La Rhétorique des putains/II/11
LEÇON XI
Votre servante, mademoiselle.
Dites-moi : « Bonjour Angélique ; » à la fin ce nom de mademoiselle, dans votre bouche, m’écorche les oreilles : appelez-moi votre amie, car je veux l’être… Mais qui est cette fille que vous avez amenée avec vous ?
Celle que j’ai envie de placer auprès de vous. Voyez-la ; son air ne vous frappera pas, peut-être, au premier coup d’œil ; mais croyez-moi, elle vous plaira ensuite par ses manières. Elle a été trois ans au service d’une dame qui vient de partir pour l’étranger. Marguerite — c’est son nom — n’a pas voulu quitter le pays, parce qu’elle a ici un petit cousin qu’elle aime à la folie. Cette dame, avant son départ, me l’a recommandée si vivement, et m’en a donné de si bons témoignages, que j’ose vous promettre que vous vous trouverez bien avec elle.
Eh bien ! qu’elle reste ; l’inclination que je sens déjà pour elle m’anime bien mieux à la garder que tous les témoignages et toutes les recommandations dont vous pourriez me parler. Mais vous me permettrez bien de lui faire quelques questions ?
Tant que vous voudrez ; je sais que vous êtes une grande questionneuse ; mais, que cela ne vous déplaise, vous verrez qu’elle saura vous répondre.
Vous êtes au fait du ménage, ma fille ?
Oui, madame.
Je ne suis pas madame.
C’est que l’on m’a appris qu’aujourd’hui, en bon français, on dit madame, même aux filles, crainte de mentir en leur disant mademoiselle.
Vous me paraissez bien rusée et un peu méchante.
Pardon, madame, vous me trouverez plutôt sincère et franche, que rusée et méchante.
Il est inutile de vous demander si vous êtes fidèle.
Je n’ai jamais donné de promesses que je ne les ai tenues ; mais pour ne pas manquer à la fidélité, j’aime mieux promettre peu, et tenir beaucoup.
Je veux dire, si vous pouvez vous vanter de servir vos maîtres avec fidélité.
Oui, madame, je puis m’en vanter, sauf un peu d’industrie.
Savez-vous bien faire les lits, comme il faut ?
Je sais les faire, et mieux les défaire.
Savez-vous un peu d’arithmétique ?
Je sais que, deux font un et quelquefois trois.
Oh ! oh ! vous êtes savante !
C’est que madame Marthe a daigné me donner quelques leçons.
Êtes-vous bien discrète ?
Oh ! pour cela, madame, vous me faites tort de me le demander. Je suis fille, mais je sais parler et me taire à propos ; j’ai une langue, mais je sais la régler comme l’aiguille d’une horloge ; je l’avance, je la recule, je la fais sonner l’heure que je veux. J’ai des yeux, mais, au besoin, je ne vois point ; j’ai des oreilles, mais quand il le faut, je n’entends point.
Ne vous fâchez pas, ma fille ; je suis vive parfois.
Parfois, et pas toujours ? Je n’ai pas prétendu venir servir une morte. Un temps toujours calme m’ennuie à la fin ; j’aime à voir des nuages ; j’aime à entendre le tonnerre, pourvu que la foudre ne tombe pas ; après le mauvais temps, la sérénité a plus de charmes.
Ma fille, je crois que vous me deviendrez bien chère.
Bien chère ? Est-ce que vous pensez que je vous coûterai beaucoup ?
Ah ! la petite malicieuse ! Je veux dire que je vous aimerai et vous garderai plutôt comme une compagne que comme une servante.
Je ferai tout mon possible pour me rendre toujours digne de vos bontés. Je ne vous promets pas plus de beurre que de pain, mais je vaudrai bien le pain que je mangerai, j’ose m’en flatter.
À propos, que dois-je vous donner par an, pour paiement de vos services ?
Ne parlons pas de cela, madame.
Mais, encore une fois, ne me dites pas madame.
Mais pourquoi, s’il vous plaît ? C’est un si joli nom ! Mon cousin me dit souvent : madame ; et j’aime tant à être dame damée !
On voit que vous n’êtes pas novice ! Mais voulez-vous bien me dire ce que vous prendrez de gages ?
N’en parlons pas, vous dis-je, madame. À la fin de l’année vous me donnerez ce que vous voudrez, et je suis persuadée que vous surpasserez même mon attente… Mais est-ce que je serai toute seule à vous servir ? Je sais parfaitement coiffer, aider de toutes façons à la toilette… Voyez mes mains, elles ne me semblent pas faites pour manier les marmites… Mon petit cousin peut faire cela : faites-moi la grâce qu’il vienne, lui aussi vous servir, habillé en fille ; un seul lit nous suffira, à lui et à moi. Vous êtes raisonnable, madame. Pendant que l’on vous apprêtera tous les plats que vous voudrez, je n’aime pas rester à jeun, moi… Vous le verrez, ce petit cousin ; la nature l’a pétri avec soin, et l’amour l’a embelli avec empressement ; il vous plaira, je n’en serai point jalouse ; il ne me gêne point, je le laisse libre aussi, Voilà comment l’on vit heureux… Dans un temps de disette, tout pain est bon.
Mais pourquoi en habit de fille ?
Madame Marthe vous expliquera le mystère… Je vais donc prendre mon cousin, qui passera pour être ma sœur… À l’honneur de vous revoir, madame.
Que cette fille est charmante !
C’est la fille qu’il vous faut ; je vous assure que vous n’en trouveriez pas une dans tout l’univers qui pût vous convenir mieux que celle-ci.
Mais est-ce tout de bon que je dois prendre aussi son cousin avec elle ?
Je ne vous l’ordonne pas, je ne puis que vous le conseiller.
Mais je me mets un pesant fardeau sur les épaules ; comment pourrai-je le porter avec honneur ?
Oh ! vous aurez d’autres fardeaux à porter ! Mais vous vous en acquitterez très bien et avec honneur ; n’en soyez pas en peine.
Mais ce jeune homme, à qui Marguerite est inséparablement attachée, est-il vraiment son cousin ? Une amitié si étroite, entre parents, m’étonnerait à la vérité.
À vous dire vrai, je ne me suis pas souciée de voir son arbre généalogique. D’ailleurs, je me rappelle avoir vu un tableau, où l’Amour était peint au pied d’un escalier que montait et descendait bien du monde. On voyait que ce dieu capricieux, à chaque instant, bandait son arc, décochait ses flèches, et blessait toujours quelqu’un à chaque degré.
Mais pourquoi doit-il me servir habillé en fille ?
Je vous en dirai la raison… Mais moi aussi je suis curieuse de nouvelles : parlez-moi un peu premièrement de votre dernière conquête.
Dispensez-moi, je vous prie, de vous en faire un long récit ; il me serait impossible de trouver les réflexions convenables pour vous peindre l’amour qu’il m’a inspiré, et les plaisirs qu’il m’a donnés. C’est le dieu même de la volupté, déguisé en simple mortel, qui a couché avec moi, et qui m’a fait passer la nuit la plus délicieuse.
Vous ne vous repentez donc pas d’avoir changé de mets ?
Ah ! je n’en changerai plus, je trouve celui-ci trop à mon goût.
Comment ! vous n’en changerez plus ! Ayez la bonté de regarder ceci.
C’est un billet de change pour cinq cents louis.
J’ai un autre billet, pour mon compte, de vingt louis : voulez-vous me les faire perdre, vous qui m’avez juré une reconnaissance éternelle ?
Non, ma bonne, mais expliquez-moi ce mystère.
C’est un vieux Crésus, c’est-à-dire un vieux fermier qui, quoique penché sur sa tombe, a la folie de vouloir goûter des fruits printaniers. Il vous a vue hier à la fenêtre ; il m’a aussitôt mandée, et comme à une personne qui connaît toutes les filles de la ville, il m’a demandé de vos nouvelles.
Je lui ai fait de vous un éloge simple et sans art, mais de manière que j’ai attisé le feu dont il brûlait déjà… Si vous avez le courage, pour peu de temps, d’avaler ce vieux morceau, votre fortune est faite. Je dis pour peu de temps, parce que n’ayant plus de force pour combattre dans le camp de Vénus, après quelques petites escarmouches, il sera contraint de succomber, et vous lui procurerez un repos éternel.
Vous exigez de moi un cruel sacrifice !
N’en sentez-vous pas le prix ? Pouvez-vous balancer dans le choix ? Cinq cents louis pour premier gage !… Il n’a ni femme ni enfants ; il a des parents, mais qu’il ne veut pas reconnaître ; parce qu’ils ne sont que des roturiers, comme il l’était lui-même, il y a quelques années. Il vous prodiguera les richesses que l’oppression et la fraude lui ont amenées ; il peut vous faire son héritière ; la fortune se plaît à mettre à vos pieds tous ses trésors, et vous ne voudriez pas assurer votre bonheur ?
Vous m’offrez donc du pain sec et moisi ? À la bonne heure. Mais cela m’empêchera-t-il de goûter mon mets délicieux ? Mon jeune marchand, que j’attends encore ce soir…
Ce soir ! Dieu ! cela gâte toutes mes mesures. Mais, ce soir même, ce fermier doit venir pour passer la nuit avec vous !… Jamais, mademoiselle, jamais vous ne devez donner parole à vos amants de les voir deux jours de suite. Vous devez avoir mille prétextes toujours prêts à alléguer pour remettre à d’autres temps vos entretiens. Pourquoi vous laisseriez-vous obséder par quelqu’un pour que d’autres ne puissent vous approcher ? Est-ce là le fruit de mes leçons ?… Vous pleurez, mademoiselle ? Vous me faites pitié, je veux vous soulager. Avez-vous remarqué que Marguerite est à peu près de la même taille et du même âge que vous, et que, étant bien parée, elle pourrait bien vous valoir !
J’y réfléchis dans ce moment, et j’en demeure d’accord ; mais que voulez-vous dire avec cela ?
Voulez-vous bien écrire tout de suite un billet, pour donner avis à votre jeune marchand de remettre sa visite à un autre soir, sous prétexte que votre père s’est aperçu de quelque chose, et que vous devez prendre toutes les précautions possibles pour éviter d’être surprise… Les larmes vous viennent aux yeux ; je me sens attendrie, je partage votre douleur.
Eh bien ! laissez arriver votre jeune marchand, vous coucherez avec lui, mais, à l’avenir, soyez plus prudente.
Mais le vieux fermier ?
Vous ordonnerez à Marguerite de se mettre, pour ce soir, à votre place. Ce sera pour elle un amusement singulier. Elle a déjà le secret de se rendre ou de paraître pucelle à son gré ; et elle est plus robuste que vous.
Le pauvre vieillard se trouvera plongé dans une si longue guerre, qu’après deux ou trois combats, il sera contraint d’avouer qu’il se trouve battu, abattu, défait ; il demandera, lui le premier, une trêve d’un mois au moins, pour réparer ses forces.
On l’obligera poliment de sortir en silence, avant qu’il soit jour ; il s’en ira persuadé d’avoir été admis à la première table, et il n’aura mangé qu’à la seconde : mais cela ne fait rien à la chose.
En cas que votre jeune marchand vous manque, vous pourrez vous procurer un amusement fort agréable, en couchant avec la sœur de Marguerite : quel plaisir de la trouver dans les draps, métamorphosée en un beau garçon, frais et vigoureux !
Vous me faites rire, ma bonne ; mais je n’ai que deux lits à ma disposition ; où couchera-t-il le petit cousin ?
Ce sera l’affaire de Marguerite d’arranger tout cela.
Mais ce vétéran de Cythere prétendra peut-être revenir pendant le jour.
Je vais vous parler en prophétesse. Il reviendra le surlendemain, au plus tard, pour voir et examiner de près sa chère conquête. Il marchera vers vous avec ses deux jambes cagneuses, et la troisième fresque impuissante ; vous devrez le recevoir avec transport, lui faire mille honnêtetés, lui donner les plus grandes marques d’affection, l’appeler tendrement votre bon papa. Vos grâces, vos manières gagneront son cœur et son argent.
Mais ma voix peut me trahir, et s’il s’aperçoit que ce n’est pas moi avec qui il a couché, que deviendrai-je ?
Questionneuse éternelle ! n’êtes-vous donc née que pour vous tourmenter mal à propos ? Vous ne connaissez pas encore les qualités de Marguerite, ni dans quelle perfection elle sait mener les intrigues les plus galantes ; elle lui parlera fort peu, et toujours à voix basse ; outre cela, elle vous a entendu parler quelques instants ; cela suffit pour qu’elle sache, au besoin, imiter si bien votre voix, que l’homme le plus attentif pourrait s’y méprendre.
Mais laissez-moi vous parler de ce vieux fermier. Il vous trouvera parfaitement à son goût, j’en suis sûre ; il cherchera peut-être à vous oppresser inutilement du poids de son corps ; prenez patience ; ayez même le courage de manier sa vieille rosse, de la chatouiller, de l’exciter à lever la tête et à marcher. Si elle ne peut faire que quelques pas, faites au moins qu’il ait le plaisir de contempler, à son aise, toutes les beautés secrètes que la nature vous a données en partage, ne manquez pas de baiser souvent, quoique à regret, ce bon papa. Après vous avoir promis de faire votre bonheur, il poussera le ridicule jusqu’à vouloir que vous lui soyez fidèle ; vous devez le lui promettre, dans l’intention, sans doute, de ne pas tenir votre parole.
Après cela, il vous faudra quitter, le même jour, cet appartement, et passer dans un hôtel superbe qu’il prendra pour vous ; vous vous trouverez la maîtresse d’une maison montée sur le plus grand ton, et vous nagerez dans les délices. Mais, prenez garde ! L’œil de la défiance sera ouvert sur toutes vos actions. Plusieurs de ses domestiques qui sont à sa discrétion, auront aussi toujours les yeux sur vous ; s’il pouvait prendre le moindre ombrage sur vous, tout serait perdu.
Je vais donc devenir une prisonnière, une esclave chargée de chaînes dorées ? Cette idée me fait frémir !
Vous ne serez accablée de ces chaînes que très peu de temps. Croyez-moi, vous vous affranchirez bientôt du joug d’une courte servitude. D’ailleurs votre esclavage sera bien doux, et le petit cousin saura bien vous dédommager de l’ennui que vous donnera ce vieillard importun.
Vous devez accepter ses offres généreuses, mais à condition que vous garderez auprès de vous vos deux servantes. Un jeune garçon habillé artistement en fille, ne pourra faire entrer dans son cœur aucun soupçon : vous voyez à présent que ce petit cousin vous est très utile, même nécessaire.
Toutes les fois que vous le pourrez, vous lui donnerez le change, et Marguerite, qui est plus forte et plus expérimentée que vous, le fera tellement nager dans une mer de délices, qu’il y sera bientôt noyé. L’usage immodéré des plaisirs fait déjà vieillir avant l’âge ; à plus forte raison, un vieillard qui veut encore creuser, creuse en même temps son tombeau.
Jetez d’avance les yeux sur le dénouement de cette aventure. Après quelques mois de retraite, la liberté la plus brillante vous attend. La fortune vous regarde d’un œil favorable, elle vous promet un avenir des plus agréables : voudriez-vous refuser ses faveurs ?
Mais, mon jeune marchand ?
Votre jeune marchand ? On voit bien que c’est balai tout neuf pour vous. Ne savez-vous pas qu’il est impossible de passer sa vie sans faire des sacrifices et sans exiger ? Pour arriver au sommet du bonheur, il faut souvent monter par des chemins escarpés et épineux. Si le courage nous manque, si la fortune qui nous sourit s’échappe, si nous demeurons dans une honteuse pauvreté, tant pis pour nous. C’est notre faute.
Vous le verrez ce soir, votre jeune marchand, la nuit est assez longue ; vous aurez le temps de savourer à plusieurs reprises le plaisir et la volupté. Vous lui direz, enfin, que votre père vient de recevoir une lettre de son frère aîné qui demeure à trente lieues d’ici, et qui, attaqué d’une cruelle maladie, se trouve dans l’état le plus alarmant ; qu’il souhaite très ardemment de passer les derniers moments de sa carrière entre ses bras et les vôtres, et que, par conséquent, vous ne pouvez pas vous dispenser d’être du voyage.
Ajoutez à tout cela que votre oncle a toujours nagé dans l’opulence ; qu’il jouit d’une fortune immense, et qu’en recueillant sa succession, vous allez posséder un bien fort considérable.
Ce joli conte sera pour lui une histoire véritable. Engagez-vous par un serment réciproque de vous être fidèles l’un à l’autre : ce serment téméraire et insensé, et qui par conséquent n’oblige à rien, deviendra néanmoins le garant de votre tendresse. Dites-lui que trois mois d’absence seront pour vous trois siècles ; qu’éloignée de lui, vous l’aurez toujours présent à votre esprit ; que vous vous répéterez mille fois les assurances qu’il vous a données de son amitié ; que vous y réfléchirez toujours avec un plaisir extrême et que tout cela vous soulagera du chagrin de ne pas le voir ; pleurez, vos larmes précieuses couleront toutes dans le cœur de votre amant, et bien loin d’éteindre son feu, elles le rendront inextinguible.
Pourrai-je lui dire qu’il m’écrive au moins ?
Vous extravaguez, mademoiselle. Mais quelle adresse pourriez-vous lui donner ?
Pardon, ma bonne, j’ai la tête un peu confuse… Mais s’il me demande le nom de l’endroit où je fais semblant d’aller, dans le dessein de faire quelque escapade ?
Répondez-lui que vous l’avez oublié ; que s’il a à cœur votre bonheur, il ne doit penser ni à vous voir, ni à vous écrire ; car ses allées, ses venues, ses lettres, ses échappées, tout pourrait vous perdre.
De grâce, mademoiselle, conduisez-vous toujours avec une grande prudence ; ne vous écartez point de mes conseils ; si vous ne voulez pas gâter les mesures que je prends pour vous mettre au comble de la félicité.