La Rivière-à-Mars/11

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Les Éditions du Totem (p. 136-146).


XI


Un soir, Pierre Maltais se découvrit « une blonde » à Chicoutimi. Son père eut un moment d’espoir en apprenant les amours de son aîné avec Louise Boivin. Qui sait si cette jeune fille ne réussirait pas à faire revenir Pierre à la terre ? Cela arrivait, même en ce temps-là, que certaines femmes eussent des goûts moins efféminés et une vaillance plus stable que certains hommes. Alexis Picoté se rappelait le cas du cadet de Jean-Baptiste Caron, installé à Saint-Alphonse, de l’autre côté de la Rivière-à-Mars. Le jeune homme, comme Pierre, n’avait eu aucun goût pour la terre ; il était feignant, engourdi, ne pensait qu’à s’amuser et à sortir. Un jour, il se mit à faire la cour à l’une des filles de Tancrède Desbiens, de l’Anse-à-Benjamin. Elle n’avait jamais appris à lire, écrire et compter qu’à la maison, mais elle n’en était pas moins belle, vaillante, de jugement solide et sain, et elle aimait la terre autant que son père, ce qui n’est pas peu dire. Le mariage eut bientôt lieu. Depuis, le cadet des Caron avait été un tout autre homme. On l’aurait insulté en lui proposant l’emploi le plus cossu dans les villes. Il y avait trois ans de cela. L’année de son mariage, son père lui avait acheté, pour sa part, un beau lot de terre au Grand-Brulé, et le garçon maintenant était en train de devenir un des habitants les plus à l’aise de la place.

Alexis Picoté appuyait ses espoirs sur l’exemple du fils de Jean-Baptiste Caron. Pierre n’avait pas besoin, lui, de défricher un lot. D’ailleurs, il n’avait jamais parlé de départ. Il pouvait manquer de cœur à l’ouvrage, ne pas aimer les travaux de la terre, penser à s’amuser plus souvent qu’à son tour. Mais il était jeune encore, et ces façons volages étaient de son âge. Il s’assagirait avec le temps. Et maintenant qu’il faisait la cour à une fille du pays, c’était meilleur signe que jamais, somme toute. C’était sans doute que Pierre ne songeait pas à partir, mais à se fixer définitivement ?

Il ne savait pas encore que « la blonde » de Pierre était une jeune fille élevée aux États-Unis et qui, à la mort de son père dans une ville du Maine, était venue à Chicoutimi demeurer chez l’un de ses frères, contremaître aux moulins Price.

Le rêve qu’il avait caressé ne fut pas de longue durée. Dès qu’il eut connu Louise Boivin, le père Maltais se rendit compte que cette fille-là était une « évaporée » n’ayant rien que du pimpant, dont elle jouait comme d’une senne pour circonvenir le premier venu voulant l’épouser et la ramener aux États-Unis. Et Pierre n’avait pas le caractère assez solide pour résister à cette coquette, dont les airs candides et les attitudes de dévergondée s’alliaient pour lui faire perdre tout à fait la tête. S’il avait été sérieux et s’il avait aimé la terre, peut-être qu’Alexis Picoté eût laissé faire ce mariage sans trop se tourner les sangs ; car, dans ce cas, c’est Pierre qui eût mené la barque, et sa femme n’aurait pas pu l’entraîner hors du pays. Mais avec les rêvasseries qui lui faisaient baller la tête, c’était, on le pense bien, le contraire qui était à craindre. Aussi, cette fille-là donnait encore plus de soucis à Alexis Picoté que le mari de Jeanne.

Pendant tout cet hiver, Pierre alla presque chaque semaine faire sa cour à Chicoutimi. Il restait là souvent deux ou trois jours, d’autant plus que le travail ne pressait pas sur la terre de la Baie. Alexis Picoté avait abandonné, cet hiver-là, ses chantiers de bois au lac Gravel. Il restait au village. Il se sentait malade, déprimé. Il se disait plus vieux que son âge. Il prenait un âpre plaisir à se plaindre de l’usure de son corps. Il partageait son temps entre la cuisine, où il fumait d’éternelles pipes, et l’étable, où il allait parler à ses bêtes comme à des êtres moins cruels que les hommes. Il semblait leur confier son appréhension d’un prochain adieu qui pointait déjà entre elles et lui, ses tourments à la pensée qu’il devrait les abandonner un jour, faute de bras pour les nourrir et pour cultiver la terre. Sa terre, il l’avait tant travaillée qu’il avait pour elle un culte. Il pensa aux dures années et aux rudes épreuves des temps de la pinière, aux premiers jardins, aux premiers labours, aux premières moissons, puis aux agrandissements progressifs, aux entreprises forestières dont les misères et les bénéfices ne devaient toujours profiter qu’à la terre, à son extension agricole. Maintenant qu’il se sentait seul, il l’aimait plus que jamais, pour la peine qu’elle lui avait donnée, la fatigue et les soucis jetés comme un levain dans le sol depuis un quart de siècle ; pour l’incertitude constante de récolter les fruits de ce travail obstiné et obscur, l’été dans les sillons glaiseux, l’hiver aux chantiers de la coupe ; pour les inquiétudes cachées dans la beauté des bouquets d’arbres laissés debout ici et là, et des fleurs garnissant les talus et cachant parfois des poisons et des voiliers multicolores d’oiseaux menaçant les récoltes ; pour les espoirs émergeant même des rocailles, des fondrières, des savanes si dures à assécher ; pour ses arômes, son grand air vivifiant, sa force nourricière de santé physique et morale ; pour la vie des bestiaux familiers et amis qu’elle entretient et multiplie ; pour ses rigueurs et ses cajoleries, ses froideurs et ses tendresses, les illusions qu’elle insinue dans l’âme à toute heure, les promesses qu’elle réalise et les rêves qu’elle abat. Et le jour approchait où il faudrait la quitter. Seul, il savait bien qu’il ne pourrait plus donner les soins suffisants à ce bien qu’il avait conquis à la forêt. Il faudrait le vendre, s’en aller. Dur châtiment pour vingt-cinq années de labeur, de conquête pouce par pouce sur la nature sauvage. Pourquoi avait-il lui-même quitté, autrefois, la terre paternelle de la Malbaie, puisque le devoir et l’amour qui l’appelaient à travailler à l’avenir agricole de ses fils étaient devenus des leurres dérisoires ? Pourquoi était-il venu trimer aux chantiers de la Rivière-à-Mars et du lac Gravel, se fouler du matin au soir dans une lutte éreintante contre les souches, les racines, les roches des abatis, puisque ses enfants ne voulaient pas du bien-être qu’il leur avait préparé par le sacrifice de tout, puisqu’ils refusaient le don d’un établissement solide sur des terres vastes, fertilisées par les sueurs des vingt-cinq meilleures années de sa vie ?

Il passa l’hiver à ressasser ces amertumes. L’été apporta à son esprit le délassement des fatigues corporelles. Grâce aux corvées organisées par les voisins, les labours, la fenaison, les moissons ne subirent pas trop de retard, malgré un été pluvieux et toutes les peines qu’on avait eues à engranger un foin sec. Mais Alexis Picoté était loin d’éprouver le contentement qu’il ressentait au temps de son Arthur, alors que les premières gelées tombaient sur des prairies nettes comme des sous neufs et sur des labours bruns et luisants de terre grasse. Avec ces charités des voisins, il se sentait humilié, comme en sujétion, lui, l’ancien chef des « Vingt-et-Un », qui, au temps de la pinière, avait relevé tant de fois le courage de ses compagnons déprimés par l’ennui et la solitude, lui qui avait tant insisté pour cesser les chantiers de bois afin de coloniser les terres de la Baie et qui avait donné son nom à la première paroisse du pays du Saguenay.

Il se voyait réduit, le chef, à vivre des services bénévoles de ses voisins. Le sentiment de sa déchéance l’engourdissait de tristesse. Ses amis, ses anciens compagnons ne le reconnaissaient plus. Et sa vie continuait, rétrécie de plus en plus, vers l’approche de l’irréparable, à travers les jours toujours gris, même sous l’ensoleillement du printemps et de l’été.

Un samedi de fin de septembre, Pierre amena Louise Boivin à Saint-Alexis. Bien qu’on n’aimât guère sa vivacité criarde et son entrain trop artificiel, on fit en sorte que tout pût lui plaire.

Mais ce qui l’intéressa le plus — Alexis et Élisabeth en furent longtemps suffoqués comme d’un sacrilège ! — c’étaient les larges dimensions de la cuisine qui aurait fait, criaillait-elle, une bien belle salle de danse. Pourtant, la maison d’Alexis Picoté était l’une des plus avenantes de la paroisse, avec ses encadrements de portes et de fenêtres peinturés en vert qui faisaient ressortir la blancheur chaulée et souriante des murs. Tous les ans, Alexis Picoté goudronnait le toit de bardeaux de cèdre. En cette saison, le parterre éclatait encore de couleurs vives : le rouge sang des géraniums, le mauve rosé des « quatre-saisons », l’écarlate aux pétales éclatants des « saint-Joseph », le violet sombre des pavots et toute une rangée de touffes sapineuses de « vieux-garçon » piquées partout de cœurs saignants. Les feuilles des bouleaux et des érables argillières étendaient sur le sol leurs mordorures reluisantes. À côté de la maison, les tournesols élevaient à plus de trois pieds au-dessus des clôtures leurs énormes fleurs jaunes, brunes au centre. Enfin, en arrière de la maison, la cour s’entourait de rangées de cordes de bois de chauffage et, un peu plus à l’est, on voyait la blanche étable en pièces de bois équarries à la hache, la grange avec le pont montant au fenil, la porcherie. À partir des bâtiments, les champs se déroulaient jusqu’aux taillis qui couronnaient les collines du trécarré, jalonnés de quelques bouquets de bois qui étaient restés plantés ici et là ; et, le soir, on voyait le soleil se coucher à travers les futaies et les broussailles des collines d’en haut. Tout le jour, une petite brume, qui venait de la baie, légère comme une fumée d’écorce, courait les champs et s’enroulait comme de la filasse, dans le lointain, autour des animaux qui, dans les courtes journées de l’automne, semblaient jouir de leur reste avant l’internement de l’hiver. La fraîcheur humide et calme de l’air portait sur toute la campagne, de l’aube à la brunante, les beuglements, les hennissements et les bêlements des bêtes au pacage, entremêlés du chant des coqs, du caquet des poules, du sifflement des merles et des cris d’enfants malades des corneilles.

Alexis et Élisabeth montèrent jusqu’au trécarré pour faire voir toute la terre à Louise Boivin, dont Alexis Picoté surveillait avec attention, on le pense bien, les gestes et les paroles. Mais il constata non sans chagrin qu’elle paraissait fort peu s’intéresser à toutes ces choses-là. Pendant qu’il s’efforçait de lui dire les habitudes des animaux de la ferme et des forêts, ou de lui faire comprendre certains travaux des champs, elle caquetait avec Pierre les cancans de son monde de danseurs de gigues.

Cette visite fit comprendre à Alexis Picoté que son fils, complètement pris par cette fille des États, ne parlerait bientôt plus la même langue que lui. Pierre alla reconduire Louise Boivin à Chicoutimi où, cette fois, il resta quatre jours. On était pourtant en pleine période des labours d’automne. Comme les voisins, profitant de quelques beaux jours, étaient occupés à leurs propres travaux, il fallut qu’Élisabeth laissât là tout son ménage de la maison pour aller toucher le bœuf et le cheval attelés à la charrue.

Cependant, Pierre n’avait pas encore parlé de départ. Cette retenue persistante, c’était dans le champ embrumé des pensées d’Alexis Picoté comme la petite fleur bleue de l’espoir qui persiste à poindre jusque sous les frimas de l’automne.