La Rivière-à-Mars/12

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Les Éditions du Totem (p. 147-159).


XII


Le temps qui s’écoule entre la fin de septembre et la mi-novembre, de l’arrachage des patates jusqu’aux neiges, est à la campagne l’époque des raccommodages, des besognes transitoires. Quand on a passé le printemps à labourer, herser, semer, faire de la terre neuve, à creuser les fossés et les rigoles, à réparer les clôtures, quand on a passé le reste de la belle saison à sarcler, renchausser, faucher et engranger le foin et le grain, à déterrer et encaver les légumes, il faut, l’automne venu, battre le grain, scier et fendre la provision de bois de chauffage pour l’hiver, ou encore se transformer en boucher, en menuisier, en charron, en forgeron, s’ingénier à réparer les stalles des étables, à rajuster les portes et les fenêtres des bâtiments, à rafistoler les ais et les gonds, à raboter ici et là. C’est aussi l’époque où, entre d’accidentelles journées de labour, l’habitant fait le plus d’allées et venues où il montre ses aptitudes commerciales. C’est comme une période de congé rural où l’on a l’air de voir passer les jours avec regret et de regarder l’avenir avec inquiétude. De mélancoliques soleils annoncent l’hiver, destructeur des magnificences de l’automne. Jusqu’à octobre, le travail du froid a été à peine sensible. Les gelées blanches ont bien jauni les arbres, mais tant que les feuilles y restent attachées, c’est plutôt l’apothéose de la nature que la cessation de la vie. Puis le gazon se bronze et les fleurs meurent. Parfois l’été des Sauvages fait revivre les premiers jours de septembre. Alors, le soleil redevient plus chaud, et le ciel, légèrement terni, semble reconquérir sa primitive splendeur. Mais l’été des Sauvages ne ranime pas les fleurs, ne reverdit pas les plantes. Et, à cette époque, une nuit suffit pour donner à la nature l’aspect sinistre d’une moribonde.

Les hommes, les bêtes et la terre sont fatigués. Aussi, rien ne ressemble moins aux bruyantes parties des labourages du printemps que les mornes promenades de l’attelage las du labour d’automne. La glèbe est vaseuse et froide ; le ciel est gris et bas, rayé de vols de corneilles qui croassent et s’abattent par bandes pillardes dans les sillons où traînent des buées. À travers les planches labourées ou simplement entamées de quelques sillons de la charrue, s’étalent pendant des jours les lisières de chaume mort ou de friche ras. Car on ne laboure, l’automne, qu’à temps perdu.

Alexis Picoté voulait depuis longtemps construire un poulailler attenant à l’écurie. Ses poules avaient toujours eu, dans l’étable, un habitat commun avec les vaches. Malgré le désarroi de sa vie présente, il tâchait de ne négliger aucune amélioration. À la fin d’octobre, il alla couper six beaux billots d’épinette rouge sur la partie de sa terre qui longeait la Rivière-à-Mars, où il avait gardé une réserve de bois. Puis, le lendemain, il partit pour un petit moulin à scie où on lui avait promis de lui scier, planer et embouveter ses planches dans la journée. Ce moulin s’élevait à l’embouchure de la rivière, presque sur la grève de la baie. Il avait été construit pour les cultivateurs de Saint-Alexis et de Saint-Alphonse qui avaient besoin de planches et de madriers pour la construction et la réparation de leurs fermes et dépendances.

Bien rudimentaire, ce petit moulin à scie de la Rivière-à-Mars, sorte d’appentis en planches brutes, ouvert de tous les côtés aux quatre vents du ciel et couvert d’un toit à deux pentes légèrement inclinées. Au milieu de l’une d’elles surgissait un long tuyau de tôle noire par où s’échappait, à vingt pieds dans l’air, la fumée de la fournaise. Au ras de la couverture de bardeaux, à trois ou quatre pieds de distance du grand tuyau, un bout de tube de fonte laissait passer pendant toute la journée, par petites bouffées blanches, saccadées et bruyantes, la vapeur de la bouilloire. Une soupente attenant au corps principal de la bâtisse abritait la fournaise, les armoires aux huiles et aux outils, et l’engin qu’on entendait cogner de loin. Dans la grande bâtisse se trouvaient les machines dont le nombre était réduit au strict minimum : la grand’scie qui tournait au milieu du plancher branlant et disjoint, le charriot circulant sur deux minuscules rails d’une extrémité à l’autre de l’appentis et que du dehors on voyait surgir et disparaître à temps réguliers ; le déligneur composé d’une petite scie circulaire et d’un autre charriot, long et bas, qui remplissait pour les planches sorties de la grand’scie le rôle du grand charriot pour les billots de la découpeuse ; la planeuse qui enlevait au bois scié sa rugosité et le rendait doux comme verre, simplement en le laissant passer doucement entre deux rangées de rouleaux de fonte et de couteaux mécaniques qui tournaient avec une grande vélocité, produisant à leur contact avec le bois un bruit assourdissant qui se faisait entendre par-dessus celui de toutes les autres machines. Sous le plancher qui supportait toute cette machinerie sourdement trépidante, se croisaillaient en tous sens les courroies, les poulies, les arbres de couche couverts d’une épaisse agglutination de bran de scie et d’huile. Le sol durci se recouvrait d’un paillasson feutré de sciures de bois et de ripes.

Le propriétaire de la scierie, se plaignant de l’excès du travail pour ce jour-là, apprit à Alexis Picoté que ses billots ne pourraient être sciés que tard dans l’après-midi. Alexis en fut contrarié. Il n’aurait pas voulu retourner à la maison sans sa charge de planches. Aussi ne savait-il trop comment passer le temps en attendant son tour au moulin. Il allait s’asseoir au bord de la rivière et allumer sa pipe quand il eut une idée. Pourquoi n’irait-il pas faire une visite chez Jean-Baptiste Caron qui demeurait non loin de là, de l’autre côté de la rivière ? Alexis Maltais arriva chez Jean-Baptiste Caron au moment où l’on se mettait à table pour le dîner. On lui fit une cordiale réception et on l’invita à prendre sans cérémonie une place à la table de la famille :

— Vous nous excuserez bien, Monsieur Maltais, expliqua la maîtresse de la maison. Je savais pas qu’on aurait de la visite à midi. C’est le dîner ordinaire de la famille, vous savez…

Il y avait une bonne soupe aux gourganes avec des herbes salées, un bouilli de lard et de légumes, des épis de blé d’Inde badigeonnés de beurre, de la confiture aux citrouilles avec gâteau de son. Alexis Picoté mangea avec plus d’appétit qu’à sa propre table.

Comme les deux hommes allumaient leur pipe, Jean-Baptiste Caron proposa à son ami de visiter sa terre et ses bâtiments. Les granges étaient pleines de la récolte de la saison, les animaux étaient vigoureux et gras, les champs propres et bien entretenus. En haut de la terre, Alexis Picoté vit les deux garçons de Jean-Baptiste Caron qui fauchaient du foin bleu pour les génisses :

— À propos, Jean-Baptiste, demanda Alexis Picoté, ton garçon qu’est établi au Grand-Brulé, comment va-t-il ?

— Tout ce qu’il y a de mieux. Une merveille ! Et pourtant, tu le sais, ça allait pas, hein, quand il était ici ? Dire le changement qui s’est produit chez ce garçon-là le jour qu’il s’est marié avec la fille de Tancrède Desbiens, ça se peut pas. Plus le même homme ! Une vraie magie ! Du jour au lendemain, il s’est mis à travailler à la terre que ç’en était une vraie bénédiction. Tu sais, comme je voulais l’établir tout de suite, je lui ai acheté cette terre du Grand-Brulé qu’il est en train de rendre plus belle et plus payante que la mienne. Depuis qu’il est là, chaque soir, on dirait jamais qu’il a fait sa journée complète quand il rentre à la maison. Il est jamais assez tard pour finir. Un vrai démon au travail, que je te dis !

Les deux hommes s’étaient accotés à une clôture de pieux de cèdre longeant le champ où paissaient le troupeau de laitières de Jean-Baptiste Caron. De là, ils embrassaient du regard toutes les terres de Saint-Alexis et une partie de celles de Saint-Alphonse. Sur les collines des alentours, ils distinguaient les dentelles des futaies et des taillis qui se profilaient sur l’azur imbibé en ce moment d’une clarté douce. Tableau d’une infime variété de lignes et de couleurs. Les terres, comme fatiguées, semblaient sommeiller paisiblement dans la tiédeur de ce jour blond.

Ils fumaient méthodiquement. Les paroles ne se précipitent pas drues sur les lèvres des paysans placides, qui méditent, qui ne disent que ce qu’ils veulent dire, qui regardent plutôt, qui observent et qui pensent.

Après quelques minutes de silence, Alexis Picoté, rallumant sa pipe, se lamenta :

— T’as de la chance, toi, Jean-Baptiste. On peut dire que t’as de la chance.

Et il regardait, à la lisière des taillis du trécarré, les deux jeunes gens qui fauchaient du foin bleu. Eux seuls, en ce moment, animaient le paysage immobile dont Jean-Baptiste Caron semblait ressentir en plénitude la paix radieuse. Tout au bout du chemin aux charrettes qui serpentait à travers les losanges vert pâle des champs, il apercevait sa maison et ses dépendances à demi cachées derrière un rideau de saules. La maison semblait solidement assise, face au soleil qui faisait briller au loin ses fenêtres en même temps qu’il couvrait les cimes des arbres de poussière d’or roux.

Jean-Baptiste Caron frappa sa pipe de plusieurs petits coups secs sur un piquet de clôture, vida le fourneau d’un reste de cendres chaudes, et pendant qu’il la plongeait dans sa blague et la rebourrait de tabac frais, haché gros, il dit :

— Vois-tu, Alexis, ce qu’il faudrait à Pierre, ce serait de se marier par ici avec une autre fille de Tancrède Desbiens. C’est le mariage avec une bonne fille d’habitant comme ça qui l’attacherait pour tout de bon à la terre. Mais j’avoue, mon pauvre Alexis, qu’il est trop tard puisque ton Pierre est bien décidé de partir.

— Non, Jean-Baptiste, on peut pas dire comme ça qu’il est décidé de partir. Vrai, il n’a pas encore parlé de départ, tu sais. Il est vrai qu’amouraché avec cette sautilleuse de Chicoutimi, c’est pas bon signe. Mais ce qui m’encourage encore un peu, je te le dis encore une fois, c’est que Pierre n’a pas encore dit qu’il partait.

Les deux hommes ne cessaient pas d’allumer pipe sur pipe et, à force de fumer, de former autour de leur tête des nuages bleuâtres que la brise du sud-ouest, très faible, dissipait à peine.

Après un silence prolongé, Jean-Baptiste Caron reprit :

— Mon pauvre Alexis, tu seras peut-être le dernier à le savoir et tu me pardonneras de te faire de la peine. Mais, pas plus tard qu’y a une semaine, ton garçon m’a annoncé lui-même qu’il était décidé de partir au printemps. Il m’a dit bien net qu’il passerait l’hiver dans le bois pour se gagner un peu d’argent, qu’il se marierait après avec la fille que tu sais, et qu’ils partiraient ensuite tous les deux pour le Maine. Voilà ce que c’est, mon pauvre vieux. Autant te le dire tout de suite.

Le soleil baissait. Ses rayons, frappant les quelques arbres isolés dans les champs et les piquets de clôture, bariolaient les chaumes de mille rayures sombres.

— Mon bois doit être scié, à c’t’heure, se contenta de répondre Alexis Picoté, d’une voix altérée. On va descendre, hein ?

Vers cinq heures, Alexis Picoté, juché sur son voyage de planches humides et qui sentaient bon l’épinette fraîchement sciée, retournait à la maison au pas tranquille du cheval bien reposé. Tout en avançant, il se sentait comme engourdi par une tristesse sans nom que rendaient plus intense encore les regards pourtant distraits qu’il jetait aux terres, le long de la route. Ce qu’il en apercevait aux dernières clartés du jour lui paraissait aussi frais, calme et sain, qu’il se sentait, en ce moment, le cœur tourmenté. Les toits des maisons qui bordaient la route et qu’estompaient les premières ombres, les contours capricieux ou la ligne droite des clôtures qui cheminaient dans la brunante, les dépendances des fermes qui se dessinaient en vifs reliefs sur les teintes grises des champs, les quelques rares passants qu’il rencontrait et qui le saluaient d’un silencieux signe de tête, les champs bariolés des sillons du labour imprégné des robustes senteurs du sol, tout ce qui constituait jusqu’ici ses racines dans la vie, le portait au désespoir et au désir de la mort. Car à côté de tout cela s’infiltraient dans le flou de sa pensée, la mélancolie des abandons, la tristesse des maisons délaissées et des dépendances effondrées, disant l’agonie des familles mourantes, des vieux sans enfants, des terres en friche ou mal cultivées par des mercenaires qui n’ont le goût ni de les connaître ni de les aimer, des déracinés en installation provisoire dans les foyers prêts à s’éteindre, qui attendent avec hargne la mort des vieux sur leurs terres si vaillamment conquises à la forêt, pour faire l’encan et déserter avec indifférence.

La nuit descendait vite. Un souffle frais venait du nord et la première étoile clignotait sous le voile d’un léger brouillard. Sur la campagne passait le frisson des nuits sereines et froides d’où pleuvent les rosées que la nuit congèle.

Alexis Picoté n’avait pas de confident à qui dire sa peine et dépeindre les tristes images qui lui passaient sous les yeux comme paravents des autres peines, les réelles. Il se contenta de dire, en agitant ses cordeaux d’une série de petits coups secs qui firent cliqueter le mors de la bride :

— Allons, allons, mon Blond ! Marche, marche. Faut arriver, là !