La Rivière-à-Mars/01

La bibliothèque libre.
Les Éditions du Totem (p. 7-19).

LA RIVIÈRE-À-MARS


I


Il se nommait Alexis Maltais, mais on l’appelait communément Alexis Picoté. Il avait subi le sort de la plupart de ses compatriotes de Charlevoix où les homonymes sont si nombreux qu’il faut, pour les distinguer, les enrichir de sobriquets. On compte, dans le pays de Charlevoix, des centaines de Maltais et de nombreux Alexis. Mais on ne les confond jamais. On dit, par exemple : Alexis à Pierre Maltais, si le père s’appelle Pierre ; Alexis à Pierre à François — ce dernier étant le nom du grand-père. Pour la famille Tremblay surtout, dont les membres dans les régions de Charlevoix et du Haut-Saguenay sont aussi nombreux que les étoiles du ciel, on remonte parfois de cette façon jusqu’au quatrième ascendant. Ou bien on applique tout simplement un sobriquet au nom patronymique ou familial : Picoté, Perlagraisse, le Rouge, le Fort, etc.

Alexis Picoté, qu’on avait appelé ainsi pour le distinguer de cinq autres Alexis Maltais, devait son surnom aux taches que, dans sa jeunesse, la petite vérole avait imprimées sur son visage.

C’était un homme entreprenant, invinciblement attiré vers l’inconnu, et dont le courage dans la réalisation d’une entreprise était toujours séduit par les difficultés à vaincre. Il semblait fait pour l’aventure. Et il souffrait de voir les terres rocailleuses de Charlevoix s’appauvrir d’année en année, refuser en plusieurs endroits de produire, en dépit d’un travail opiniâtre de tous les jours.

Il était jeune : trente-deux ans. Marié depuis douze ans, il avait deux fils, Pierre et Arthur, qu’il destinait à la culture du sol. Sa femme, Élisabeth, aimait comme lui la terre et l’aventure. La famille entière était prête à sortir, s’il le fallait, de l’existence journalière et monotone qu’elle vivait sur le lot ancestral.

La terre d’Alexis, ainsi que les autres fermes de la Malbaie, était en culture depuis l’époque où la seigneurie avait été octroyée par l’Intendant Jean Talon, en 1672, au Sieur de Comporté. Plus tard, en 1762, ce territoire, échu à la couronne britannique, fut concédé de nouveau, en deux sections, par l’entremise du général Murray, premier gouverneur anglais de Québec : la partie est au sieur Malcolm Fraser, la partie ouest, ou « Murray Bay », au sieur John Nairn, tous deux officiers du régiment des Highlanders. Et c’est à cette époque que remonte l’établissement à la Malbaie de plusieurs familles françaises de langage, de mœurs et d’esprit, qui portent les noms de Murray, Blackburn, Harvey, Warren. Le territoire de la Malbaie s’étend sur le bord du fleuve et à une profondeur de trois lieues, du côté nord de la rivière Malbaie, — ancienne « Rivière Platte » ou « Malle Baye », décrite par Champlain, — jusqu’à la Rivière Noire.

Un jour, Alexis Maltais dit Picoté, du haut de sa terre, tourna ses regards vers le nord-est, et il eut une vision. Son torse musclé, sec, tout en fibre comme le merisier, ce cambrait sur des jambes robustes. Il regarda longtemps l’effarante monotonie des forêts et des caps qui s’étendaient à l’infini. Il entrevit la coulée fantastique de la rivière Saguenay, la terrible rivière qui a tracé sa route où elle a voulu ! Ses rives sont proches l’une de l’autre, mais, devant, derrière, les horizons ont d’étranges alternances de couleurs, comme des effets de mirage ; incomparables tableaux parmi lesquels l’eau chante de rudes symphonies. Ce n’est pas assez que, pendant des siècles, l’industrieuse rivière a travaillé. Chez elle, c’est encore partout le chaos. Ces pointes, ces baies, ces îlots ont des formes inusitées. Sur les bords, tout est crevassé, tout est gris. On y voit frémir très haut, sur des « crans » abrupts qui montent démesurément, des sapins et des bouleaux qu’un grand vent continuellement plie et balance, rabroue et fait tourner sans que, jamais, ces arbres fassent entendre un murmure, une plainte. Si vague et si mystérieuse, si légère est encore la vie, en ces solitudes !

Et tout ce pays était, au temps d’Alexis Picoté, comme un livre fermé. Dans Charlevoix, comme ailleurs parmi les populations qui habitaient les deux rives du Saint-Laurent, on se racontait avec effroi les beautés et les horreurs, les légendes et les dangers de ce fantastique pays du fleuve de la mort.

On sait — des indigènes et des trappeurs l’ont rapporté — qu’au delà de la chaîne tumultueuse des pics qui enserrent la rivière, une grande baie s’étend, vaste comme une mer, entourée d’incommensurables forêts de pins qui poussent, d’un sol riche, jusqu’à des hauteurs vertigineuses.

« Ici, des terres en rocailles, dures, pauvres ! », et Alexis Picoté, regardant par-delà le « trécarré », désigne le nord-est d’un geste énergique de ses bras où des boules de biceps roulent sous la chemise : « Tandis que là !… »

C’est ainsi qu’Alexis Picoté se mit à voir le Saguenay, dès le jour où il commença à douter des vertus de sa terre. C’est ainsi qu’il l’entrevoyait quand, dans l’étirement de son corps courbaturé, il se redressait après que sa faux avait couché sur le sol un andain ou, à l’automne, quand il avait arraché de la terre de larges jointées de pommes de terre.

Pourquoi quelques-uns de ses amis et lui ne partiraient-ils pas explorer ces forêts de pins dont on a parlé si souvent ? La « pinière » fournirait une belle moisson en attendant, un peu plus tard, celle, plus abondante et plus riche encore, de la « graine de pain » : le blé.

Cette année-là, Alexis Picoté put donner suite à son dessein. Il fit d’abord, seul avec un compagnon, une exploration préliminaire du territoire saguenayen. Il revint, enthousiasmé, plein de foi et d’ardeur pour l’exécution d’un plan qu’il avait conçu, et qu’il s’empressa de faire connaître à ses parents, ses amis, ses voisins. Il en parla durant des soirées entières. Sa résolution était définitive : il ouvrirait ces forêts balsamiques, il serait le maître de ces terres plantureuses, capables, croyait-il, de faire vivre toute la population de Charlevoix. Et il se mit tout de suite à l’œuvre.

Durant l’hiver, en effet, il organisa une société qui prit la responsabilité financière de son entreprise, tentative d’exploitation forestière et de colonisation, sur les bords de la Baie des Ha ! Ha !, à cinquante milles à peu près des sources du Saguenay. Au printemps, la « Société des Vingt-et-Un » était formée. Elle était composée, comme son nom l'indique, de vingt-et-un actionnaires. Chacun d’eux avait acheté une action de quatre cent dollars. Il était loisible, de plus, à chaque actionnaire de s’adjoindre deux co-associés pour former la somme que coûtait une part.

Et l’on attendit la descente des glaces sur le Saint-Laurent et sur le Saguenay. On se mettrait en route en mai sur une petite goélette qui appartenait à Thomas Simard. On se prépara au départ. Alexis Picoté amenait toute sa famille, la première à pénétrer dans ces solitudes. Ses deux fils sauraient l’aider plus tard, de même que sa femme aux bras hardis et au jugement sain, de même que les autres qui allaient venir !

On entreprenait un rude voyage, où ne manqueraient ni les incertitudes, ni les dangers, ni les périls. On devait voguer un peu dans l’inconnu. Mais Alexis Picoté était plein de foi et de confiance dans l’issue de cette expédition. Il réussit à faire partager son optimisme par ses compagnons. Le projet, c’était de remonter le Saguenay, d’établir, le long de la route, à aussi peu de frais que possible, de petites scieries mécaniques, et de faire de la Baie des Ha ! Ha ! le siège principal de la société. À l’automne, si cette première expérience réussissait, on tenterait une exploitation plus considérable de la forêt. Et on était sûr de trouver dans Charlevoix tous les hommes nécessaires à l’extension des chantiers.

À la fin de mai, la petite goélette de Thomas Simard, la Sainte-Marie, les voiles gonflées par une forte brise du sud-ouest, passait devant la Boule et entrait dans les gorges du Saguenay.

Le vert tendre des arbres de la rive était encore mêlé de gris ; mais la glorieuse sauvagerie commençait à se parer de richesses qui ornaient des montagnes et d’autres montagnes, des caps et encore des caps, tourmentés, fantastiques, et des arêtes dénudées, et des pitons effarants sortant d’abîmes d’eau. Ici et là, une pente dévalait lentement, garnie de boqueteaux de sapins et de bouleaux aux troncs de cierge, qui adoucissait, semblait-il, la rudesse de ce décor d’une étrangeté infinie. Nature informe, cyclopéenne, et, à la longue, fatigante, étouffante.

Pendant des milles et des milles, de chaque côté, on voit les rives battues de blancs ressacs qui éclaboussent les falaises de phosphorescences. Car le soleil crible de ses brillants le bleu de l’eau. Et aux tournants de la rivière que la goélette laisse derrière elle, on voit papilloter, sur la fuite des eaux moirées, des alternances d’ombres et de lumières.

La goélette porte vingt-sept hommes, la femme d’Alexis Picoté et ses jeunes fils. Tous se laissent emporter, apparemment insouciants, vers leur destin. La plupart, assis ou à demi couchés sur le pont, blaguent, fument, se communiquent leurs impressions du moment, dissimulent leurs espoirs à travers des hâbleries, ou bien évoquent ce qu’ils ont quitté voilà déjà près d’une semaine : la femme, les enfants, les amis, le village, l’église, tout ce qui fait si mélancoliquement vibrer l’âme quand, éloigné, on y pense trop. Quand reverra-t-on tout cela ? Pour plusieurs, jamais !

Quelques-uns de ces hommes n’ont pas encore de leur vie perdu de vue le clocher de la paroisse. Ils savent qu’ils s’en vont pour des mois, des années, pour toujours peut-être, dans des solitudes absolues, loin de tout, de tout ce qui peut nourrir le cœur et l’âme, de tout ce qui est nécessaire à la vie matérielle de tous les jours. Ils n’ignorent pas non plus les dangers qu’ils courent : la maladie, la mort même, là-bas, seuls ; les privations de toute nature, les fatigues, les peines auxquelles ils vont être exposés pendant un temps qu’ils n’osent mesurer. Ils pressentent les serrements de cœur qui vont les assaillir dans l’ennui et l’isolement, au fond des bois si lointains.

Plusieurs, étendus sur le pont de la goélette, songent à tout cela en cherchant le sommeil. Mais, parfois, des perspectives plus souriantes leur font monter au cœur comme des bouffées de joie. Ils imaginent le travail ardu de leurs bras qui communiquera la vie aux forêts silencieuses de là-bas. Peut-être, dans peu d’années, des villages s’édifieront à la place des grands bois. Avec quelle allégresse ils saluent dans leur pensée le premier clocher qui se dressera dans la plaine défrichée.

La femme d’Alexis Picoté, sur le pont, dans les heures de dépression, encourage les hommes. Elle est la digne compagne du chef. On aime son joli visage clair et ses vingt-cinq ans pleins d’agréments. Elle s’est faite la ménagère de tout l’équipage. Elle fricote du matin au soir.

Alexis Picoté et Thomas Simard sont au gouvernail, et ils surveillent attentivement la course de la goélette. Le vent est capricieux dans ce long couloir bordé de promontoires vertigineux. Des sautes brusques, puis des calmes subits y mettent les petits navires en folie. Et, de chaque côté, une ligne de falaises frangées d’immenses écharpes blanches cachent de traîtres rochers ! Impossible, pendant des lieues et des lieues, d’aborder nulle part. Il ne ferait pas bon alors d’être maîtrisés par la bourrasque.

Enfin, dix jours après le départ, on arriva à la Baie des Ha ! Ha ! La petite goélette, obliquant vers la droite, franchit le « Bras du Saguenay ». Alors se présenta un spectacle incomparable dont on eût voulu éterniser l’apparition instantanée : un immense lac bleu entouré de hautes forêts de pins dont les plus proches, en se dédoublant dans l’eau calme et tranquille, faisaient l’ombre d’un côté à l’autre de la baie. Une gigantesque corbeille de verdure, dont le fond est un miroir immense ! En ce moment, le soleil, horizontal, éclabousse toute la baie de rayons multicolores. Un vent léger souffle juste assez pour enfler la voile et faire avancer la goélette du train d’un cheval au petit trot.

Les travailleurs manuels, généralement abrutis de fatigue, ne s’extasient pas bruyamment devant les beautés de la nature. Mais en ce moment, sous le coup de l’émotion et de la joie d’être parvenus au terme du voyage, les colons de la Malbaie entonnèrent un vieux chant dons les échos répercutèrent plusieurs fois les derniers accents.

Alexis Picoté inclina la roue du gouvernail du côté nord, et bientôt l’embarcation s’immobilisa tout près d’un îlot rond, bien boisé, plongé là, à demi, comme un immense œuf de chocolat.

Et l’on débarqua à l’endroit précis où, un peu plus tard s’étendrait la première paroisse agricole du Saguenay : Saint-Alexis-de-la-Baie des Ha ! Ha ! qu’on appellera longtemps la Grand’Baie.

Nature sauvage, presque effarante ! D’un côté, de l’autre, la forêt, sans fin, haute, vertigineuse. C’était le soir. Sur la grève, on dressa une grande tente où l’on s’abrita pour dormir.

Mais on ne dormit pas. Quelle nuit !

Jamais, il est vrai, les moustiques n’avaient eu l’espérance d’une semblable boustifaille. Aussi, en profitèrent-ils à dards tout neufs. Ils attaquèrent avec furie, comme ils savent attaquer dans le voisinage de l’eau et de la forêt chaude. Ils étaient affamés. On ne cessa de les écraser sur la figure, sur les mains, partout où il y avait un morceau de peau à découvert.

L’aube trouva les « associés » assis en rond sur la grève, autour d’un feu qu’ils alimentaient constamment de fougères dentelées, d’herbages humides et de branchillons de sapin, produisant une fumée dense, seul moyen de conjurer l’assaut continuel des moustiques.