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La Rivière-à-Mars/05

La bibliothèque libre.
Les Éditions du Totem (p. 60-72).


V


Deux autres hivers passèrent pendant lesquels on coupa, sur les bords de la Rivière-à-Mars, beaucoup de billots de pin. On entendait constamment le bruit sourd des haches sur le tronc des arbres chargés de neige. On charroyait ces grumes sur le bord de la rivière, en attendant qu’au printemps on les roulât dans l’eau où elles seraient gardées au moyen d’estacades, ou de « booms », faits de longues pièces de bois aux bouts mortaisés et liés par des chevilles d’épinette. Car les chaînes de fer qui attachent maintenant les pièces de ces enclos flottants étaient alors trop dispendieuses : on ne s’en sert que depuis moins de cinquante ans. Les petites colonies de la Baie et de chez Mars Simard ne cessaient d’augmenter, grâce à l’arrivée de nouveaux venus de la Baie Saint-Paul, de la Malbaie, de Saint-Urbain, de Sainte-Agnès, vieilles paroisses de Charlevoix qui se vouaient à l’établissement de leurs jeunes gens sur cette nouvelle terre promise qu’elles avaient découverte.

À la Grand’Baie, on commençait à remplacer les camps de rondins par des maisons plus confortables, faites de pièces de bois équarries à la grand’hache. On avait tracé un chemin, parmi les buttes et les ornières, entre les deux petites colonies, et l’on avait même conduit un pont de fortune sur la rivière.

Malgré l’interdit de la Compagnie de la Baie d’Hudson, on fit des tentatives de défrichement en vue de récolter des légumes et quelques céréales. Ces fils de la terre de Charlevoix prévoyaient que l’industrie forestière ne pouvait durer longtemps et qu’il faudrait bientôt plus que la hache pour les faire vivre. Connaisseurs par atavisme, ils avaient observé, dès leur arrivée, que cette terre où se dressaient tant de beaux pins, était d’une riche argile et qu’il y pousserait aussi facilement du blé que des arbres. Aussi, de minuscules potagers se tassaient déjà près des camps. Des légumes d’une fort belle venue récompensèrent les efforts. Ces petits potagers s’agrandirent vite. On donna plus d’étendue aux défrichements autour des camps. On sema des pois, du blé, un peu d’avoine. Et la terre saguenayenne mit de la complaisance à offrir de nouveaux fruits.

Les femmes d’abord, et les enfants, éprouvaient un indicible plaisir à ces petits travaux de la terre, pendant que les hommes continuaient, selon les prescriptions de leur contrat, à abattre les grands pins de la baie.

Mais ce fut à la satisfaction de tous que l’on vît se dessiner parmi les camps, au milieu de l’été, les carrés vert tendre des carottes, les couches violacées des betteraves, le corticelli des queues d’oignons, et que l’on vit s’arrondir, sur leurs buttes de terreau, des citrouilles géantes, semblables à de pleines lunes dans la verdure sombre de leur feuillage à barbillons !

À cette vue, les hommes étaient comme pris de la nostalgie de la terre, et quelques-uns se mirent à négliger la pinière. Ils montraient moins de cœur à la hache et, le soir, après leur rude journée dans la forêt, comme pour se récréer, ils aidaient les femmes et les enfants à sarcler, à renchausser, à bêcher dans les jardinets. Alexis Picoté fut l’un des premiers à entendre, au fond de la baie, cet appel de la terre. Il eut un nouveau rêve.

Pourquoi, à partir des camps, de beaux champs de blé, d’avoine, d’orge, de pois, ne s’étendraient-ils pas, coupés de vastes prairies qui s’en iraient fixer leur « trécarré » là-bas, sur les coteaux que cache la forêt ? Rêve, peut-être ? Sans doute ; mais pourquoi pas Réalité, demain ?

Le rêve fut de courte durée. C’est la réalité qui vint à tire d’aile, franchissant par bonds fantastiques la ligne des monts abrupts du pays. Mais avant, il fallut encore passer par le creuset des épreuves qui descendirent de la Rivière-à-Mars. Durant le quatrième hiver que les colons passèrent à la baie, les chantiers de bois furent considérables. Au printemps, pour retenir toutes ces billes coupées et que l’on avait jetées à la rivière, on avait construit de longues estacades flottantes. Voilà qu’une nuit de mai, sous la force des eaux tumultueuses de la rivière grossie par la fonte des neiges, ces chaînes de bois se rompirent. Le torrent, en quelques instants, éparpilla tous les billots autour de la baie, puis dans le Saguenay qui en entraîna ensuite un grand nombre vers le Saint-Laurent. Ce fut une perte à peu près complète. On put recueillir quelques centaines de ces grumes dans les anses, mais ce travail fut plus dispendieux que profitable. Le fruit du labeur de l’hiver s’évanouissait. La société comptait sur cette coupe pour se rembourser quelque peu des dépenses de l’établissement.

Et ce fut cet été-là que les hommes commencèrent à se tourner sérieusement vers la terre qui, elle, reste étrangère à ces subites et stupides catastrophes.

L’année suivante, autre événement funeste du même genre. Les estacades se rompent de nouveau et tout le bois coupé durant l’hiver s’en va à vau-l’eau. Ces deux épreuves affaissèrent les courages. Alexis Picoté, le chef, se mit à douter. La société s’en ressentit. Un peu auparavant, William Price avait offert aux « Vingt-et-Un » d’acheter, quand ils le voudraient, leurs parts. Plus de la moitié des sociétaires se rendirent aux demandes de Price. C’était le commencement de la fin. Elle ne devait plus durer longtemps, l’humble petite société fondée par Alexis Picoté et ses compagnons pour réaliser le rêve d’une entreprise forestière. Le rêve brisé, ses débris s’éparpillèrent bien vite au grondement sinistre des eaux torrentielles de la Rivière-à-Mars tintant un glas ironique et moqueur. Un an après, elle n’existait plus.

Mais après le glas de la Rivière-à-Mars sur le rêve défunt de la vaste exploitation forestière, une autre agonie allait étreindre l’humble projet de culture caressé avec tant d’amour en bêchant les petits potagers qui se tassaient près des huttes de bois rond ; et la vision radieuse des champs et des prairies qu’on se plaisait à prolonger jusqu’à de lointains trécarrés faillit s’évanouir à jamais.

— Hé ! là, voyez là-bas, le feu ! cria tout à coup une femme qui lavait du linge sur la grève. Voyez, de l’autre côté de la baie !

C’était une après-midi de juin atrocement chaude. La sécheresse faisait pétiller toute la région depuis plus de trois semaines. Pas une goutte de pluie durant cette période. Les bois et la terre se racornissaient de soif. Dans la forêt, on eût dit que les arbres, les arbustes, la mousse, allaient s’enflammer au simple toucher d’un rayon de soleil.

— C’est du côté de chez Caille, cria un homme qui travaillait sur un toit. C’est un gros feu.

En un instant, les femmes et les enfants se rassemblèrent sur la grève pour mieux suivre les progrès de l’incendie qui, de minute en minute, prenait une envergure démesurée. Un nuage opaque de fumée s’étendait sur toute la baie. De l’autre côté, une immense colonne noire, au milieu de laquelle on pouvait distinguer, de temps à autre, de longues flèches rouges qui montaient droit vers le ciel, s’élevait au-dessus de la forêt, puis se penchait de côté et d’autre. C’étaient des touffes de résineux, pins, épinettes et sapins, qui se consumaient en un instant.

Pendant près d’une heure, cependant, le feu demeura presque stationnaire. Du petit village de la Grand’Baie, on le regardait presque avec plaisir. Il ne semblait pas menaçant. Mais vers les quatre heures, une forte brise se mit à souffler, par rafales plus ou moins prolongées, puis en ouragan. Alors, le feu se précipita du haut des montagnes vers l’extrémité de la baie. Les arbres, les arbustes, les plantes, la mousse, l’humus craquant de sécheresse, et même les fourrés de bois vert les plus épais, s’enflammaient comme des paquets d’allumettes, au passage du monstre insaisissable qui accélérait sa course à mesure que la brise plus forte le fouettait.

De chez Mars Simard, on le vit arriver comme le phare d’une locomotive lancée à toute vitesse sur une voie libre. Tout à coup un cri retentit dans le groupe réuni sur la grève et que la terreur commençait à gagner.

— Une chaloupe !

Trois hommes la montaient. On reconnut, à l’arrière, un prêtre. L’embarcation était encore à un demi-mille du rivage. C’était l’abbé Bourret, curé de la Malbaie, qui, juste à ce moment tragique, arrivait en mission chez les gens de la Grand’Baie et des autres établissements du Saguenay. Le vent soufflait en tempête. Les rameurs, incapables de diriger leur barque sur le rivage, durent forcement atterrir sur l’îlot, au milieu de l’anse. Le missionnaire et ses compagnons y débarquèrent et c’est là qu’en priant, à genoux sur la grève, les bras en croix vers le ciel, l’abbé Bourret assista au terrifiant spectacle de l’ouragan de feu passant par par-dessus les quelques bâtiments de chez Mars Simard, franchissant, comme si de rien n’était, la Rivière-à-Mars, arrivant sur les maisonnettes de la Grand’Baie avec un fracas d’enfer. On entendait les flammes gronder, craquer, gémir, hurler leur rage folle.

— Sauvons ce qu’on peut ! On va tous brûler ! cria Alexis Picoté qui, suivi par l’incendie menaçant, sortait du bois avec d’autres hommes.

— Père ! Père ! criaient, sur la grève, les femmes et les enfants, vers l’îlot où priait le prêtre, Père, sauvez-nous !

Une pluie d’étincelles et de cendres légères chassée par le vent se mit à tomber sur les maisonnettes de bois, tandis que se faisait entendre un crépitement continuel, sourd ou sonore, selon les rafales et les accalmies. Une bourrasque plus forte fit un instant disparaître toute la forêt derrière d’énormes rideaux de fumée qui noircissaient le ciel. Puis le bruissement des flammes, dans l’abondance des éléments qu’elles trouvaient à dévorer, devint un affreux grondement, plus effarant que le tonnerre au fond d’une nuit d’orage. Quelle vitesse terrifiante avait pris soudain le feu sous la poussée du vent dont la violence ne cessait d’augmenter !

Des cris d’effroi montaient au-dessus du hameau, se mêlant à travers de menus et rapides battements d’ailes, à de petits projectiles qui sifflaient dans l’air. Des voiliers d’oiseaux de tout plumage, en masse compactes, filaient vers le Nord. On les voyait surgir partout à travers la fumée, et fuir dans l’air libre, loin de la tourmente embrasée.

Hommes, femmes et enfants vidaient les huttes et transportaient sur la grève tout ce qui s’y trouvait. La femme de Michel Gagné était en ce moment malade au lit dans sa maisonnette. Quatre hommes y coururent et amenèrent sur la grève la pauvre malade couchée sur un matelas. Et comme à un moment le feu menaçait même la grève, on construisit en hâte, avec des pièces de bois rond échouées sur le sable, une embarcation sur laquelle on plaça la malheureuse, et qu’on lança sur l’eau. Si le feu gagnait la grève, on pousserait le radeau au large, à la grâce de Dieu, et on le suivrait ensuite dans le courant.

Sur l’îlot, le missionnaire priait toujours, les bras en croix.

La chaleur des flammes devenait effroyable. C’était à la fois un feu de cime et de base et qui détruisait tout sur son passage. Il happait les mousses ainsi que les brindilles sèches et les touffes d’herbes. Il fouillait l’humus, brûlait la racine des arbres, puis les flammes se mettaient à grimper le long des troncs et, en un instant, crépitaient avec sonorité dans les frondaisons.

Tout à coup, il y eut une accalmie. De l’îlot, on entendit crier :

— Vous êtes sauvés, mes enfants !

Ce ne fut pas long. Le vent se remit à souffler plus que jamais. Mais il avait viré. Le brasier, qui allait fondre d’un instant à l’autre sur le hameau, inclinait maintenant, ainsi que la fumée, vers le nord, reprenait sa course, mais d’un autre côté, laissant ces cambuses comme une proie trop facile et qu’il dédaignait soudain, préférant les opulents bosquets du nord de la baie.

Un contentement, d’abord silencieux, dilata toutes les poitrines. L’établissement était sauvé. Le vent ayant changé, la chaloupe du missionnaire put bientôt aborder la rive. On reçut le prêtre avec des sentiments indicibles de joie et de reconnaissance. Personne ne doutait que ce fût à ses ardentes prières qu’on devait le salut.

Peu après arrivèrent sur la grève, hâves et dépenaillés, manquant de tout, ayant tout perdu, les familles établies chez Mars Simard. Puis une chaloupe venant de l’autre côté de la baie aborda, portant les colons du Ruisseau-à-Caille et de l’Anse-à-Benjamin qui étaient totalement ruinés, qui avaient tout juste pu se sauver.

Pendant la soirée, dans la maison d’Alexis Picoté où toute la petite colonie était réunie, l’abbé Bourret entonna un vibrant Te Deum. Mais la forêt, à l’entour, était en grande partie détruite. L’incendie, pendant plusieurs jours, monta, monta, gagna le lac Saint-Jean, y détruisit les campements de forestiers, forçant les habitants à chercher refuge même au sein du lac. Et cette année-là ne fut plus connue dans toute la région que sous la désignation de l’« Année du Grand Feu ».

L’incendie avait été une épreuve salutaire. On se tourna pour de bon vers la terre. Dès l’automne, les défrichements s’agrandirent notablement. Le feu lui-même avait fait de la terre neuve qu’il avait engraissée, instruisant les futurs exploitants de savanes à myrtilles où, une année, il faut mettre le feu pour que la cueillette des années suivantes soit plus abondante.

À la fin de l’été, dans les potagers de la Grand’Baie et dans les minuscules champs à céréales, les légumes étaient « grenus sans bon sens », disait-on, et les grains passaient par-dessus les clôtures.

À l’automne, de bonne heure, Alexis Picoté avait chargé la goélette de tout le surplus de production de la petite colonie et il était allé le vendre à Québec. Il revint au moment où l’on craignait que les premières glaces l’empêcheraient de gagner la baie, et l’on apprit avec une grande joie qu’il avait vendu à bon prix ces premiers fruits de la terre saguenayenne.