La Rivière-à-Mars/07

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Les Éditions du Totem (p. 84-96).


VII


— Quelques jours après notre arrivée à la Baie, contait Alexis Picoté, — tu t’en souviens. Élisabeth ? — notre petit Arthur, un matin, sortit de la cabane pour aller jouer sur la grève. Ça paraissait l’amuser plus que tous les colifichets, les coquillages que le vent du matin et les premiers rayons du soleil amenaient du côté du Saguenay. Tout à coup Arthur se met à crier :

— Maman, y a cinq vaches, à matin !

« Elisabeth sortit sur le perron de la porte et s’exclama :

« — De fait, le petit dit vrai, y a cinq vaches !

« Jusque-là, pourtant, nous n’avions ici que les quatre vaches amenées de Charlevoix en deux voyages de la goélette.

« Au cri d’Élisabeth, je sors et je regarde du côté de la grève.

« Faites pas de bruit, que je dis à voix basse, c’est un orignal.

« Je rentre dans la cabane pour prendre mon fusil. Je fais quelques pas en me cachant derrière de grosses souches d’épinette, je vise la grosse tête qui ressemble à celle d’un cheval portant de la barbe, et : Pan ! L’un des cinq animaux tombe, pendant que les autres se sauvent par bonds du côté de la grève.

« C’était, de fait, un grand orignal qui se pensait toujours en pleine forêt, ici. Durant la nuit il était venu rejoindre nos vaches, tout bonnement, comme si nous devions garder, nous autres, toute la forêt avec ses maringouins et ses orignaux.

« Mon coup de fusil avait réveillé les gens du campement. Tout le monde se mit en frais de débiter l’animal. Nous eûmes de la bonne viande pendant une semaine. Pour la garder fraîche, on en plaçait des quartiers dans une fosse que j’avais creusée au milieu d’un petit ruisseau qui traversait les campes et qui était toujours rempli de belle eau courante. La peau resta tendue pendant tout l’été sur deux poteaux en arrière de la cabane. À l’automne, on fit, avec, des souliers et des lanières de raquettes.

— L’année d’après, contait encore Alexis Picoté, notre petit Arthur avait sept ans. Il arriva un missionnaire chez nous. C’était un Oblat. Il était venu en canot d’écorce, dans l’après-midi. Le soir, dans mon campe, il y a eu un salut du Saint-Sacrement et un fameux de beau sermon. Ça nous avait bien touchés. On en parla pendant toute la veillée. On disait, tu t’en rappelle, hein, Élisabeth ?

« — C’est vrai qu’on a de la misère, mais il y a la récompense au bout. Si c’est pas dans ce monde-ci, ce sera dans l’autre. Paraît que nous faisons une si bonne œuvre en venant ouvrir des terres à la civilisation catholique et française !

« Notre petit Arthur, le lendemain, avait hâte de revoir le missionnaire. Son sermon avait tant fait parler les vielleux ! C’est pas souvent aussi qu’il avait vu un homme en grande robe noire et avec un gros crucifix jaune dans sa ceinture. Il sortit de bonne heure.

« Le Père se promenait en lisant son bréviaire sur de grandes pièces de bois de pin que la marée montante avait alignées sur la grève. Il avait fait chaud toute la nuit et le matin était pesant. Les maringouins étaient féroces. Ils venaient du bois par nuées noires. Notre petit Arthur s’approcha du Père, qui ne fit pas de cas de lui. Il se mit à le suivre pas à pas. Après quelques minutes, le Père s’arrêta et demanda :

« — Mais pourquoi, petit, me suis-tu comme ça ?

« Arthur, bien entendu, était gêné et ne savait pas quoi répondre. Enfin, il dit :

« — Quand je marche derrière vous, je ne sens plus les maringouins.

« Et vous nous croirez ou vous nous croirez pas, continua Alexis, mais toute la journée et plusieurs jours après encore, on ne se plaignit pas des mouches, personne. Ce soir-là, on ne fit même pas à la porte de la cabane la boucane ordinaire pour chasser cette engeance. C’était terrible, en ce temps-là, vous savez, les mouches. On s’en plaint, aujourd’hui, dans les bois où il y a de l’eau aux alentours. Mais qu’est-ce que c’est ? Quand on est arrivé ici, des mouches, on en mangeait avec notre pain, on en respirait en dormant. Elles nous mettaient tout le jour et toute la nuit le corps en feu. Elles nous faisaient saigner. C’était terrible, je vous le dis, surtout au commencement de l’été, au mois de juin, par exemple. Cela fit pleurer notre pauvre Élisabeth, un soir très chaud de ce mois-là, un soir lourd, chargé de vent du sud.

« On était à la porte du campe et on avait allumé dans une vieille chaudière de zinc un feu de fougères vertes qui faisait une fumée si épaisse qu’elle nous enveloppait au point qu’on ne pouvait se voir les uns les autres. Et on était pourtant tout proche de la boucane. Jean-Baptiste Bouchard et Benjamin Harvey étaient venus veiller avec nous. Le temps était humide, et les mouches, je vous le dis, paraissaient enragées. La boucane ne leur faisait rien et on passait le temps à chercher des moyens pour s’en débarrasser la figure, les mains, les jambes. Élisabeth, qui avait fait une rude journée à m’aider dans un coin de terre neuve, paraissait fatiguée. Elle était assise sur le perron la tête dans les deux mains. On aurait dit que les maringouins et les brûlots la harcelaient plus que nous autres. Par deux fois, elle était entrée dans le campe en disant qu’elle allait dormir, mais elle en était sortie aussitôt, chassée par l’engeance qui lui brûlait le corps.

— Hein, Élisabeth tu t’en souviens ?…

La femme fit un signe affirmatif, puis, souriant :

— Parle donc d’autres choses, Alexis. C’est pas bien intéressant, ce que tu dis là.

— Tout d’un coup, continua Alexis, comme Benjamin Harvey contait la misère qu’il avait eue, dans l’après-midi, à arracher une souche, disant à tout bout de champ : « Ces démons d’arbres-là, c’est dur sans bon sens… Ça doit être du commencement du monde », tout d’un coup, on entendit des pleurs. C’était Élisabeth qui se lamentait. Je ne l’avais jamais entendue ni vue pleurer. D’habitude, sa langue suffisait ! Arthur s’arrêta de jouer avec un petit chat à qui il faisait faire des bonds par-dessus des touffes d’herbes Saint-Jean qui poussaient devant le campe. Il courut embrasser sa mère qui se mit à se plaindre :

« — Mon Dieu, quelle vie, quel martyre ! Ah ! la mauvaise idée qu’on a eue de quitter Charlevoix où on était si bien pour venir se faire dévorer vivants, ici, par les maringouins !

« Ma pauvre femme avait pourtant l’obstination d’un roc. Il y eut un silence. Jean-Baptiste Bouchard dit :

« — Faut pourtant pas se décourager. Il fallait s’attendre à tout ça !

« Benjamin Harvey, lui, ne parla pas. Il profita du silence pour bourrer sa pipe, car vous savez quel gros fumeur il est. Moi, assis sur un bout de souche, les coudes sur les genoux, je fumais à petits coups. Élisabeth hoquetait encore et alors j’ai tourné tranquillement la tête et j’ai dit :

« — Élisabeth, tu m’avais pourtant promis, quand on est venu ici, d’être courageuse jusqu’au bout. Si j’avais su que tu vinsses à pleurer pour des mouches, je serais jamais parti de la Malbaie. Pauvre femme, pense donc, comme le missionnaire nous l’a dit l’autre jour, que la récompense est au bout. Si c’est pas dans ce monde-ci, ce sera dans l’autre. Ça serait même, à ce qu’il a dit, plus sûr ici que partout ailleurs.

« Jean-Baptiste Bouchard et Benjamin Harvey approuvèrent ce traitement pour la maladie de ma femme. Et plus jamais, dans la suite, j’ai vu pleurer Élisabeth. Je vous assure qu’il y a eu pourtant de quoi.

— Vrai, fit remarquer Anthime Gauthier, vous en avez arraché ici, je vois ça ? Ça été moins dur pour nous autres, dans les Cantons de l’Est.

— Oui, mais on avait quand même des consolations. On savait encore s’amuser, des fois, reprit Alexis Maltais. Tiens, ça me rappelle notre premier pique-nique aux bleuets, de l’autre côté de la baie.

« Un vendredi soir, à la fin d’août, Onésime Larouche vient chez nous et me dit :

« — Alexis, demain matin, si on allait aux bleuets au Cap-à-l’Est ? Il y en a sans bon sens, à ce qu’il paraît. C’est Ignace Couturier qui est allé là, l’autre jour, à la chasse, qui m’a dit ça.

« — De fait que je répondis, c’est une bonne idée. M’est avis que ce serait pas une extravagance de prendre un petit congé. Ça fera plaisir aux femmes et aux enfants.

« Le Cap-à-l’Est, vous le savez pas ? c’est là, de l’autre côté de la baie. On avait la goélette d’Alexis Simard pour faire la traversée. On devait coucher au Cap-à-l’Est deux nuits, dans une cabane de branches de sapin. Vous pensez si les enfants et leurs mères étaient contents. De fait, on partait le lendemain matin à la fine pointe du jour, avec toutes les provisions qu’il fallait. On était vingt dans la goélette. On mouilla, une heure après, de l’autre côté de la baie. La belle journée ! Il faisait un temps tiède et un beau soleil. Aux flancs du cap, on ramassait les bleuets par jointées. Il y en avait que tout était bleu. À l’ombre, sous les coudriers et les petits bouleaux, ils étaient gros comme les noisettes de la Rivière-à-Mars, charnus comme des prunes et juteux comme des framboises. Le samedi, nous en avons ramassé pas moins d’une vingtaine de chaudières. Le soir, Ignace Couturier, Louis Villeneuve, Joseph Lapointe et moi, on avait construit une grande cabane en branches de sapin recouverte d’écorce de bouleau. Tout le monde s’installe dedans et on ferme l’entrée avec deux sacs de toile. On laisse nos bleuets dehors, près de la cabane, dans une grande boîte de bois. Et on se couche, les membres de chaque famille ensemble, tout alentour de la cabane. Au milieu, on avait allumé un feu sourd de fougères humides pour chasser les mouches qui nous assaillaient encore à cette époque de l’année.

« Voilà qu’au beau milieu de la nuit, on est réveillé par un grognement qu’on entend tout près de la porte. Vous pensez si les femmes et les enfants ont peur. Et c’est pas François Maltais qui les rassure ! Il écarte un coin de la toile qui sert de porte, puis il dit en se tournant vers moi :

« — Alexis, t’as ton fusil, je suppose ? C’est un gros ours qui est à la porte et qui mange nos bleuets dans la boîte.

« De fait, j’avais apporté mon fusil. Il était dans un coin de la cabane. Il était bien bourré de gros plombs. L’animal était en plein à quatre pattes dans la boîte et se régalait de nos bleuets en grognant de plaisir. Je pointe le canon de mon fusil par un coin de la porte et je tire. Dans le calme de la nuit, on n’a jamais entendu un coup de fusil pareil. L’ours, touché en plein dans la tête, tombe à la renverse dans la boîte. Alors, tout le monde sort de la cabane. La lune était piquée en l’air comme au bout d’une gaule au beau milieu de la baie, et elle éclairait comme en plein jour. Quelles confitures ! Les hommes sortirent l’ours de la boîte, vous imaginez dans quel état ! Fallut aller chercher des seaux d’eau sur la grève pour le laver avant de le débiter. Personne n’avait plus envie de dormir et le reste de la nuit se passa à peler l’ours et à couper sa viande par quartiers qu’on fit tremper dans de l’eau froide pour les conserver. On n’espérait plus manger de pareils rôtis. C’était aussi bon que du porc frais.

« Le fait est que le lundi matin, quand on est arrivé chez nous, pour s’amuser, on fit accroire aux femmes qui étaient restées aux campes, qu’on avait trouvé au pieds du Cap-à-l’Est un cochon perdu, échappé de Chicoutimi ; qu’on l’avait tué pour se régaler de porc frais. Les femmes, crédules, firent rôtir ce qui restait des quartiers de l’ours du Cap-à-l’Est et elles restèrent longtemps convaincues qu’elles avaient mangé des fesses de porc.

— Et tu te souviens aussi, Alexis, lui rappela sa femme, des belles soirées qu’on passait à la Croix, pendant les premiers étés ? Vous voyez, là, au bout de la petite pointe qui s’avance dans la baie, une croix avec, aux pieds, une petite statue de la sainte Vierge ? Voyez-vous ? Tous les soirs de la belle saison, on s’en allait là. On récitait le chapelet. Ensuite, Thadée Bouliane, qui avait une belle voix, chantait un cantique. Il en chantait un d’ordinaire qu’on aimait plus que tous les autres. Il fallait entendre dans le grand silence, la belle voix de Thadée Bouliane, chanter :

L’ombre s’étend sur la terre,
Vois tes enfants de retour :
À tes pieds, Auguste Mère,
Pour t’offrir la fin du jour.

« On savait ce cantique par cœur et on entonnait le refrain ensemble :

Ô Vierge tutélaire,
À tes pieds, Auguste Mère,Ô notre unique espoir,
Entends notre prière,
La prière
Et le chant du soir !

« On entendait, tout au fond de la baie, à la lisière du bois, l’écho répéter jusqu’à quatre fois les derniers mots du refrain. C’était beau. Ça, c’était un bon moment de la journée, et qui nous faisait oublier les fatigues et les misères. Au bord de la baie, on sentait moins les mouches, chassées par la brise du large, et on refait là, autour de la Croix, jusqu’à l’heure du coucher, quand il faisait si noir qu’on avait peine à distinguer l’eau d’avec la terre.

« Comme vous voyez, Anthime, continuait Élisabeth, on avait de bons moments. Mais, le plus souvent, les femmes, les enfants, les hommes, on travaillait trop dur. Le soir, arriver, harassés, souvent après le coucher du soleil. Le matin, partir avant l’aube. Ces pauvres hommes, ils manquaient le plus souvent des outils les plus nécessaires. À la maison, on était privé souvent de ce qui est indispensable à la vie d’une famille. Les saisons passaient quand même. Qui sait ? on verra peut-être des jours pires. On sait jamais. C’est si dur, le métier d’habitant ! En tous cas, à la grâce de Dieu, c’est lui qu’est le Maître. Il a toujours le dernier mot. »