La Rivière-à-Mars/03

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Les Éditions du Totem (p. 34-46).


III


Ensuite, pendant plusieurs mois, ce fut la monotonie, le traintrain de la vie quotidienne. On se prépara à l’existence, pour la première fois en ces solitudes, sous les six pieds de neige de l’hiver. La goélette de Jean-Baptiste Jean avait apporté à la petite colonie à peu près tout ce qu’il fallait des choses les plus nécessaires : de chauds habits, des couvertures, des poêles, de la farine, du lard, du thé, du sucre, des haricots, du poisson salé, des patates et, en plus, deux vaches et deux cochons vivants. Pour le reste, on comptait sur le gibier qui affluait : lièvres, perdrix, orignaux et caribous.

Les maisonnettes avaient été soigneusement calfeutrées de mousse et elles étaient chaudes. D’ailleurs, le bois de chauffage ne faisait pas défaut. Au pis aller, pensait-on, l’hiver, malgré ses traîtrises, passerait aussi agréablement, sinon plus, que l’été sous les assauts endiablés des terribles moustiques.

La neige vint dès la mi-décembre. Durant trois jours et trois nuits, pour commencer, elle s’éboula du haut du ciel comme une lente avalanche. Puis il y eut une accalmie de deux jours durant lesquels le froid acéra ses crocs. Ensuite, le vent souffla sans arrêt, du nord-est, durcissant la neige qui forma bientôt une croûte assez épaisse pour porter un homme. La baie gela et, comme la neige se remit à tomber, devant les habitants de la clairière s’étendit une vaste nappe éclatante de blancheur, rappelant les grands champs essartés de Charlevoix.

Tous les pronostics d’un rude hiver se réalisèrent dès le mois de décembre. Le jour, la nuit, pendant des heures et des heures d’affilée, les flocons, liés les uns aux autres, prenant toutes les formes, tissaient dans l’air une incommensurable draperie à travers laquelle passait un jour indécis et blafard.

Les cabanes de la petite colonie, à la Noël, ne formaient plus que quelques taches sombres au milieu d’un océan de blancheur où tout semblait englouti. Seules, quelques fumées indiquaient que, sous ces vagues immobiles, on vivait. Le vent du nord charriait continuellement, de la baie vers la clairière, la poudre blanche qui tombait sans cesse et, certains matins de tempête, il fallait, pour aller d’une cabane à l’autre, creuser des tranchées si profondes qu’au fond on ne voyait du ciel que la largeur d’un ruban. Enfin, c’était partout un extraordinaire paysage de neige qu’éclairait, sur le haut du jour, durant les accalmies, un soleil anémique, accroché à un firmament de pâleur. Le soir, la neige, plus bleue que le ciel, reflétait les teintes argentées des étoiles.

Dès les premières gelées, les hommes avaient pris à parti la « pinière ». Sous la direction d’Alexis Picoté, tous furent employés à l’abatage des arbres sur les bords de la Rivière-à-Mars. Ce fut une rude tâche. La coupe des pins dont la base était enfouie sous six pieds de neige et qu’il fallait raser à vingt pouces du sol, l’ébranchage de ces arbres qui, en tombant, s’engloutissaient dans des couches profondes de neige, toujours molle dans la forêt, le charroyage des grumes au « rollway » des bords de la rivière, toutes ces opérations se faisaient au milieu de difficultés anormales. Chaque matin, il fallait chercher et retrouver les chemins tracés la veille, et les hommes en étaient rendus à manier plus souvent la pelle que la hache. Ils ne marchaient plus que les raquettes aux pieds pour battre les sentes. Ils partaient des maisonnettes le matin à la pointe de l’aube, et, jusqu’à la nuit faillie, ils se débattaient, le corps enfoncé jusqu’aux épaules, dans la neige, pouvant à peine s’apercevoir les uns les autres, les habits trempés de sueurs et de neige tombant des arbres secoués par la hache.

Aux campements, enfouis également sous l’hiver, les femmes et les enfants restaient enfermés des jours entiers.

Et, malgré tout, les jours de travail passaient vite. Rompu, abruti par la fatigue des longues et rudes heures dans la forêt, on dormait ferme, sous la lourde chape du silence nocturne que rompaient seuls les sinistres craquements de la glace formant, aux bords de la baie, des « bordillons » hauts comme des montagnes.

Mais le dimanche ! Ce jour-là, les cœurs se remplissaient d’un inexprimable ennui et des larmes coulaient parfois des yeux mêmes des bûcherons les plus insensibles. Plus de ces offices où l’on allait, dans l’église de la Malbaie, agrandir vers l’au-delà les petites amours et les petits espoirs de la vie terrestre. Plus de ces chants liturgiques, lancinants comme des mélopées de matelots, aux notes graves qu’appuyaient les accents assourdis de l’harmonium ! Mais ils ont encore dans l’oreille l’écho du chant sacré de la Préface, et ils le modulent, marquant d’un « lamento » prononcé la fin des versets, prolongeant plaintivement les notes longues du pieux récitatif, et scandant de deux ou trois notes brèves les mots latins à plusieurs syllabes : « Ve-re-e-di-gn-um et justum eft aequum et sa-lu-ta-a-re » ! Plus de sermons sur la fête du jour, alors que le prédicateur, connaissant le goût de ses ouailles pour l’éloquence, rappelait les traits touchants de la vie d’un saint ou d’une sainte sympathique ! Plus de prônes, gazettes parlées de la paroisse et que l’on commentait à la maison durant tout le reste de la journée ! Plus de sacrements ! Plus de visites du curé, si réconfortantes, si consolatrices ! Plus rien ! Le sombre ennui des jours vides !

Comprimés sous les six pieds de neige de l’hiver saguenayen, qu’ils sont cuisants, aux bords de la Baie des Ha ! Ha !, ces souvenirs de la vieille paroisse des rives du Saint-Laurent !

Le soir du 24 décembre, André Bouchard, à coups répétés de son rondin de merisier, fit résonner la scie ronde toujours suspendue à la maîtresse branche du pin ; et les sons assourdis par la masse d’ouate blanche qui s’était accumulée dans la clairière paraissaient venir d’un autre monde.

Tous se rassemblèrent dans la « grande maison », au bord de la baie. Après une accalmie de quelques heures, la neige s’était remise à tomber avec plénitude. Il y eut, sur le minuit, un instant de lune flottant au fond du firmament voilé, crevant d’un rayon blafard les avalanches qui se précipitaient d’en haut.

Et, dans la grande cabane, on entonna à plein gosier un vieux cantique de Noël qu’on chantait, naguère, dans l’église de la Malbaie, et que tous savaient par cœur : « Ça, bergers, assemblons-nous ! ». Un accordéon criard, que maniait Tancrède Simard, soutenait les voix éraillées ou rugueuses. Que de douces et tristes nostalgies s’envolèrent à cet instant, de tous ces cœurs gonflés, vers les foyers de la Malbaie où, en ce moment, des parents et des amis pensaient, sans doute, aux absents ensevelis dans les forêts du Saguenay lointain !

Puis, dans les maisonnettes, on réveillonna. Durant la journée, les femmes avaient préparé un succulent ragoût de lièvre, de perdrix et de haricots. Après le repas, on chanta encore des vieux Noëls et des chansons canadiennes, triâtes ou gaies, comme la plupart des chants populaires, où la peine et le plaisir, l’effort suant et la satisfaction de la besogne accomplie, ont poussé leurs gémissements ou leurs contentements.

En janvier, rude épreuve. Trois membres de la petite colonie moururent sans avoir eu la consolation, à l’heure suprême, d’être assistés par le prêtre. Toutes les peines endurées n’étaient rien auprès de celle-là, même pour ceux qui restaient.

Eucher Dufour partit le premier, consumé par les fièvres. Puis mourut Victoire Bouchard, épouse de Luc Martel. Elle fut suivie peu après par la femme de François Desbiens. Les trois défunts étaient des personnes d’une piété profonde et dont le plus méritoire des sacrifices fut de s’en aller ainsi sans les dernières consolations de la religion. Mais leur fin n’en fut pas moins sainte. Dieu lui-même les assista à leurs derniers instants, à défaut de ses ministres sur la terre.

Leurs amis de la petite colonie voulurent que leurs corps reposassent en terre sainte, dans le cimetière de la paroisse natale. Alexis Picoté proposa de les conduire à la Malbaie.

Dans les paroisses bas-canadiennes, même celles qui sont à peine formées, existe, persistant, opiniâtre, le culte du respect et du souvenir des disparus. En certaines occasions, on revient sur ses pas et l’on compte, une à une, les tombes qui jonchent la route parcourue. On s’environne, pour ainsi dire, de tous les êtres chers qui sont partis, et l’on va souvent au cimetière s’entretenir avec eux. Il n’y a pas de fosses communes dans nos paroisses. Chaque mort a sa place particulière. Mais on les veut tous là, dans l’enclos bénit par l’Église et sacré par les profanes qui, de chaque tombeau, font symboliquement comme un reliquaire du souvenir.

À cette âpre époque de l’année, c’était une tâche presque surhumaine que d’aller confier ces corps à la terre bénite de la Malbaie. Mais le sacrifice que voulaient s’imposer ceux qui restaient devait être égal pour le moins à celui des chers morts qui étaient partis sans même une parole amie de l’église et de leurs parents éloignés.

Sur une traîne dont on se servait pour transporter les billes de pin des chantiers de coupe à la rivière, on ficela les trois cadavres gelés qu’on avait gardés jusque-là dans la neige. Quatre hommes s’attelèrent à l’atroce randonnée.

On était en février, et l’hiver martelait les falaises énormes du Saguenay d’un bras formidablement musclé. Les tempêtes succédaient aux tempêtes, nivelaient la route vers le fleuve à coups répétés de lanière, après l’avoir surchargée de neige et de grésil.

Tant qu’on marcha sur la glace de la baie et de la rivière, tout alla relativement bien, encore qu’il fallût, à la force des jarrets, tracer ici et là le chemin dans de formidables bancs de neige et endurer les cent mille coups de verge du vent glacial qui, sur la glace unie, faisait dévier en tous sens le misérable et macabre équipage. Il en fut ainsi jusqu’à l’Anse-Saint-Jean ; et les pittoresques beautés des caps Trinité et Éternité qui émerveillent de nos jours les milliers de touristes descendant ou remontant le Saguenay, confortablement installés dans des palais flottants, durent être bien indifférentes aux quatre primitifs croque-morts de la Baie des Ha ! Ha ! qui cheminaient à l’ombre de ces rocs immenses, haletant sous le poids sacré de leur charge et fouettés par les coups du grésil.

À l’Anse-Saint-Jean, on entrait dans les terres pour suivre un misérable sentier, battu durant l’été mais vierge pendant l’hiver, qu’on appelait le Chemin des Marais et qui menait, à travers les montagnes, sur une distance de plus de soixante milles, jusqu’aux vieilles paroisses de Charlevoix. C’était la partie la plus ardue du voyage.

Pénible randonnée. Depuis près de trois mois, la neige a tombé presque sans répit sur ce coin accidenté, bouleversé, des Laurentides. Le vent s’élève à tout instant, par rafales, frappe les pics, s’abat dans les ravins. Et la forêt et le chemin disparaissent sous de perpétuels rideaux mouvants. À chaque coup de vent, tout s’enfuit, tout se cache sous un linceul, sans bruit. Tout s’enveloppe dans un silence étrange, mystérieux, et, soudain, tout siffle et hurle d’épouvante.

Ici, dans une savane, la neige est devenue subitement « boulante », épaisse ; elle colle aux pieds et à la traîne, masse lourde, difficile à manœuvrer. Là, dans une gorge de rochers, des rafales prolongées s’engouffrent qui n’annoncent rien de bon. Mais il faut avancer, et l’on va, sans cesse bousculé par la tempête qui se panache de sublimes horreurs. Tout se redresse effroyablement ou tout s’anéantit dans les tourbillons de la tourmente. Durant de longues heures, arbres, sentiers, gens, sont secoués, enfouis, souvent perdus, sous d’effroyables coups de poudrerie.

Et les croque-morts cheminent, cahotant, haletant, au fond des coulées où l’orientation devient insondable, ou sur des sommets atrocement balayés par l’ouragan, toujours à moitié ensevelis dans les tourbillons de l’air ou les encombres de neige, à demi paralysés par le froid, allant presque à l’aveugle, tête baissée, se guidant au petit bonheur, terrassés à chaque instant par le poids de la fatigue et de l’épuisement, se relevant pour se rapprocher du lieu éternel où vont les trois autres, ceux que l’on traîne, qu’on emporte au cimetière de la paroisse natale.

Mais qu’importent toutes ces misères, toutes ces souffrances pourvu qu’Eucher Dufour, Victoire Bouchard et la femme de François Desbiens dorment tranquilles à l’ombre de l’église familière, couchés à côté des parents et des amis partis avant eux pour le grand voyage d’où l’on ne revient pas ?

À la Malbaie, il y eut le service funèbre, l’inhumation dans le cimetière où le fossoyeur avait eu toutes les peines du monde à creuser trois fosses pour les « gens du Saguenay ».

Bien des noms s’effacent, au long du temps. Mais il en est d’obscurs qu’une rumeur ineffable ressuscite, et nous savons, dans un cimetière de nos Laurentides, que quatre murs ruineux enclosent trois tombes où toute une population — celle du Saguenay, celle de tout le Québec — peut aller s’agenouiller, rendre ses hommages et prendre une leçon durable. De braves gens qui furent humblement énergiques toute leur vie, dont la ténacité se perpétua même, pourrait-on dire, jusque par-delà la mort dans la randonnée terrible de la Grand’Baie à la Malbaie, y font encore monter, dans leur paisible sommeil sous une épaisse couche d’herbes rustiques, les effluves de ce qui constitue les caractères fondamentaux de la vraie civilisation : esprit hardi et entreprenant ; courageuse obstination à la tâche jusqu’à ce qu’on en ait surmonté les difficultés ou qu’on meure à la peine ; fidélité à tout ce qui tient, même endormi, sur le cœur de la patrie, grande ou petite. C’est tout cela qui s’élève, dans un halo de douceur, de grâce, de sensibilité mélancolique, des tombes d’Eucher Dufour, de Victoire Bouchard et de vous, la femme de François Desbiens, dont on n’a pas même conservé le nom, malgré la preuve d’amour, posthume et définitive, que vous avez donnée à votre village natal.