La Rivière-à-Mars/02

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Les Éditions du Totem (p. 20-33).


II


Des portiques multiples, de proche en proche, ouvrent sur l’eau le vaste temple de la « pinière » couvrant tout l’entour de la baie. Les flots battent les marches qui, semées d’aiguilles de pin, fleuries de genêts, ornées de spirées cotonneuses et de fougères dentelées, descendent jusqu’à l’eau. Sur toute la pinière circulaire, l’aube et le soir font des jeux de lumières splendides, figurent des embrasements roses ou rouges, traversés d’éclairs pâles, où traînent des épanouissements et des mélancolies qui rendent muette la nature ambiante.

Parfois, les vents viennent troubler cette harmonie. Ils arrivent du « Bras du Saguenay » où ils s’engouffrent, pressés, impatients de courir sur la surface plane de la baie et de s’attaquer ensuite aux cimes des pins.

Après les avoir vus courir sur les flots, on les entend. Laissant l’eau qui n’offre, sans doute, pas assez de résistance à leur ardeur belliqueuse, ils assaillent les troupes incommensurables des arbres, dont les têtes s’inclinent subitement comme des ailes qui se referment. De grands murmures, des grondements sourds envahissent alors la baie, toute la forêt. Quelquefois, un grand pin se rompt et tombe sur l’épaule des autres qui le laissent choir jusqu’au sol. Les aiguilles, par milliers, pleuvent sur la mousse qu’elles brunissent. Et les vents passent dans un fracas de branches qui s’entrechoquent et se brisent. Rumeur formidable, émouvante !

Et pourtant, parmi ce peuple d’arbres en émeute, l’homme peut avancer sans peur. Dans la solitude qui l’enlace de partout, sur les sentes élastiques, tapis veloutés qui cachent des traîtrises, rôdant à travers les arômes balsamiques, cherchant l’accueil de vos narines et s’imposant, le vent est un compagnon connu de longue date, un allié dont les coups semblent tout de même vous défendre.

Mais dans le calme, le silence effraie, oppresse ; dans la quiétude de l’air, l’haleine du monde végétal domine l’homme.

Et en ce beau soir de la fin de juin, c’est le calme. Énorme ! C’est le silence. Pesant ! L’heure des « lata silencia » de Virgile. Mais qu’est-ce ? Du côté de la baie, tout au bord de la lisière des pins, au fond d’une petite anse, éclate une sonnerie étrange, inouïe, tantôt à grandes volées, tantôt à petites notes égrenées, rapides, suivies de longues vibrations. Un envol puissant de sons et de battements flottants.

Le soleil a basculé derrière les pics abrupts de la « rivière aux eaux profondes ». Le bleu de l’ombre joue encore sur l’eau de la baie, avec un peu de l’or blanc de la lumière agonisante. Et le silence plane toujours que rompent seulement, ici et là, des concerts assourdis de rouges-gorges et, tout-à-coup, pendant quelques minutes, ces sons de gong, ces sonneries étranges. Puis, sur toute la lisière, un grand frisson saisit les iris d’eau, les gentianes sauvages, les fougères, et les immobilise, les asperge de rosée. Alors, la forêt va s’endormir dans la grande paix de la fin du jour. Et l’on dirait que le travail fécond des floraisons de l’été va s’arrêter pour toujours.

Jamais alors un son de cloche — ou de gong — n’avait réveillé les échos somnolents des montagnes du Saguenay ! Quel est donc ce bronze de rêve qui sonne ainsi, à l’heure vespérale, comme un appel pour la prière à la Vierge ? Légendes gracieuses et douces des cloches : cloches de Noël, cloches de Pâques, vous prolongez-vous jusqu’en ce coin solitaire et lointain d’outre-Laurentides ? Ou bien, est-ce un dernier écho de la touchante légende de la cloche du Père de La Brosse qui, à Tadoussac, ce minuit du 11 avril 1782, à l’autre bout du Saguenay, sonna d’elle-même la mort du dernier missionnaire jésuite de l’ancien « Domaine du Roy » ?

Non, pas de sortilège. Aucune légende. On vient de sonner la prière du soir aux premières heures du Saguenay agricole. C’est une scie circulaire qu’André Bouchard accrocha à la maîtresse branche d’un pin, et qu’il frappe à tour de bras avec un rondin de merisier.

Aux accents du gong qui vient de si étrangement rompre le silence plusieurs fois séculaire de la grande pinière, deux femmes et quelques enfants sortent tout effarés de quelques-unes des sept ou huit maisonnettes de bois rond, sises au bord de la petite anse, puis, apprenant qu’André Bouchard a pris au sérieux son rôle de sacristain, se dirigent vers une maison plus grande que les autres. Et des hommes robustes, au teint basané, aux faces cuites et recuites au soleil, une hache sur leurs épaules, essuyant d’un revers de main la sueur qui inonde leur visage, sortent du bois et s’en vont, un à un, eux aussi, vers la grande maison à queue d’aronde.

C’est la maison d’Alexis Picoté. En attendant la construction d’une chapelle, il avait improvisé dans sa hutte des sièges de toute sorte qu’il faisait payer, durant les offices religieux, afin de prélever les fonds nécessaires à l’érection de la future chapelle.

Et cette scie circulaire qui, ce soir de juin, par les soins d’un ingénieux colon, loustic et homme de foi, appelait les fondateurs du Saguenay agraire dans la maison d’Alexis Maltais, pour dire des prières et chanter des cantiques à la Vierge, fut la première cloche qui réveilla les échos du « Royaume de Saguenay ». Emblématique sonnerie, symbole rugueux de l’initiative, de la belle humeur et d’un espoir plus haut que la terre, qui inaugurait les débuts d’un pays où fleurissait déjà la grande industrie du bois de construction à laquelle ferait bientôt une triomphale concurrence la culture de la terre ! Humble, touchant et poétique commencement d’une région qui compte, après moins d’un siècle, une population de 130,000 âmes, la plus homogène, la plus franchement catholique et française de chez nous, et dont la droiture, l’honnêteté, le courage, l’intelligence et l’énergie forment le plus bel apanage !

Ces hommes en sueurs, la cognée plaquée à l’épaule et que nous venons de voir se diriger vers la maison improvisée de la prière, ce sont les « Vingt-et-Un Associés », les fondateurs du Saguenay agricole.

Ils n’étaient ni des aventuriers ni des miséreux. Bons cultivateurs des terres concédées à leurs ascendants dans les paroisses de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul, ils avaient senti couler dans leurs veines le sang généreux de leurs ancêtres qui, en arrivant de la vieille France, au XVIIe siècle, essaimèrent dans l’Île d’Orléans, l’Île des Sorciers — dont ils furent effectivement les véritables et seuls sorciers — et tout le long de l’ondoyante et riche côte de Beaupré, à partir des rives herbues de la Rivière Saint-Charles, ancienne Cabir-Couba du bon Frère Sagard, jusqu’aux contreforts du hardi Cap Tourmente. De l’Île d’Orléans, de Beauport, de Beaupré, étape par étape, leurs fils étaient partis, se dirigeant plus au nord-ouest, mais ne laissant pas d’un pouce s’éloigner les rives du fleuve, ouvrant à la culture et au tourisme le beau comté de Charlevoix.

Mais, en vrais défricheurs de la forêt, il leur fallait aller toujours plus avant. Les pères fixés à demeure, les fils voulaient conquérir d’autres terres. Puis, les petits-fils vinrent, qui firent de même. Ils voulaient des terres moins rocailleuses, moins montagneuses que celles de Charlevoix, de bonnes terres argileuses où pousserait, dru et lourd, le blé nourricier de la force et de la permanence, des terres où l’on continuerait à vivre du sol et où se perpétueraient la liberté et l’indépendance qui trempent les caractères, gardent la fierté, élèvent les esprits.

À coups répétés de la cognée, une première clairière, au bord de la baie, avait mis de la lumière dans un coin de la forêt de pin. Avec joie, plein d’espoir, on s’était mis à la besogne, et les arbres tombaient dru. Les premiers étaient employés à la construction d’une « habitation » ainsi qu’on fit, aux premiers jours de la colonie canadienne, au pied du Cap Diamant.

C’était une maison en bois rond à queue d’aronde, grossière, dénuée de tout ornement. Mais elle odorait des sapins, des épinettes et des pins au cœur desquels elle avait été taillée. Les murs, de rudes pièces de bois tachetées de nœuds, parlaient de vie tenace. Les piverts venaient en marteler les grumes comme si elles faisaient encore partie de la forêt. Les écureuils rouges jouaient sur son toit de terre battue où l’herbe poussait déjà.

Elle s’élevait sur un léger monticule, au bord de l’eau. De là, le regard embrassait la baie dans toute son étendue, ainsi qu’une partie des forêts sans fin, mer multicolore, aux vagues inégales, se levant et s’abaissant jusqu’à ce que le ciel bleu descendît pour les rencontrer. Mais d’autres maisonnettes ne tardèrent pas à surgir aux côtés de la première.

Et c’est là que logèrent les premiers colons du Saguenay, pendant que la Sainte-Marie, laissée au repos pendant une grande partie de l’été, après un si long voyage, se balançait à marée haute dans la petite anse de l’îlot, ou, à la mer basse, se couchait sur le flanc dans le sable ocre de la grève.

On était maintenant au début de juillet. Depuis l’arrivée à la Grand’Baie, il faisait un de ces temps qui ont l’air de rire. Tous les jours une lumière brillante, mobile et dorée, coulait sur la verdure des arbres, poudrait les uns à blond, faisant miroiter les autres, restés tout noirs, comme des fûts de métal.

Tous, jeunes arbres adolescents et tremblants, ou vénérables anciens aux airs protecteurs, regorgeaient maintenant de la plénitude de leur vie estivale, alimentés d’air merveilleusement sain, d’herbe et de mousses aux tons indescriptibles, d’une couleur riche et comme gazée d’huile et de sève. Les fleurs sauvages brillaient de vermillon, de mauve et de rose et, par-dessus toutes, se cambrait la fleur des savanes, fière et hautaine. Et c’est dans ce dense peuplement d’arbres vierges, qui élevaient si audacieusement vers le ciel les arcades de leurs lourdes branches, que l’on était venu porter la mort.

Alexis Picoté résolut d’abord de faire une exploration autour de la baie. À deux milles environ de la maison des « Associés », coulaient dans la baie, entre deux murailles de pins gigantesques, les eaux tumultueuses d’une petite rivière agitée constamment d’une colère inopinée. Ce fut d’abord la rivière qui n’a pas de nom. On l’appelait la « Rivière ».

Plus tard, elle s’appela la Rivière-à-Mars. Au mois d’octobre de cette année-là, un jeune homme de la Baie Saint-Paul, du nom de Mars Simard, arriva à la Baie. Il ne voulut pas s’établir parmi ceux qui étaient arrivés les premiers. Il s’en alla se construire une hutte à quatre milles plus loin, au bord de la baie, sur une pointe que formait l’embouchure de la rivière. Comme Mars Simard fut seul en cet endroit pendant assez longtemps, les « associés » aimaient, le dimanche surtout, à aller le visiter, et on disait alors qu’on allait chez Mars. La rivière, qu’il fallait traverser, prit ce nom et n’a jamais été connue depuis que sous le nom de Rivière-à-Mars.

La première exploitation forestière fut faite le long de la rivière, puis, plus loin, à la Rivière Ha ! Ha ! Les « associés » voulaient d’abord s’assurer qu’il y avait assez d’arbres pour alimenter les chantiers qu’on projetait. Ce n’est pas le bois qui manquait, mais on entrevit mille difficultés, notamment la pénurie des moyens de transporter à la baie le bois coupé à l’intérieur. Les rivières n’étaient guère « flottables » et, à certains endroits, l’eau coulait à peine sur des amoncellements de cailloux. Il eût fallu plus d’eau pour le flottage des billes.

On résolut quand même de tenter l’entreprise et, pour commencer, on construisit une écluse à l’embouchure de la Rivière Ha ! Ha ! Ensuite, on commença la construction d’une scierie mécanique. Entre temps, on visita plusieurs autres endroits des environs. Au cours de l’été, l’un des associés, Benjamin Gaudrault, se rendit dans une anse de l’autre côté de la baie. Il fit à ses compagnons un rapport alléchant de son exploration, et comme il parlait sans cesse de son anse, on baptisa cette dernière l’Anse-à-Benjamin. C’est ainsi que, pareillement, l’un des co-associés, qui portait le sobriquet de « Caille », fit porter ce nom à un ruisseau de l’intérieur des terres où il voulait construire une scierie. Ce fut le « Ruisseau-à-Caille », puis il y eut le « Lac-à-Caille », qui s’étendait non loin de là.

Après ces diverses explorations, les associés décidèrent de poursuivre leur entreprise qui, somme toute, n’apparaissait pas insurmontable.

À la fin d’octobre, il y eut réconfort dans la petite colonie. Une autre goélette arriva, venant de la Malbaie. Elle portait quarante-huit personnes, hommes, femmes et enfants. Ce furent les premières familles à venir s’établir au Saguenay, à part celle d’Alexis Maltais arrivée, la première, à bord de la Sainte-Marie.

Les rapports reçus pendant l’été des colons associés décidèrent d’autres cultivateurs de la Malbaie et quelques-uns de la Baie Saint-Paul à tenter l’établissement au Saguenay. Et on nolisa à cette fin la goélette de Jean-Baptiste Jean, un cultivateur de la Malbaie. Alexis Picoté était joyeux ; son entreprise réussissait.

En quelques jours, la plus grande partie des grumes étant prêtes, plusieurs maisonnettes nouvelles s’élevèrent à côté des autres. Pas des châteaux, assurément, ni des villas ! Des cabanes en bois rond, recouvertes de larges feuilles d’écorce de bouleau et de terre battue, aux interstices calfeutrées de mousse des bois, avec des murs percés d’une seule ouverture, où s’encadrait une petite vitre, unique fenêtre de l’habitation.

Sur ces humbles toits s’étendait, large et bruissante, la ramure des pins, où sans cesse éclatait le concert des rouges-gorges. Par la petite fenêtre de ces maisonnettes entraient, le jour et la nuit, les effluves forts de la grande forêt, mêlés à la brise imprégnée du salin de la baie. Cette poésie de la nature mettait-elle seulement au cœur des braves qui vivaient sous ces grossiers abris, un brin de bonheur terrestre ? Misérables huttes, qui furent l’embryon de toutes les belles et riches paroisses saguenayennes d’aujourd’hui, qui cachèrent le courage et abritèrent d’obscurs héros, partis sans même avoir soupçonné la vertu de leurs sacrifices ! Et les maisonnettes elles-mêmes ont disparu avant que les écorces ternies de leurs toits aient été effleurées, à l’heure où plane le soleil de midi, par l’ombre du premier clocher saguenayen qui ne devait que bien plus tard élever sa flèche effilée vers le ciel.