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La Rivière-à-Mars/06

La bibliothèque libre.
Les Éditions du Totem (p. 73-83).


VI


Comme les autres, la terre d’Alexis Picoté s’agrandissait vite.

Grâce à son travail et aussi à celui de sa femme qui se fit mourir dix ans trop tôt à faire, pour le plaisir de geindre, des choses qui étaient au-dessus de ses forces, l’ancien chef des « Vingt-et-Un » possédait l’une des exploitations agricoles les plus avancées de la colonie. Ses garçons avaient grandi et commençaient à l’aider. Deux ans après l’arrivée à la baie, une fille, Jeanne, leur était née qui avait maintenant huit ans.

Mais quand les enfants sont arrivés à l’âge où ils peuvent se conduire tout seuls, on voudrait qu’ils reviennent au temps où ils faisaient passer à leurs parents d’entières nuits blanches après des journées de dur travail.

Souvent, le soir, quand ils étaient seuls, Alexis Maltais et sa femme causaient, assis, l’été, sur le perron, ayant en face d’eux la baie qui brillait sous la lune et les étoiles, l’hiver, dans la cuisine, près du poêle à trois ponts dont le foyer pétillait sous de lourdes bûches de sapin, dans le halo de la lampe à pétrole.

Et tous deux parlaient de l’avenir de leurs enfants. Pierre aidait bien un peu son père aux travaux de la terre et aux chantiers de la coupe du bois à la Rivière-à-Mars et au Lac Ha ! Ha ! mais, à la vérité, il y mettait peu de cœur. Alexis Maltais s’était depuis longtemps aperçu (et sa femme avant lui) que l’aîné n’avait pas pour la terre l’amour que, lui, il éprouvait à cet âge. Ça viendra, avait-il dit, pour s’encourager. Mais les années passaient et il attendait en vain que son fils se mît à aimer ce qu’il aimait, lui, par-dessus tout. Il était inquiet. Heureusement que le cadet, Arthur, s’appliquait à pallier ces inquiétudes. Celui-là était un vrai fils d’habitant, se plaisait à dire sa mère. Il n’était content qu’en compagnie du père, dans les champs dont il goûtait la vie large et libre. Il aimait, comme des jeux de son âge, tous les travaux de la culture. Mais il était si jeune encore pour porter sur ses épaules le poids de toutes les espérances de son père dans l’avenir de la terre.

Les « Vingt-et-Un » n’ont plus d’existence collective. Mais ils se sont dispersés, ils se sont multipliés. Tout le monde, maintenant, autour de la baie, se livre aux travaux du sol. Chaque automne, des goélettes partent pour Québec, chargées à pleins bords des produits aussi riches que variés de la jeune terre saguenayenne. On est partout heureux. L’avenir apparaît en rose. Les défrichements s’étendent de tous côtés. Le hameau s’est agrandi à vue d’œil et un grand jour arriva où la Grand’Baie fut canoniquement érigée en paroisse sous le vocable de Saint-Alexis. L’élan était donné. Le Saguenay maintenant attirait les regards du Canada français tout entier. Pendant quelques années, on avait vu s’intéresser aux anciens « Vingt-et-Un » et aux premiers colons, les curés de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul, qui venaient en mission sur les bords de la baie. Puis, après, arrivèrent au Saguenay, les grands, les héroïques « vagabonds » de l’Immaculée : les Oblats. Ils sont, peut-on dire, de tous les pays, de ceux où règne le « grand silence blanc », de ceux que cuit éternellement l’implacable soleil de l’hémisphère du sud. Avec eux le clocher rayonne.

« Ô Canadiens-Français », s’écriait Mgr Forbin-Janson, « peuple au cœur d’or et au clocher d’argent ! » De fait, on l’a recouvert depuis longtemps de fer blanc, le clocher de Saint-Alexis. Mais, sous le soleil, il reluit d’argent, et on l’aperçoit de loin. Un petit peuple vit heureux autour de lui. L’histoire de la paroisse est désormais normale, simple, sans heurt. C’est le train-train journalier des populations heureuses. Et il en est ainsi de cet autre groupe de colons de Charlevoix que protège, à l’autre extrémité de la baie, le clocher, également « d’argent », de Saint-Alphonse ; il en est de même de ceux qui sont établis de l’autre côté, à l’Anse-à-Benjamin, au Ruisseau-à-Caille, ailleurs encore.

Le voyageur qui remonte les gorges du Saguenay et qui, par le « Bras-de-Chicoutimi », pénètre dans la Baie des Ha ! Ha !, éprouve le sentiment très net de changer subitement de nature, de ciel, de climat même. L’accueil de la baie est si joyeux, si souriant ! Comme Goethe, saluant dès le Brenner la terre latine et s’extasiant jusque sur la poussière des routes, il goûte l’impression délicieuse de pénétrer dans un nouveau midi. Partout, c’est frais, reposant. Après avoir vogué, des heures, dans un couloir sans fin de falaises rocheuses, fatigué des verdures toujours trop semblables qui les couronnent, l’œil du voyageur se repose maintenant sur les colorations chaudes et variées qui s’étendent du côté nord de la baie, de Saint-Alexis à Saint-Alphonse. Et, en pénétrant dans cette petite mer, on est content d’être libéré de la désagréable impression d’étouffement, particulière à certains pays montagneux. La baie agrandit démesurément l’horizon. Le vent, chargé d’émanations salines, nous rafraîchit, nous gonfle les poumons de volupté. Dans l’atmosphère translucide, au-dessus de la baie, de gros goélands volent pesamment, montent, descendent, courent d’un nuage à l’autre, comme pour les faufiler.

À gauche, le petit clocher de Saint-Alexis luit comme une étoile. Là-bas, au fond de la baie, se dresse la flèche, luisante aussi, de l’église de Saint-Alphonse. C’est dimanche. Dans l’air, sur la baie, sur la forêt, sur les champs, toutes les lumières sont répandues d’un beau jour d’été, tamisées par le velum bleu du ciel. C’est le matin d’une de ces journées de juillet, brûlantes et lourdes, où pas une feuille ne veut remuer dans les arbres. Par tout l’horizon, et sur l’eau, flotte une légère vapeur blanche, buée argentée qui semble de la chaleur palpable. Des averses soudaines de soleil font tout étinceler. Dans les chaumes proches, les bêtes commencent à chercher l’ombre des maisons, des arbres et des haies. Plusieurs, accablées déjà, se couchent.

Le petit clocher tout à coup vibre, sonne le premier coup de la messe, puis semble regarder ce qui se passe autour de lui. Alors, le village s’éveille, s’anime. Portes et fenêtres s’ouvrent partout. On s’interpelle de voisin à voisin. Quelques voitures arrivent qui s’alignent le long de la clôture entourant la place de l’église, les chevaux soigneusement attachés aux pieux.

Puis, le petit clocher fait entendre au-dessus des rumeurs du village et du bruissement des flots de la baie le dernier coup de la messe. Un mouvement subit se produit dans tout le village. Les maisons se vident et on entre comme en procession dans le petit temple. En quelques minutes le village devient désert. Le silence plane partout. On n’entend plus, ici, qu’un cheval qui s’ébroue, attaché à la clôture, là, qu’un chien donnant de la voix à l’arrivée à l’église d’un retardataire.

Les fenêtres de la petite église de bois blanc, comme celles des maisons qui donnent à l’ombre, sont toutes larges ouvertes. La belle lumière ambrée y pénètre par nappes, en tombées d’écluse.

Et de plus en plus plane le silence. Mais voilà que dans le calme moiré de l’air, on entend une voix monotone propageant une lancinante mélopée. C’est le curé qui module la Préface. Le village entier, choses, bêtes et gens, semble écouter, en extase, les échos du chant sacré. Et c’est un beau et touchant spectacle que ce moment solennel du drame liturgique dans les campagnes québécoises. Rien de semblable nulle part ; pas même les imposantes cérémonies religieuses dans les grandes basiliques des villes. Rien n’émeut aussi vivement, rien ne remue aussi profondément l’âme que ce ravissement unanime de la paroisse sous les humbles et pauvres églises des campagnes. Toute la population est là, ne formant, en réalité, qu’une seule et même famille dont le curé, celui qui, pieusement, posément, scande en ce moment les mots sacrés de la Préface, est le père vénéré. Ils sont là, tous frères, au pied de l’autel ; avec la voix de leur parleur, leur silence prie et chante. Une même espérance, une même charité, une même foi, les mêmes sentiments et les mêmes aspirations se mêlent au recueillement éternel et au rayonnement définitif des disparus dont les tombes marquées de croix de bois noir environnent le temple et semblent assister au sacrifice auguste qui a sauvé le monde. Le silence de tout s’élève, plane autour de la voix du prêtre, monte avec elle vers le ciel, en prières, en remerciements, en adorations, va appuyer paisiblement sur la force même de Dieu les vigoureux espoirs dans le maniement de la hache, les luttes courageuses contre la forêt géante et les durs labeurs à passer le soc d’acier dans le sol vierge afin que se féconde la terre neuve et que croissent les moissons, et que se propage la vie des êtres créés selon la divine effigie de l’Esprit.

La dernière note de la Préface lamentablement filée, la petite clochette au son grêle de l’enfant de chœur fait prosterner l’assistance à genoux. Puis c’est le « Sanctus » qui éclate, soutenu par un harmonium poussif sur lequel se penche avec un grand effort la maîtresse d’école. À « l’orgue », un petit vieux, court, replet, des lunettes jaunes juchées sur le nez, mène le chœur à vigoureux coups de fausset, soufflant entre chaque syllabe, et marquant la mesure avec son paroissien noté. Puis au dehors débordent les sons graves, émus, qui, de la cloche d’airain, passent par-dessus les maisons.

Alors, abandonnant les chaudrons où mijote le dîner de la famille, les gardiennes appellent d’un commandement bref les enfants qui jouent silencieusement dans les cours et sur la grève, et se prosternent avec eux au pieds de la grande croix noire qui pend à un mur, à côté de l’horloge carrée. D’une voix monotone, elles récitent le chapelet en union avec ceux qui, plus heureux qu’elles, et dont c’était d’ailleurs le tour, ce dimanche-là, assistent à la messe. À la fin du chapelet, elles disent trois « Pater » et trois « Ave » pour les défunts qui dorment dans la paix du petit cimetière, en arrière de l’église. Puis les gardiennes, sur le seuil des portes, à travers les jeunes arbres qui semblent dormir sous le poids de l’air, immobiles et pâmés, cherchent de temps à autre à percevoir le bourdonnement confus qui se répand dans le village quand la messe est finie. Enfin, un attelage double, dans un grand bruit de ferraille, roule sur le chemin, soulevant deux longues traînées de poussière qui se rejoignent lentement au milieu de la route et dans lesquelles s’engouffrent quelques autres voitures qui prennent toutes la direction de la Rivière-à-Mars. Des groupes stationnent encore sur la place de l’église. Puis, du petit clocher, tombent les notes assourdissantes de l’Angelus de midi. Elles couvrent tous les autres bruits et dispersent les flâneurs. Quand, après quelques minutes, elles s’arrêtent, on entend au loin, sur le chemin, le roulement ferrailleux des dernières voitures filant vers la rivière et, dans les maisons du village, des bruits de chaudrons et de vaisselle.

Au petit village de Saint-Alexis comme là-bas, à l’autre bout de la baie, à Saint-Alphonse de Bagotville comme, en arrière, au Grand-Brulé, et de l’autre côté, à l’Anse-à-Benjamin, au Ruisseau-à-Caille, partout, les mêmes bruits, les mêmes silences répandent sur la campagne immobilisée de chaleur la spirituelle fraîcheur des rires des petits clochers d’argent.

Le soir de ce dimanche-là, il y avait de la visite chez Alexis Maltais. Un ancien voisin de la Malbaie, Anthime Gauthier, depuis quelques années établi aux Bois-Francs, presque à l’autre extrémité de la province de Québec, était venu voir ses anciens compatriotes de Charlevoix fixés au Saguenay. Quelques voisins, après le souper, étaient venus veiller. En verve ce soir-là, l’ancien chef des « Vingt-et-Un » s’était mis à raconter quelques souvenirs de l’établissement à la Baie, souvenirs puérils, naïfs, déjà nostalgiques parce que vieux de plus de dix ans, et dont Elisabeth aidait à dévider l’écheveau.