, elle vous donnera le temps de vous relever, de reprendre votre assiette, de cacher votre amant dans un cabinet, en lui faisant accroire que c’est un de vos oncles, de vos cousins, de vos neveux qui vient vous voir.

Elle peut même vous donner tout le temps de faire sortir votre Adonis par une autre porte, sous prétexte que vous êtes encore à votre toilette, ou occupée de quelque affaire sérieuse, et, en attendant, retenir le nouveau venu dans sa chambre, l’amuser, s’amuser

ANGÉLIQUE

Et puis moi, avoir les restes de ma servante ? Cela me paraît trop dur.

MARTHE

Cela n’est pas si dur à digérer que vous le croyez. De cette manière la servante trouve son service fort agréable, et son propre intérêt l’oblige au secret. Et si le nouveau venu vous découvre, par hasard, infidèle, vous pourrez lui dire d’un ton ferme :

— Quoi ! monsieur, vous êtes traité chez moi à double portée, et vous voudriez me réduire à un seul plat ?

Ce discours lui fera voir que vous vous êtes aperçu de ses badinages avec la servante, sans vouloir lui en faire aucun reproche ; il sera contraint de se taire et de vous aimer.

ANGÉLIQUE

En vérité, il y a du comique à tout cela.

MARTHE

Notre vie n’est qu’une comédie : heureuses, si nous savons y jouer les rôles les plus agréables ; bien folles, si, par nos préjugés, nous la changeons en tragédie !

N’en doutez pas ; je viendrai moi-même, de temps en temps, vous amener quelque jeune monsieur, quelqu’un de ceux qui aiment à apprendre la profession de jardinier ; et si la place est prise, ou si quelque autre prétendant survient, je dirai que c’est une personne de ma connaissance qui vient parler de mariage ; enfin je serai toujours fertile en expédients pour ne pas vous compromettre.

ANGÉLIQUE

Eh bien ! je laisse aller ma petite barque à voiles et à rames, et vous en serez le pilote.

MARTHE

Si vous vous fiez à moi, votre navigation sera heureuse, et vous arriverez à bon port.

Voulez-vous apprendre des nouvelles d’une jolie fille que je ne nommerai pas, mais qui vit encore, dans cette ville même, qui fait consister son bonheur dans un heureux changement, et qui est, en vérité, une Protée femelle ?

ANGÉLIQUE

Avec plaisir, ma bonne. J’imagine que c’est une de vos élèves.

MARTHE

Si vous le voulez, mademoiselle. Notre ville est assez grande. Cette fille a fait courir le bruit qu’elle a une sœur et deux cousines, mais que trouvant leur caractère fort opposé au sien, il ne lui est pas possible de vivre avec elles. Elle a à sa disposition quatre petits appartements aux quatre coins de la ville. Sous différents prétextes, elle s’éclipse souvent et passe d’un quartier à l’autre ; elle change de nom, de coiffure, d’habillement, de voix, et a l’art surprenant, à l’aide d’une toilette bien étudiée, de changer de figure. Elle a mille pratiques, elle gagne et ramasse immensément.

Quelques-uns qui ont joui d’elle dans un quartier, — voyez si les hommes sont constants — et qui en jouissent dans un autre, croient la reconnaître : mais elle, pour se moquer d’eux au fond de son cœur, sait si bien varier de manières, qu’ils avouent leur erreur, et se persuadent avoir eu affaire avec sa sœur, ou avec une de ses cousines.

Excédée de la continuité de ses pratiques journalières, l’idée d’autres plaisirs s’offre à son esprit : elle se rend à l’église, elle s’humilie devant un jeune prêtre, pleure, ou fait semblant de pleurer, se déclare la plus grande pécheresse du monde, et le prie de l’honorer de quelques visites, pour la remettre peu à peu dans le bon chemin ; elle lui indique l’une ou l’autre de ses demeures ; le médecin spirituel ne manque pas de s’y rendre, dans l’intention vraie ou apparente de ramener une brebis égarée au bercail du Seigneur. Mais il arrive qu’au lieu de fermer la plaie, ce bon médecin la rouvre ; et elle en rit de tout son cœur en voyant que les gens d’église sont si aisément attaqués de la même maladie dont ils prétendent guérir les autres.

Quelquefois elle déguise son sexe, et habillée en voyageur, elle entre, sur le soir, dans un couvent de religieux qui n’ont point de barbe au menton, et qui, par une oisiveté bien nourrie, sont des athlètes robustes et puissants en tous combats. Elle se jette aux pieds du père prieur, fait un roman, et met en jeu diverses aventures d’amour ou de guerre ; elle dit que dégoûtée du monde et de ses maximes, elle sent l’excès de ses fautes et veut les expier ; qu’elle veut, en un mot, se fixer pour le reste de ses jours dans un asile monastique pour être dans la voie du salut. Ses accents sont entrecoupés de soupirs, de larmes, de sanglots, il semble qu’elle en étouffe ; pour se soulager, ses deux mains ouvrent sa veste, et le père observateur entrevoit les marques non équivoques et les plus séduisantes de son sexe : il en est d’abord scandalisé, puis tout ému, puis attendri, puis tout enflammé… Il veut s’assurer par ses yeux, par ses mains, s’il ne se trompe pas dans cette découverte… Il devient la victime de cet enchantement, et finit par l’exercer aux lois de la clôture.

ANGÉLIQUE

Elle ne pourra plus, à l’avenir, jouer ces rôles, puisqu’il n’y aura plus de couvents parmi nous.

MARTHE

Béni en soit Dieu ! et vive notre Assemblée Nationale ! Voilà tant de misanthropes redevenus hommes et rendus à la Société. Je suis cependant persuadée qu’il y en aura toujours quelques-uns, même beaucoup qui, si l’Assemblée les laisse faire, préféreront rester toute leur vie dans leur cage, et pourquoi ? Parce que les murailles monastiques cachent trop bien leurs sottises… Mais à propos, mademoiselle, vous ne refusez pas cette montre ?

ANGÉLIQUE

Mais vous m’avez dit qu’il faut persuader son amant qu’on ne l’aime pas par intérêt.

MARTHE

Et je vous le répéterai encore ; mais prenez toujours ; nous nous expliquerons mieux là-dessus une autre fois. N’en parlez point à celui même qui vous en fait présent… Un peu de pruderie, mais pas trop… Soyez heureuse, je viendrai demain vous en féliciter.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre

La Rhétorique des putains, figures
La Rhétorique des putains, figures
  1. En parlant ainsi, Marthe fait allusion aux expressions ingénieuses et badines dont usait Benoit XIV en pareil cas. Il se promenait un jour dans son carrosse avec un cardinal : il aperçut une très jolie montre devant une dame ; il la reconnut…

    « — Dites-moi, mon frère, n’est-ce pas là votre montre ?

    « — Oui, mon saint Père, je lui en ai fait un présent.

    « — Vous avez bien fait de suspendre votre vœu où vous avez obtenu la grâce. »

  2. On dit, en italien, que Venise est une ville vierge, parce que jusqu’à, présent, aucune puissance n’a pu l’emporter.